Chapitre II

Division des partis sur la question de la guerre. – Rôle du duc d’Orléans et de son parti. – Les princes émigrés sont décrétés d’accusation. – Formation d’un ministère girondin. – Dumouriez, son caractère, son génie et ses projets ; détails sur les nouveaux ministres. – Entretien de Dumouriez avec la reine. – Déclaration de guerre au roi de Hongrie et de Bohême. – Premières opérations militaires. – Déroutes de Quiévrain et de Tournay. – Meurtre du général Dillon.

Au commencement de l’année 1792, la guerre était devenue la grande question du moment ; c’était pour la révolution celle de l’existence même. Ses ennemis étant maintenant transportés au dehors, c’était là qu’il fallait les chercher et les vaincre. Le roi, chef des armées, agirait-il de bonne foi contre ses parens et ses anciens courtisans ? Tel était le doute sur lequel il importait de rassurer la nation. Cette question de la guerre s’agitait aux Jacobins, qui n’en laissaient passer aucune sans la décider souverainement. Ce qui paraîtra singulier, c’est que les jacobins excessifs et Robespierre, leur chef, étaient portés pour la paix, et les jacobins modérés, ou les girondins, pour la guerre. Ceux-ci avaient à leur tête Brissot et Louvet. Brissot soutenait la guerre de son talent et de son influence. Il pensait avec Louvet et tous les girondins qu’elle convenait à la nation, parce qu’elle terminerait une dangereuse incertitude et dévoilerait les véritables intentions du roi. Ces hommes, jugeant du résultat d’après leur enthousiasme, ne pouvaient pas croire que la nation fût vaincue ; et ils pensaient que si, par la faute du roi, elle éprouvait quelque échec passager, elle serait aussitôt éclairée, et déposerait un chef infidèle. Comment se faisait-il que Robespierre et les autres jacobins ne voulussent pas d’une détermination qui devait amener un dénouement si prompt et si décisif ? C’est ce qu’on ne peut expliquer que par des conjectures. Le timide Robespierre s’effrayait-il de la guerre ? ou bien ne la combattait-il que parce que Brissot, son rival aux Jacobins, la soutenait, et parce que le jeune Louvet l’avait défendue avec talent ? Quoi qu’il en soit, il combattit pour la paix avec une extrême opiniâtreté. Ceux des cordeliers qui étaient en même temps jacobins, se rendirent à la délibération et soutinrent Robespierre. Ils semblaient craindre surtout que la guerre ne donnât trop d’avantages à Lafayette, et ne lui procurât bientôt la dictature militaire ; c’était là la crainte continuelle de Camille Desmoulins, qui ne cessait de se le figurer à la tête d’une armée victorieuse, écrasant, comme au Champ-de-Mars, jacobins et cordeliers. Louvet et les girondins supposaient un autre motif aux cordeliers, et croyaient qu’ils ne poursuivaient dans Lafayette que l’ennemi du duc d’Orléans, auquel on les disait secrètement unis.

Ce duc d’Orléans, qu’on voit reparaître encore dans les soupçons de ses ennemis, bien plus que dans la révolution, était alors presque éclipsé. On avait pu au commencement se servir de son nom, et lui-même avait pu fonder quelques espérances sur ceux auxquels il le prêtait, mais tout était bien changé depuis. Sentant lui-même combien il était déplacé dans le parti populaire, il avait essayé d’obtenir le pardon de la cour pendant les derniers temps de la constituante, et il avait été repoussé. Sous la législative, on le conserva au rang des amiraux, et il fit de nouvelles tentatives auprès du roi. Cette fois il fut admis auprès de lui, eut un entretien assez long, et ne fut pas mal accueilli. Il devait retourner au château ; il s’y rendit. Le couvert de la reine était mis, et tous les courtisans s’y trouvaient en grand nombre. À peine l’eut-on aperçu, que les mots les plus outrageans furent proférés. « Prenez garde aux plats, » s’écriait-on de toutes parts, comme si on avait redouté qu’il y jetât du poison. On le poussait, on lui marchait sur les pieds, et on l’obligea de se retirer. En descendant l’escalier, il reçût de nouveaux outrages, et sortit indigné, croyant que le roi et la reine lui avaient préparé cette scène humiliante. Cependant le roi et la reine furent désespérés de cette imprudence des courtisans, qu’ils ignoraient complètement. Ce prince dut être plus irrité que jamais, mais il n’en devint, certainement ni plus actif, ni plus habile chef de parti qu’auparavant. Ceux de ses amis qui occupaient les Jacobins et l’assemblée, durent faire sans doute un peu plus de bruit ; de là, on crut voir reparaître sa faction, et on pensa que ses prétentions et ses espérances renaissaient avec les dangers du trône.

Les girondins crurent que les cordeliers et les jacobins exagérés ne soutenaient la paix que pour priver Lafayette, rival du duc d’Orléans, des succès que la guerre pouvait lui valoir. Quoi qu’il en soit, la guerre, repoussée par les jacobins, mais soutenue par les girondins, dut l’emporter dans l’assemblée, où ceux-ci dominaient. L’assemblée commença par mettre d’abord en accusation, dès le 1er janvier, Monsieur, frère du roi, le comte d’Artois, le prince de Condé, Calonne, Mirabeau jeune et Laqueuille, comme prévenus d’hostilités contre la France. Un décret d’accusation n’étant point soumis à la sanction, on n’avait pas cette fois à redouter le veto. Le séquestre des biens des émigrés et la perception de leurs revenus au profit de l’état, ordonnés par le décret non sanctionné, furent prescrits de nouveau par un autre décret, auquel le roi ne mit aucune opposition. L’assemblée s’emparait des revenus à titre d’indemnités de guerre. Monsieur fut privé de la régence, en vertu de la décision précédemment rendue.

