II

Un jour, comme Marcelle se déshabillait dans sa chambre, au retour du cirque Médrano, où elle s’était rendue avec toute la famille, et même le prote, elle vit nettement tourner avec un faible bruit la poignée de sa porte fermée à clé et donnant sur le couloir.

Qui ? Mme Bigua peut-être qui entrait toujours dans la chambre d’Hélène sans frapper ? Ou Antoine ? Une des négresses ? un des domestiques ? ou le colonel lui-même ? Ou Joseph ? Oui, Joseph, son voisin de chambre, ce grand garçon âgé maintenant de dix-sept ans et que nous connaissons encore si mal. Mais quel est, quel est donc ce Joseph qui emplissait Marcelle d’un sourd effroi ?

La jeune fille s’était toujours méfiée de cet être positif et volontaire, aux poings solides et dont il fallait éviter les bourrades équivoques dans l’obscurité du couloir. Sa grosse voix, encore mal sortie de l’enfance et pleine de vagues reproches (dont le destinataire n’était pas précisé) régnait dans cette aile de l’appartement.

Travaillant, il tenait à ce que tous peinassent avec lui et on entendait parfois, de sa chambre, ou du couloir où il se promenait, des mots d’argot ou des injures furieusement attachés à des vers d’Homère, de Virgile, de Racine. Ouvrait-il une porte, c’était avec brusquerie et presque toujours jusqu’à la faire battre contre le mur. Sa politesse auprès du colonel et de sa femme suffisait à peine à ce qu’il ne s’attirât pas de reproches. Quand il se servait, de la cuiller ou de la fourchette, il semblait, dans un petit geste préliminaire, devoir faire une saisie générale de tout ce qui se trouvait sur le plat. Il mangeait avec bruit, les épaules effondrées, empoignant le couteau et la fourchette comme des armes de combat.

Un jour d’été, au risque de se tuer, il était entré par la fenêtre entr’ouverte dans la chambre de Marcelle, mais s’était contenté de pouffer de rire en la voyant avec un seul bas et dans un peignoir où la soie cachait mal de timides nudités.

Quand il rencontrait Antoine dans la chambre de la jeune fille il ordonnait à l’enfant d’aller immédiatement travailler. Et alors quel vacarme de jaloux !

– Il n’y a que moi qui travaille à la maison, disait-il.

Que de fois ne se divertissait-il pas à faire peur aux jumeaux en se cachant derrière les portes ou dans les armoires du couloir où on le trouva un jour à demi asphyxié ! Ou bien il organisait des battues dans tout l’appartement pour voir s’il ne découvrait pas dans un coin Marcelle racontant à Antoine les belles histoires qu’elle venait de lire.

– Mais d’où vient ce Joseph ? Dépêchez-vous donc de nous le dire !

Bigua se promenait un jour dans le quartier Mouffetard, à la recherche d’un enfant martyr. Il allait, aux aguets d’un cri insolite ou d’un sanglot, prêt à monter d’immondes escaliers, tout en serrant dans une poche un browning de fort calibre ainsi qu’une lampe électrique qui projetait une lumière violente et glacée. Et voilà que, justement, comme il descendait la rue Censier, il avait entendu un petit sanglot régulier qui venait d’une fenêtre ouverte. En étudiant la nature du bruit, il comprit que la plainte émanait d’une chambre du quatrième. Montant à pas de loup, il avait trouvé entr’ouverte la porte d’un appartement à un étage dont il n’était même pas sûr, dans son émotion, que ce fût le quatrième.

L’Américain du Sud entendit un gémissement et pénétra dans une chambre où un enfant était lié à sa couche par une horrible fièvre. Le lit, la paillasse et les couvertures semblaient ne faire qu’un. Au-dessus de la tête du malade et tout autour, pendaient du plafond une douzaine, peut-être une quinzaine, de jambons avariés.

