Division dans le ministère girondin. – Le prétendu comité autrichien. – Décret pour la formation d’un camp de 20,000 hommes près Paris. – Lettre de Roland au roi. – Renvoi des ministres girondins ; démission de Dumouriez. – Formation d’un ministère feuillant. – Projets du parti constitutionnel ; lettre de Lafayette à l’assemblée. – Situation du parti populaire et de ses chefs ; plans des députés méridionaux ; rôle de Pétion dans les évènemens de juin. – Journée du 20 juin 1792 ; insurrection des faubourgs ; scènes dans les appartemens des Tuileries.
La nouvelle de la malheureuse issue des combats de Quiévrain et de Tournay, et du massacre du général Dillon, causa une agitation générale. Il était naturel de supposer que ces deux évènemens avaient été concertés, à en juger par leur concours et leur simultanéité. Tous les partis s’accusèrent. Les jacobins et les patriotes exaltés soutinrent qu’on avait voulu trahir la cause de la liberté. Dumouriez, n’accusant pas Lafayette, mais suspectant les feuillans, crut qu’on avait voulu faire échouer son plan pour le dépopulariser. Lafayette se plaignit, mais moins amèrement que son parti, de ce qu’on l’avait averti fort tard de se mettre en marche, et de ce qu’on ne lui avait pas fourni tous les moyens nécessaires pour arriver. Les feuillans répandirent en outre, que Dumouriez avait voulu perdre Rochambeau et Lafayette, en leur traçant un plan sans leur donner les moyens de l’exécuter. Une intention pareille n’était pas supposable, car Dumouriez, en faisant ainsi des plans de campagne, et en s’écartant à ce point de son rôle de ministre des relations extérieures, s’exposait gravement s’il ne réussissait pas. D’ailleurs le projet de donner la Belgique à la France et à la liberté, faisait partie d’un plan qu’il méditait depuis long-temps : comment supposer qu’il voulût en faire manquer le succès ? il était évident que ni les généraux, ni les ministres, n’avaient pu mettre ici de la mauvaise volonté, parce qu’ils étaient tous intéressés à réussir. Mais les partis mettent toujours les hommes à la place des circonstances, afin de pouvoir s’en prendre à quelqu’un des maux qui leur arrivent.
Degraves, effrayé du tumulte excité par ces derniers évènemens militaires, voulut se démettre d’une charge qui lui pesait depuis long-temps, et Dumouriez eut le tort de ne vouloir pas la subir. Louis XVI, toujours sous l’empire de la Gironde, donna ce ministère à Servan, ancien militaire, connu par ses opinions patriotiques. Ce choix donna de nouvelles forces à la Gironde, qui se trouva presque en majorité dans le conseil, ayant Servan, Clavière et Roland à sa disposition. Dès cet instant la désunion commença d’éclater entre les ministres. La Gironde devenait de jour en jour plus méfiante, et par conséquent plus exigeante en témoignages de bonne foi de la part de Louis XVI. Dumouriez, que les opinions asservissaient peu, et que la confiance de Louis XVI avait touché, se rangeait toujours de son côté ; et Lacoste, qui s’était fortement attaché au prince, faisait de même. Duranthon restait neutre, et n’avait de préférence marquée que pour les partis les plus faibles. Servan, Clavière et Roland étaient inflexibles ; tout pleins des craintes de leurs amis, ils se montraient tous les jours plus difficiles et plus inexorables au conseil. Une dernière circonstance acheva de brouiller Dumouriez avec les principaux membres de la Gironde. Il avait demandé, en entrant au ministère des affaires étrangères, six millions pour dépenses secrètes, et dont il ne serait pas tenu de rendre compte. Les feuillans s’y étaient opposés, mais la Gironde avait fait triompher sa demande, et les six millions furent accordés. Pétion ayant demandé des fonds pour la police de Paris, Dumouriez lui avait alloué trente mille francs par mois ; mais, cessant d’être girondin, il ne consentit à les payer qu’une fois. D’autre part, on apprit ou on soupçonna qu’il venait de consacrer cent mille francs à ses plaisirs. Roland, chez lequel se réunissait la Gironde, en fut indigné avec tous les siens. Les ministres dînaient alternativement les uns chez les autres, pour s’entretenir des affaires publiques. Lorsqu’ils se réunissaient chez Roland, c’était en présence de sa femme et de tous ses amis ; et on peut dire que le conseil était alors tenu par la Gironde elle-même. Ce fut dans une de ces réunions qu’on fit des remontrances à Dumouriez sur la nature de ses dépenses secrètes. D’abord il répondit avec esprit et légèreté, prit de l’humeur ensuite, et se brouilla décidément avec Roland et les Girondins. Il ne reparut plus aux réunions accoutumées, et il en donna pour motif qu’il ne voulait traiter des affaires publiques, ni devant une femme, ni devant les amis de Roland. Cependant il retourna quelquefois encore chez celui-ci, mais sans s’entretenir d’affaires, ou du moins très peu. Une autre discussion acheva de le détacher des Girondins. Guadet, le plus pétulant de son parti, fit lecture d’une lettre par laquelle il voulait que les ministres engageassent le roi à prendre pour directeur un prêtre assermenté. Dumouriez soutint que les ministres ne pouvaient intervenir dans les pratiques religieuses du roi. Il fut approuvé, il est vrai, par Vergniaud et Gensonné ; mais la querelle n’en fut pas moins vive, et la rupture devint définitive.
Les journaux commencèrent l’attaque contre Dumouriez. Les feuillans, qui déjà étaient conjurés contre lui, se virent alors aidés par les jacobins et les girondins. Dumouriez, attaqué de toutes parts, tint ferme contre l’orage, et fit sévir contre quelques journalistes.
Déjà on avait lancé un décret d’accusation contre Marat, auteur de l’Ami du peuple, ouvrage effrayant où il demandait ouvertement le meurtre, et couvrait des plus audacieuses injures la famille royale et tous les hommes qui étaient suspects à son imagination délirante. Pour balancer l’effet de cette mesure, on mit en accusation Royou, rédacteur de l’Ami du roi, et qui poursuivait les républicains avec la même violence que Marat déployait contre les royalistes.
Depuis long-temps il était partout question d’un comité autrichien ; les patriotes en parlaient à la ville, comme à la cour on parlait de la faction d’Orléans. On attribuait à ce comité une influence secrète et désastreuse, qui s’exerçait par l’intermédiaire de la reine. Si durant la constituante il avait existé quelque chose qui ressemblait à un comité autrichien, rien de pareil ne se passait sous la législative. Alors un grand personnage placé dans les Pays-Bas communiquait à la reine, et au nom de sa famille, des avis assez sages, auxquels l’intermédiaire français ajoutait encore de la prudence par ses commentaires. Mais sous la législative ces communications particulières n’existaient plus ; la famille de la reine avait continué sa correspondance avec elle, mais on ne cessait de lui conseiller la patience et la résignation. Seulement Bertrand de Molleville et Montmorin se rendaient encore au château depuis leur sortie du ministère. C’est sur eux que se dirigeaient tous les soupçons, et ils étaient en effet les agens de toutes les commissions secrètes. Ils furent publiquement accusés par le journaliste Carra. Résolus de le poursuivre comme calomniateur, ils le sommèrent de produire les pièces à l’appui de sa dénonciation. Le journaliste se replia sur trois députés, et nomma Chabot, Merlin et Bazire, comme auteurs des renseignemens qu’il avait publiés. Le juge de paix Larivière, qui, se dévouant à la cause du roi, poursuivait cette affaire avec beaucoup de courage, eut la hardiesse de lancer un mandat d’amener contre les trois députés désignés. L’assemblée, offensée qu’on osât porter atteinte à l’inviolabilité de ses membres, répondit au juge de paix par un décret d’accusation, et envoya l’infortuné Larivière à Orléans.
Cette tentative malheureuse ne fit qu’augmenter l’agitation générale, et la haine qui régnait contre la cour. La Gironde ne se regardait plus comme maîtresse de Louis XVI depuis que Dumouriez s’en était emparé, et elle était revenue à son rôle de violente opposition.
La nouvelle garde constitutionnelle du roi avait été récemment formée. On aurait dû, d’après la loi, composer aussi la maison civile ; mais la noblesse n’y voulait pas entrer, pour ne pas reconnaître la constitution, en occupant les emplois créés par elle. On ne voulait pas d’autre part la composer d’hommes nouveaux, et on y renonça. « Comment voulez-vous, Madame, écrivait Barnave à la reine, parvenir à donner le moindre doute à ces gens-ci sur vos sentimens ? Lorsqu’ils vous décrètent une maison militaire et une maison civile, semblable au jeune Achille parmi les filles de Lycomède, vous saisissez avec empressement le sabre pour dédaigner de simples ornemens. » Les ministres et Bertrand lui-même insistèrent de leur côté dans le même sens que Barnave ; mais ils ne purent réussir ; et la composition de la maison civile fut abandonnée.
