VIII

Quand le colonel, après avoir recommandé Herbin au directeur du sanatorium, revint vers le taxi, l’enfant ne s’y trouvait plus.

Le chauffeur, interrogé avec quelque vivacité, dit qu’il n’était pas chargé de veiller sur ses clients et qu’il laisserait échapper de sa voiture toutes les fillettes de Paris, les unes après les autres, si tel était leur plaisir.

Bigua éprouvait trop d’inquiétude pour montrer son humeur. Il réprima sa forte envie de gifler le chauffeur et adoucit par degrés son regard. Il arrive toujours un moment où les officiers de tous les pays savent être les plus modérés des hommes.

– Dans quelle direction est-elle allée ? dit-il poliment.

– Montez toujours, nous allons tâcher de la retrouver, dit le chauffeur rasséréné.

Marcelle, deux cents mètres derrière le taxi, regardait une vitrine de marchand de bois, coke, charbons, briquets et allume-feux.

– Mademoiselle, dit le colonel, son chapeau à la main et en inclinant légèrement la tête, êtes-vous déjà fatiguée de ma présence ? Où voulez-vous aller ? Donnez vous-même l’adresse au chauffeur.

– Oh ! monsieur, répondit Marcelle fort gênée, je regardais seulement ce magasin en vous attendant.

Et elle monta dans la voiture.

Bigua fut sur le point de dire : « Mais j’aurais pu ne pas vous voir, m’en aller à votre recherche dans l’autre sens et vous égarer peut-être à jamais. »

Il se tut, n’osant pas en ce moment interroger de front le destin. L’âge, la beauté, la pâleur, la nationalité de cette enfant, l’impressionnaient beaucoup. Et la teinte de la robe jaune, si décolorée par de fréquents lavages, et cette mauvaise reprise des bas et les talons éculés des chaussures et cet air de souffrance rétroactive ! « Ai-je vraiment mérité tout cela ! » se disait-il. Et cette âme encore toute petite, mal formée et qui cherchait ses véritables dimensions et sa qualité dans ce taxi traversant le quinzième arrondissement à belle allure.

– Jamais je n’oserai lui imaginer une robe, ni même lui prendre ses mesures. Et que dira ma femme ! pensait Bigua qui avait laissé dans la voiture le plus d’espace possible entre lui et l’enfant assise à son côté.

De retour chez lui, le colonel éprouva que sa joie s’accroissait encore de ce que sa femme et toute la famille venaient de sortir. L’étranger était singulièrement ému à la pensée de se trouver seul dans l’appartement, auprès de cette enfant au teint délicat, aux lèvres gercées.

– Aimeriez-vous à avoir une chambre sur rue ou sur cour ?

– Oh ! je n’ai pas besoin de beaucoup de place, dit Marcelle avec un accent où le colonel crut remarquer une nuance de coquetterie.

Ce fut tout. Mais la phrase fut suivie d’un silence très important durant lequel Marcelle ne cessa de regarder candidement le colonel avec ses beaux yeux où revenaient battre de l’aile et expirer les moments principaux de cette grave journée.

Bigua fit passer sur son visage un sourire limpide, parfaitement filtré. C’était la première fois de sa vie qu’il souriait. Mais, tout de suite après, il constata malgré lui que Marcelle avait les attaches très fines et, dans le regard, une douceur qui débordait l’enfance.

Dehors il commençait à pleuvoir.

Le colonel pensa que sa femme n’allait pas tarder à rentrer. D’une minute à l’autre on pourrait sonner, et quelques instants après sa chambre serait envahie par des enfants et une femme excellente, placide, à qui il reprochait seulement d’être la sienne depuis quinze ans.

– N’êtes-vous pas étonnée, petite demoiselle, de vous trouver ici chez un colonel de l’Amérique du Sud ? Saviez-vous où je vous menais ?

– Je savais que vous étiez bon et d’un pays étranger.

– Pourquoi vous êtes-vous éloignée du taxi tout à l’heure ?

Marcelle ne répondit pas.

Elle pensait : J’ai peur des hommes… Ils ont de grosses voix, ils sont infiniment plus forts que moi. J’en ai vu tant qui entraient chez ma mère comme de grands chiens cherchant leur nourriture, la tête basse ! Ils s’enfermaient dans sa chambre. Parfois, dehors, il pleuvait comme en ce moment, je m’amusais à regarder leur pardessus encore tout chaud au porte-manteau et quelques papiers dépassaient des poches. Dès que j’entendais du bruit je me sauvais dans la cuisine où j’aidais la bonne dans son travail.