Bigua, se faisant passer auprès de l’enfant pour un médecin de l’Assistance Publique, lui parla quelques secondes avec une grande bienveillance. Soudain, il sentit des parcelles froides d’une substance inconnue qui lui tombaient sur la tête : il remit son chapeau melon et constata que son pardessus portait de nombreux vers qui s’étaient détachés des jambons. Comme il en découvrait aussi qui grouillaient sur le lit de l’enfant, d’un geste il emporta celui-ci dans ses tragiques couvertures. Au moment de quitter la chambre avec son lourd paquet fiévreux, il se cogna violemment le front contre un jambon descendant plus bas que les autres.

Son auto l’attendait non loin de là, dans un coin très obscur.

Le médecin du colonel diagnostiqua une fièvre typhoïde. Vingt jours, Desposoria et son mari soignèrent l’enfant avec le plus grand dévouement, sans rien savoir de ce garçon ni de sa famille.

Joseph ne parlait jamais de son passé comme si cette longue fièvre en avait usé ou effacé le souvenir. Parfois, au milieu d’une conversation, Bigua cessait d’écouter pour se demander en le regardant : Enfant naturel ou légitime ? fils de voleur ou d’assassin ? hérédité syphilitique ? Était-il chez ses parents quand je l’ai pris dans mes bras ? S’agissait-il vraiment d’un enfant martyr comme je l’avais espéré tout d’abord ou d’un être mis à l’écart comme contagieux, d’un garçon relativement aimé par ses parents, puisqu’ils le soignaient chez eux au lieu de l’envoyer à l’hôpital ?

Il connaissait bien la chambre où il l’avait pris. Mais qu’est-ce qu’il y avait derrière cette chambre ?

Joseph avait-il vraiment perdu la mémoire de son passé ? Bigua le pensait, sans en être sûr.

Au bout d’un an de soins et de leçons particulières, l’enfant, âgé de quatorze ans, pâle mais vigoureux, avait pu entrer au lycée Condorcet. Pour lui faire oublier le quartier Mouffetard et ce qu’on appelait autrefois « une basse extraction », le colonel avait décidé qu’il ferait des études classiques.

Trois ans après Joseph restait encore inassimilé dans ce milieu comme un petit bloc d’aspirine qui ne veut pas fondre au fond d’un verre. Le colonel, qui le regardait rarement en face, n’aurait pas su dire exactement quelle était la forme de son nez ni la couleur de ses yeux. Il croyait ses lèvres droites alors qu’elles étaient recourbées. Quand il prenait furtivement connaissance de son visage, il se hâtait d’oublier cette figure encombrante. Si leurs regards se rencontraient, Bigua se trouvait en présence de deux yeux narquois qui semblaient lui reprocher d’avoir voulu mettre à profit les malheurs d’un enfant pour se faire une parure de héros. Joseph estimait qu’il n’était pour Bigua qu’un sujet de distraction comme en recherchent les oisifs, un prétexte à faire une bonne petite action ! Ah, surtout pas de gratitude ! semblait dire le regard du garçon, ne me parlez pas de ça, monsieur Bigua, ou je vous mépriserai à un tel point que la vie sous le même toit deviendra impossible.

Il lui arrivait de laisser traîner des journaux révolutionnaires dans l’antichambre et jusque sur le bureau du colonel. Ses gestes, ses paroles, ses regards baignaient dans une atmosphère indéfinie de chantage. Et un jour, à une petite phrase qu’il laissa tomber nonchalamment dans la conversation, le colonel vit bien que Joseph était capable de le dénoncer à la police.

Un autre jour, Bigua le surprit à table regardant tout à coup sa femme et Marcelle d’un étrange et insistant regard, comme s’il ne s’était agi pour lui que de comparer et de choisir.

– J’ai certainement dû mal interpréter sa pensée, se dit l’Américain. Ce garçon n’aurait tout de même pas le front de penser à ça devant moi !

Il feignait de ne pas remarquer les insinuations ni les insolences de Joseph, mais soudain lorsque dans un silence de la salle à manger, le garçon se mettait à tambouriner sur la table ou à faire un innocent petit bruit de la fourchette sur son verre, voilà que, tout à coup, Bigua éclatait en grands cris – et Joseph se taisait. Mais au bout d’un instant il semblait bien à Bigua que son fils adoptif ricanait derrière sa serviette.

