I

Antoine a sept ans, peut-être huit. Il sort d’un grand magasin, entièrement habillé de neuf, comme pour affronter une vie nouvelle. Mais pour l’instant, il est encore un enfant qui donne la main à sa bonne, boulevard Haussmann.

Il n’est pas grand et ne voit devant lui que des jambes d’hommes et des jupes très affairées. Sur la chaussée, des centaines de roues qui tournent ou s’arrêtent aux pieds d’un agent âpre comme un rocher.

Avant de traverser la rue du Havre, l’enfant remarque, à un kiosque de journaux, un énorme pied de footballeur qui lance le ballon dans des « buts » inconnus. Pendant qu’il regarde fixement la page de l’illustré Antoine a l’impression qu’on le sépare violemment de sa bonne. Cette grosse main à bague noire et or qui lui frôla l’oreille ?

L’enfant est entraîné dans un remous de passants. Une jupe violette, un pantalon à raies, une soutane, des jambes crottées de terrassier, et par terre une boue déchirée par des milliers de pieds. C’est tout ce qu’il voit. Amputé de sa bonne, il se sent rougir. Colère d’avoir à reconnaître son impuissance dans la foule, fierté refoulée d’habitude et qui lui saute au visage ? Il lève la tête. Des visages indifférents ou tragiques. De rares paroles entendues n’ayant aucun rapport avec celles des passants qui suivent : voilà d’où vient la nostalgie de la rue. Au milieu du bruit, l’enfant croit entendre le lugubre appel de sa bonne : « Antoine ! » La voix lui arrive déchiquetée comme par d’invisibles ronces. Elle semble venir de derrière lui. Il rebrousse chemin mais ne répond pas. Et toujours le bruit confus de la rue, ce bruit qui cherche en vain son unité parmi des milliers d’aspirations différentes. Antoine trouve humiliant d’avoir perdu sa bonne et ne veut pas que les passants s’en aperçoivent. Il saura bien la retrouver tout seul. Il marche maintenant du côté de la rue de Provence, gardant dans sa paume le souvenir de la pression d’une main chère et rugueuse dont les aspérités semblaient faites pour mieux tenir les doigts légers d’un enfant.

Il y a bien déjà cinq minutes qu’il est seul avec une espèce de honte ou d’angoisse, il ne saurait le dire. La nuit vient. Paris commence à se refermer sur Antoine. À sa droite il y a une horloge pneumatique. Si encore il avait pu y reconnaître l’heure, il se serait senti un peu moins seul. Cette face blanche à deux aiguilles s’obstine à lui rester méconnaissable, à poursuivre une idée à laquelle l’enfant doit demeurer étranger. Nul ne semble s’intéresser à son sort et il commence à y prendre goût. Il attend avec calme le moment où un monsieur, ou une dame, ou un terrassier, un facteur, un agent, ou un être encore mal défini qui tiendra de tout cela, et peut-être aussi un peu des autos et des pneumatiques et des chevaux qui passent, s’arrêtera devant lui pour dire :

– Que faites-vous là dans la rue, tout seul, avec ce costume neuf ?

Mais rien. Les passants le croisent avec une indifférence telle qu’il a envie de leur crever les yeux.

Se retournant, il voit derrière lui un monsieur grand et doux dans sa gravité et qui le regarde avec une extraordinaire bonté. Antoine n’est pas du tout surpris de le voir. Depuis un moment, il croit bien l’avoir aperçu deux ou trois fois qui le regardait avidement mais à la dérobée, comme si cet inconnu était sur le point d’accomplir un acte qu’il jugeait très important, de lier sa vie à celle de l’enfant de quelque obscure façon.

Une lampe à arc éclaire maintenant l’homme en plein visage. Nous voyons qu’il porte une moustache mince, très noire et tombante, et quelque chose comme un regard en éventail de père de famille nombreuse.

Qu’est-ce que c’est que ça dans l’âme d’Antoine ?

C’est le souvenir de sa bonne qui se prépare à quitter l’enfant et s’échappe. Antoine est harponné, attiré par une aventure à laquelle il lui paraît impossible de se soustraire et il n’est nullement surpris quand l’homme à moustache se plie en deux pour se mettre à son niveau :

– Antoine Charnelet, mon petit, dit l’étranger avec beaucoup d’émotion dans la voix, tu as donc perdu ta bonne ? N’aie pas peur, je suis déjà ton ami et tu vas voir que tu me connais.

Ce grand monsieur a un léger accent.

