II

Le colonel Philémon Bigua présente Antoine à sa femme le plus modestement du monde.

– Voici le petit Charnelet.

Desposoria est grasse et belle avec des yeux toujours splendidement tournés vers son mari. Les époux échangent un regard lourd d’honnêteté satisfaite.

Une nurse lave les mains et le visage de l’enfant devant ses nouveaux camarades qui ne le quittent pas et le considèrent avec passion. Ils ont compris d’où il venait et quel devait être son trouble.

Cependant le colonel et sa femme se sont dirigés en chuchotant vers une chambre qu’Antoine ne connaît pas encore. La toilette de l’enfant est achevée. Un de ses camarades lui pince le bras, un autre lui donne un charmant coup de pied du bout de sa pantoufle rouge. Bientôt on se met à table pour le dîner. Antoine trouve admirable d’avoir en face de lui, à sa hauteur, des yeux qui ont à peu près l’âge des siens. Il n’avait jamais mangé qu’en compagnie de sa bonne, tendre mais généralement de profil et qu’il voyait toujours comme au fond d’une boule de verre avec son nom de fleur, Rose. Dans la même boule, mais de dos, il voit d’abord sa mère, un chapeau sur la tête, lui disant au revoir sans le regarder, alors qu’elle tient déjà le loquet de la porte. Puis, faisant de brèves apparitions : des amis de sa mère, une vieille dame, une jeune dame, un jeune homme rose et rasé, d’une politesse angélique et dont il ne saurait dire s’il porte une moustache. Et, depuis un mois, tous les huit jours, ces jouets qu’envoyait un inconnu.

Chez le colonel, Antoine trouve chaque objet surprenant. La nappe, les verres, les regards neufs et propres qui brillent. Les plats sont beaux, les assiettes aussi sous la lumière douce. L’heure est importante, la table grande et toutes ces têtes vivantes disposées alentour, Antoine observe ces bouchées qui pénètrent entre les lèvres et disparaissent définitivement. Sur la table, le pain, même les miettes, l’étonnent, et l’eau dans les grands verres comme une eau enchantée.

Il est assis à la droite du colonel qui lui découpe sa viande et la lui explique ainsi que le jus, la graisse, le pain, tout ce qui est là et n’a pas besoin d’explication. Le colonel fait discrètement son éloge en refusant du vin, mangeant peu, offrant les meilleurs morceaux, beurrant des tartines, se privant de dessert. Mais après le repas, quelle est cette énorme tasse de café, trois fois plus grande que les autres et qu’il prend sans sucre en regardant Antoine fixement ?

Bigua mène l’enfant au salon, fait signe à sa femme de se retirer, et après une petite pause (on a l’impression que son cœur, oppressé d’un grand trouble, pâlit dans sa poitrine) :

– Si vous voulez, Antoine, je vous ramènerai chez vous immédiatement.

L’enfant ne dit rien, sentant que cette question ne le regarde pas, que c’est là affaire de grandes personnes.

– Préférez-vous rester chez nous ?

Antoine souligne d’un nouveau silence le silence de tout à l’heure.

– C’est bien, va t’amuser, et si jamais tu as envie de retourner chez toi, tu me le diras, je te ramènerai immédiatement.

L’enfant rejoint ses camarades dans la chambre de jeux. On le pousse vers le fond de la pièce.

– Où as-tu été volé ? lui demande-t-on.

Antoine répond le plus simplement du monde :

– Devant les Galeries Lafayette.

– Ici nous avons tous été volés.

Le mot volé donne à Antoine envie de se fâcher, mais les autres enfants ne l’emploient qu’avec une nuance de respect comme on dit noblesse chez les nobles, ou mes confrères de l’Académie chez un académicien.

– Moi, dit Fred, j’ai été volé à Londres, un jour de brouillard.

– Moi aussi, dit son frère, nous nous donnions la main.

Antoine s’aperçoit alors qu’ils sont jumeaux et s’expriment avec un léger accent anglais.

– Et moi dans mon lit, dit le plus âgé des enfants.

– Ne restez pas là à ne rien faire, ordonne Desposoria entrant dans la pièce. Courez, amusez-vous un instant, puis vous irez vous coucher.

– Oui, maman, disent trois voix au son étrange de mensonge.

Les enfants se mettent à courir sans but devant Desposoria, et Antoine n’obtient pas d’autres renseignements sur ses camarades.

Il est couché par les soins du colonel et de sa femme qui ne veulent pas le confier ce soir-là à la nurse. L’homme sort de sa poche un centimètre et prend scrupuleusement les mesures d’Antoine qu’il dicte à Desposoria.