Le rapport sur le dernier office de l’empereur fut enfin présenté, le 14 janvier, à l’assemblée par Gensonné. Il fit remarquer que la France avait toujours prodigué ses trésors et ses soldats à l’Autriche, sans jamais en obtenir de retour ; que le traité d’alliance conclu en 1756 avait été violé par la déclaration de Pilnitz et les suivantes, dont l’objet était de susciter une coalition armée des souverains ; qu’il l’avait été encore par l’armement des émigrés, souffert et secondé même par les princes de l’empire. Gensonné soutint de plus que, quoique des ordres eussent été récemment donnés pour la dispersion des rassemblemens, ces ordres apparens n’avaient pas été exécutés ; que la cocarde blanche n’avait pas cessé d’être portée au-delà du Rhin, la cocarde nationale outragée, et les voyageurs français maltraités ; qu’en conséquence, il fallait demander à l’empereur une dernière explication sur le traité de 1756. L’impression et l’ajournement de ce rapport furent ordonnés.

Le même jour, Guadet monte à la tribune. « De tous les faits, dit-il, communiqués à l’assemblée, celui qui l’a le plus frappé, c’est le plan d’un congrès dont l’objet serait d’obtenir la modification de la constitution française, plan soupçonné depuis long-temps, et enfin dénoncé comme possible par les comités et les ministres. S’il est vrai, ajoute Guadet, que cette intrigue est conduite par des hommes qui croient y voir le moyen de sortir de la nullité politique dans laquelle ils viennent de descendre ; s’il est vrai que quelques-uns des agens du pouvoir exécutif secondent de toute la puissance de leurs relations cet abominable complot ; s’il est vrai qu’on veuille nous amener par les longueurs et le découragement à accepter cette honteuse médiation, l’assemblée nationale doit-elle fermer les yeux sur de pareils dangers ? Jurons, s’écrie l’orateur, de mourir tous ici, plutôt… » On ne le laisse pas achever ; toute l’assemblée se lève en criant : Oui, oui, nous le jurons ; et d’enthousiasme, on déclare infâme et traître à la patrie tout Français qui pourrait prendre part à un congrès dont l’objet serait de modifier la constitution. C’était contre les anciens constituans et le ministre Delessart que ce décret était dirigé. C’est surtout ce dernier qu’on accusait de traîner les négociations en longueur. Le 17, la discussion sur le rapport de Gensonné fut reprise, et il fut décrété que le roi ne traiterait plus qu’au nom de la nation française, et qu’il requerrait l’empereur de s’expliquer définitivement avant le 1er mars prochain. Le roi répondit que depuis plus de quinze jours il avait demandé des explications positives à Léopold.

Dans cet intervalle, on apprit que l’électeur de Trèves, effrayé de l’insistance du cabinet français, avait donné de nouveaux ordres pour la dispersion des rassemblemens, pour la vente des magasins formés dans ses états, pour la prohibition des recrutemens et des exercices militaires, et que ces ordres étaient en effet mis à exécution. Dans les dispositions où l’on était, une pareille nouvelle fut froidement accueillie. On ne voulut y voir que de vaines démonstrations sans résultat ; et on persista à demander la réponse définitive de Léopold.

Des divisions existaient dans le ministère, entre Bertrand de Molleville et Narbonne. Bertrand était jaloux de la popularité du ministre de la guerre, et blâmait ses condescendances pour l’assemblée. Narbonne se plaignait de la conduite de Bertrand de Molleville, de ses dispositions inconstitutionnelles, et voulait que le roi le fît sortir du ministère. Cahier de Gerville tenait la balance entre eux, mais sans succès. On prétendit que le parti constitutionnel voulait porter Narbonne à la dignité de premier ministre ; il paraît même que le roi fut trompé, qu’on l’effraya de la popularité et de l’ambition de Narbonne, qu’on lui montra en lui un jeune présomptueux qui voulait gouverner le cabinet. Les journaux furent instruits de ces divisions ; Brissot et la Gironde défendirent ardemment le ministre menacé de disgrâce, et attaquèrent vivement ses collègues et le roi. Une lettre écrite par les trois généraux du nord à Narbonne, et dans laquelle il lui exprimaient leurs craintes sur sa destitution qu’on disait imminente, fut publiée. Le roi le destitua aussitôt ; mais, pour combattre l’effet de cette destitution, il fit annoncer celle de Bertrand de Molleville. Cependant l’effet de la première n’en fut pas moins grand ; une agitation extraordinaire éclata aussitôt ; et l’assemblée voulut déclarer, d’après la formule employée autrefois pour Necker, que Narbonne emportait la confiance de la nation, et que le ministère entier l’avait perdue. On voulait cependant excepter de cette condamnation Cahier de Gerville, qui avait toujours combattu Bertrand de Molleville, et qui venait même d’avoir avec lui une dispute violente. Après bien des agitations, Brissot demanda à prouver que Delessart avait trahi la confiance de la nation. Ce ministre avait confié au comité diplomatique sa correspondance avec Kaunitz ; elle était sans dignité, elle donnait même à Kaunitz une idée peu favorable de l’état de la France, et semblait avoir autorisé la conduite et le langage de Léopold. Il faut savoir que Delessart, et son collègue Duport-Dutertre, étaient les deux ministres qui appartenaient plus particulièrement aux feuillans, et auxquels on en voulait le plus, parce qu’on les accusait de favoriser le projet d’un congrès.

