VII

Le colonel, surexcité par l’air marin, aurait voulu que ses enfants manifestassent davantage leur joie de se trouver sur un transatlantique.

– Êtes-vous contents, êtes-vous assez contents ?

Il ne savait s’il fallait donner à ces phrases un air interrogatif ou exclamatif, tant le visage des enfants témoignait d’indifférence.

– On n’est jamais autour de nous si heureux ni si malheureux que nous le voudrions.

Et pourtant, comme la mer puérile, riche en jeux, en étourderies, lui paraissait bien servir de cadre à des enfants ! Il ne devrait y avoir que de jeunes yeux pour la regarder, songeait-il. Comme doit souffrir toute cette écume dans son extrême fragilité, quand ce sont des hommes faits et de vraies femmes qui la dévisagent. Et si ce bateau était uniquement peuplé d’enfants que j’aurais arrachés à la stupidité de leurs parents ! D’un bout à l’autre des cordages, un grand pavois de petits êtres volés, baignant dans un bonheur purement maritime ! Mais il était justement une fois un bateau de ce genre et j’en étais le capitaine…

À ce moment, Marcelle passa devant Bigua sans le voir. Elle regardait au loin et portait une robe blanche. Jamais elle ne lui avait paru plus jeune, plus délicate.

– Entr’acte, entr’acte, je vous en prie ! Respectons la trêve de l’Océan ! Je ne veux plus être qu’un homme de haute mer ayant complètement perdu la mémoire de l’amour !

Et il se leva pour aller regarder les vagues se former et se déchirer sous ses yeux.

Un long moment, le mouvement des flots lui tint lieu de pensée. Il avait l’impression de ne réfléchir que par vagues, écume, éclaboussures et marsouins surgis de l’eau et irrémédiablement disparus. Il songeait à tous les voyageurs appuyés comme lui à la lisse, à leurs milliers de désirs confus, flèches ingrates lancées jour et nuit et qui tombent les unes après les autres, à des distances inégales, dans l’eau salée, sans atteindre l’horizon.

Au sortir de cette rêverie sur la mer, où le regard glissait sans rencontrer de butoir, Bigua retourna dans sa cabine (sa cellule, pensait-il), et s’allongea sur sa couchette.

Il regardait la glace carrée au-dessus du lavabo. Elle lui sembla extraordinairement carrée. La poignée de la porte offrait un ovale parfait, absolu. La carafe apparaissait avec impétuosité. Le flacon de dentifrice, le blaireau, la brosse à dents semblaient s’élancer, sauter hors d’eux-mêmes. Leur volume triomphait. La peinture blanche de la cabine, sous la trépidation de l’hélice et la lumière du large, possédait une importance et une blancheur incroyables, à quoi elle n’aurait jamais pu prétendre sur terre. Tous les objets avaient la force et la volonté de s’affirmer qu’on remarque dans le trompe-l’œil de certaines chromos. Ils disaient à la mer : Nous existons. Je ne suis qu’une carafe de série, semblable à tant d’autres, mais, même au milieu de la mer, au-dessus du gouffre de Romanche, j’existe, j’existe, j’existe.

– Et toi ?

– Moi ? Je suis un homme qui va en Amérique, qui va de plus en plus en Amérique !

Il prit machinalement son portefeuille et l’ouvrit, comme il faisait parfois par désœuvrement ou pour changer le cours de ses idées. Il examina des papiers.

– Voici le passage et le billet de chemin de fer du prote que nous avons en vain attendu à la gare d’Orsay. J’aurais voulu lui faire les honneurs de l’océan, il n’a pas su quitter Paris !

Bigua se voyait arrivant chez sa mère à Las Delicias, avec ses enfants adoptifs.

– Mon père spirituel, diraient-ils de lui, comme on le leur avait enseigné.