La maison militaire, formée sur un plan proposé par Delessart, avait été composée d’un tiers de troupes de ligne, et de deux tiers de jeunes citoyens, choisis dans les gardes nationales. Cette composition devait paraître rassurante. Mais les officiers et les soldats de ligne avaient été choisis de manière à alarmer les patriotes. Coalisés contre les jeunes gens pris dans les gardes nationales, ils les abreuvaient de dégoûts, et même les forçaient à se retirer pour la plupart. Les démissionnaires étaient bientôt remplacés par des hommes sûrs. Enfin le nombre de ces gardes avait été singulièrement augmenté, car au lieu de dix-huit cents hommes fixés par la loi, il s’élevait, dit-on, à près de six mille. Dumouriez en avait averti le roi, qui répondait sans cesse que le vieux duc de Brissac, chef de cette troupe, ne pouvait pas être regardé comme un conspirateur. Cependant la conduite de la nouvelle garde était telle au château et ailleurs, que les soupçons éclatèrent de toutes parts, et que les clubs s’en occupèrent. À la même époque, douze Suisses arborèrent la cocarde blanche à Neuilly ; des dépôts considérables de papier furent brûlés à Sèvres, et firent naître de graves soupçons. L’alarme devint alors générale ; l’assemblée se déclara en permanence, comme si elle s’était trouvée aux jours où trente mille hommes menaçaient Paris. Il est vrai cependant que les troubles étaient universels ; que les prêtres insermentés excitaient le peuple dans les provinces méridionales, et abusaient du secret de la confession pour réveiller le fanatisme ; que le concert des puissances était manifeste ; que la Prusse allait se joindre à l’Autriche ; que les armées étrangères devenaient menaçantes ; et que les derniers désastres de Lille et de Mons remplissaient tous les esprits. Il est encore vrai que la puissance du peuple excite peu de confiance, qu’on n’y croit jamais avant qu’il l’ait exercée, et que la multitude irrégulière, si nombreuse qu’elle soit, ne saurait contre-balancer la force de six mille hommes armés et enrégimentés. L’assemblée se hâta donc de se déclarer en permanence, et elle fit faire un rapport exact sur la composition de la maison militaire du roi, sur le nombre, le choix et la conduite de ceux qui la composaient. Après avoir constaté que la constitution se trouvait violée, elle rendit un décret de licenciement contre la garde, un autre d’accusation contre le duc de Brissac, et envoya ces deux décrets à la sanction. Le roi voulait d’abord apposer son veto. Dumouriez lui rappela le renvoi de ses gardes-du-corps, bien plus anciens à son service que sa nouvelle maison militaire, et l’engagea à renouveler un sacrifice bien moins difficile. Il lui fit voir d’ailleurs les véritables torts de sa garde, et obtint l’exécution du décret. Mais aussitôt il insista pour sa prompte recomposition, et le roi, soit qu’il revînt à sa première politique de paraître opprimé, soit qu’il comptât sur cette garde licenciée, à laquelle il conserva en secret ses appointemens, refusa de la remplacer, et se trouva ainsi livré sans protection aux fureurs populaires.
La Gironde, désespérant de ses dispositions, poursuivit son attaque avec persévérance. Déjà elle avait rendu un nouveau décret contre les prêtres, pour suppléer à celui que le roi avait refusé de sanctionner. Les rapports se succédant sans interruption sur leur conduite factieuse, elle venait de les frapper de la déportation. La désignation des coupables étant difficile, et cette mesure, comme toutes celles de sûreté, reposant sur la suspicion, c’était en quelque sorte d’après la notoriété que les prêtres étaient atteints et déportés. Sur la dénonciation de vingt citoyens actifs, et sur l’approbation du directoire de district, le directoire de département prononçait la déportation : le prêtre condamné devait sortir du canton en vingt-quatre heures, du département en trois jours, et du royaume dans un mois. S’il était indigent, trois livres par jour lui étaient accordées jusqu’à la frontière. Cette loi sévère donnait la mesure de l’irritation croissante de l’assemblée. Un autre décret suivit immédiatement celui-là. Le ministre Servan, sans en avoir reçu l’ordre du roi, et sans avoir consulté ses collègues, proposa, à l’occasion de la prochaine fédération du 14 juillet, de former un camp de vingt mille fédérés, qui serait destiné à protéger l’assemblée et la capitale. Il est facile de concevoir avec quel empressement ce projet fut accueilli par la majorité de l’assemblée, composée de Girondins. Dans le moment la puissance de ceux-ci était au comble. Ils gouvernaient l’assemblée, où les constitutionnels et les républicains étaient en minorité, et où les prétendus impartiaux n’étaient, comme de tout temps, que des indifférens, toujours plus soumis à mesure que la majorité devenait plus puissante. De plus, ils disposaient de Paris par le maire Pétion qui leur appartenait entièrement. Leur projet, par le moyen du camp proposé, était, sans ambition personnelle, mais par ambition de parti et d’opinion, de se rendre maîtres du roi, et de se prémunir contre ses intentions suspectes.
À peine la proposition de Servan fut connue, que Dumouriez lui demanda, en plein conseil et avec la plus grande force, à quel titre il avait fait une proposition pareille. Il répondit que c’était à titre d’individu. – « En ce cas, lui répliqua Dumouriez, il ne fallait pas mettre à côté du nom de Servan le titre de ministre de la guerre. » La dispute fut si vive que, sans la présence du roi, le sang aurait pu couler dans le conseil. Servan offrit de retirer sa motion ; mais c’eût été inutile, car l’assemblée s’en était emparée, et le roi n’y aurait gagné que de paraître exercer une violence sur son ministre. Dumouriez s’y opposa donc ; la motion resta, et fut combattue par une pétition signée de huit mille gardes nationaux, qui s’offensaient de ce qu’on semblait croire leur service insuffisant pour protéger l’assemblée. Néanmoins elle fut décrétée et portée au roi. Il y avait ainsi deux décrets importans à sanctionner, et déjà on se doutait que le roi refuserait son adhésion. On l’attendait là pour rendre contre lui un arrêt définitif.
Dumouriez soutint en plein conseil que cette mesure serait fatale au trône, mais surtout aux girondins, parce que la nouvelle armée serait formée sous l’influence des jacobins les plus violens. Il ajouta néanmoins qu’elle devait être adoptée par le roi, parce que, s’il refusait de convoquer vingt mille hommes régulièrement choisis, quarante mille se lèveraient spontanément et envahiraient la capitale. Dumouriez assura d’ailleurs qu’il avait un moyen d’annuler cette mesure, et qu’il le ferait connaître en temps convenable. Il soutint aussi que le décret sur la déportation des prêtres devait être sanctionné, parce qu’ils étaient coupables, et que d’ailleurs la déportation les soustrairait aux fureurs de leurs adversaires. Louis XVI hésitait encore, et répondit qu’il y réfléchirait mieux. Dans le même conseil, Roland voulut lire, à la face du roi, une lettre qu’il lui avait déjà adressée, et dont par conséquent il était inutile de faire une lecture directe, puisque le roi la connaissait déjà. Cette lettre avait été résolue à l’instigation de Mme Roland, et rédigée par elle. On a vu qu’il avait été question d’en écrire une au nom de tous les ministres. Ceux-ci ayant refusé, Mme Roland avait insisté auprès de son mari, et ce dernier s’était décidé à faire la démarche en son nom. Vainement Duranthon, qui était faible, mais sage, lui objecta-t-il avec raison que le ton de sa lettre, loin de persuader le roi, l’aigrirait contre des ministres qui jouissaient de la confiance publique, et qu’il en résulterait une rupture funeste entre le trône et le parti populaire. Roland s’opiniâtra d’après l’avis de sa femme et de ses amis. La Gironde en effet voulait une explication, et préférait une rupture à l’incertitude.
Roland lut donc cette lettre au roi, et lui fit essuyer en plein conseil les plus dures remontrances.
Voici cette lettre fameuse :
« Sire, l’état actuel de la France ne peut subsister long-temps, c’est un état de crise dont la violence atteint le plus haut degré ; il faut qu’il se termine par un éclat qui doit intéresser votre majesté autant qu’il importe à tout l’empire.
« Honoré de votre confiance, et placé dans un poste où je vous dois la vérité, j’oserai la dire tout entière ; c’est une obligation qui m’est imposée par vous-même.