Le dimanche et le jeudi, Joseph s’attardait dans son lit à épier les menus bruits de la toilette de sa voisine : heurts légers du peigne, des brosses et des épingles contre la glace de sa coiffeuse. Il cherchait à la deviner dans les différentes étapes de son habillement. Il brûlait de la situer avec exactitude. Un matin il ne put s’empêcher de lui demander à travers la cloison :

– As-tu passé ton jupon ?

Elle ne répondit pas.

Et il l’attendit dans le couloir, étonné de la voir tout d’un coup complètement habillée ; les boutons-pressions, les agrafes, tout cela fermait parfaitement. Le mystère était sous clé. Un visage, des cheveux, des mains avaient seuls conservé leur nudité de derrière la porte. Une espèce de regret demeurait à la pointe des seins recouverts par le corsage et des linges plus secrets.

Pour montrer qu’il n’était point dupe de la dignité que semblait vouloir conférer à Marcelle une toilette nombreusement boutonnée, Joseph lui prit brusquement la taille et chercha ses lèvres. Mais la jeune fille s’enfuit.

Marcelle l’avait toujours traité comme un garçon vulgaire avec lequel il vaut mieux ne pas avoir de rapports. Alors qu’il lui faisait toujours compliment de ses nouvelles robes, elle feignait d’ignorer les cravates de Joseph, l’audace de ses faux-cols et le triangle bigarré de ses mouchoirs de poche. L’obscurité où la jeune fille semblait vouloir le maintenir lui devenait intolérable.

– Elle aura beau faire sa dame, je la verrai un jour froncer les sourcils sous le plaisir qu’elle me devra.

Mais le moment est venu depuis longtemps ! se dit-il, un jour que Marcelle avait changé de robe. Aurais-je donc peur de cette gosse, qu’une simple porte sépare, la nuit, du plus grand élève de ma classe ! Et de cet air d’honnêteté avec lequel elle croit se protéger quand elle pense à sa mère. Et si on venait à la changer de chambre ! Si on mettait le vieux à sa place !

Le plus grand de sa classe, il l’était sans contredit. On le voyait dans la cour, quand tous les élèves s’alignaient, dépasser de toute la hauteur du buste et de la tête ses camarades de trois à quatre ans plus jeunes. Et parfois il faisait circuler parmi eux des publications pornographiques dont il était le seul à connaître l’intérêt et les vertus.

On frappa à la porte très légèrement.

– Marcelle, Marcelle, ouvre-moi, disait une voix enrouée par l’émotion et l’imminence du plaisir imaginé.

Elle avait allumé.

La voix de Joseph ! Cette fois elle la reconnut.

– Ouvre, répétait une voix brûlante.

Marcelle pensa très vite :

Comment ne pas ouvrir la porte à un garçon beaucoup plus grand que soi, courant plus vite, sautant plus haut, jurant avec violence s’il lui en prenait fantaisie.

– Ouvre donc !

et qu’on retrouverait le lendemain en face de soi !

La sonnette luisait tout près de sa main.

Déjà elle passait son peignoir, mettait les pieds dans ses mules et se disposait à ouvrir de la main gauche alors qu’elle tenait dans sa droite la sonnette comme un revolver. Mais elle crut entendre :

– On se retrouvera !

Dans son trouble ses sens doutaient. Il lui semblait qu’on venait de couper le fil reliant ses oreilles à sa pensée.

Lorsque avec de silencieuses précautions, elle eut ouvert la porte, le couloir était vide.

Elle entendait maintenant Joseph se déshabiller avec violence dans la pièce voisine, renversant une chaise, poussant son lit contre le mur, et se mettant enfin à sauter à la corde durant un temps interminable.

Marcelle suivait le bruit des pieds sur le tapis et le sifflement de la corde. Enfin, voyant disparaître la rainure de lumière qui séparait leurs deux chambres, elle réussit à s’endormir.