– Veux-tu monter dans ma voiture ?

C’est une magnifique limousine, si neuve qu’elle semble se trouver encore à la devanture d’un magasin des Champs-Élysées.

– Veux-tu venir chez moi en attendant qu’on retrouve ta bonne ? – Et il regarde l’enfant avec un naturel et une simplicité si intenses qu’Antoine n’est pas étonné de sauter dans la voiture sans donner d’autre réponse. L’homme dit quelques mots d’une langue étrangère à son mécanicien, un nègre fort déférent.

À peine assis, Antoine songe aux jouets qu’un inconnu lui envoie régulièrement depuis un certain temps. Il s’agit de pièces véritablement magnifiques adressées sans la moindre indication d’expéditeur.

C’est, dans une boîte immense, une ferme de l’Amérique du Sud, un troupeau de vaches déambulant dans la campagne. Elles hument un air qui n’est pas d’ici et se trouvent à Paris comme par mégarde. Ces eucalyptus, si vous les dressez sur le tapis, voilà qu’ils développent des distances autour d’eux.

Des gauchos galopent dans ces déserts imaginaires et lancent le lasso. Un cheval tombe, les pattes ensorcelées.

Une autre boîte contient des plantations de café. On voit passer des colons la pipe à la bouche parmi la grande chaleur du jour. Et dans leurs yeux se reflète la forêt vierge. Certains s’arrêtent un instant comme s’ils avaient oublié quelque chose. Justement un chien s’élance vers eux, un paquet à la bouche.

Mais nous approchons des caféiers. Les voici en lignes droites et profondes à l’infini. Comment pénétrer là-dedans ? Faites comme ces colons.

Il y a aussi une boîte de cigares. Sur une bague vous lisez : Rio. Il vous suffit d’approcher une allumette de la pointe pour que bientôt apparaissent la baie dans toute sa splendeur, des navires à l’ancre, les montagnes des environs et au-dessus de la ville, le ciel impeccable.

Antoine qui, jusque-là, n’avait reçu que de pauvres cadeaux de sa bonne, fut bouleversé par l’arrivée de ces présents.

Chez lui, on émettait derrière son dos, à voix haute et à voix basse, toutes sortes de suppositions. Qui les avait envoyés ?

Au moment où il pense aux cigares encore intacts, Antoine reconnaît au doigt de son voisin la bague noire et or de l’homme qui lui a paru le séparer de Rose. Va-t-il crier par la portière ?

– Continuons ainsi, continuons, c’est toujours tout droit.

Antoine se trouve près de cet étranger dans une telle zone de sérénité qu’il n’éprouve nul effroi. Mais pourquoi l’a-t-on arraché à la main de Rose ?

Antoine reste confiant. Ce Monsieur sent bon. (Une discrète odeur de propreté à laquelle se mêle un parfum d’eau de Cologne.) Et il paraît digne, digne, infiniment étoilé de dignité, comme la nuit descendant sur la terre. Antoine sent qu’il va vers un seuil de ténèbres au delà duquel il fait clair.

– Tu te trouves bien ici, mon petit ? Je veux que tu sois heureux, dit l’homme en proie à un trouble immense et gêné comme s’il venait de révéler un secret.

Antoine tâte les boutons de sa vareuse, met les mains dans les poches rêches de son costume neuf.

L’auto s’arrête devant un immeuble du Square Laborde. Il y a un ascenseur comme chez Antoine. L’étranger le fait entrer avec précaution et entre deux étages lui demande s’il va bien. Ils étaient au palier du troisième lorsque Antoine lui dit qu’il allait très bien. Au bout d’un étage et demi de réflexion, l’étranger ajoute :

– Tu ne t’ennuieras pas chez moi, il y a d’autres enfants, ils t’attendent.

Au bruit de l’ascenseur, plusieurs enfants ouvrent la porte et sortent à la rencontre du colonel Philémon Bigua. Elles n’ont pas l’air malheureuses ces têtes à des hauteurs différentes. Le plus grand tient à la main un ballon de football. Tous regardent le nouveau venu avec une extrême curiosité, comme s’ils avaient bien des choses à lui apprendre. La mémoire d’Antoine fonctionne à plein rendement. Il croit l’entendre dans sa tête. L’oubli s’enfuit en tous sens comme pour ne plus revenir.

– Voici votre nouveau petit camarade, dit l’étranger.

On lui tend une main de quinze ans et deux autres qui sont plus petites que les siennes.

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