Dans une des séances les plus orageuses de l’assemblée, l’infortuné Delessart fut accusé par Brissot d’avoir compromis la dignité de la nation, de n’avoir pas averti l’assemblée du concert des puissances et de la déclaration de Pilnitz ; d’avoir professé dans ses notes des doctrines inconstitutionnelles, d’avoir donné à Kaunitz une fausse idée de l’état de la France, d’avoir traîné la négociation en longueur et de l’avoir conduite d’une manière contraire aux intérêts de la patrie. Vergniaud se joignit à Brissot, et ajouta de nouveaux griefs à ceux qui étaient imputés à Delessart. Il lui reprocha d’avoir, lorsqu’il était ministre de l’intérieur, gardé trop long-temps en portefeuille le décret qui réunissait le Comtat à la France, et d’être ainsi la cause des massacres d’Avignon. Puis Vergniaud ajouta : « De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la constitution nous a donné ; je vois les fenêtres du palais où l’on trame la contre-révolution, où l’on combine les moyens de nous replonger dans l’esclavage… La terreur est souvent sortie, dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux ; qu’elle y rentre aujourd’hui au nom de la loi ; qu’elle y pénètre tous les cœurs ; que tous ceux qui l’habitent sachent que notre constitution n’accorde l’inviolabilité qu’au roi. »

Le décret d’accusation fut aussitôt mis aux voix et adopté ; Delessart fut envoyé à la haute cour nationale, établie à Orléans, et chargée, d’après la constitution, de juger les crimes d’état. Le roi le vit partir avec la plus grande peine. Il lui avait donné sa confiance et l’aimait beaucoup, à cause de ses vues modérées et pacifiques. Duport-Dutertre, ministre du parti constitutionnel, fut aussi menacé d’une accusation, mais il la prévint, demanda à se justifier, fut absous par l’ordre du jour, et immédiatement après donna sa démission. Cahier de Gerville la donna aussi, et de cette manière le roi se trouva privé du seul de ses ministres qui eût auprès de l’assemblée une réputation de patriotisme.

Séparé des ministres que les feuillans lui avaient donnés, et ne sachant sur qui s’appuyer au milieu de cet orage, Louis XVI, qui avait renvoyé Narbonne parce qu’il était trop populaire, songea à se lier à la Gironde, qui était républicaine. Il est vrai qu’elle ne l’était que par défiance du roi, qui pouvait, en se livrant à elle, réussir à se l’attacher ; mais il fallait qu’il se livrât sincèrement, et cette éternelle question de la bonne foi s’élevait encore ici comme dans toutes les occasions. Sans doute Louis XVI était sincère quand il se confiait à un parti, mais ce n’était pas sans humeur et sans regrets. Aussi, dès que ce parti lui imposait une condition difficile mais nécessaire, il la repoussait ; la défiance naissait aussitôt, l’aigreur s’ensuivait ; et bientôt une rupture était la suite de ces alliances malheureuses entre des cœurs que des intérêts trop opposés occupaient exclusivement. C’est ainsi que Louis XVI, après avoir admis auprès de lui le parti feuillant, avait repoussé par humeur Narbonne, qui en était le chef le plus prononcé, et se trouvait réduit, pour apaiser l’orage, à s’abandonner à la Gironde. L’exemple de l’Angleterre, où le roi prend souvent ses ministres dans l’opposition, fut un des motifs de Louis XVI. La cour conçut alors une espérance, car on s’en fait toujours une, même dans les plus tristes conjonctures ; elle se flatta que Louis XVI, en prenant des démagogues incapables et ridicules, perdrait de réputation le parti dans lequel il les aurait choisis. Cependant il n’en fut point ainsi, et le nouveau ministère ne fut pas tel que l’aurait désiré la méchanceté des courtisans.

Depuis plus d’un mois, Delessart et Narbonne avaient appelé un homme dont ils avaient cru les talens précieux, et l’avaient placé auprès d’eux pour s’en servir : c’était Dumouriez, qui tour à tour commandant en Normandie et dans la Vendée, avait montré partout une fermeté et une intelligence rares. Il s’était offert tantôt à la cour, tantôt à l’assemblée constituante, parce que tout parti lui était indifférent pourvu qu’il pût exercer son activité et ses talens extraordinaires. Dumouriez, rapetissé par le siècle, avait passé une partie de sa vie dans les intrigues diplomatiques. Avec sa bravoure, son génie militaire et politique, et ses cinquante ans, il n’était encore, à l’ouverture de la révolution, qu’un brillant aventurier. Cependant il avait conservé le feu et la hardiesse de la jeunesse. Dès qu’une guerre ou une révolution s’ouvrait, il faisait des plans, les adressait à tous les partis, prêt à agir pour tous, pourvu qu’il pût agir. Il s’était ainsi habitué à ne faire aucun cas de la nature d’une cause ; mais quoique trop dépourvu de conviction, il était généreux, sensible, et capable d’attachement, sinon pour les principes, du moins pour les personnes. Cependant avec son esprit si gracieux, si prompt, si vaste, son courage tour à tour calme ou impétueux, il était admirable pour servir, mais incapable de dominer. Il n’avait ni la dignité d’une conviction profonde, ni la fierté d’une volonté despotique, et il ne pouvait commander qu’à des soldats. Si avec son génie il avait eu les passions de Mirabeau, la volonté d’un Cromwell, ou seulement le dogmatisme d’un Robespierre, il eût dominé la révolution et la France.