La nuit suivante, comme elle se disposait à boucler sa porte, elle s’aperçut que la clé manquait. Elle pensa à faire part à Rose de ses inquiétudes, mais craignit que celle-ci ne gardât pas la confidence pour soi. Ne penserait-on pas aussi que Marcelle avait encouragé Joseph ? Il lui suffirait de pousser la lourde table de nuit contre la porte pour qu’il fût impossible d’entrer. Le bon exemple de Desposoria avait développé en elle le désir de l’honnêteté. Mais parfois elle doutait, en songeant à sa mère. Quoi qu’elle fît, où qu’elle se cachât, elle craignait que son corps ne demeurât en secrète disponibilité.

Longtemps elle hésita à se déshabiller, mais finit par s’y décider, les yeux fixés sur la serrure, quand on frappa légèrement. Elle allait pousser le lit pour renforcer l’obstacle de la table de nuit lorsque Joseph, entrant brusquement, fit tomber avec fracas le petit meuble et ce qui était dessus : la photographie de Philémon et de Desposoria se donnant le bras, un réveil, un encrier qui se brisa sur le parquet. Dans un pyjama de soie d’un fort mauvais goût, Joseph souriait parmi sa pâleur habituelle et sentait le cosmétique qu’il employait pour la première fois.

Marcelle tremblait. Tout geste lui paraissait inutile après l’appel brutal du meuble. Ils attendirent quelques secondes, immobiles, à l’affût du moindre bruit dans l’appartement. Mais déjà Joseph éteignait la lumière après avoir fermé la porte avec la clé dérobée.

Rose entendit le bruit. Assise dans son lit, elle avait tendu l’oreille un moment, puis s’était décidée à se rendre dans le couloir menant à la chambre de Marcelle. Ayant constaté du dehors l’absence de lumière dans cette pièce elle avait regagné son lit en se faisant le reproche de ne pas insister. Elle se sentait vieille, et fatiguée, irrésolue aussi depuis la mort d’Hélène. Elle s’étonnait obscurément d’être encore en vie et chez le ravisseur d’Antoine.

Mais le lendemain, la voilà qui se dirige à nouveau vers la chambre de Marcelle. Elle va reprendre, au point où elle l’avait laissée la veille, la démarche interrompue. Elle frappe à la porte, se demandant si c’est la douleur, la fièvre ou la joie qui va ouvrir.

– On ne peut pas entrer, dit la voix de Marcelle.

– C’est Rose.

Et sur du linge qui séchait devant un feu de bois la porte s’entr’ouvrit, juste assez pour permettre à Rose d’entrer. Marcelle avait les mains rouges de quelqu’un qui vient de faire la lessive.

Sur le tapis clair quelques taches d’encre et aussi sur la porte.

Mais déjà Marcelle, sans que son visage eût accusé une émotion préliminaire, étouffait son chagrin dans les bras de Rose.

Et celle-ci penchée sur la jeune fille la consolait de son mieux cependant que, du coin de l’œil et malgré elle, avec un trouble profond, elle regardait ce linge où la flamme allongeait des reflets insistants.

Rose, qui avait vu parfois Bigua sortir de la chambre de Marcelle durant l’absence de la jeune fille, imagina que c’était lui le coupable.

Marcelle se sentant plainte et pardonnée par une femme qu’elle estimait, garda le silence et attendit le soir avec une tristesse où se mêlait une volupté étouffée.

Ce matin-là, elle sortit comme d’habitude avec Antoine, Jack et Fred. Rose marchait devant avec les jumeaux. Marcelle tenait la main d’Antoine. C’était son plus sûr ami ; elle regrettait qu’il ne fût pas plus âgé et de ne rien pouvoir lui dire de ce qui la troublait si fort.

– Tu aimerais avoir dix ans de plus ?

– Je t’épouserais.

Marcelle savait quelle serait la réponse d’Antoine, mais elle voulait la lui entendre dire ce jour-là. Dans certains moments de grand trouble, rien ne nous rassure tant qu’un peu de prévu, de tout ce qui nous rattache à ce que nous savons déjà de la vie, avec certitude.

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