VI

Un jour, comme il prenait le maté au salon en face d’Antoine et de Marcelle, celle-ci fut prise d’un tel fou rire qu’elle ne parvenait même pas à se cacher le visage dans ses mains.

– Va boire deux gorgées d’eau sans respirer, lui dit Bigua qui croyait qu’on pouvait arrêter cet accès par les moyens employés pour le hoquet.

Le fou rire redoubla de violence.

Bigua eut alors l’impression très cruelle qu’il y avait quelque chose d’insolite dans sa tenue. Aussitôt, il pensa à ce qui pouvait, en ce moment même, lui donner le maximum de ridicule à ses propres yeux et à ceux de Marcelle, et à ceux de l’Univers, toujours présent quoi qu’on dise.

Et c’était justement cela qui venait de se produire.

Jetant un regard sur sa personne, Bigua vit qu’un peu de peau apparaissait, discrètement mais sans contestation possible, entre deux boutons de son pantalon.

Il se leva et s’enfuit beaucoup plus rouge que le fer rouge. Ce ne fut que derrière la porte du salon qu’il mit ordre à sa toilette. Presque aussitôt, il entendit claquer la grande porte du palier.

Il s’enfuyait précipitamment, comme poursuivi.

Il héla un taxi. Au froid du soir, il s’aperçut qu’il ne portait pas de chapeau.

– Chauffeur, chez un chapelier.

Dans le taxi il s’injuriait.

Au sortir de chez le chapelier, le colonel éprouva que la rougeur de tout à l’heure demeurait entière sur son visage : le miroir étroit de la voiture semblait n’être là que pour révéler à Bigua la permanence, la pérennité peut-être de cette honte.

– Traversez Paris à vive allure, dit-il au chauffeur. Ne vous arrêtez que quand je vous le dirai.

Je ne rentre plus chez moi. Il y a du grotesque sur moi pour plusieurs générations. Je n’ai pas d’enfants, me direz-vous. Tant pis, arrangez cela comme vous voudrez. La colère supplante en moi la logique aujourd’hui. Il y a temps pour tout ! Je ne me présenterai plus jamais devant Marcelle, ni devant Antoine, ni devant moi-même. Tant que le taxi roulera, il y aura, du moins, une bonne moitié de moi qui sera tranquille.

Il parlait à haute voix, gesticulait, ne se gênait plus. Devant l’octroi de Vincennes, Bigua dit au chauffeur :

– À la Porte Maillot, et plus vite que ça !

Puis il se rendit aux Buttes-Chaumont, à Montrouge, aux Batignolles.

Il se crut obligé de confier au chauffeur, en cours de route, par la portière :

– Je suis étranger et désire connaître Paris.

Et il pensa tout de suite : « Quel besoin toujours de me justifier ! »

Cette traversée de la ville en tous sens dans l’espoir de dépasser sa pensée, de la doubler, finit par donner à Bigua un peu de calme.

Au bout d’une heure de fuites dans l’enceinte fortifiée, il téléphona chez lui qu’il ne rentrerait pas dîner, qu’une affaire très importante le retenait. Affaire très importante ! Mais ma tenue est en ordre maintenant, je pourrais aller n’importe où, et même à l’Élysée ! Tant pis, je ne rentre pas ! Quand on a vérifié cette chose trente fois de suite et qu’on n’est pas tranquille, il y a des chances pour qu’on ne le soit plus jamais, même nu dans sa baignoire, et la porte soigneusement verrouillée !

Enfin il décida d’aller dîner et passer la soirée avec le père de Marcelle.

La concierge du prote dit à Bigua qu’il venait de sortir et devait se trouver au petit restaurant qu’elle lui désigna, au coin de la rue Lepic et de la rue des Abbesses.

– Pourvu qu’il n’ait pas commencé à manger et que je puisse l’emmener faire un repas considérable !

Le prote prenait le potage. Le colonel le voyait de dos, à un bout de la salle.

– N’est-il pas trop tard pour intervenir ? Un homme qui a déjà mangé son potage montre par cela même qu’il a bien l’intention de ne pas dîner ailleurs ce soir-là. Ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain pour l’inviter ? Attendre à demain ? Est-ce que mes pensées sont capables d’attendre ! D’ici là, elles me mangeront cru ! Puisque je n’oserai plus, de toute la soirée, et peut-être de toute ma vie, me présenter devant Marcelle, permettez-moi du moins d’offrir à dîner à son père, lequel ne sait rien de ma déplorable aventure. Appeler cela une aventure, cette misère ! Et comment voulez-vous que je l’appelle ? Je prends le mot qui se présente à moi.