Dumouriez, en arrivant près de Narbonne, forma tout de suite un vaste plan militaire. Il voulait à la fois la guerre offensive et défensive. Partout où la France s’étendait jusqu’à ses limites naturelles, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer, il voulait qu’on se bornât à la défensive. Mais dans les Pays-Bas, où notre territoire n’allait pas jusqu’au Rhin, dans la Savoie, où il n’allait pas jusqu’aux Alpes, il voulait qu’on attaquât sur-le-champ, et qu’arrivé aux limites naturelles on reprît la défensive. C’était concilier à la fois nos intérêts et les principes ; c’était profiter d’une guerre qu’on n’avait pas provoquée, pour en revenir, en fait de limites, aux véritables lois de la nature. Il proposa en outre la formation d’une quatrième armée, destinée à occuper le midi, et en demanda le commandement qui lui fut promis.

Dumouriez s’était concilié Gensonné, l’un des commissaires civils envoyés dans la Vendée par l’assemblée constituante, député depuis à la législative, et l’un des membres les plus influens de la Gironde. Ayant remarqué aussi que les jacobins étaient la puissance dominatrice, il s’était présenté dans leur club, y avait lu divers mémoires fort applaudis, et n’en avait pas moins continué sa vieille amitié avec Delaporte, intendant de la liste civile et ami dévoué de Louis XVI. Tenant ainsi aux diverses puissances qui allaient s’allier, Dumouriez ne pouvait manquer de l’emporter et d’être appelé au ministère. Louis XVI lui fit offrir le portefeuille des affaires étrangères, rendu vacant par le décret d’accusation contre Delessart ; mais, encore attaché au ministre accusé, le roi ne l’offrit que par intérim. Dumouriez, se sentant fortement appuyé, et ne voulant pas paraître garder la place pour un ministre feuillant, refusa le portefeuille avec cette condition, et l’obtint sans intérim. Il ne trouva au ministère que Cahier de Gerville et Degraves. Cahier de Gerville, quoique ayant donné sa démission, n’avait pas encore quitté les affaires. Degraves avait remplacé Narbonne ; il était jeune, facile et inexpérimenté ; Dumouriez sut s’en emparer, et il eut ainsi dans sa main les relations extérieures et l’administration militaire, c’est-à-dire les causes et l’organisation de la guerre. Il ne fallait pas moins à ce génie si entreprenant. À peine arrivé au ministère, Dumouriez se coiffa chez les jacobins du bonnet ronge, parure nouvelle empruntée aux Phrygiens, et devenue l’emblème de la liberté. Il leur promit de gouverner pour eux et par eux. Présenté à Louis XVI, il le rassura sur sa conduite aux jacobins ; il détruisit les préventions que cette conduite lui avait inspirées ; il eut l’art de le toucher par des témoignages de dévouement, et de dissiper sa sombre tristesse à force d’esprit. Il lui persuada qu’il ne recherchait la popularité qu’au profit du trône, et pour son raffermissement. Cependant malgré toute sa déférence, il eut soin de faire sentir au prince que la constitution était inévitable, et tâcha de le consoler en cherchant à lui prouver qu’un roi pouvait encore être très puissant avec elle. Ses premières dépêches aux puissances, pleines de raison et de fermeté, changèrent la nature des négociations, donnèrent à la France une attitude toute nouvelle, mais rendirent la guerre imminente. Il était naturel que Dumouriez désirât la guerre, puisqu’il en avait le génie, et qu’il avait médité trente-six ans sur ce grand art ; mais il faut convenir aussi que la conduite du cabinet de Vienne et l’irritation de l’assemblée l’avaient rendue inévitable.

Dumouriez, par sa conduite aux jacobins, par ses alliances connues avec la Gironde, devait, même sans haine contre les feuillans, se brouiller avec eux ; d’ailleurs il les déplaçait. Aussi fut-il dans une constante opposition avec tous les chefs de ce parti. Bravant du reste les railleries et les dédains qu’ils dirigeaient contre les jacobins et l’assemblée, il se décida à poursuivre sa carrière avec son assurance accoutumée.

Il fallait compléter le cabinet. Pétion, Gensonné et Brissot étaient consultés sur le choix à faire. On ne pouvait, d’après la loi, prendre les ministres dans l’assemblée actuelle, ni dans la précédente ; les choix se trouvaient donc extrêmement bornés. Dumouriez proposa, pour la marine, un ancien employé de ce ministère, Lacoste, travailleur expérimenté, patriote opiniâtre, qui cependant s’attacha au roi, en fut aimé, et resta auprès de lui plus long-temps que tous les autres. On voulait donner le ministère de la justice à ce jeune Louvet qui s’était récemment distingué aux Jacobins, et qui avait obtenu la faveur de la Gironde depuis qu’il avait si bien soutenu l’opinion de Brissot en faveur de la guerre ; l’envieux Robespierre le fit dénoncer aussitôt. Louvet se justifia avec succès, mais on ne voulut pas d’un homme dont la popularité était contestée, et on fit venir Duranthon, avocat de Bordeaux, homme éclairé, droit, mais trop faible. Il restait à donner le ministère des finances et de l’intérieur. La Gironde proposa encore Clavière, connu par des écrits estimés sur les finances. Clavière avait beaucoup d’idées, toute l’opiniâtreté de la méditation, et une grande ardeur au travail. Le ministre placé à l’intérieur fut Roland, autrefois inspecteur des manufactures, connu par de bons écrits sur l’industrie et les arts mécaniques. Cet homme, avec des mœurs austères, des doctrines inflexibles, et un aspect froid et dur, cédait, sans s’en douter, à l’ascendant supérieur de sa femme. Madame Roland était jeune et belle. Nourrie, au fond de la retraite, d’idées philosophiques et républicaines, elle avait conçu des pensées supérieures à son sexe, et s’était fait, des principes qui régnaient alors, une religion sévère. Vivant dans une amitié intime avec son époux, elle lui prêtait sa plume, lui communiquait une partie de sa vivacité, et soufflait son enthousiasme non-seulement à son mari, mais à tous les girondins, qui, passionnés pour la liberté et la philosophie, adoraient en elle la beauté, l’esprit et leurs propres opinions.