Se retrouver ! Au bout de trois semaines, retrouver sa mère, sa vraie mère, de vrais frères et sœurs au sortir du voyage ! À Paris, il n’avait que la mère, les frères, les sœurs de son imagination, tous sans corps, sans haleine, et tapis derrière l’Océan. La maison coloniale l’attendait là-bas avec ses vieilles habitudes sous le ciel si bleu, sans une fêlure. Ah ! entendre à Las Delicias, comme dix ans auparavant, passer trois fois par semaine devant sa chambre les poulets vivants que le marchand serrait trop fort sous son bras, en les emportant à la cuisine !

Bigua se réjouissait de se trouver un moment seul dans sa cabine. Sur le pont, il semble que, de tous côtés, on vous épie. Si vous vous arrêtez un instant pour lever les yeux, vous voyez qu’à trente mètres de vous une émigrante, tenant un enfant dans ses bras, vous regarde d’un air de reproche, de l’entre-pont, entre les barreaux de la lisse. Ou bien c’est un marin qui essuie les sabords du salon avec le faubert et, rencontrant votre regard, il reprend aussitôt son travail d’un air attentif.

Un bateau passait dans le cercle du hublot et Bigua monta sur le pont supérieur pour mieux le voir. Longuement il l’examina et, avant de rentrer la jumelle dans l’étui, il la dirigea nonchalamment vers un mât où grimpait un marin avec une étonnante agilité. Comme un dieu regagnant le ciel. Voici la tête du matelot prise vivante dans le fond de la jumelle. L’homme se retourne et le colonel remarque qu’il ressemble à Joseph, mais il chasse cette impertinence de son imagination et regarde à nouveau le bateau s’éloigner, souvenir envahi peu à peu par l’oubli.

Cependant Marcelle rôdait dans les blancs couloirs, largement éclairés, des premières, et qui ne connaissent jamais la nuit ni le jour. Devant ces cabines aux portes fermées et pareilles, elle pensait à toutes les différences, à toutes les possibilités qui se cachent derrière.

Au sortir de Lisbonne, comme il commençait à faire chaud et qu’elle se déshabillait derrière son rideau avec la porte entr’ouverte retenue par un simple crochet, elle vit soudain entrer Joseph, comme un embrun. C’était lui. C’était bien lui dans un costume de marin. C’était sa merveilleuse brusquerie. Ils ne dirent mot mais longuement se saisirent dans un silence de fer, superposé à tous les bruits du bord.

Puis, à mesure qu’elle reprenait conscience, elle songeait : Ah ! chic type, mon disparu, mon entier, mon matelot, mon enfin revenu.

– Je ne t’ai pas écrit parce que j’étais sûr de te revoir.

– Tu sens le cordage et le goudron et le grand air !

Joseph pensait à la façon dont il était entré à Paris dans la chambre de Marcelle, en bousculant la table de nuit. Que de fois n’avait-il pas songé que ce serait la première chose qu’il trouverait au fond de la mer s’il se noyait, un jour ! Cette table et tout ce bruit de dégringolade ! Mais il n’y a pas de bruit au fond de la mer ! Qu’importe, qu’importe la sotte réalité !

Il avait changé. On voyait une sorte de tendre sérénité dans son regard.

Ils ne parlèrent pas de Bigua ni des enfants mais seulement, entre deux confidences, du tonnage du navire, de son tirant d’eau, de la vitesse et de la consommation de charbon. Et du travail de Joseph, matelot de pont.

– Si tu savais comme mes camarades ont été bons pour moi. Je voulais vendre ma montre. Ils m’en ont empêché et m’ont prêté cent francs de force. Je leur ai parlé de toi. Ils le méritaient bien.

Desposoria apprit par Rose la présence de Joseph à bord. Sans savoir pourquoi elle en fut heureuse. Puis après avoir prié elle trouva que c’était un véritable malheur et qu’il fallait à tout prix cacher la nouvelle à son mari.

– Mlle Marcelle le sait ?

– Si elle le sait !

– Ah ! mon Dieu !

Les deux femmes se turent, abandonnant au silence le soin de faire pour le mieux.

Le lendemain matin, Bigua qui dormait très mal à bord, regardait, à son hublot, le soleil se lever sur la mer. Pour mieux voir, il s’était agenouillé sur sa couchette.