Le colonel palpe légèrement mais avec un peu d’inquiétude le corps de l’enfant comme pour s’assurer qu’aucune hernie, que nulle grosseur suspecte ne l’afflige. Il lui retourne doucement une des paupières, elle est bien rouge en dedans, l’enfant paraît vigoureux. Le colonel fait à sa femme un signe à peine perceptible de contentement. Antoine est couché, les deux têtes très étrangères se penchent sur son lit, le colonel lui tend la main, Desposoria l’embrasse avec tendresse et lui dit des choses douces dans une langue qu’il ne connaît pas.

Le colonel sort suivi de sa femme, curieuse, mais il l’arrête d’un geste et, avec beaucoup de mystère autour des lèvres :

– Non, mon amie, ce soir tu ne sauras rien, j’ai besoin d’être seul.

Puis :

– Tu ne m’en veux pas, dit-il en baisant sa femme au front comme il eût fait d’une fille aînée.

Desposoria se retire, paisible, avec son beau visage nu.

Le colonel fait chambre à part. Il a besoin d’étendue pour ses jambes et ses bras longs et pour ses idées qui ne tiennent pas en place.

Il s’assied profondément dans un fauteuil et se met à méditer :

– C’était un enfant abandonné dans un appartement chauffé et orné de glaces…

Il semble à Antoine que ces têtes, nouvelles dans sa vie, soient séparées de lui par un très long tunnel. Il s’endort dans des draps frais, mais son âme refuse encore de se coucher. Elle reste en marge du lit. Une heure après, elle le réveille, elle a peur d’être toute seule. Mais Antoine ne sait pas qui l’a tiré de son sommeil, ni même exactement où il est. Il allonge le bras, croyant trouver le mur de chez lui, le grain du papier de sa chambre, et manque de tomber de son lit, c’est le vide devant lui. Alors il entend distinctement la voix de son âme :

– Pourquoi as-tu accepté de suivre cet homme dans la rue ? Que fais-tu tout seul dans cet appartement habité par des gens que tu ne connaissais pas ce matin ? Crois-tu avoir bien fait, Antoine Charnelet ?

Antoine voit entrer sa mère dans la chambre. Elle le considère comme elle n’a jamais fait jusqu’alors, avec une attention fiévreuse, celle qu’on réserve aux victimes d’un accident et dont le visage saigne encore. Elle s’assied sur le bord du lit, ses yeux émerveillés se tournent vers lui. Elle garde le silence comme si elle avait complètement désappris de parler. Ses yeux sont si profondément bleus qu’on n’en imagine pas de semblables à une vivante et il semble que seules des mortes très pures puissent en montrer de pareils. Pour donner toute son importance à la douceur de son visage, elle regarde son fils ou ne lui livre que ses paupières. C’est une mère nouvelle, modelée par des mains très savantes et attentives à qui rien de maternel ne manque. Elle est habillée d’un kimono gris enchanté où se reflète parfois une étoile filante.

Elle croise les mains sur ses genoux comme quand on n’a plus rien à se dire dans la chambre d’un malade et qu’il faut laisser faire la veilleuse.

La mère d’Antoine ne marque aucune surprise de le voir dans ce lieu inconnu. Elle a abandonné à son visage, à ses mains, à ses joues sensibles, à sa robe, au nœud de ses charmants souliers le soin de tout dire et de tout expliquer. Son chapeau qu’elle porte, malgré le kimono avec un naturel miraculeux, est muni d’un ornement, un voile sombre qui tombe sur les épaules. Mais voici qu’elle change de place, ouvre un panier qu’elle a caché jusque-là, en retire divers objets luisants et sans utilité apparente, avec lesquels elle se met à jouer. Elle le fait très sérieusement pendant de longues secondes, en fronçant les sourcils, comme si c’était là son gagne-pain. Puis elle tourne vers Antoine son visage où brillent six larmes immobiles, de cristal. Que lui veut cette mère dont la puissance de séduction semble se renouveler presque invisiblement sous ses propres yeux comme l’eau des cascades sur le fond sonore des forêts ?

Antoine n’ose ouvrir la bouche. Les mots montent de son cœur à sa gorge et rebroussent chemin aussitôt.

La vision disparaît.

Il n’y a plus devant l’enfant que l’air de la nuit, l’air du Square Laborde, prisonnier dans la pièce. Par la fenêtre ouverte on voit les étoiles du quartier. Le cœur battant, Antoine veut s’habiller, aller vers sa mère pour savoir si elle pense autant à lui qu’elle le prétend.

Des secondes passent, l’enfant imagine maintenant que sa mère et Rose l’attendent à la porte de chez lui. L’une regarde d’un côté de la rue, l’autre pleure, et quand passe un taxi, longuement elles le suivent des yeux jusqu’à ce qu’on n’en distingue plus le numéro, ni la lanterne.