Le nouveau ministère réunissait d’assez grandes qualités pour prospérer ; mais il fallait qu’il ne déplût pas trop à Louis XVI, et qu’il maintînt son alliance avec la Gironde. Il pouvait alors suffire à sa tâche ; mais il était à craindre que tout ne fût perdu le jour où à l’incompatibilité naturelle des partis viendraient se joindre quelques fautes des hommes, et c’est ce qui ne pouvait manquer d’arriver bientôt. Louis XVI, frappé de l’activité de ses ministres, de leurs bonnes intentions, et de leur talent pour les affaires, fut charmé un instant ; leurs réformes économiques surtout lui plaisaient ; car il avait toujours aimé ce genre de bien, qui n’exigeait aucun sacrifice de pouvoir ni de principes. S’il avait pu être rassuré toujours comme il le fut d’abord, et se séparer des gens de cour, il eût supporté facilement la constitution. Il le répéta avec sincérité aux ministres, et parvint à convaincre les deux plus difficiles, Roland et Clavière. La persuasion fut entière de part et d’autre. La Gironde, qui n’était républicaine que par méfiance du roi, cessa de l’être alors, et Vergniaud, Gensonné, Guadet, entrèrent en correspondance avec Louis XVI, ce qui plus tard fut contre eux un chef d’accusation. L’inflexible épouse de Roland était seule en doute, et retenait ses amis trop faciles, suivant elle, à se livrer. La raison de ces défiances est naturelle : elle ne voyait pas le roi. Les ministres au contraire l’entretenaient tous les jours, et d’honnêtes gens qui se rapprochent sont bientôt rassurés ; mais cette confiance ne pouvait durer, parce que des questions inévitables allaient faire ressortir toute la différence de leurs opinions.

La cour cherchait à répandre du ridicule sur la simplicité un peu républicaine du nouveau ministère, et sur la rudesse sauvage de Roland, qui se présentait au château sans boucles aux souliers. Dumouriez rendait les sarcasmes, et mêlant la gaieté au travail le plus assidu, plaisait au roi, le charmait par son esprit, et peut-être aussi lui convenait mieux que les autres par la flexibilité de ses opinions. La reine s’apercevant que, de tous ses collègues, il était le plus puissant sur l’esprit du monarque, voulut le voir. Il nous a conservé dans ses mémoires cet entretien singulier qui peint les agitations de cette princesse infortunée, digne d’un autre règne, d’autres amis, et d’un autre sort.

« Introduit, dit-il, dans la chambre de la reine, il la trouva seule, très rouge, se promenant à grands pas, avec une agitation qui présageait une explication très vive. Il alla se poster au coin de la cheminée, douloureusement affecté du sort de cette princesse et des sensations terribles qu’elle éprouvait. Elle vint à lui d’un air majestueux et irrité, et lui dit : Monsieur, vous êtes tout-puissant en ce moment, mais c’est par la faveur du peuple, qui brise bien vite ses idoles. Votre existence dépend de votre conduite. On dit que vous avez beaucoup de talens. Vous devez juger que ni le roi ni moi, ne pouvons souffrir toutes ces nouveautés ni la constitution. Je vous le déclare franchement ; prenez votre parti.

« Il lui répondit : Madame, je suis désolé de la pénible confidence que vient de me faire votre majesté. Je ne la trahirai pas : mais je suis entre le roi et la nation, et j’appartiens à ma patrie. Permettez-moi de vous représenter que le salut du roi, le vôtre, celui de vos augustes enfans, est attaché à la constitution, ainsi que le rétablissement de son autorité légitime. Je vous servirais mal et lui aussi, si je vous parlais différemment. Vous êtes tous les deux entourés d’ennemis qui vous sacrifient à leur propre intérêt. La constitution, si une fois elle est en vigueur, bien loin de faire le malheur du roi, fera sa félicité et sa gloire ; il faut qu’il concoure à ce qu’elle s’établisse solidement et promptement. – L’infortunée reine, choquée de ce que Dumouriez heurtait ses idées, lui dit en haussant la voix, avec colère : Cela ne durera pas ; prenez garde à vous.

« Dumouriez répondit avec une fermeté modeste : Madame, j’ai plus de cinquante ans, ma vie a été traversée de bien des périls ; et en prenant le ministère, j’ai bien réfléchi que la responsabilité n’est pas le plus grand de mes dangers. – Il ne manquait plus, s’écria-t-elle avec douleur, que de me calomnier. Vous semblez croire que je suis capable de vous faire assassiner. Et des larmes coulèrent de ses yeux.