Il était quatre heures. Joseph, pieds nus, vêtu d’un bleu, lançait des seaux d’eau sur le pont à trois mètres de lui.

– C’est Joseph qui gagne sa vie, se dit Bigua comme dans un rêve.

Puis, brusquement et en pleine réalité, cachant son visage derrière le rideau, il pensa :

– Mais c’est lui ! c’est lui !

Et au bout d’un instant :

– Que vais-je devenir ?

La pensée de tout à l’heure, celle de l’état second, reprit en Bigua avec douceur :

– C’est Joseph qui s’est engagé à bord d’un bateau de la Sud-Atlantique. Savait-il que nous nous embarquions ? Laissons cela, c’est son affaire. Le voilà dans la marine marchande. Il mange dans une gamelle et couche dans un hamac. Et cependant, tout autour de nous, c’est l’Océan qui ne s’arrêtera qu’à Rio de Janeiro.

Dans l’ombre de sa cabine, Marcelle regardait aussi. Joseph venait de la quitter et il était là tout près d’elle, plus pâle que jamais, à laver le pont. Elle l’épiait, l’examinait longuement sans être vue.

L’aurore se levait, l’aurore instable d’un navire en marche, née légèrement sur le dos d’une vague sans nom.

Tous les matins, de sa cabine, Bigua regardait passer le visage maigre de Joseph et il voyait ses pieds nus, ses mains. Il songeait que ce grand garçon avait vécu plusieurs années sous son toit. Joseph continuait de lancer de l’eau sur le pont. Et les aurores se suivaient à la surface du globe.

– Ce visage passant et repassant devant mon hublot, ce front, ce nez, ces lèvres, ces yeux, cette peau pâle finiront par avoir raison.

Un soir, vers dix heures, comme on avait déjà traversé l’équateur, le colonel vit une ombre de marin, celle de Joseph, pénétrer dans la cabine de Marcelle.

– Ah ! mon Dieu ! Cela va donc recommencer.

Puis :

– Et si un officier surgit à la recherche de Joseph ? Ils ont raison de ne pas se gêner. Les autres ont toujours raison. À moi les reproches dont je suis affamé. Je resterai là pour que personne ne les dérange. Oui, pour que personne ne les dérange ! Qu’on s’amuse autour de moi, qu’on s’amuse dans ce bateau où tout est poli, propre et astiqué.

Des estancieros, vendeurs de cuir et de laine, allaient de long en large dans le couloir où donnait la cabine de Marcelle. Parfois, l’un d’eux s’arrêtait pour marquer toute l’importance d’un geste, d’une inflexion de voix.

Bigua songeait :

– Par le grillage au-dessus de la porte, Marcelle et Joseph entendent certainement ces gens aussi bien que moi. Cette conversation nous rapproche tous les trois, étrangement.

C’étaient de grosses voix, fortes, malgré le vent et la présence de la mer, mangeuse de bruits.

– Je ne voudrais pas mourir avant d’avoir vu le cuir de bœuf à trois piastres, disait l’une d’elles. Et je le verrai ! Songez donc que je l’ai connu à soixante centimes. Et si je vous disais que je trouve ça pathétique !

– C’est le mot.

Les deux hommes avaient les yeux hors de la tête. Les larmes n’étaient pas loin. Ils continuaient de passer et de repasser devant la cabine de Marcelle. Enfin Bigua les vit qui se dirigeaient vers le fumoir.

Quelques instants après Marcelle parut, seule, tout près du colonel, et s’éloigna. Ne se sachant pas regardée, elle ne fit rien pour refouler l’assaut de volupté qui bouleversait encore son visage. Bigua qui sonda toute cette joie en fut consterné tout le long de ses difficiles vertèbres. Comme si, jusqu’à ce moment précis et sans se l’avouer, il espérait encore et se réservait Marcelle pour un bonheur futur.

