IX

Quelques jours plus tard, Philémon se promène au Bois avec Desposoria, Antoine, Jack et Fred. L’auto les suit.

Mais qu’est-ce donc ? Voilà qu’à vingt mètres d’ici (ici c’est la portion de l’immense Terre occupée par les semelles du colonel), à vingt-cinq mètres tout au plus, Bigua vient de voir un événement se former, puis se dérouler, très vite, le temps de respirer quatre fois. Une femme est tombée sur le côté comme abattue par un coup de mer invisible. Une autre femme, l’air d’une bonne d’enfants, pousse un grand cri. Sur toute l’allée, les arbres frémissent jusqu’à ne plus sembler que des spectres de marronniers.

Et Antoine, là-bas, fait signe d’approcher au colonel et à tous ceux qui ont un cœur sur la terre. Il venait de voir passer sa mère et sa bonne et avait couru vers elles.

Bien qu’il n’eût jamais envisagé la possibilité d’une telle rencontre, Bigua ne s’étonnait pas.

Comme un criminel de droit commun il se félicitait que l’allée fût déserte. Il y avait bien un garde dont l’attention semblait avoir été attirée et qui s’avançait à une centaine de mètres. Mais Bigua pensait avoir le temps de tout arranger avant l’arrivée de cet homme « sur les lieux ».

Antoine avait dû faire quelques recommandations à sa bonne. Celle-ci, calmée, accueillait le colonel avec un visage clôturé mais sans haine.

Et déjà, Bigua, qui portait toujours sur lui un flacon de sels, en cas de blessure d’un des enfants, se penchait sur Hélène et faisait peu à peu revenir des lointains où il s’était perdu le beau visage maternel bouleversé. Pour la deuxième fois de sa vie, Bigua sourit. Et d’une façon que ses émotions diverses et contradictoires rendaient plus qu’ambiguë.

– Ce ne sera rien, dit-il avec amabilité en revissant le couvercle d’argent de son flacon.

Rose allait donner des éclaircissements au garde, mais sa maîtresse l’arrêta d’un geste pâle. L’homme s’éloigna, le dos méfiant, et son pas faisait des réserves de toute sorte.

– Je suis entièrement à vos ordres, madame, dit Bigua qui donnait déjà sa carte à Hélène.

Celle-ci, encore mal revenue à soi, ne prenait des choses qu’une connaissance imparfaite, mais elle serrait son enfant contre elle. Antoine qui ne lâchait pas la main droite du colonel, le regardait avec fierté et gratitude. Sa pâleur était telle qu’il ressemblait à sa mère de façon pathétique.

Hélène se sentait trop faible pour haïr l’homme qui lui avait ravi son enfant.

Il y eut un long silence.

– Que vais-je dire à cette femme ? songeait Bigua. Je n’ai absolument rien à lui dire. Dans toutes les circonvolutions de mon cerveau, on ne trouverait pas une seule réponse !

Hélène parla soudain, et très vite. Ses mots jaillissaient comme des larmes.

– Mais pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela ?

Desposoria en pleurs se penche sur la mère d’Antoine et lui parle quelques instants à l’oreille. Que dit-elle ? Comment excuse-t-elle son mari ? On voit les deux visages, l’un contre l’autre, parler et écouter avec passion.

– Vous n’avez qu’un mot à dire, madame, dit Bigua. J’appelle le garde et me constitue prisonnier.

Un long silence.

– Je vous en prie, dit-elle. Ne mêlez pas la police à… à tout ceci. J’ai besoin d’être seule pour prendre une décision.

Hélène se leva, cherchant des yeux une voiture.

Desposoria lui offrit la sienne.

– Ah non merci ! dit la mère avec vivacité.

– Si, si, maman, insista Antoine.

Hélène regarda Rose et tous trois finirent par monter dans l’auto que conduisait Gumersindo.

Rentrée chez elle, Hélène ferma à clé la porte de son appartement, tourna le verrou de sûreté. Elle prit Antoine dans ses bras et le pressa contre sa poitrine. Elle allait lui dire : « Raconte-moi tout, dis-moi ce qui s’est passé. Vite, vite. » Mais son cœur, son cœur physique protestait lugubrement dans les ténèbres de la chair. La joie le torturait comme la douleur, il les confondait et les mélangeait dans une même souffrance.

Elle entra dans sa chambre, en ferma la porte, fit asseoir son fils.

– Je suis un peu souffrante, mais reste près de moi, mon enfant. Amuse-toi avec… avec ma boîte à gants. Te rappelles-tu que tu voulais les essayer l’autre jour et que je t’en ai empêché ?

Elle s’allongea sur son lit. Antoine regardait les gants qui sentaient bon, mais il n’osait les toucher.

Comme Hélène souffrait d’un fort mal de tête, elle pria l’enfant d’éteindre l’électricité. La chambre n’était plus éclairée que par une faible lueur venant du vestibule.

– Cela ne t’ennuie pas trop que je te laisse un instant dans le noir ? Je suis si fatiguée !

Au bout d’un instant :

– Tu es là, mon petit, dit-elle. Oh, cela ne va pas durer longtemps. Dans un moment j’allumerai et ce sera très drôle de se retrouver. En attendant, il n’est pas gai comme je l’aurais voulu ce retour à la maison ! Mais tu as vraiment retrouvé une maman toute neuve quoiqu’un peu fragile. (Pourquoi ai-je dit quoique ? Pensait-elle. Ah que les mots me laissent tranquille quand je suis si près d’autre chose où ils périront tous d’un seul coup !) Elle reprit avec l’impression très désagréable qu’elle ne savait pas parler aux enfants :

– C’est une si merveilleuse joie pour moi que tu sois venu tout à l’heure alors que je ne t’avais pas aperçu. J’allais prendre par l’avenue Henri-Martin. Je ne te remercierai jamais assez.