« Agité autant qu’elle-même : Dieu me préserve, dit-il, de vous faire une aussi cruelle injure ! Le caractère de votre majesté est grand et noble ; elle en a donné des preuves héroïques que j’ai admirées, et qui m’ont attaché à elle. Dans le moment elle fut calmée, et s’approcha de lui. Il continua Croyez-moi, Madame, je n’ai aucun intérêt à vous tromper ; j’abhorre autant que vous l’anarchie et les crimes. Croyez-moi, j’ai de l’expérience. Je suis mieux placé que votre majesté pour juger des évènemens. Ceci n’est pas un mouvement populaire momentané, comme vous semblez le croire. C’est l’insurrection presque unanime d’une grande nation contre les abus invétérés. De grandes factions attisent cet incendie ; il y a dans toutes des scélérats et des fous. Je n’envisage dans la révolution que le roi et la nation entière ; tout ce qui tend à les séparer conduit à leur ruine mutuelle ; je travaille autant que je peux à les réunir, c’est à vous à m’aider. Si je suis un obstacle à vos desseins, si vous y persistez, dites-le-moi ; je porte sur-le~champ ma démission au roi, et je vais gémir dans un coin sur le sort de ma patrie et sur le votre.

« La fin de cette conversation établit entièrement la confiance de la reine. Ils parcoururent ensemble les diverses factions ; il lui cita des fautes et des crimes de toutes ; il lui prouva qu’elle était trahie dans son intérieur ; il lui cita des propos tenus dans sa confidence la plus intime ; cette princesse lui parut à la fin entièrement convaincue, et elle le congédia avec un air serein et affable. Elle était de bonne foi, mais ses entours, et les horribles excès des feuilles de Marat et des jacobins la replongèrent bien tôt dans ses funestes résolutions.

« Un autre jour elle lui dit devant le roi : Vous me voyez désolée ; je n’ose pas me mettre à la fenêtre du côté du jardin. Hier au soir, pour prendre l’air, je me suis montrée à la fenêtre de la cour : un canonnier de garde m’a apostrophée d’une injure grossière, en ajoutant : Que j’aurais de plaisir à voir ta tête au bout de ma baïonnette ! Dans cet affreux jardin, d’un côté on voit un homme monté sur une chaise, lisant à haute voix des horreurs contre nous ; d’un autre, c’est un militaire ou un abbé qu’on traîne dans un bassin, en l’accablant d’injures et de coups ; pendant ce temps-là d’autres jouent au ballon, ou se promènent tranquillement. Quel séjour ! quel peuple ! » (Mém. de Dumouriez, livre III, chapitre VI .)

Ainsi, par une espèce de fatalité, les intentions supposées du château excitaient la défiance et la fureur du peuple, et les hurlemens du peuple augmentaient les douleurs et les imprudences du château. Ainsi le désespoir régnait au dehors et au dedans. Mais pourquoi, se demande-t-on, une franche explication ne terminait-elle pas tant de maux ? Pourquoi le château ne comprenait-il pas les craintes du peuple ? Pourquoi le peuple ne comprenait-il pas les douleurs du château ? Mais pourquoi les hommes sont-ils hommes ?… À cette dernière question, il faut s’arrêter, se soumettre, se résigner à la nature humaine, et poursuivre ces tristes récits.

Léopold II était mort ; les dispositions pacifiques de ce prince étaient à regretter pour la tranquillité de l’Europe, et on ne pouvait pas espérer la même modération de son successeur et neveu, le roi de Bohême et de Hongrie. Gustave, le roi de Suède, venait d’être assassiné au milieu d’une fête. Les ennemis des jacobins leur attribuaient cet assassinat ; mais il était bien prouvé qu’il fut le crime de la noblesse humiliée par Gustave dans la dernière révolution de Suède. Ainsi, la noblesse, qui accusait en France les fureurs révolutionnaires du peuple, donnait dans le nord un exemple de ce qu’elle avait jadis été elle-même, et de ce qu’elle était encore dans les pays où la civilisation était moins avancée. Quel exemple pour Louis XVI, et quelle leçon, si dans le moment il avait pu la comprendre ! La mort de Gustave fit échouer l’entreprise qu’il avait méditée contre la France, entreprise à laquelle Catherine devait fournir des soldats, et l’Espagne des subsides. Il est douteux cependant que la perfide Catherine eût fait ce qu’elle avait promis, et la mort de Gustave, dont on s’exagéra les conséquences, fut en réalité un événement peu important.

Delessart avait été mis en accusation pour la faiblesse de ses dépêches ; il n’était ni dans les goûts ni dans les intérêts de Dumouriez de traiter faiblement avec les puissances. Les dernières dépêches avaient paru satisfaire Louis XVI, par leur convenance et leur fermeté. M. de Noailles, ambassadeur à Vienne, et serviteur peu sincère, envoya sa démission à Dumouriez, en disant qu’il n’espérait pas faire écouter au chef de l’empire le langage qu’on venait de lui dicter. Dumouriez se hâta d’en prévenir l’assemblée, qui, indignée de cette démission, mit aussitôt M. de Noailles en accusation. Un autre ambassadeur fut envoyé sur-le-champ avec de nouvelles dépêches. Deux jours après, Noailles revint sur sa démission, et, envoya la réponse catégorique qu’il avait exigée de la cour de Vienne. Cette note de M. de Cobentzel est, entre toutes les fautes des puissances, une des plus impolitiques qu’elles aient commises. M. de Cobentzel exigeait, au nom de sa cour, le rétablissement de la monarchie française, sur les bases fixées par la déclaration royale du 23 juin 1789. C’était imposer le rétablissement des trois ordres, la restitution des biens du clergé, et celle du Comtat-Venaissin au pape. Le ministre autrichien demandait en outre la restitution aux princes de l’empire des terres d’Alsace, avec tous leurs droits féodaux. Il fallait ne connaître la France que par les passions de Coblentz, pour proposer des conditions pareilles. C’était exiger à la fois la destruction d’une constitution jurée par le roi et la nation, la révocation d’une grande détermination à l’égard d’Avignon, et enfin la banqueroute par la restitution des biens du clergé déjà vendus. D’ailleurs de quel droit réclamer une pareille soumission ? De quel droit intervenir dans nos affaires ? Quelle plainte avait-on à élever pour les princes d’Alsace, puisque leurs terres étaient enclavées dans la souveraineté française, et devaient en subir la loi ?