D’un air distrait, la fille du prote revint et s’accouda au bastingage, près du colonel, mais ne sachant vraiment que dire à ce profil fait de torture et de glaçons, elle s’éloigna de nouveau.

Le colonel s’enferma à double tour dans sa cabine, et, un bon moment, il écrivit.

Joseph tenait absolument à montrer son amie à ses camarades, et il fut convenu qu’ils se retrouveraient tous dans la soute aux bagages, loin du regard des officiers, le lendemain à onze heures du soir.

On accédait à la soute par un escalier de fer qu’il fallait descendre à reculons. Quand Joseph et Marcelle s’y engagèrent, les marins étaient déjà assis autour d’une grande table improvisée. Marcelle leur tendit la joue avec grâce et sans aucune coquetterie. Cette idée lui était venue au moment où Joseph avait fait les présentations : mes copains… ma femme. Alors ce fut un hourra chaleureux mais très sourd dans la demi-lumière, comme un hourra du subconscient.

Que Marcelle était heureuse de voir ces jeunes visages, ces corps athlétiques ! Elle les regardait tour à tour avec un souriant naturel. Il y avait en l’air, avec beaucoup de douceur, une gravité qui venait de l’ambiance, de la gêne de ces hommes qu’on cherchait peut-être en ce moment même là-haut, du risque qu’ils couraient, et de la constante présence de la mer.

On servit une soupe à l’oignon et au fromage, merveilleuse soupe comme on n’en mange qu’à bord.

Malgré l’assurance des visages, chacun savait que, d’un moment à l’autre, pouvait entrer un officier et qu’on éteindrait la lumière pour faciliter la fuite de tous.

Parfois une caisse craquait dans le noir. On ne respirait pas très bien au sein de ce bonheur claquemuré. Et pourtant quel rayonnement chez ces hommes de grand air !

Bigua qui, de loin, avait suivi Marcelle, savait qu’elle se trouvait dans la soute avec Joseph et plusieurs marins. Au moment où elle y pénétrait, le colonel pensa que son regard avait rencontré celui de la jeune fille. Mais Marcelle ne l’avait pas vu.

Caché par l’ombre d’un étroit couloir, Bigua attendait, il ne savait quoi, à quelques pas de la porte. Ayant vu passer des plats dissimulés sous des serviettes et quelques bouteilles, il en avait déduit que c’était là sans doute le souper de fiançailles de Marcelle et de Joseph.

Soudain, il fut pris d’un véhément désir de se trouver dans cette soute, de dire qu’on pouvait le considérer comme le parrain de cette union. Il fit quelques pas vers la porte, frappa deux fois, tenta en vain de l’ouvrir et par la rainure, cria, d’une voix de plus en plus tremblante : « Marcelle ! Marcelle ! Marcelle ! »

Mais le bruit des machines empêcha d’entendre la voix et les coups.

Froissé profondément de ne pas recevoir de réponse, le colonel se dirigea vers le coin le plus obscur du navire, sur le pont supérieur, derrière un canot de sauvetage, et là, à l’abri de tout regard, s’assit à la dure.

Plus rien ne le séparait de l’eau, ni barre de fer ni désir de vivre encore.

– Debout et le corps droit pour plonger dans la mer !

Mais que signifiaient ces mouvements que Bigua faisait malgré lui dans l’eau des tropiques ? Ces bras et ces jambes qui se mettaient à nager dans ces vêtements lourds de condamné à mort, alors que passait tout près, comme une énorme masse de désespoir, la coque boulonnée du navire ?

Et quelle était au bras droit cette gêne qui l’empêchait d’avancer ? Dans la poche intérieure du veston, son gros portefeuille, bourré de papiers. L’imbécile ! il ensevelissait avec lui son testament, écrit la veille, et les clauses en faveur de ses enfants.

Il lança le portefeuille dans la direction du navire déjà hors de portée, et le suivit d’une nage dérisoire, à une distance qui grandissait avec brusquerie.

Qu’il en est loin, maintenant !

Paris, Océan Atlantique, Uruguay (1924-1926).

FIN

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