– Et votre mère ne vous disait rien ? dit miraculeusement Bigua, comme s’il avait pu suivre la pensée de l’enfant derrière son front.

Celle-ci sursauta légèrement. Bigua l’avait-il vraiment entendu penser ?

– Et moi, je ne vous fais pas peur, reprit le colonel avec toute la simplicité dont il était capable en cet instant si complexe et si lourd.

Depuis un instant il se demandait s’il était convenable qu’il posât cette question, si ce n’était pas le diable qui s’était dérangé pour la mettre lui-même sur ses lèvres.

Marcelle ne dit mot. Elle baissa les yeux et comme elle était à contre-jour, on n’aurait su dire si elle avait rougi ou pâli.

Le silence entre ces deux êtres qui se connaissaient à peine cherchait son volume, ses possibilités et s’inquiétait de celles-ci au fur et à mesure qu’il en prenait connaissance.

Bigua, se ressaisissant complètement, reprit d’une voix haute et claire de chef de famille :

– Allons, amuse-toi, mon petit. La bonne va te conduire dans l’antichambre. Saute sur les canapés, fais ce que tu voudras en attendant le retour de ma femme.

Entraîné par ses sentiments, il craignait toujours de ne pas les exprimer avec assez de force, alors que trop souvent ses paroles les dépassaient.

Marcelle n’avait plus peur. Elle regardait les meubles de l’antichambre avec une extrême curiosité. Ces tableaux si lumineux, accrochés aux murs, mais c’étaient des gauchos qui dansaient comme dans un rêve. En s’approchant, elle lut la signature : Fegari, ou plutôt : Figari.

Elle ne pouvait s’empêcher de penser : Que fera ma mère quand elle rentrera ? Et mon père où l’a-t-il caché, ce colonel ? Qu’était cette grande bâtisse triste où on l’a conduit ? Elle voulait le demander au marchand de bois devant le magasin duquel Philémon l’avait retrouvée. C’était un peu pour cela qu’elle était allée dans ce sens, un peu par crainte aussi, un peu par esprit d’aventure et d’indépendance, pour montrer qu’elle n’était plus tout à fait une enfant qu’on pince durement pour lui imposer silence.

Une belle négresse avec un madras traversa l’antichambre, souriant et lui faisant une espèce de petite révérence fort encourageante. À quoi l’encourageait-on ? Y avait-il d’autres enfants à la maison ? Plus grandes qu’elles ? Et des garçons ? Comment serait la femme du colonel ? La prochaine arrivée de cette femme la rassurait. Une porte était entr’ouverte. Elle la poussa et entra. Qu’était cette pièce avec cette énorme cheminée ? Une grosse bouilloire toute noire se pavanait sur un feu de bois. Et ces sièges en cuir de vache nature et là-bas, dans ce coin, mais c’était horrible ! des squelettes, deux têtes de bœufs avec leurs cornes et qui semblaient là tout à fait à l’aise. Et çà et là, dans des pots dissimulés, d’admirables chardons bleus constituant tout un paysage. Au mur, deux guitares accrochées, deux belles guitares aux formes pacifiantes. Un portrait du colonel à cheval, commandant à des centaines de bêtes à cornes, et, comme pendant, un autre portrait de Bigua, toujours en civil, mais entouré de toute une armée de lanciers, l’air cruel. Où était-elle donc et fallait-il avoir peur ? Fallait-il s’étonner, fallait-il s’échapper pour tout de bon de chez ces sauvages si polis et bien élevés ? Marcelle entr’ouvrit une autre porte. Ah ! elle donnait dans l’antichambre. L’enfant commençait à se rendre compte de la disposition de l’appartement. Jamais elle n’avait pensé qu’il pût y en avoir de si grands, de si mystérieux en plein Paris, dans un quartier qu’elle connaissait bien. Parmi l’ombre de l’antichambre qu’elle croyait vide, elle vit soudain un être vivant. Un autre nègre ! Lui aussi, se mit à sourire doucement. Tout le monde semblait avoir pour mission de la rassurer. Mais pourquoi ce noir était-il près de la porte du palier ? Avait-il reçu l’ordre d’empêcher une tentative de fuite ? Se serait-il mis à brandir un grand couteau ? Ou l’aurait-il laissée partir avec ce même sourire ?