Le premier mouvement du roi et de Dumouriez fut de courir à l’assemblée pour l’informer de cette note. L’assemblée fut indignée et devait l’être ; il y eut un cri de guerre général. Ce que Dumouriez ne dit pas à l’assemblée, c’est que l’Autriche, qu’il avait menacée d’une nouvelle révolution à Liège, avait envoyé un agent pour traiter de cet objet avec lui ; que le langage de cet agent était tout différent de celui du ministère autrichien, et que bien évidemment la dernière note était l’effet d’une résolution soudaine et suggérée. L’assemblée leva le décret d’accusation porté contre Noailles, et exigea un prompt rapport. Le roi ne pouvait plus reculer ; cette guerre fatale allait être enfin déclarée, et dans aucun cas elle ne favorisait ses intérêts. Vainqueurs, les Français en devenaient plus exigeans et plus inexorables sur l’observation de la loi nouvelle ; vaincus, ils allaient s’en prendre au gouvernement, et l’accuser d’avoir mal soutenu la guerre. Louis XVI sentait parfaitement ce double péril, et cette résolution fut une de celles qui lui coûtèrent le plus. Dumouriez rédigea son rapport avec sa célérité ordinaire, et le porta au roi qui le garda trois jours. Il s’agissait de savoir si le roi, réduit à prendre l’initiative auprès de l’assemblée, l’engagerait à déclarer la guerre, ou bien s’il se contenterait de la consulter à cet égard, en lui annonçant que, d’après les injonctions faites, la France se trouvait en état de guerre. Les ministres Roland et Clavière opinaient pour le premier avis. Les orateurs de la Gironde le soutenaient également, et voulaient dicter le discours du trône. Il répugnait à Louis XVI de déclarer la guerre, et il aimait mieux déclarer l’état de guerre. La différence était peu importante, cependant elle était préférable à son cœur. On pouvait avoir une telle condescendance pour sa situation. Dumouriez, plus facile, n’écouta aucun des ministres ; et, soutenu par Degraves, Lacoste et Duranthon, fit adopter l’avis du roi. Ce fut là son premier différend avec la Gironde. Le roi composa lui-même son discours et se rendit en personne à l’assemblée, le 20 avril, suivi de tous ses ministres. Une affluence considérable de spectateurs ajoutait à l’effet de cette séance qui allait décider du sort de la France et de l’Europe. Les traits du roi étaient altérés, et annonçaient une préoccupation profonde. Dumouriez lut un rapport détaillé des négociations de la France avec l’empire ; il démontra que le traité de 1756 était rompu par le fait, et que, d’après le dernier ultimatum, la France se trouvait en état de guerre. Il ajouta que le roi, pour consulter l’assemblée, n’ayant d’autre moyen légal que la proposition formelle de guerre, il se résignait à la consulter par cette voie. Louis XVI alors prit la parole avec dignité, mais avec une voix altérée. – « Messieurs, dit-il, vous venez d’entendre le résultat des négociations que j’ai suivies avec la cour de Vienne. Les conclusions du rapport ont été l’avis unanime de mon conseil : je les ai adoptées moi-même. Elles sont conformes au vœu que m’a manifesté plusieurs fois l’assemblée nationale, et aux sentimens que m’ont témoignés un grand nombre de citoyens des différentes parties du royaume ; tous préfèrent la guerre à voir plus long-temps la dignité du peuple français outragée et la sûreté nationale menacée.

« J’avais dû préalablement épuiser tous les moyens de maintenir la paix. Je viens aujourd’hui, aux termes de la constitution, proposer à l’assemblée nationale la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohème. »

Le meilleur accueil fut fait à cette proposition ; des cris de vive le roi retentirent de toutes parts. L’assemblée répondit à Louis XVI qu’elle allait délibérer, et qu’il serait instruit par un message du résultat de la délibération. La discussion la plus orageuse commença alors et se prolongea bien avant dans la nuit. Les raisons déjà données pour et contre furent répétées ici ; enfin le décret fut rendu, et la guerre résolue à une grande majorité.

« Considérant, disait l’assemblée, que la cour de Vienne, au mépris des traités, n’a cessé d’accorder une protection ouverte aux Français rebelles ; qu’elle a provoqué et formé un concert avec plusieurs puissances de l’Europe, contre l’indépendance et la sûreté de la nation française ;

« Que François Ier, roi de Hongrie et de Bohême, a, par ses notes des 18 mars et 7 avril derniers, refusé de renoncer à ce concert ;

« Que, malgré la proposition qui lui a été faite par la note du 11 mars 1792, de réduire de part et d’autre à l’état de paix les troupes sur les frontières, il a continué et augmenté ses préparatifs hostiles ;

« Qu’il a formellement attenté à la souveraineté de la nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentions des princes allemands possessionnés en France, auxquels la nation française n’a cessé d’offrir des indemnités ;

« Qu’il a cherché à diviser les citoyens français, et à les armer les uns contre les autres, en offrant aux mécontens un appui dans le concert des puissances ;

« Considérant enfin que le refus de répondre aux dernières dépêches du roi des Français ne laisse plus d’espoir d’obtenir, par la voie d’une négociation amicale, le redressement de ces différens griefs, et équivaut à une déclaration de guerre, etc., l’assemblée déclare qu’il y a urgence. »

Il faut en convenir, cette guerre cruelle, qui a si long-temps déchiré l’Europe, n’a pas été provoquée par la France, mais par les puissances étrangères. La France, en la déclarant, n’a fait que reconnaître par un décret l’état où on l’avait placée. Condorcet fut chargé de faire un exposé des motifs de la nation. L’histoire doit recueillir ce morceau, précieux modèle de raison et de mesure.