« Les Français se sont donné une constitution ; elle a fait des mécontens et des rebelles : la majorité de la nation la veut maintenir ; elle a juré de la défendre, au prix de son sang, et elle a vu avec joie la guerre, qui lui offrait un grand moyen de l’assurer. Cependant la minorité, soutenue par des espérances, a réuni tous ses efforts pour emporter l’avantage. De là cette lutte intestine contre les lois, cette anarchie dont gémissent les bons citoyens, et dont les malveillans ont bien soin de se prévaloir pour calomnier le nouveau régime ; de là cette division partout répandue et partout excitée, car nul part il n’existe d’indifférence : on veut ou le triomphe ou le changement de la constitution ; on agit pour la soutenir ou pour l’altérer. Je m’abstiendrai d’examiner ce qu’elle est par elle-même pour considérer seulement ce que les circonstances exigent ; et, me rendant étranger à la chose autant qu’il est possible, je chercherai ce que l’on peut attendre et ce qu’il convient de favoriser.
« Votre majesté jouissait de grandes prérogatives, qu’elle croyait appartenir à la royauté ; élevée dans l’idée de les conserver, elle n’a pu se les voir enlever avec plaisir : le désir de les faire rendre était aussi naturel que le regret de les voir anéantir. Ces sentimens, qui tiennent à la nature du cœur humain, ont dû entrer dans le calcul des ennemis de la révolution ; ils ont donc compté sur une faveur secrète jusqu’à ce que les circonstances permissent une protection déclarée. Ces dispositions ne pouvaient échapper à la nation elle-même, et elles ont dû la tenir en défiance.
« Votre majesté a donc été constamment dans l’alternative de céder à ses premières habitudes, à ses affections particulières, ou de faire des sacrifices dictés par la philosophie, exigés par la nécessité ; par conséquent d’enhardir les rebelles en inquiétant la nation, ou d’apaiser celle-ci en vous unissant à elle. Tout a son temps, et celui de l’incertitude est enfin arrivé.
« Votre majesté peut-elle aujourd’hui s’allier ouvertement avec ceux qui prétendent réformer la constitution, où doit-elle généreusement se dévouer sans réserve à la faire triompher ? Telle est la véritable question dont l’état actuel des choses rend la solution inévitable : quant à celle, très métaphysique, de savoir si les Français sont mûrs pour la liberté, sa discussion ne fait rien ici, car il ne s’agit point de juger ce que nous serons devenus dans un siècle, mais de voir ce dont est capable la génération présente.
« Au milieu des agitations dans lesquelles nous vivons depuis quatre ans, qu’est-il arrivé ? Des priviléges onéreux pour le peuple ont été abolis ; les idées de justice et d’égalité se sont universellement répandues ; elles ont pénétré partout ; l’opinion des droits du peuple a justifié le sentiment de ses droits ; la reconnaissance de ceux-ci, faite solennellement, est devenue une doctrine sacrée ; la haine de la noblesse, inspirée depuis long-temps par la féodalité, s’est exaspérée par l’opposition manifeste de la plupart des nobles à la constitution, qui la détruit.
« Durant la première année de la révolution, le peuple voyait dans ces nobles des hommes odieux par les priviléges oppresseurs dont ils avaient joui, mais qu’il aurait cessé de haïr après la destruction de ces priviléges, si la conduite de la noblesse depuis cette époque n’avait fortifié toutes les raisons possibles de la redouter et de la combattre comme une irréconciliable ennemie.
« L’attachement pour la constitution s’est accru dans la même proportion ; non-seulement le peuple lui devait des bienfaits sensibles, mais il a jugé qu’elle lui en préparait de plus grands, puisque ceux qui étaient habitués à lui faire supporter toutes les charges cherchaient si puissamment à la détruire ou à la modifier.
« La déclaration des droits est devenue un évangile politique, et la constitution française une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr.
« Aussi le zèle a-t-il été déjà quelquefois jusqu’à suppléer à la loi, et lorsque celle-ci n’était pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes.
« C’est ainsi que des propriétés d’émigrés ont été exposées aux ravages qu’inspirait la vengeance ; c’est pourquoi tant de départemens se sont crus forcés de sévir contre les prêtres que l’opinion avait proscrits, et dont elle aurait fait des victimes.
« Dans ce choc des intérêts, tous les sentimens ont pris l’accent de la passion. La patrie n’est point un mot que l’imagination se soit complu d’embellir ; c’est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l’on s’attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu’il cause, qu’on a créé par de grands efforts, qui s’élève au milieu des inquiétudes, et qu’on aime par tout ce qu’il coûte autant que par ce qu’on en espère ; toutes les atteintes qu’on lui porte sont des moyens d’enflammer l’enthousiasme pour elle. À quel point cet enthousiasme va-t-il monter, à l’instant où les forces ennemies réunies au dehors se concertent avec les intrigues intérieures pour porter les coups les plus funestes ! La fermentation est extrême dans toutes les parties de l’empire ; elle éclatera d’une manière terrible, à moins qu’une confiance raisonnée dans les intentions de votre majesté ne puisse enfin la calmer : mais cette confiance ne s’établira pas sur des protestations ; elle ne saurait plus avoir pour base que des faits.
« Il est évident pour la nation française que sa constitution peut marcher, que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire du moment où votre majesté, voulant absolument le triomphe de cette constitution, soutiendra le corps législatif de toute la puissance de l’exécution, ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple, et tout espoir aux mécontens.
« Par exemple, deux décrets importans ont été rendus ; tous deux intéressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l’état : le retard de leur sanction inspire des défiances ; s’il est prolongé, il causera du mécontentement, et je dois le dire, dans l’effervescence actuelle des esprits, les mécontentemens peuvent mener à tout.
« Il n’est plus temps de reculer ; il n’y a même plus de moyen de temporiser : la révolution est faite dans les esprits ; elle s’achèvera au prix du sang, et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas les malheurs qu’il est encore possible d’éviter.
« Je sais qu’on peut imaginer tout opérer et tout contenir par des mesures extrêmes ; mais quand on aurait déployé la force pour contraindre l’assemblée, quand on aurait répandu l’effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation, et, se déchirant elle-même dans les horreurs d’une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l’ont provoquée.
« Le salut de l’état et le bonheur de votre majesté sont intimement liés ; aucune puissance n’est capable de les séparer : de cruelles angoisses et des malheurs certains environneront votre trône, s’il n’est appuyé par vous-même sur les bases de la constitution, et affermi dans la paix que son maintien doit enfin nous procurer. Ainsi la disposition des esprits, le cours des choses, les raisons de la politique, l’intérêt de votre majesté, rendent indispensable l’obligation de s’unir au corps législatif et de répondre au vœu de la nation ; ils font une nécessité de ce que les principes présentent comme devoir. Mais la sensibilité naturelle à ce peuple affectueux est prête à y trouver un motif de reconnaissance. On vous a cruellement trompé, sire, quand on vous a inspiré de l’éloignement ou de la méfiance pour ce peuple facile à toucher. C’est en vous inquiétant perpétuellement qu’on vous a porté à une conduite propre à l’alarmer lui-même : qu’il voie que vous êtes résolu à faire marcher cette constitution, à laquelle il a attaché sa fidélité, et bientôt vous deviendrez le sujet de ses actions de grâces !
« La conduite des prêtres en beaucoup d’endroits, les prétextes que fournissait le fanatisme aux mécontens, ont fait porter une loi sage contre les perturbateurs : que votre majesté lui donne sa sanction ; la tranquillité publique la réclame, et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n’est mise en vigueur, les départemens seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes, et le peuple irrité y suppléera par des excès.
« Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées dans la capitale, l’extrême inquiétude qu’avait excitée la conduite de votre garde, et qu’entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu’on lui a fait donner par votre majesté, par une proclamation vraiment impolitique dans les circonstances ; la situation de Paris, sa proximité des frontières, ont fait sentir le besoin d’un camp dans son voisinage : cette mesure, dont la sagesse et l’urgence ont frappé tous les bons esprits, n’attend encore que la sanction de votre majesté ; pourquoi faut-il que des retards lui donnent l’air du regret, lorsque la célérité lui mériterait la reconnaissance ?
« Déjà les tentatives de l’état-major de la garde nationale parisienne contre cette mesure ont fait soupçonner qu’il agissait par une inspiration supérieure ; déjà les déclamations de quelques démagogistes outrés réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renversement de la constitution ; déjà l’opinion publique compromet les intentions de votre majesté : encore quelque délai, et le peuple contristé croira apercevoir dans son roi l’ami et le complice des conspirateurs.
« Juste ciel ! auriez-vous frappé d’aveuglement les puissances de la terre, et n’auront-elles jamais que des conseils qui les entraîneront à leur ruine.
« Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi que c’est parce qu’il ne s’y fait presque jamais entendre, que les révolutions deviennent nécessaires ; je sais surtout que je dois le tenir à votre majesté, non-seulement comme citoyen soumis aux lois, mais comme ministre honoré de sa confiance, ou revêtu de fonctions qui la supposent ; et je ne connais rien qui puisse m’empêcher de remplir un devoir dont j’ai la conscience. C’est dans le même esprit que je réitérerai mes représentations à votre majesté sur l’obligation et l’utilité d’exécuter la loi qui prescrit d’avoir un secrétaire au conseil. La seule existence de la loi parle si puissamment, que l’exécution semblerait devoir suivre sans retardement ; mais il importe d’employer tous les moyens de conserver aux délibérations la gravité, la sagesse, la maturité nécessaires ; et pour les ministres responsables, il faut un moyen de constater leurs opinions : si celui-là eût existé, je ne m’adresserais pas par écrit en ce moment à votre majesté.
« La vie n’est rien pour l’homme qui estime ses devoirs au-dessus de tout ; mais, après le bonheur de les avoir remplis, le seul bien auquel il soit encore sensible est celui de penser qu’il l’a fait avec fidélité, et cela même est une obligation pour l’homme public.
« Paris, 10 juin 1792, l’an IV de la liberté.
« Signé ROLAND. »
Le roi écouta cette lecture avec une patience extrême, et sortit en disant qu’il ferait connaître ses intentions.
Dumouriez fut appelé au château. Le roi et la reine étaient réunis. « Devons-nous, dirent-ils, supporter plus long-temps l’insolence de ces trois ministres ? – Non, répondit Dumouriez. – Vous chargez-vous de nous en délivrer ? reprit le roi. – Oui, sire, ajouta encore le hardi ministre ; mais il faut pour y réussir que votre majesté consente à une condition. Je suis dépopularisé, je vais l’être davantage en renvoyant trois collègues, chefs d’un parti puissant. Il n’y a qu’un moyen de persuader au public qu’ils ne sont pas renvoyés à cause de leur patriotisme. – Lequel ? demanda le roi. – C’est, répondit Dumouriez, de sanctionner les deux décrets ; » et il répéta les raisons qu’il avait déjà données en plein conseil. La reine s’écria que la condition était trop dure ; mais Dumouriez s’efforça de lui faire entendre que les vingt mille hommes n’étaient pas à redouter ; que le décret ne désignait pas le lieu où l’on devait les faire camper ; qu’on pourrait, par exemple, les envoyer à Soissons : que là, on les occuperait à des exercices militaires, et qu’on les acheminerait ensuite peu à peu aux armées, lorsque le besoin s’en ferait sentir. « Mais alors, dit le roi, il faut que vous soyez ministre de la guerre. – Malgré la responsabilité, j’y consens, répondit Dumouriez ; mais il faut que votre majesté sanctionne le décret contre les prêtres ; je ne puis la servir qu’à ce prix. Ce décret, loin de nuire aux ecclésiastiques, les soustraira aux fureurs populaires ; il fallait que votre majesté s’opposât au premier décret de l’assemblée constituante, qui ordonnait le serment ; maintenant elle ne peut plus reculer. – J’eus tort alors s’écria Louis XVI ; je ne dois pas avoir tort encore une fois. » La reine, qui ne partageait pas les scrupules religieux de son époux, s’unit à Dumouriez, et, pour un instant, le roi parut donner son adhésion.
Dumouriez lui indiqua les nouveaux ministres à nommer à la place de Servan, Clavière et Roland. C’étaient Mourgues pour l’intérieur, Beaulieu pour les finances. La guerre était confiée à Dumouriez, qui, pour le moment, réunissait deux ministères, en attendant que celui des affaires étrangères fût occupé. L’ordonnance fut aussitôt rendue, et, le 13 juin, Roland, Clavière et Servan reçurent leur démission officielle. Roland, qui avait toute la force nécessaire pour exécuter ce que l’esprit hardi de sa femme pouvait concevoir, se rendit aussitôt à l’assemblée, et fit lecture de la lettre qu’il avait écrite au roi, et pour laquelle il était renvoyé. Cette démarche était certainement permise, une fois les hostilités déclarées ; mais, après la promesse faite au roi de tenir la lettre secrète, il était peu généreux de la lire publiquement.
L’assemblée accueillit avec les plus grands applaudissemens la lecture de Roland, ordonna que sa lettre fût imprimée et envoyée aux quatre-vingt-trois départemens ; elle déclara de plus que, les trois ministres disgraciés emportaient la confiance de la nation. C’est dans ce moment même que Dumouriez, sans s’intimider, osa paraître à la tribune, avec son nouveau titre de ministre de la guerre. Il avait préparé en toute hâte un rapport circonstancié sur l’état de l’armée, sur les fautes de l’administration et de l’assemblée. Il n’épargna pas la sévérité à ceux qu’il savait disposés à lui faire le plus mauvais accueil. À peine parut-il, que les huées lui furent prodiguées par les jacobins ; les feuillans observèrent le plus profond silence. Il rendit compte d’abord d’un léger avantage remporté par Lafayette, et de la mort de Gouvion qui, officier, député et homme de bien, désespéré des malheurs de la patrie, avait volontairement cherché la mort. L’assemblée donna des regrets à la perte de ce généreux citoyen ; elle écouta froidement ceux de Dumouriez, et surtout le désir qu’il exprima d’échapper aux mêmes calamités par le même sort. Mais quand il annonça son rapport comme ministre de la guerre, le refus d’écouter fut manifesté de toutes parts. Il réclama froidement la parole, et finit par obtenir le silence. Ses remontrances irritèrent quelques députés : « L’entendez-vous ? s’écria Guadet, il nous donne des leçons ! – Et pourquoi pas ? » répliqua tranquillement l’intrépide Dumouriez. Le calme se rétablit ; il acheva sa lecture, et fut tour à tour hué et applaudi. À peine eut-il fini, qu’il replia son mémoire pour l’emporter. « Il fuit ! s’écria-t-on. – Non, reprit-il, » et il remit hardiment son mémoire sur le bureau, le signa avec assurance, et traversa l’assemblée avec un calme imperturbable. Comme on se pressait sur son passage, des députés lui dirent : « Vous allez être envoyé à Orléans. – Tant mieux, répondit-il ; j’y prendrai des bains et du petit-lait, dont j’ai besoin, et je me reposerai. »
Sa fermeté rassura le roi, qui lui en témoigna sa satisfaction ; mais le malheureux prince était déjà ébranlé et tourmenté de scrupule. Assiégé par de faux amis, il était déjà revenu sur ses déterminations, et ne voulait plus sanctionner les deux décrets.
Les quatre ministres réunis en conseil supplièrent le roi de donner sa double sanction, comme il semblait l’avoir promis. Le roi répondit sèchement qu’il ne pouvait consentir qu’au décret des vingt mille hommes ; que quant à celui des prêtres, il était décidé à s’y opposer ; que son parti était pris, et que les menaces ne pourraient l’effrayer. Il lut la lettre par laquelle il annonçait sa détermination au président de l’assemblée. « L’un de vous, dit-il à ses ministres, la contre-signera. » Et il prononça ces paroles d’un ton qu’on ne lui avait jamais connu.
Dumouriez alors lui écrivit pour lui demander sa démission. « Cet homme, s’écria le roi, m’a fait renvoyer trois ministres parce qu’ils voulaient m’obliger à adopter les décrets et il veut maintenant que je les sanctionne ! » Ce reproche était injuste, car ce n’était qu’à la condition de la double sanction que Dumouriez avait consenti à survivre à ses collègues. Louis XVI le vit, lui demanda s’il persistait. Dumouriez fut inébranlable. « En ce cas, lui dit le roi, j’accepte votre démission. » Tous les ministres l’avaient donnée aussi. Cependant le roi retint Lacoste et Duranthon, et les contraignit de rester. MM. Lajard, Chambonas et Terrier de Mont-Ciel, pris parmi les feuillans, occupèrent les ministères vacans.