Mais la bonne était là qui demandait à Bigua s’il allait dîner.

– Non, je ne vais pas dîner. J’ai besoin de parler à Monsieur, dit-il à voix extrêmement basse, puis, à pas de loup, il s’approcha du prote et le toucha à l’épaule, mais si légèrement que celui-ci ne s’aperçut de rien.

Bigua resta là cinq secondes, son index tendu touchant presque l’épaule d’Herbin. Il se demandait encore ce qu’il allait faire lorsque, se voyant observé par la bonne, le colonel dit à haute voix :

– Bonjour, cher ami.

Le prote sursauta.

– Oh, je vous en prie, dit Bigua en l’obligeant à se rasseoir. J’étais venu vous chercher pour dîner avec vous. Mais je vois qu’il est trop tard, vous avez déjà mangé votre potage.

– Oh, j’ai mangé mon potage, j’ai mangé mon potage, dit le prote sur un ton qui devenait peu à peu profondément dubitatif, comme si ce n’était pas là du tout quelque chose de sûr. Comme si le potage lui-même ou ce qui en restait dans l’assiette devait aussi douter de sa propre existence et se croire hors-d’œuvre ou entrée ou desserts variés. Ou même rien du tout : un potage chez les morts.

– C’est à peine si j’ai commencé à dîner et je suis tout à votre disposition. Je viens ici tous les jours et les patrons de l’établissement ne se froisseront pas si je termine mon repas ailleurs.

– Non, mais vous ?

– Voyons ! mon colonel, pas le moins du monde. Que sont six cuillerées de potage qui ont glissé dans mon estomac par le conduit de mon œsophage ? Je prétends qu’elles ne sont rien du tout, dit le prote, riant. Je n’ai pas fait de pacte avec les plats à venir. Je suis un homme libre et grâce à vous, ajouta-t-il avec quelque bassesse.

Peu d’instants après, ils se trouvaient dans un grand restaurant.

Au moment de commencer à dîner, le prote, qui cherchait visiblement à dire quelque chose de très aimable :

– Vous ne vous imaginez pas le soulagement que c’est pour moi de savoir ma fille chez vous en lieu sûr. Je n’ai plus qu’elle au monde.

– Il n’y a pas de lieu véritablement sûr, même sous terre où l’on viole des sépultures.

Le colonel ne se sentait plus aucune pitié pour cet homme qui allait commencer un excellent dîner et il le dévisageait avec cruauté. Son malheur, son découragement réclamaient autour de lui une véritable zone de souffrance.

– Voilà donc en face de moi, pensait-il, le père de Marcelle que j’aime plus que tout au monde et qui m’échappe de jour en jour puisque tout m’échappe et que je me verrais condamné à une solitude infernale, même si je volais les uns après les autres tous les enfants de la terre.

Voilà donc un prote que j’ai guéri de l’alcoolisme et à qui je fais boire ce soir des vins étonnants en attendant les liqueurs. C’est ainsi qu’il est fait ce prote ; et il ne pouvait être autrement ! Col en celluloïd, cravate marron, l’air infiniment prote, et ces rides frontales qui voudraient en dire plus long qu’elles n’en disent, en vérité.

– Savez-vous pourquoi nous sommes là, tous deux, mon cher ami ? C’est parce que la vie en France devient impossible. Il arrive un moment où il faut changer de plafond, même céleste. Je vais repartir pour l’Amérique. J’avais besoin de vous le dire.

En réalité, l’idée du voyage s’était présentée à l’esprit de Bigua au fur et à mesure qu’il parlait, comme une terre lointaine à un navire qui avance. Et le colonel éprouvait, tandis que les mots sortaient de ses lèvres, qu’il mentait de moins en moins, ou si l’on préfère, que ce qui était mensonge durant les premiers mots était en train de devenir vérité pure, sans aucun alliage suspect.

Durant le silence qui suivit ses paroles, l’Américain pensait : Marcelle s’imagine qu’elle va pouvoir rire tranquillement de ma stupide distraction de cet après-midi. Eh bien, il va lui falloir faire ses malles ! Et Antoine aussi, et tout le monde, même les serviteurs noirs ou blancs. Peu importe leur couleur ! Que tout le monde plonge dans les malles et les armoires ! Qu’on ne pense plus à autre chose. C’est décidé. Toutes les chemises vont changer de place. Et il en sera de même pour les pantalons et pour mon frac. Et nous suivrons silencieusement nos bagages dans un grand port de France !