La nouvelle de guerre causa une joie générale. Les patriotes y voyaient la fin des craintes que leur causaient l’émigration et la conduite incertaine du roi ; les modérés, effrayés surtout du danger des divisions, espéraient que le péril commun y mettrait fin, et que les champs de bataille absorberaient tous ces hommes turbulens enfantés par la révolution. Quelques feuillans seulement, très disposés à trouver des torts à l’assemblée, lui reprochaient d’avoir violé la constitution, d’après laquelle la France ne devait jamais être en état d’agression. Mais il est trop évident ici que la France n’attaquait pas. Ainsi, à part le roi et quelques mécontens, la guerre était le vœu général.

Lafayette se prépara à servir bravement son pays, dans cette carrière nouvelle. C’était lui qui se trouvait particulièrement chargé de l’exécution du plan conçu par Dumouriez, et ordonné en apparence par Degraves. Dumouriez s’était flatté avec raison, et avait fait espérer à tous les patriotes, que l’invasion de la Belgique serait très facile. Ce pays, récemment agité par une révolution que l’Autriche avait comprimée, devait être disposé à se soulever à la première apparition des Français ; et alors devait se réaliser ce mot de l’assemblée aux souverains : Si vous nous envoyez la guerre, nous vous enverrons la liberté. C’était d’ailleurs l’exécution du plan conçu par Dumouriez, qui consistait à s’étendre jusqu’aux frontières naturelles. Rochambeau commandait l’armée le plus à portée d’agir, mais il ne pouvait être chargé de cette opération, à cause de ses dispositions chagrines et maladives, et surtout parce qu’il était moins capable que Lafayette d’une invasion moitié militaire, moitié populaire. On aurait voulu que Lafayette eût le commandement général, mais Dumouriez s’y refusa, sans doute par malveillance. Il allégua pour raison qu’on ne pouvait, en la présence d’un maréchal, donner le commandement en chef de cette expédition à un simple général. Il dit en outre, et cette raison était moins mauvaise, que Lafayette était suspect aux jacobins et à l’assemblée. Il est certain que jeune, actif, et le seul de tous les généraux qui fût aimé par son armée, Lafayette effrayait les imaginations exaltées, et donnait lieu par son influence aux calomnies des malveillans. Quoi qu’il en soit, il s’offrit de bonne grâce pour exécuter le plan du ministre diplomate et militaire à la fois ; il demanda cinquante mille hommes avec lesquels il proposa de se porter par Namur et la Meuse jusqu’à Liège, d’où il devait être maître des Pays-Bas. Ce plan fort bien entendu fut approuvé par Dumouriez ; la guerre en effet n’était déclarée que depuis quelques jours, l’Autriche n’avait pas eu le temps de couvrir ses possessions de la Belgique, et le succès semblait assuré. En conséquence Lafayette eut l’ordre de se porter d’abord avec dix mille hommes de Givet sur Namur, et de Namur sur Liège ou Bruxelles ; il devait être immédiatement suivi de toute son armée. Tandis qu’il exécutait ce mouvement, le lieutenant-général Biron devait partir pour Valenciennes, avec dix mille hommes, et se diriger sur Mons. Un autre officier avait ordre de marcher sur Tournay et de l’occuper soudainement. Ces mouvemens, opérés par des officiers de Rochambeau, n’avaient d’autre but que de soutenir et masquer la véritable attaque confiée à Lafayette.

L’exécution du plan fut fixée du 20 avril au 2 mai. Biron se mit en marche, sortit de Valenciennes, s’empara de Quiévrain, et trouva quelques détachemens ennemis près de Mons. Tout à coup deux régimens de dragons, sans même avoir l’ennemi en tête, s’écrient : Nous sommes trahis ! ils prennent la fuite, et entraînent toute l’armée après eux. En vain les officiers veulent les arrêter ; ils menacent de les fusiller, et continuent de fuir. Le camp est livré, et tous les effets militaires sont enlevés par les impériaux. Tandis que cet événement se passait à Mons, Théobald Dillon, d’après le plan convenu, sort de Lille avec deux mille hommes d’infanterie et mille chevaux. À l’heure même où le désastre de Biron avait lieu, la cavalerie, à l’aspect de quelques troupes autrichiennes, se replie en criant qu’elle est trahie ; elle entraîne l’infanterie, et le bagage est encore abandonné aux ennemis. Théobald Dillon, un officier du génie nommé Berthois, sont massacrés par les soldats et par le peuple de Lille, qui les accusent de trahison. Pendant ce temps Lafayette, averti trop tard, était parvenu de Metz à Givet après des peines inouïes et par des chemins presque impraticables. Il ne devait qu’à l’ardeur de ses troupes d’avoir franchi en si peu de temps l’espace considérable qu’il avait à parcourir. Apprenant là le désastre des officiers de Rochambeau, il crut devoir s’arrêter. Ces fâcheux évènemens eurent lieu dans les derniers jours d’avril 1792.

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