Marcelle referma doucement la porte du vestibule sur le visage du nègre qui continuait à la regarder de loin avec la même tendresse. Elle se dirigea vers une fenêtre donnant sur la rue. Elle vit la bonne pluie de Paris et sa bonne boue, les familiers immeubles gris et deux tours d’église et une crémerie, un restaurant, et les taxis de Paris, les triporteurs, les autos de maître, tous les passants, les camelots, les parapluies de Paris. Elle n’avait qu’à faire un petit signe dans la pluie pour que montât un agent suivi de beaucoup d’autres et des commerçants du quartier et de la Justice. Elle n’avait rien à craindre. Toute la France veillait sur elle et la protégerait si besoin était chez ces étrangers dont le gouvernement français autorisait la présence au Square Laborde. Ce colonel était bien bon de prendre soin d’elle, de l’éloigner de sa mère et d’avoir accompagné son père dans un endroit où il avait paru assez fier de se rendre.

Cependant Bigua, resté seul dans sa chambre, tournait et retournait longuement dans sa tête ses impressions de la journée. Il songeait :

– Pourquoi ai-je pris les choses, tout à l’heure, de cette façon trouble ? Est-ce donc ce que j’appelle une bonne action ?

Desposoria rentrant avec Antoine, Jack et Fred, ne put s’empêcher de marquer sa surprise en voyant chez elle cette nouvelle acquisition de son mari.

– Tu aurais bien pu me prévenir, mon ami.

C’était la première fois, depuis leur mariage, que Desposoria semblait le désapprouver, encore que légèrement.

– Pouvais-je savoir ? dit le colonel.

Il lui raconta tout au long l’aventure en gardant toutefois le silence sur ce qu’il savait de la mère de Marcelle.

– Je vais faire prendre un bain à cette enfant, dit Mme Bigua en manière de conciliation.

Et elle pria la nurse de savonner « cette petite ».

Quelques instants après, l’Anglaise se penchait sur le corps blond et un peu grêle de Marcelle, dans la baignoire aux armes du colonel. Mais, ramenant soudain à soi son regard qui venait d’aller des jambes au visage, elle lui dit, d’une voix où perçait une légère irritation :

– Vous êtes bien assez grande pour vous savonner vous-même.

Elle s’assit dans un coin de la salle, le dos légèrement tourné à la jeune fille.

L’arrivée de Marcelle auprès des autres enfants causa quelque jalousie à Joseph, ce grand garçon fort pâle, haut sur jambes, qui avait tant piqué sa curiosité quand elle le vit entrer, jeter ses livres sur un fauteuil de l’antichambre et donner de grands coups de pied dans un ballon, au risque de casser le lustre et la vitre des tableaux.

Marcelle ignorait qu’il y eût chez le colonel un garçon de cet âge. Joseph, par sa brusquerie et l’ignorance où il semblait vouloir rester de la présence de la jeune fille, suscita son antipathie.

Le colonel et sa femme ne présentèrent pas Marcelle aux autres enfants, non qu’ils voulussent marquer quelque réserve à son égard, mais par simple laisser-aller créole. La nurse se contenta de leur dire qu’ils pouvaient s’amuser ensemble et ferma les six portes de l’antichambre pour faciliter l’intimité.

Marcelle ne parlait guère et restait assise dans un coin. Comme il n’y avait pas encore de robe pour elle à la maison, on l’avait enveloppée dans un kimono cerise de Desposoria, ce qui accrut encore le trouble du colonel. Il n’avait pas voulu parler à sa femme de la délicate question de l’habillement de la fillette et, traversant le couloir, il fit mine de ne pas s’apercevoir de sa tenue. Mais il ne put penser à autre chose jusqu’au dîner : cette petite que deux heures auparavant il ne connaissait pas, voilà qu’elle était nichée maintenant dans un vêtement de sa femme ! Ce kimono qui lui avait paru jusque-là sans avenir sentimental s’associait maintenant, et de tout près, à l’aventure la plus extraordinaire de sa vie !