Le prote crut devoir faire poliment quelques difficultés. Sa fille était de santé un peu délicate. Le climat de l’Amérique était-il suffisamment sain pour elle ?

– Mais la ville de l’Amérique du Sud où nous irons est, avec le Cap et Wellington en Nouvelle-Zélande, la plus saine de l’hémisphère austral. D’ailleurs vous pourrez venir, ajouta Bigua, qui, au son insolite de ce d’ailleurs, comprit qu’il était de trop et qu’il répondait seulement à la pensée devinée du prote et non à ce que celui-ci venait de dire.

– Oh moi, fit modestement Herbin, pourvu que j’aie l’impression de ne pas être tout à fait inutile.

– Vous ferez ce que vous voudrez, cela va de soi. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de vous faire agir le moins du monde selon mes désirs ou contrairement aux vôtres, si vous préférez.

Il pensait : Drôle d’idée de vouloir emmener aussi le père avec nous, de lui fourrer le nez dans cette histoire, quand ce serait si simple de ne pas l’inviter et qu’il n’apprît la nouvelle que longtemps après, refroidie par vingt jours de voyage. Pourquoi annexer à notre exode ce père, ce champignon non vénéneux ? Est-ce parce que j’estime que l’accident de sa fille ayant eu lieu dans un milieu foncièrement honnête, cela n’a plus aucune importance ? Mais au fait, songea Bigua, avec une glaciale netteté, l’homme qui mange en face de moi et dont je touche le pied véritable dès que j’avance un peu le mien, cet homme ne sait absolument rien de l’événement qui me tourmente de ce côté de cette sole Mornay que je suis en train de lui servir. Le moment n’est-il pas venu de le renseigner ?… Mais il y a une autre question : Ne serait-il pas indigne de ma part de débarquer avec cette fausse jeune fille chez ma mère à Las Delicias ? Quel cadeau à faire à toute ma famille !

Mais l’idée du voyage était déjà lancée, elle avait une vie indépendante de la volonté de Bigua, il se proposait de la laisser faire, reconnaissant sa vieille tyrannie tandis que le prote continuait à parler et que Bigua ne l’écoutait pas, tout en le regardant dans le fond des yeux.

Le prote se tut pour boire.

– Vous êtes un homme admirable, reprit Bigua, et c’est très bien à vous de vous être demandé tout à l’heure si le climat de Las Delicias conviendrait à votre fille.

Bigua oubliait que c’était là une question réglée et qui ne demandait plus de commentaires.

Mais Herbin avait repris la parole et disait n’importe quoi tandis que le colonel rêvait parallèlement :

– J’estime qu’il y a urgence à s’en aller. Grâce aux robes des couturières parisiennes on ne s’apercevra de rien là-bas à notre arrivée. Une fois à Las Delicias il sera toujours temps de pourvoir. Je l’enverrai dans une estancia au moment opportun.

– Oui, mon cher ami, dit chaleureusement le colonel en prenant la main du prote par-dessus la table. (Il était tout à fait ravi à l’idée d’envoyer Marcelle accoucher dans une estancia.) Nous partirons tous ensemble. Vous venez avec nous. Il le faut. Vous verrez quel pays là-bas, quel ciel, quelles plaines, et cette grandeur dans le paysage ! J’ai honte d’insister. C’est dans toutes les géographies. Mais je suis, aujourd’hui, singulièrement repris par tout ce qu’il y a d’américain en moi.

Bigua redemanda du Pommard. C’était leur troisième bouteille.

– Parfois, en plein Paris, au milieu d’une conversation fraternelle comme celle d’aujourd’hui, ne vous étonnez pas, mon cher ami, si, entre mes paupières, apparaît un regard surprenant qui vient de faire 12.000 kilomètres. Il accourt avec une vitesse prodigieuse du fond de l’Amérique du Sud.

Bigua pensa : C’est l’Américain qui a volé les enfants. Cela ne fait aucun doute.

Il continua :

– Plus grand et plus large d’épaules que mon moi européen, l’Américain pèse 6 kilos de plus, vit au grand air, ne craignant pas l’alcool et plein d’immodestie. Habitué aux immenses étendues, il considère les passants du Square Laborde et des rues de Paris, en vous exceptant, bien entendu, comme un troupeau de buffles dispersés qu’il pousse droit devant lui. Tandis que mon moi français, celui qui s’est formé peu à peu de ce côté de l’Océan, se confond en excuses, assurances et protestations de toute sorte.