« Le roi, dit Mme Campan, tomba à cette époque dans un découragement qui allait jusqu’à l’abattement physique. Il fut dix jours de suite sans articuler un mot, même au sein de sa famille, si ce n’est qu’à une partie de trictrac qu’il faisait avec madame Élisabeth après son dîner, il était obligé de prononcer les mots indispensables à ce jeu. La reine le tira de cette position, si funeste dans un état de crise où chaque minute amenait la nécessité d’agir, en se jetant à ses pieds, en employant tantôt des images faites pour l’effrayer, tantôt les expressions de sa tendresse pour lui. Elle réclamait aussi celle qu’il devait à sa famille, et alla jusqu’à lui dire que, s’il fallait périr, ce devait être avec honneur, et sans attendre qu’on vînt les étouffer l’un et l’autre sur le parquet de leur appartement. »
Il est facile de présumer quelles durent être les dispositions d’esprit de Louis XVI en revenant à lui-même et au soin des affaires. Après avoir abandonné une fois le parti des feuillans pour se jeter vers celui des girondins, il ne pouvait revenir aux premiers avec beaucoup de goût et d’espoir. Il avait fait la double expérience de son incompatibilité avec les uns et les autres, et, ce qui était plus fâcheux, il la leur avait fait faire à tous. Dès lors il dut plus que jamais songer à l’étranger, et y mettre toutes ses espérances. Cette pensée devint évidente pour tout le monde, et alarma ceux qui voyaient dans l’envahissement de la France la chute de la liberté, le supplice de ses défenseurs, et peut-être le partage ou le démembrement du royaume. Louis XVI n’y voyait pas cela, car on se dissimule toujours l’inconvénient de ce qu’on désire. Épouvanté du tumulte produit par la déroute de Mons et de Tournay, il avait envoyé Mallet-du-Pan en Allemagne avec des instructions écrites de sa main. Il y recommandait aux souverains de s’avancer avec précaution, d’observer les plus grands ménagemens envers les habitans des provinces qu’ils traverseraient, et de se faire précéder par un manifeste dans lequel ils attesteraient leurs intentions pacifiques et conciliatrices. Quelque modéré que fût ce projet, cependant ce n’en était pas moins l’invitation de s’avancer dans le pays ; et d’ailleurs, si tel était le vœu du roi, celui des princes étrangers et rivaux de la France, celui des émigrés courroucés était-il le même ? Louis XVI était-il assuré de n’être pas entraîné au-delà de ses intentions ? Les ministres de Prusse et d’Autriche témoignèrent eux-mêmes à Mallet-du-Pan les méfiances que leur inspirait l’emportement de l’émigration, et il paraît qu’il eut quelque peine à les rassurer à cet égard. La reine s’en défiait tout autant ; elle redoutait surtout Calonne comme le plus dangereux de ses ennemis ; mais il n’en conjurait pas moins sa famille d’agir avec la plus grande célérité pour sa délivrance. Dès cet instant, le parti populaire dut regarder la cour comme un ennemi d’autant plus à craindre qu’il disposait de toutes les forces de l’état ; et le combat qui s’engageait devint un combat à mort. Le roi, en composant son nouveau ministère, ne choisit aucun homme prononcé. Dans l’attente de sa prochaine délivrance, il ne songeait qu’à passer quelques jours encore, et il lui suffisait pour cela du ministère le plus insignifiant.
Les feuillans cherchèrent à profiter de l’occasion pour se rattacher à la cour, moins, il faut le dire, par ambition personnelle de parti, que par intérêt pour le roi. Ils ne comptaient nullement sur l’invasion ; ils y voyaient pour la plupart un attentat, et de plus un péril aussi grand pour la cour que pour la nation. Ils prévoyaient avec raison que le roi aurait succombé avant que les secours pussent arriver ; et, après l’invasion, ils redoutaient des vengeances atroces, peut-être le démembrement du territoire, et certainement l’abolition de toute liberté.
Lally-Tolendal, qu’on a vu quitter la France dès que les deux chambres furent devenues impossibles ; Malouet, qui les avait encore essayées lors de la révision ; Duport, Lameth, Lafayette et autres, qui voulaient conserver ce qui était, se réunirent pour tenter un dernier effort. Ce parti, comme tous les partis, n’était pas très d’accord avec lui-même ; mais il se réunissait dans une seule vue, celle de sauver le roi de ses fautes, et de sauver la constitution avec lui. Tout parti obligé d’agir dans l’ombre est réduit à des démarches qu’on appelle intrigues quand elles ne sont pas heureuses. En ce sens les feuillans intriguèrent. Dès qu’ils virent le renvoi de Servan, Clavière et Roland, opéré par Dumouriez, ils se rapprochèrent de celui-ci, et lui proposèrent leur alliance, à condition qu’il signerait le veto contre le décret sur les prêtres. Dumouriez, peut-être par humeur, peut-être par défaut de confiance dans leurs moyens, et sans doute aussi par l’engagement qu’il avait pris de faire sanctionner le décret, refusa cette alliance, et se rendit à l’armée, avec le désir, écrivait-il à l’assemblée, qu’un coup de canon réunît toutes les opinions sur son compte.
Il restait aux feuillans Lafayette, qui, sans prendre part à leurs secrètes menées, avait partagé leurs mauvaises dispositions contre Dumouriez, et voulait surtout sauver le roi, sans altérer la constitution. Leurs moyens étaient faibles. D’abord la cour, qu’ils cherchaient à sauver, ne voulait pas l’être par eux. La reine, qui se confiait volontiers à Barnave, avait toujours employé les plus grandes précautions pour le voir, et ne l’avait jamais reçu qu’en secret. Les émigrés et la cour ne lui eussent jamais pardonné de voir les constitutionnels. On lui recommandait en effet de ne point traiter avec eux, et de leur préférer plutôt les jacobins, parce que, disait-on, il faudrait transiger avec les premiers, et qu’on ne serait tenu à rien envers les seconds. Qu’on ajoute à ces conseils, souvent répétés, la haine personnelle de la reine pour Lafayette, et on comprendra combien la cour était peu disposée à se laisser servir par les constitutionnels ou les feuillans. Outre ces répugnances de la cour à leur égard, il faut considérer encore la faiblesse des moyens qu’ils pouvaient employer contre le parti populaire. Lafayette, il est vrai, était adoré de ses soldats, et devait compter sur son armée ; mais il avait l’ennemi en tête, et il ne pouvait découvrir la frontière pour se porter vers l’intérieur. Le vieux Luckner, sur lequel il s’appuyait, était faible, mobile, et facile à intimider, quoique fort brave sur les champs de bataille. Mais, en comptant même sur leurs moyens militaires, les constitutionnels n’avaient aucuns moyens civils. La majorité de l’assemblée était à la Gironde. La garde nationale leur était dévouée en partie, mais elle était désunie et presque désorganisée. Les constitutionnels étaient donc réduits, pour user de leurs forces militaires, à marcher de la frontière sur Paris, c’est-à-dire à tenter une insurrection contre l’assemblée ; et les insurrections, excellentes pour un parti violent qui prend l’offensive, sont funestes et inconvenantes pour un parti modéré qui résiste en s’appuyant sur les lois.
Cependant on entoura Lafayette et on concerta avec lui le projet d’une lettre à l’assemblée. Cette lettre, écrite en son nom, devait exprimer ses sentimens envers le roi et la constitution, et sa désapprobation contre tout ce qui tendait à attaquer l’un ou l’autre. Ses amis étaient partagés ; les uns excitaient, les autres retenaient son zèle. Mais, ne songeant qu’à ce qui pouvait servir le roi auquel il avait juré fidélité, il écrivit la lettre, et brava tous les dangers qui allaient menacer sa tête. Le roi et la reine, quoique résolus à ne pas se servir de lui, le laissèrent écrire, parce qu’ils ne voyaient dans cette démarche qu’un échange de reproches entre les amis de la liberté. La lettre arriva à l’assemblée le 18 juin. Lafayette, après avoir, en débutant, blâmé la conduite du dernier ministre, qu’il voulait, disait-il, dénoncer au moment où il avait appris son renvoi, continuait en ces termes :
« Ce n’est pas assez que cette branche du gouvernement soit délivrée d’une funeste influence ; la chose publique est en péril ; le sort de la France repose principalement sur ses représentans ; la nation attend d’eux son salut ; mais, en se donnant une constitution, elle leur a prescrit l’unique route par laquelle ils doivent la sauver. »
Protestant ensuite de son inviolable attachement pour la loi jurée, il exposait l’état de la France, qu’il voyait placée entre deux espèces d’ennemis, ceux du dehors et ceux du dedans.
« Il faut détruire les uns et les autres ; mais vous n’en aurez la puissance qu’autant que vous serez constitutionnels et justes… Regardez autour de vous… pouvez-vous vous dissimuler qu’une faction, et, pour éviter toute dénomination vague, que la faction jacobine a causé tous les désordres ? C’est elle que j’en accuse hautement ! Organisée comme un empire à part, dans sa métropole et dans ses affiliations, aveuglément dirigée par quelques chefs ambitieux, cette secte forme une corporation distincte au milieu du peuple français, dont elle usurpe les pouvoirs en subjuguant ses représentans et ses mandataires.
« C’est là que, dans les séances publiques, l’amour des lois se nomme aristocratie, et leur infraction patriotisme ; là, les assassins de Desilles reçoivent des triomphes ; les crimes de Jourdain trouvent des panégyristes ; là, le récit de l’assassinat qui a souillé la ville de Metz vient encore d’exciter d’infernales acclamations !