Le colonel traversa de nouveau le couloir, passa par un petit réduit donnant dans sa chambre et se dit devant un miroir : « Ça va », en faisant une affreuse grimace de contentement. Il retrouva Desposoria dans sa chambre à lui, et sans autre motif, l’embrassa. Sa femme le regarda avec quelque étonnement : le colonel ne se montrait tendre qu’avant de pratiquer l’amour. Elle se demandait s’il n’allait pas tout d’un coup fermer toutes les portes à clé pour s’unir à elle, à six heures de l’après-midi, dans une chambre entourée par tous ces enfants qu’ils n’avaient pas réussi à mettre au monde.

Mais Philémon se contenta de prendre un livre de puériculture dans sa bibliothèque. Le sevrage l’intéressait beaucoup depuis quelque temps et bien qu’il ne songeât pas à s’emparer d’un nourrisson, il était fort ému par la question de savoir s’il faut séparer un enfant de son biberon à l’âge de quinze ou de dix-huit mois. Aujourd’hui il ne parvenait pas à lire trois lignes de suite. Il pensait :

– Où Desposoria a-t-elle installé Marcelle ? Pourquoi ne pas le lui demander ? J’aurais vraiment l’air de m’intéresser trop à cette enfant. Pourvu que ce ne soit pas dans la chambre de Joseph ! Supposition ridicule ! Il ne viendra pas à l’esprit de ma femme de la mettre dans la chambre d’un garçon de quinze ans. Qui sait ? Les femmes oublient parfois les choses essentielles. Et Desposoria, si froide, est bien capable de les avoir fourrés tous deux ensemble, sous prétexte que ce sont les aînés ou pour quelque raison aussi saugrenue ! Mais non, il est absolument impossible que ma femme ait placé Marcelle justement dans la chambre de celui des garçons qui n’est pas loin d’être un homme – à moins qu’il ne le soit déjà. Ces passages de l’adolescence à l’âge d’adulte se font toujours dans le plus grand silence, et l’on en est la plupart du temps averti quand c’est déjà fait depuis longtemps.

Et pourtant, rien ne serait plus naturel que ma question : Desposoria, quelle chambre as-tu donnée à Marcelle ?

Mon devoir m’oblige à m’intéresser à cette enfant. Mais pourquoi ma femme ne me renseigne-t-elle pas spontanément ? ce serait tout aussi naturel.

Le colonel se leva sans mot dire, traversa le hall et visita les chambres les unes après les autres. Ah, voilà l’humble petite valise. La chambre donnait sur la cour. C’était, sur le plan de l’immeuble, la chambre de Joseph exceptée, la plus éloignée de celle du colonel ! Cette chambre était à côté de celle de Joseph. Philémon se disposa à fermer à clé la porte de séparation. C’était déjà fait ; Desposoria y avait pensé avant lui, l’excellente femme ! Le colonel jugeant la précaution insuffisante prit la clé et la jeta dans les cabinets avant de regagner sa chambre. Mais il revint bientôt avec un tampon d’ouate pour boucher le trou de la serrure. Il regagna sa chambre, traversant le hall, la mine très affairée de quelqu’un qui fait des efforts pour avoir l’air de ne penser à rien, et reprit auprès de Desposoria sa place et son livre resté ouvert sur la table au chapitre :

« Du Danger d’un Sevrage Prématuré. »

Il se mit à lire à haute voix et en séparant les syllabes pour faire pénétrer les mots dans son intelligence, laquelle restait obstinément close à toute lecture en ce moment. Il répéta :

– Du Dan-ger d’un Se-vra-ge Pré-ma-tu-ré.

Mais il pensait :

– Cette fois une profonde raison de vivre est entrée dans la maison.

C’était donc cela une famille à table, pensait Marcelle. Et une soupière qu’on apporte dans une très sérieuse salle à manger et dont on soulève le couvercle fumant devant des convives heureux d’être ensemble ! C’étaient donc là les verres, les assiettes, les couverts de la prospérité. Et voilà exactement comme on devait se tenir dans un tel milieu et exactement comme on devait parler, se taire, porter la cuiller à ses lèvres et les essuyer.

Marcelle avait été placée à la droite du colonel, la place habituelle d’Antoine.

La nouvelle venue était un peu pâle dans son kimono. Les enfants et les domestiques ne la quittaient pas des yeux. Seul le colonel semblait trouver la chose naturelle, naturelle comme si, dès les origines du monde, Dieu l’avait décidée dans un petit moment de répit.