Longtemps le colonel parla.

Le prote riait, et se taisait, riait de nouveau, se demandait vraiment quelle attitude il lui fallait prendre.

Ils avaient fini de dîner. L’addition était payée depuis un moment et Bigua ne se levait pas. Il n’avait toujours pas fait connaître à Herbin l’état de Marcelle.

– Votre fille est bien charmante, dit-il tout d’un coup après un silence. Ah ! À propos, savez-vous que j’ai mis Joseph à la porte ? Vous n’imaginez pas la grossièreté de ce garçon !

– Vraiment, dit Herbin sans aucune inquiétude.

– J’aurais bien des choses à dire à ce sujet.

Et il allait parler quand le prote se mit à le regarder fixement et, pour se donner une contenance, se moucha. C’était un mouchoir d’une éblouissante propreté. Et si blanc que l’aveu de Bigua s’arrêta au bord de ses lèvres.

Le colonel se leva et les deux hommes sortirent sans dire un mot. Ils se séparèrent devant la porte de l’établissement en échangeant du feu pour une dernière cigarette. Comme ils tenaient encore leur chapeau à la main, leurs fronts congestionnés se touchèrent et le colonel recula subitement comme s’il eût craint de révéler, par ce contact, le secret qu’abritait son os frontal.

Rentrerait-il chez lui ? Directement, ou après être allé voir des femmes ? Que la rue était grande et affamée ce soir !

– Entrons ici, pensa Bigua, en passant dans une rue obscure, devant une maison trop éclairée, à la porte entr’ouverte. Au moins là, je suis sûr d’avoir raison.

Bigua est de retour chez lui, vers deux heures du matin.

– Voici les murs de chez moi, le plafond de chez moi, le parquet de chez moi. On ne pense pas assez à ces choses qui nous protègent si humblement mais si sûrement de l’infini qui nous entoure. Des enfants dorment ici. Et celui qui n’est encore qu’un embryon dort aussi. Mais peut-être réveille-t-il sa mère tout d’un coup pour savoir s’il n’y a rien de nouveau de par le monde des hommes.

Il entendit quelque chose qui ressemblait à une voix de femme. Desposoria, du fond de sa chambre, venait de l’appeler pour la troisième fois. Elle avait épié son retour, dans l’angoisse.

– Mais d’où viens-tu si tard ?

– Je suis allé acheter un chapeau.

Puis, au bout d’un silence :

– J’ai rencontré le prote et nous avons dîné ensemble. Et toi, que deviens-tu, demanda-t-il à sa femme, du ton dont il se serait adressé à un camarade retrouvé au bout de plusieurs années.

– Mais je suis alitée depuis trois semaines, dit-elle avec un calme où tremblait un léger reproche.

– Ah, je suis bien coupable !

Bigua se jeta au pied du lit de sa femme. Il laissait entre les siennes sa main droite qu’il lui avait confiée en entrant dans la pièce et qui sentait encore la maison close.

Et tandis qu’elle lui caressait ses cheveux blancs, exténué et rassuré, trop rassuré, il s’endormit sur la descente de lit, et, un bon moment, alors qu’elle le croyait encore éveillé, elle ne caressa plus que son sommeil.

Quelques secondes après, il se réveilla juste pour dire, sans lever la tête, mais fort distinctement :

– Dès que tu seras entièrement rétablie, nous partirons pour l’Amérique.

Et il se rendormit, profondément, cette fois.

La semaine suivante, comme Bigua venait de prendre les billets pour Las Delicias, il trouva sur le palier sa femme qui guettait son entrée dans l’appartement.

Elle portait sur son visage amaigri, mais toujours beau, l’annonce d’une nouvelle dont le colonel n’aurait su dire si elle était bonne ou mauvaise.

– Marcelle a été souffrante tout à l’heure, dit-elle, pendant qu’elle préparait sa malle. Mais rien de grave précisément. Toutefois…

– Toutefois ?

– Il ne naîtra pas d’enfant à la maison. Dieu l’a voulu et je n’ai pas attendu ton retour pour l’en remercier de tout mon cœur.

Bigua ne dit mot et s’enferma dans sa chambre pour savoir ce qu’il fallait vraiment penser de cette nouvelle.

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