« Croira-t-on échapper à ces reproches en se targuant d’un manifeste autrichien, où ces sectaires sont nommés ? Sont-ils devenus sacrés parce que Léopold a prononcé leur nom ? et parce que nous devons combattre les étrangers qui s’immiscent dans nos querelles, sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d’une tyrannie domestique ? »
Rappelant ensuite ses anciens services pour la liberté, énumérant les garanties qu’il avait données à la patrie, le général répondait de lui et de son armée, et déclarait que la nation française, si elle n’était pas la plus vile de l’univers, pouvait et devait résister à la conjuration des rois qui s’étaient coalisés contre elle. « Mais, ajouta-t-il, pour que nous, soldats de la liberté, combattions avec efficacité et mourions avec fruit pour elle, il faut que le nombre des défenseurs de la patrie soit promptement proportionné à celui de ses adversaires, que les approvisionnemens de tout genre se multiplient et facilitent nos mouvemens ; que le bien-être des troupes, leurs fournitures, leurs paiemens, les soins relatifs à leur santé, ne soient plus soumis à de fatales lenteurs, etc. » Suivaient d’autres conseils dont voici le principal et le dernier : « Que le règne des clubs, anéanti par vous, fasse place au règne de la loi, leurs usurpations à l’exercice ferme et indépendant des autorités constituées, leurs maximes désorganisatrices aux vrais principes de la liberté, leur fureur délirante au courage calme et constant d’une nation qui connaît ses droits et les défend, enfin leurs combinaisons sectaires aux véritables intérêts de la patrie, qui, dans ce moment de danger, doit réunir tous ceux pour qui son asservissement et sa ruine ne sont pas les objets d’une atroce jouissance et d’une infâme spéculation ! »
C’était dire aux passions irritées : arrêtez-vous ; aux partis eux-mêmes : immolez-vous de plein gré ; à un torrent enfin : ne coulez pas ! Mais, quoique le conseil fût inutile, ce n’en était pas moins un devoir de le donner. La lettre fut fort applaudie par le côté droit. Le côté gauche se tut. À peine la lecture en était-elle achevée, qu’il était déjà question de l’impression et de l’envoi aux départemens.
Vergniaud demanda la parole et l’obtint. Selon lui, il importait à la liberté, que M. de Lafayette avait jusque-là si bien défendue, qu’on fît une distinction entre les pétitions des simples citoyens qui donnaient un avis ou réclamaient un acte de justice, et les leçons d’un général armé. Celui-ci ne devait s’exprimer que par l’organe du ministère, sans quoi la liberté était perdue. Il fallait en conséquence passer à l’ordre du jour. Thevenot répondit que l’assemblée devait recevoir de la bouche de M. de Lafayette les vérités qu’elle n’avait pas osé se dire à elle-même. Cette dernière observation excita un grand tumulte. Quelques membres nièrent l’authenticité de la lettre. « Quand elle ne serait pas signée, s’écria M. Coubé, il n’y a que M. de Lafayette qui ait pu l’écrire. » Guadet demanda la parole pour un fait, et soutint que la lettre ne pouvait pas être de M. de Lafayette, parce qu’il parlait de la démission de Dumouriez, qui n’avait eu lieu que le 16, et qu’elle était datée du 16 même. « Il serait donc impossible, ajoute-t-il, que le signataire parlât d’un fait qui ne devait pas lui être connu. Ou la signature n’est pas de lui, ou elle était ici en blanc, à la disposition d’une faction qui devait en disposer à son gré. » Il se fit une grande rumeur à ces mots. Guadet, continuant, ajouta que M. de Lafayette était incapable, d’après ses sentimens connus, d’avoir écrit une lettre pareille. « Il doit savoir, dit-il, que lorsque Cromwell… » Le député Dumas, ne pouvant plus se contenir à ce dernier mot, demande la parole ; une longue agitation éclate dans l’assemblée. Néanmoins Guadet se ressaisit de la tribune, et reprend : « Je disais… » On l’interrompt de nouveau. « Vous en étiez, lui dit-on, à Cromwell… – J’y reviendrai, réplique-t-il… Je disais que M. de Lafayette doit savoir que, lorsque Cromwell tenait un langage pareil, la liberté était perdue en Angleterre. Il faut ou s’assurer qu’un lâche s’est couvert du nom de M. de Lafayette, ou bien prouver par un grand exemple au peuple français, que vous n’avez pas fait un vain serment en jurant de maintenir la constitution. »
Une foule de membres attestent qu’ils reconnaissent la signature de M. de Lafayette, et, malgré cela, sa lettre est renvoyée au comité des douze, pour en constater l’authenticité. Elle est ainsi privée de l’impression et de l’envoi aux départemens.
Cette généreuse démarche fut donc tout-à-fait inutile, et devait l’être dans l’état des esprits. Dès cet instant le général fut presque aussi dépopularisé que la cour ; et si les chefs de la Gironde, plus éclairés que le peuple, ne croyaient pas Lafayette capable de trahir son pays, parce qu’il avait attaqué les jacobins, la masse le croyait cependant, à force de l’entendre répéter dans les clubs, les journaux et les lieux publics.
Ainsi, aux alarmes que la cour avait inspirées au parti populaire, se joignirent celles que Lafayette provoqua par ses propres démarches. Alors ce parti désespéra tout-à-fait, et résolut de frapper la cour, avant qu’elle pût mettre à exécution les complots dont on l’accusait.
On a déjà vu comment le parti populaire était composé. En se prononçant davantage, il se caractérisait mieux, et de nouveaux personnages s’y faisaient remarquer. Robespierre s’est déjà fait connaître aux Jacobins, et Danton aux Cordeliers. Les clubs, la municipalité et les sections renfermaient beaucoup d’hommes qui, par l’ardeur de leur caractère et de leurs opinions, étaient prêts à tout entreprendre. De ce nombre étaient Sergent et Panis, qui plus tard attachèrent leur nom à un événement formidable. Dans les faubourgs on remarquait plusieurs chefs de bataillon qui s’étaient rendus redoutables ; le principal d’entre eux était un brasseur de bière nommé Santerre. Par sa stature, sa voix, et une certaine facilité de langage, il plaisait au peuple, et avait acquis une espèce de domination dans le faubourg Saint-Antoine, dont il commandait le bataillon. Santerre s’était déjà distingué à l’attaque de Vincennes, repoussée par Lafayette en février 1791 ; et, comme tous les hommes trop faciles, il pouvait devenir très dangereux selon les inspirations du moment. Il assistait à tous les conciliabules qui se tenaient dans les faubourgs éloignés. Là, se réunissaient avec lui le journaliste Carra, poursuivi pour avoir attaqué Bertrand de Molleville et Montmorin ; un nommé Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau ; un individu très connu sous le nom de Fournier l’Américain ; le boucher Legendre, qui fut depuis député à la Convention ; un compagnon orfèvre appelé Rossignol ; et plusieurs autres qui, par leurs relations avec la populace, remuaient tous les faubourgs. Par les plus relevés d’entre eux, ils communiquaient avec les chefs du parti populaire, et pouvaient ainsi soumettre leurs mouvemens à une direction supérieure.
On ne peut pas désigner d’une manière précise ceux des députés qui contribuaient à cette direction. Les plus distingués d’entre eux étaient étrangers à Paris, et n’y avaient d’autre influence que celle de leur éloquence. Guadet, Isnard, Vergniaud, tous provinciaux, communiquaient plus avec leurs départemens qu’avec Paris même. D’ailleurs, très ardens à la tribune, ils agissaient peu hors de l’assemblée, et n’étaient point capables de remuer la multitude. Condorcet, Brissot, députés de Paris, n’avaient pas plus d’activité que les précédens, et par leur conformité d’opinion avec les députés de l’Ouest et du Midi, ils étaient devenus Girondins. Roland, depuis le renvoi du ministère patriote, était rentré dans la vie privée ; il habitait une demeure modeste et obscure dans la rue Saint-Jacques. Persuadé que, la cour avait le projet de livrer la France et la liberté aux étrangers, il déplorait les malheurs de son pays avec quelques-uns de ses amis, députés à l’assemblée. Cependant il ne paraît pas que l’on travaillât dans sa société à attaquer la cour. Il favorisait seulement l’impression d’un journal-affiche, intitulé la Sentinelle, que Louvet, déjà connu aux Jacobins par sa controverse avec Robespierre, rédigeait dans un sens tout patriotique. Roland, pendant son ministère, avait alloué des fonds pour éclairer l’opinion publique par des écrits, et c’est avec un reste de ces fonds qu’on imprimait la Sentinelle.