Après le dîner on passa dans la grande pièce qui avait tant étonné et séduit Marcelle. Dans l’immense cheminée, Philémon Bigua avait fait installer un fogon rappelant la vie des ranchos. On y faisait un grand feu de la pampa avec du sapin des Ardennes. Ce n’était pas un fogon purement décoratif : le matin de bonne heure, le colonel y grillait lui-même son churrasco de la boucherie Gambetta et toute la journée la pava y était suspendue, à la disposition des buveurs de maté. Le sergent-valet de chambre Atonito en prenait soin qui était petit-fils d’esclaves et dont le regard, captif encore, ne se posait sur les blancs qu’avec timidité. Gumersindo, le chauffeur noir, admirable mécanicien, Felizota, la cuisinière, et la servante Narcisa venaient aussi, leur travail terminé, se glisser silencieusement autour du feu avec l’ancien péon Téofilo qui accompagnait toujours les enfants, même quand le colonel et sa femme sortaient avec eux. Ces gens prenaient part à la conversation, comme on fait dans les estancias, d’une voix lente, sans inflexions, et espacée, qui eût révélé même à des aveugles les immenses plaines de l’Amérique. Nulle odeur de graillon ni d’office. Tous étaient parfaitement propres et partageaient avec la famille l’usage des salles de bains et de l’eau courante.

Comme il arrive dans la campagne sud-américaine, on trouvait ce soir-là, autour du foyer, des Européens à côté de créoles authentiques. Rien de tel que le fogon pour acclimater l’étranger et harmoniser une compagnie hétéroclite.

Le colonel prit sa guitare, et tournant légèrement le dos à la fille du prote, parce qu’il ne pensait qu’à elle et pour elle seule jouait, se mit à chanter des vidalitas où sombraient des désirs confus.

Du chant de la guitare, de ces sombres et souriants visages, de cette ambiance patriarcale où serviteurs et maîtres se trouvaient réunis, de ces silences pleins de souvenirs s’élevaient peu à peu, comme du fond des mers à l’approche d’un navire, les pays lointains. Beaux noms d’Argentine, de Brésil, d’Uruguay, vous reveniez sur les lèvres avec les noms des escales et des ports où débarquent les cœurs vacants et les hautes caisses bourrées de marchandises.

Comme on s’était séparé pour aller se coucher, le colonel pénétra un instant dans la chambre de sa femme et, d’une voix qui ne visait pas au mystère mais y baignait profondément :

– Et que penses-tu faire des effets personnels de cette petite ?

(Pourquoi ai-je dit : personnels ? pensait-il. Ah, ce doit être pour les rapprocher davantage de ce charmant petit corps.)

– C’est à peine bon à jeter.

– Mais non, mon amie, mais non, il faut les garder et en faire un paquet qu’elle conservera dans son armoire. Songe donc que c’est là ce qu’il y a de plus à elle au monde, et que, dans aucun des cinq continents, on ne trouverait rien, absolument rien, qui lui appartienne davantage… Même en Chine… où pourtant !…

Il s’arrêta, renonçant à exprimer une pensée qui était restée dans les limbes.

Vingt jours s’écoulèrent. Marcelle ne pouvait songer au colonel Bigua sans se troubler. Le mystère où vivait ce rêveur forcené, capable de rester plusieurs heures de suite sans rien faire d’apparent, retenait singulièrement l’attention de la jeune fille et l’obligeait souvent à rêvasser parallèlement dans sa chambre au lieu de faire les devoirs que lui donnait son institutrice.

Marcelle faisait son éducation à la maison ; le colonel, le prote, consulté par pneumatique, et Desposoria ayant jugé que la fréquentation de quelques mauvaises camarades pouvait compromettre l’œuvre de purification à laquelle on l’avait soumise.

Bigua pensait-il encore à elle ? Certaines attitudes contraintes du colonel semblaient le lui faire croire et son regard qui s’attardait souvent sur les mains de la jeune fille, la boucle de ses souliers ou le haut de son chapeau. Elle n’était sûre que de l’envie qu’elle éprouvait depuis longtemps de baiser les lourdes paupières derrière lesquelles se cachaient les yeux les plus noirs et les plus chargés qu’elle eût jamais vus.