Avec quelle hâte l’enfant se met à s’habiller pour retourner chez lui ! Il lui semblait bien que la personne du colonel, sa haute stature, n’étaient que de passage dans la vie d’Antoine Charnelet. Les souliers entrent difficilement et les chaussettes forment un bourrelet au talon. Mais comment lacer les souliers ? Antoine reste en suspens, il revoit la tête du colonel. Pourquoi l’avait-on choisi, lui, dans la rue et que se proposait de faire cet intrus ?

Antoine boutonne son pardessus avec soin sur des vêtements qui ferment mal. Où est son chapeau ? Accroché à cette patère. C’est trop haut pour lui. Poussera-t-il un fauteuil pour monter dessus ? Il a peur de faire du bruit ; il n’a pas besoin de chapeau. Il se dirige vers la porte de sa chambre, puis il lui faut passer par celle de la nurse. Un léger grognement de l’Anglaise entre deux sommeils et Antoine se trouve au vestibule. Dans le noir, il lui semble qu’il marche sur ses lacets.

Le voici dans l’escalier, s’asseyant tour à tour sur chacune des marches, il se laisse glisser peu à peu vers le bas dans les ténèbres. La joie se débat dans son cœur. Le voici, avec ses sept ans et son pantalon, qu’il est obligé de maintenir, devant la grande porte vitrée donnant sur le square. Elle a des barreaux noirs, à peu près comme chez la mère d’Antoine. Déjà l’enfant voit la lumière grave de la rue, la lumière des réverbères avec laquelle on ne badine pas.

– La porte, s’il vous plaît.

Il sort. Il lui faut rentrer chez lui. Antoine dit confusément ses intentions à ses jambes en leur demandant le secret. Comment aller du côté du Parc Monceau ? Il interroge un homme qui pousse sa canne avec précaution.

– Vous tombez mal, mon enfant, je suis aveugle.

Il s’adresse à un marchand de journaux qui le met sur la voie. Il court de toutes ses forces, comme s’il n’avait plus que cent mètres à faire. Mais presque aussitôt, il lui semble que sa course va durer jusqu’à son extrême vieillesse.

Il croit entendre sur son passage le chuchotis des immeubles. Ceux-ci, voyant un enfant seul à cette heure dans la rue, commentent ce passage insolite.

Le voici enfin devant chez lui. La maison dresse ses cinq étages. Aucune lumière ne filtre du troisième. Sa mère dort-elle donc ? Antoine est stupéfait de ne pas la voir au balcon ni en bas. Rose non plus n’est pas là. On l’a donc complètement oublié, une nuit pareille ! La porte cochère, renfrognée dans son mutisme, ne fait aucune allusion à ce qui s’est passé. Elle examine Antoine sans le reconnaître, comme s’il avait énormément changé.

L’enfant regarde à terre, peut-être pour y chercher une décision. Et soudain, il découvre sur le trottoir sa tortue, une petite tortue qu’il élevait. Morte ? Il la prend dans ses bras, elle vit ; sa petite tête, ses pattes bougent. Tombée du balcon où il lui avait confectionné une niche ? Partie à sa recherche ? Elle n’a aucun mal.

Antoine est là, sa tortue à la main. Il la montrera à ses nouveaux camarades. Il s’en retourne à petits pas, puis, de plus en plus vite, au Square Laborde. Il ne rencontre sur sa route que les arbres des rues qui sont jusque dans les villes les signes et les jalons de la résignation universelle.

À travers un grand sommeil qui commence à rouler sourdement dans tout son corps, Antoine se demande comment il va rentrer sans clé chez son ravisseur. Le voici qui monte enfin l’escalier de tout à l’heure, après avoir appuyé sur le timbre de la minuterie. En attendant une heure plus favorable, il décide de s’asseoir sur le palier, le dos appuyé à la porte. Mais celle-ci s’entr’ouvre derrière lui au moment où s’éteint la lumière de l’escalier.

Non, ce n’est pas, derrière la porte, la haute stature du colonel, ni sa femme, ni personne. Par une inconsciente précaution de l’enfant, la porte était restée entre-bâillée.

Voici Antoine et son sommeil chez le voleur. Ils traversent tous deux la chambre de miss qui dit d’une voix obscure venant de dessous les draps :

– Il faudra changer vos heures, mon petit. Il n’est pas naturel d’avoir ainsi à se lever au milieu de la nuit.

– Oh, c’était exceptionnel, répond l’enfant qui employait ce mot-là pour la première fois de sa vie.

Et il serra sa tortue sous son manteau qui lui paraissait cacher vraiment tout ce qu’il y avait d’exceptionnel au monde.

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