Vers cette époque, il y avait à Paris un jeune Marseillais plein d’ardeur, de courage et d’illusions républicaines, et qu’on nommait l’Antinoüs, tant il était beau ; il avait été député par sa commune à l’assemblée législative, pour réclamer contre le directoire de son département ; car ces divisions entre les autorités inférieures et supérieures, entre les municipalités et les directoires de département, étaient générales dans toute la France. Ce jeune Marseillais se nommait Barbaroux. Ayant de l’intelligence, beaucoup d’activité, il pouvait devenir utile à la cause populaire. Il vit Roland, et déplora avec lui les catastrophes dont les patriotes étaient menacés. Ils convinrent que le péril devenant tous les jours plus grand dans le nord de la France, il faudrait, si on était réduit à la dernière extrémité, se retirer dans le Midi, et y fonder une république, qu’on pourrait étendre un jour, comme Charles VII avait autrefois étendu son royaume de Bourges. Ils examinaient la carte avec l’ex-ministre Servan, et se disaient que, battue sur le Rhin et au-delà, la liberté devait se retirer derrière les Vosges et la Loire ; que, repoussée dans ces retranchemens, il lui restait encore à l’est, le Doubs, l’Ain, le Rhône ; à l’ouest la Vienne, la Dordogne ; au centre, les rochers et les rivières du Limousin. « Plus loin encore, ajoute Barbaroux lui-même, nous avions l’Auvergne, ses buttes escarpées, ses ravins, ses vieilles forêts, et les montagnes du Velay, jadis embrasées par le feu, maintenant couvertes de sapins ; lieux sauvages où les hommes labourent la neige, mais où ils vivent indépendans. Les Cévennes nous offraient encore un asile trop célèbre pour n’être pas redoutable à la tyrannie ; et à l’extrémité du Midi, nous trouvions pour barrières l’Isère, la Durance, le Rhône depuis Lyon jusqu’à la mer, les Alpes et les remparts de Toulon. Enfin, si, tous ces points avaient été forcés, il nous restait la Corse, la Corse où les Génois et les Français n’ont pu naturaliser la tyrannie ; qui n’attend que des bras pour être fertile, et des philosophes pour l’éclairer. »
Il était naturel que les habitans du Midi songeassent à se réfugier dans leurs provinces, si le Nord était envahi. Ils ne négligeaient cependant pas le Nord, car ils convinrent d’écrire dans leurs départemens, pour qu’on formât spontanément le camp de vingt mille hommes, bien que le décret relatif à ce camp n’eût pas été sanctionné. Ils comptaient beaucoup sur Marseille, ville riche, considérablement peuplée, et singulièrement démocratique. Elle avait envoyé Mirabeau aux états-généraux, et depuis elle, avait répandu dans tout le Midi l’esprit dont elle était animée. Le maire de cette ville était ami de Barbaroux et partageait ses opinions. Barbaroux lui écrivit de s’approvisionner de grains, d’envoyer des hommes sûrs dans les départemens voisins, ainsi qu’aux armées des Alpes, de l’Italie et des Pyrénées, afin d’y préparer l’opinion publique ; de faire sonder Montesquiou, général de l’armée des Alpes, et d’utiliser son ambition au profit de la liberté ; enfin de se concerter avec Paoli et les Corses, de manière à se préparer un dernier secours et un dernier asile. On recommanda en outre à ce même maire de retenir le produit des impôts pour en priver le pouvoir exécutif, et au besoin pour en user contre lui. Ce que Barbaroux faisait pour Marseille, d’autres le faisaient pour leur département, et songeaient à s’assurer un refuge. Ainsi la méfiance, changée en désespoir, préparait l’insurrection générale, et dans ces préparatifs de l’insurrection, une différence s’établissait déjà entre Paris et les départemens.
Le maire Pétion, lié avec tous les Girondins, et plus tard rangé et proscrit avec eux, se trouvait, à cause de ses fonctions, plus en rapport avec les agitateurs de Paris. Il avait beaucoup de calme, une apparence de froideur que ses ennemis prirent pour de la stupidité, et une probité qui fut exaltée par ses partisans et que ses détracteurs n’ont jamais attaquée. Le peuple, qui donne des surnoms à tous ceux dont il s’occupe, l’appelait la Vertu Pétion. Nous avons déjà parlé de lui à l’occasion du voyage de Varennes, et de la préférence que la cour lui donna sur Lafayette pour la mairie de Paris. La cour désira de le corrompre, et des escrocs promirent d’y réussir. Ils demandèrent une somme et la gardèrent pour eux, sans avoir même fait auprès de Pétion des ouvertures, que son caractère connu rendait impossibles. La joie qu’éprouva la cour de se donner un soutien, et de corrompre un magistrat populaire, fut de courte durée ; elle reconnut bientôt qu’on l’avait trompée, et que les vertus de ses adversaires n’étaient pas aussi vénales qu’elle l’avait imaginé.
Pétion avait été des premiers à penser que les penchans d’un roi, né absolu, ne se modifient jamais. Il était républicain avant même que personne songeât à la république ; et dans la constituante, il fut par conviction ce que Robespierre était par l’âcreté de son humeur. Sous la législative, il se convainquit davantage encore de l’incorrigibilité de la cour ; il se persuada qu’elle appelait l’étranger, et ayant été d’abord républicain par système, il le devint alors par raison de sûreté. Dès cet instant, il songea, dit-il, à favoriser une nouvelle révolution. Il arrêtait les mouvemens mal dirigés, favorisait au contraire ceux qui l’étaient bien, et tâchait surtout de les concilier avec la loi, dont il était rigide observateur, et qu’il ne voulait violer qu’à l’extrémité.
Sans bien connaître la participation de Pétion aux mouvemens qui se préparaient, sans savoir s’il consulta ses amis de la Gironde pour les favoriser, on peut dire, d’après sa conduite, qu’il ne fit rien pour y mettre obstacle. On prétend que vers la fin de juin, il se rendit chez Santerre avec Robespierre, Manuel, procureur syndic de la commune, Sillery, ex-constituant, et Chabot, ex-capucin et député ; que celui-ci harangua la section des Quinze-Vingts, et lui dit que l’assemblée l’attendait. Quoi qu’il en soit de ces faits, il est certain qu’il fut tenu des conciliabules ; et il n’est pas croyable, d’après leur opinion connue et leur conduite ultérieure, que les personnages qu’on vient de nommer se fissent un scrupule d’y assister. Dès cet instant, on parla dans les faubourgs d’une fête pour le 20 juin, anniversaire du serment du Jeu de Paume. Il s’agissait, disait-on, de planter un arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillans, et d’adresser une pétition à l’assemblée, ainsi qu’au roi. Cette pétition devait être présentée en armes. On voit assez par là que l’intention véritable de ce projet était d’effrayer le château par la vue de quarante mille piques.
Le 16 juin, une demande formelle fut adressée au conseil général de la commune, pour autoriser les citoyens du faubourg Saint-Antoine à se réunir le 20 en armes, et à faire une pétition à l’assemblée et au roi. Le conseil général de la commune passa à l’ordre du jour, et ordonna que son arrêté serait communiqué au directoire et au corps municipal. Les pétitionnaires ne se tinrent pas pour condamnés, et dirent hautement qu’ils ne s’en réuniraient pas moins. Le maire Pétion ne fit que le 18 les communications ordonnées le 16 ; de plus, il ne les fit qu’au département et point au corps municipal.
Le 19, le directoire du département, qu’on a vu se signaler dans toutes les occasions contre les agitateurs, prit un arrêté qui défendait les attroupemens armés, et qui enjoignait au commandant général et au maire d’employer les mesures nécessaires pour les dissiper. Cet arrêté fut signifié à l’assemblée par le ministre de l’intérieur, et on y agita aussitôt la question de savoir si lecture en serait faite.
Vergniaud s’opposait à ce qu’on l’entendît ; cependant il ne réussit point ; la lecture fut faite, et immédiatement suivie de l’ordre du jour.
Deux évènemens assez importans venaient de se passer à l’assemblée. Le roi avait signifié son opposition aux deux décrets, dont l’un était relatif aux prêtres insermentés, et l’autre à l’établissement d’un camp de vingt mille hommes. Cette communication avait été écoutée avec un profond silence. En même temps des Marseillais s’étaient présentés à la barre pour y lire une pétition. On vient de voir quelles relations Barbaroux entretenait avec eux. Excités par ses conseils, ils avaient écrit à Pétion pour lui offrir toutes leurs forces, et joint à cette offre une pétition destinée à l’assemblée. Ils y disaient entre autres choses :
« La liberté française est en danger, mais le patriotisme du Midi sauvera la France… Le jour de la colère du peuple est arrivé… Législateurs ! la force du peuple est entre vos mains ; faites-en usage ; le patriotisme français vous demande à marcher avec des forces plus imposantes vers la capitale et les frontières… Vous ne refuserez pas l’autorisation de la loi à ceux qui veulent périr pour la défendre. »
Cette lecture avait excité de longs débats dans l’assemblée. Les membres du côté droit soutenaient qu’envoyer cette pétition aux départemens, c’était les inviter à l’insurrection. Néanmoins, l’envoi fut décrété, malgré ces réflexions fort justes sans doute, mais inutiles depuis qu’on s’était persuadé qu’une révolution nouvelle pouvait seule sauver la France et la liberté.