Il représentait pour Marcelle tout ce qui lui avait manqué chez sa mère : le luxe, la bienveillance et les pays étrangers. Elle contemplait cet homme, toujours au milieu de sa solitude comme l’Homme des Bois, caché par douze lieues de feuillage.

Elle le trouvait beau avec son visage sans transitions, sa peau très blanche et ses cheveux très noirs, beaucoup plus beau et plus viril que tous les hommes qu’elle avait vu entrer chez sa mère, essoufflés par une joie toute proche, et avec cette hâte dans le regard.

Il lui arrivait parfois, durant que les garçons s’amusaient, de se glisser clandestinement dans un petit salon dont la porte, en général ouverte, donnait dans la chambre du colonel.

Elle aimait à rester là, dans l’ombre des volets clos, même en plein jour, pour écouter le froissement d’une feuille par Bigua, le bruit de sa toux puissante, le petit choc de la bouilloire à maté sur une assiette, ou sentir la fumée du cigare de l’étranger, laquelle pénétrait dans le petit salon à la recherche d’on ne savait quoi. Grave circulation du bruit, de la fumée, de la lumière, de la pensée, d’une pièce à l’autre ! Confluent de deux silences et de deux âmes dont l’une, aveugle, ignorait que l’autre était là. Et tout ce que la présence d’un homme dégage de grand et de fort quand il est épié par une petite fille, loin de chez elle.

Tapie dans une bergère verte, Marcelle ne bougeait pas. Elle aimait à penser que cet homme étrange, si bon pour son père et pour elle-même, n’aurait eu que trois pas à faire pour se trouver au salon et la découvrir tout entière. Mais un jour ce fut la femme du colonel qui entra et la trouva faussement endormie dans l’obscurité.

Le lendemain, Marcelle revint à la même place pour écouter et se souvenir. Dans ses bras, une poupée que Desposoria lui avait donnée.

Bigua était encore seul dans sa chambre.

Soudain, après un bruit préparatoire de l’arrière-gorge, des mots s’échappèrent de ses lèvres :

– Si j’ai quitté mon pays c’est uniquement en raison de la jalousie du Président de la République qui m’en voulait.

– Il parle peut-être de moi, songeait Marcelle au fond de sa bergère.

Philémon Bigua pensait tout haut, et en espagnol, ce que sa pudeur l’aurait empêché de dire autour de lui.

– J’ai été le vainqueur moral de la bataille de Piedritas. On a jeté des fleurs sur mon passage.

Puis au bout d’un instant :

Une femme, une vraie, c’est-à-dire une Française !

Bien sûr ou plutôt pourquoi pas ? Bien sûr !

Dans ce grand appartement de 30.000 francs pas un cheval, ni une vache, ni une autruche, ni un teru-tero, ni une clôture en fil de fer ! Mais j’ai un fogon.

Après chaque réflexion du colonel se reformait peu à peu et difficilement le silence tout à fait sensible de Paris.

– Mais si j’ai absolument besoin d’une Française, dit Bigua, en français cette fois, et sur un ton de férocité, allons au bordel !

Et il se mit à marcher à grands pas dans sa chambre.

Déjà, Marcelle prise de peur avait quitté la pièce.

Sachant qu’il arrivait parfois à son mari de penser tout haut, Desposoria, dans l’attente de quelque révélation, alla le lendemain prendre la place de Marcelle dans la bergère verte, et attendit. Mais le colonel ne lui livra rien ce jour-là ou, du moins, elle pensait qu’il en serait ainsi et se réjouissait de ce qu’il fût capable de retenir ses pensées durant plus d’une heure quand une phrase tomba, à peine murmurée. La femme de Bigua n’en comprit pas le sens mais l’accent en était profondément triste. Et au milieu de la phrase, Desposoria avait entendu son propre nom, si dénué, si malheureux, parmi ces syllabes incompréhensibles, que laissant tomber sa broderie, elle étouffa des sanglots. Cependant, Marcelle, qui s’avançait pour reprendre sa place de la veille, s’arrêta net dans l’obscurité à deux pas de Desposoria, puis se retira sur la pointe des pieds sans qu’on eût remarqué sa présence.

Ayant vu sangloter la femme du colonel, Marcelle s’imagina que celui-ci avait dû laisser échapper qu’il l’aimait.

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