Elle était étonnée de l’accent cérémonieux de ses paroles.

– Je suis bien égoïste de te garder là dans l’obscurité. Va t’amuser, mais ne t’éloigne pas. Reste dans le hall et monte sur ton tricycle qui fait un si joli bruit quand tu passes.

Angoissée de ne pas entendre son enfant lui répondre, elle se leva pour tourner le commutateur.

La tête appuyée sur l’avant-bras, les lèvres au tapis où il s’était laissé glisser, Antoine dormait parmi une vingtaine de paires de gants noirs, blancs, gris, autour de lui répandus. Plusieurs portaient de courtes nervures.

Desposoria fit prendre des nouvelles d’Hélène le lendemain matin et lui envoya une corbeille d’orchidées.

Quelques jours après, Antoine demandait à sa mère de le laisser aller jouer avec les jumeaux chez le colonel.

Hélène sursauta et cacha silencieusement son visage derrière ses mains fines.

Après en avoir conféré avec Rose, elle accorda l’autorisation avec une facilité qui la déconcerta. (Elle avait obtenu d’excellents renseignements sur le colonel et sa femme.) Mais il fut convenu que la bonne ne quitterait pas l’enfant un seul instant. Elle en profiterait pour voir dans quel milieu il venait de passer ces trois semaines.

Rose revint si bien impressionnée de sa visite que, le soir même, on téléphona simplement à la Préfecture de Police que l’enfant était retrouvé.

– Chez qui ? demanda avec sévérité une lourde voix au bout du fil.

Mais, soudain tremblante, Rose raccrocha, sans trop comprendre pourquoi. Et sa maîtresse l’approuvait.

Au bout d’un instant on entendit de nouveau la sonnerie du téléphone.

– Chez qui, madame, chez qui a-t-on retrouvé l’enfant ? On ne lance pas ainsi la police dans une affaire pour se refuser ensuite à toute précision.

– Chez un parent de province, dit Rose, catégorique.

– Fort bien, dit la voix ironique, fort bien !

Et on raccrocha.

Durant les mois qui suivirent, Hélène se consacra uniquement à son fils. Elle pâlissait de plus en plus au milieu de ses souvenirs. Antoine retrouvé, elle continuait à le chercher sans espoir. Son cœur, déshabitué du calme et de la paix, semblait ne pouvoir plus battre que d’angoisse.

Quand elle se levait pour se rendre d’une chambre à l’autre, elle le faisait avec une espèce de timidité de tout son corps : voulant se faire oublier de son cœur atteint d’une lésion grave, elle évitait les gestes et d’élever la voix. Elle pensait :

– Les morts sont jaloux et n’ont de cesse qu’ils ne nous aient tirés à eux. L’un d’eux m’a saisi le cœur et si bien qu’il me l’arrachera un de ces jours. Ah ! je sens que je ne serai plus bientôt sur cette cheminée ou sur une autre qu’un portrait de morte.

Elle n’osait guère interroger son fils sur son séjour chez les Bigua. La maladie la maintenait dans une opacité dont elle ne pouvait sortir. Il ne lui restait au loin qu’une frêle lumière : celle-ci se débattait au bout d’un immense cierge.

Un jour (douze mois s’étaient écoulés depuis la disparition d’Antoine), elle voulut à tout prix recevoir Bigua et sa femme, chez qui elle envoyait très souvent son fils avec Rose.

Hélène, assise au salon, attendait depuis quelques instants les étrangers, mais ce n’est que lorsqu’ils se furent trouvés tous deux dans l’encadrement de la porte que son cœur comprit tout à coup, et dans un même temps, qu’ils allaient venir et qu’ils étaient là.

Sous le choc elle pencha la tête et tomba morte.

Hélène s’était attendue à la mort mais plus encore à quelque miracle qui l’eût fait vivre longtemps. Elle n’avait pas fait de testament.

Le jour des obsèques, Antoine alla dès le matin chez le colonel où on le garda à déjeuner, à dîner, « et pour toujours » dit Bigua. Celui-ci s’engagea devant notaire, avec le consentement de la famille d’Hélène (laquelle habitait en province), à subvenir aux besoins de l’enfant jusqu’à sa majorité. Les parents de la morte s’imaginaient que ce riche étranger était l’amant d’Hélène et peut-être même le père d’Antoine. Longtemps, ils en chuchotèrent à quatre cents kilomètres de Paris et décidèrent de ne faire procéder à aucune enquête de peur que le résultat n’en fût défavorable pour Bigua et qu’ils n’eussent à s’occuper de l’éducation d’un enfant qu’ils ne connaissaient pas et dont la fortune était bien moindre que la leur.

Toute la famille du colonel, même les petits Jack et Fred, volés à Londres, prirent le deuil « par décence », dit Bigua. Et le prote voyant sa fille en noir, acheta un crêpe pour son chapeau.

Longtemps Bigua fut attristé par ce malheur et taraudé de scrupules. N’était-il pas le meurtrier d’Hélène ? En vain se répétait-il : « Une vie humaine, cela devrait-il compter pour un officier de carrière ? » Il était triste, sérieux et triste. Craignant tous les malheurs qui naissent spontanément de l’amour, il ne regardait plus Marcelle qu’avec une indifférence très volontaire.

Et c’est ainsi que, peu à peu, difficilement, deux années passèrent au Square Laborde et tout autour.

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