Tels furent les évènemens pendant la journée du 19. Les mouvemens continuaient cependant dans les faubourgs, et Santerre, à ce qu’on prétend, disait à ses affidés un peu intimidés par l’arrêté du directoire : Que craignez~vous ? La garde nationale n’aura pas ordre de tirer, et M. Pétion sera là.
À minuit, le maire, soit qu’il crût le mouvement irrésistible, soit qu’il crût devoir le favoriser, comme il fit plus tard au 10 août, écrivit au directoire, et lui demanda de légitimer l’attroupement, en permettant à la garde nationale de recevoir les citoyens des faubourgs dans ses rangs. Ce moyen remplissait parfaitement les vues de ceux qui, sans désirer aucun désordre, voulaient cependant imposer au roi ; et tout prouve que c’étaient en effet les vues et de Pétion et des chefs populaires. Le directoire répondit à cinq heures du matin, 20 juin, qu’il persistait dans ses arrêtés précédens. Pétion alors ordonna au commandant général de service de tenir les postes au complet, et de doubler la garde des Tuileries ; mais il ne fit rien de plus ; et ne voulant ni renouveler la scène du Champ-de-Mars, ni dissiper l’attroupement, il attendit jusqu’à neuf heures du matin la réunion du corps municipal. Dans cette réunion, il laissa prendre une décision contraire à celle du directoire, et il fut enjoint à la garde nationale d’ouvrir ses rangs aux pétitionnaires armés. Pétion, en ne s’opposant pas à un arrêté qui violait la hiérarchie administrative, se mit par là dans une espèce de contravention, qui lui fut plus tard reprochée. Mais, quel que fût le caractère de cet arrêté, ses dispositions devinrent inutiles, car la garde nationale n’eut pas le temps de se former, et l’attroupement devint bientôt si considérable qu’il ne fut plus possible d’en changer ni la forme ni la direction.
Il était onze heures du matin. L’assemblée venait de se réunir dans l’attente d’un grand événement. Les membres du département se rendent dans son sein pour lui faire connaître l’inutilité de leurs efforts. Le procureur-syndic Rœderer obtient la parole ; il expose qu’un rassemblement extraordinaire de citoyens s’est formé malgré la loi, et malgré diverses injonctions des autorités ; que ce rassemblement paraît avoir pour objet de célébrer l’anniversaire du 20 juin, et de porter un nouveau tribut d’hommages à l’assemblée ; mais que si tel est le but du plus grand nombre, il est à craindre que des malintentionnés veuillent profiter de cette multitude pour appuyer une adresse au roi, qui ne doit en recevoir que sous la forme paisible de simple pétition. Rappelant ensuite les arrêtés du directoire et du conseil-général de la commune, les lois décrétées contre les attroupemens armés, et celles qui fixent à vingt le nombre des citoyens pouvant présenter une pétition, il exhorte l’assemblée à les faire exécuter ; « car, ajoute-t-il, aujourd’hui des pétitionnaires armés se portent ici par un mouvement civique ; mais demain il peut se réunir une foule de malveillans, et alors je vous le demande, messieurs, qu’aurions-nous à leur dire ?… »
Au milieu des applaudissemens de la droite et des murmures de la gauche, qui, en improuvant les alarmes et la prévoyance du département, approuvait évidemment l’insurrection, Vergniaud monte à la tribune, et fait observer que l’abus dont le procureur syndic s’effraie pour l’avenir, est déjà établi ; que plusieurs fois on a reçu des pétitionnaires armés ; qu’on leur a permis de défiler dans la salle ; qu’on a eu tort peut-être, mais que les pétitionnaires d’aujourd’hui auraient raison de se plaindre si on les traitait différemment des autres ; que si, comme on le disait, ils voulaient présenter une adresse au roi, sans doute ils lui enverraient des pétitionnaires sans armes ; et qu’au reste, si on redoutait quelque danger pour le roi, on n’avait qu’à l’entourer et lui envoyer une députation de soixante membres.
Dumolard admet tout ce qu’a soutenu Vergniaud, avoue l’abus établi, mais soutient qu’il faut le faire cesser, dans cette occasion surtout, si l’on ne veut pas que l’assemblée et le roi paraissent, aux yeux de l’Europe, les esclaves d’une faction dévastatrice. Il demande, comme Vergniaud, l’envoi d’une députation, mais il exige de plus que la municipalité et le département répondent des mesures prises pour le maintien des lois. Le tumulte s’accroît de plus en plus. On annonce une lettre de Santerre ; elle est lue au milieu des applaudissement des tribunes, « Les habitans du faubourg Saint-Antoine, portait cette lettre, célébrent le 20 juin ; on les a calomniés, et ils demandent à être admis à la barre de l’assemblée, pour confondre leurs détracteurs, et prouver qu’ils sont toujours les hommes du 14 juillet. »
Vergniaud répond ensuite à Dumolard que, si la loi a été violée, l’exemple n’est pas nouveau ; que vouloir s’y opposer cette fois, ce serait renouveler la scène sanglante du Champ-de-Mars ; et qu’après tout les sentimens des pétitionnaires n’ont rien de répréhensible. « Justement inquiets de l’avenir, ajoute Vergniaud, ils veulent prouver que, malgré toutes les intrigues ourdies contre la liberté, ils sont toujours prêts à la défendre. » Ici, comme on le voit, la pensée véritable du jour se découvrait par un effet ordinaire de la discussion. Le tumulte continue. Ramond demande la parole, et il faut un décret pour la lui obtenir. Dans ce moment on annonce que les pétitionnaires sont au nombre de huit mille. « Ils sont huit mille, dit Calvet, et nous ne sommes que sept cent quarante-cinq, retirons-nous. – À l’ordre ! à l’ordre ! » s’écrie-t-on de toutes parts. Calvet est rappelé à l’ordre, et on presse Ramond de parler, parce que huit mille citoyens attendent. « Si huit mille citoyens attendent, dit-il, vingt-quatre millions de Français ne m’attendent pas moins. » Il renouvelle alors les raisons données par ses amis du côté droit. Tout à coup les pétitionnaires se jettent dans la salle. L’assemblée indignée se lève, le président se couvre, et les pétitionnaires se retirent avec docilité. L’assemblée satisfaite consent alors à les recevoir.
Cette pétition, dont le ton était des plus audacieux, exprimait l’idée de toutes les pétitions de cette époque : « Le peuple est prêt ; il n’attend que vous ; il est disposé à se servir de grands moyens pour exécuter l’article 2 de la déclaration des droits, résistance à l’oppression… Que le plus petit nombre d’entre vous qui ne s’unit pas à vos sentimens et aux nôtres, purge la terre de la liberté, et s’en aille à Coblentz… Cherchez la cause des maux qui nous menacent ; si elle dérive du pouvoir exécutif, qu’il soit anéanti !… »
Le président, après une réponse où il promet aux pétitionnaires la vigilance des représentans du peuple, et leur recommande l’obéissance aux lois, leur accorde au nom de l’assemblée la permission de défiler devant elle. Les portes s’ouvrent alors, et le cortège, qui était dans le moment de trente mille personnes au moins, traverse la salle. On se figure facilement tout ce que peut produire l’imagination du peuple livrée à elle-même. D’énormes tables portant la déclaration des droits précédaient la marche ; des femmes, des enfans dansaient autour de ces tables en agitant des branches d’olivier et des piques, c’est-à-dire la paix ou la guerre au choix de l’ennemi ; ils répétaient en chœur le fameux Ça ira. Venaient ensuite les forts des halles, les ouvriers de toutes les classes, avec de mauvais fusils, des sabres et des fers tranchans placés au bout de gros bâtons. Santerre, et le marquis de Saint-Hurugues déjà signalé dans les journées des 5 et 6 octobre, marchaient le sabre nu à leur tête. Des bataillons de la garde nationale suivaient en bon ordre, pour contenir le tumulte par leur présence. Après, venaient encore des femmes, suivies d’autres hommes armés. Des banderoles flottantes portaient ces mots : La constitution ou la mort. Des culottes déchirées étaient élevées en l’air, aux cris de vivent les sans-culottes ! Enfin un signe atroce vint ajouter la férocité à la bizarrerie du spectacle. Au bout d’une pique était porté un cœur de veau avec cette inscription : Cœur d’aristocrate. La douleur et l’indignation éclatèrent à cette vue : sur-le-champ l’emblème affreux disparut, mais pour reparaître encore aux portes des Tuileries. Les applaudissemens des tribunes, les cris du peuple qui traversait la salle, les chants civiques, les rumeurs confuses, le silence plein d’anxiété de l’assemblée, composaient une scène étrange et affligeante pour les députés mêmes qui voyaient un auxiliaire dans la multitude. Hélas ! pourquoi faut-il que, dans ces temps de discordes, la raison ne suffise pas ! pourquoi ceux qui appelaient les barbares disciplinés du Nord obligeaient-ils leurs adversaires à appeler ces autres barbares indisciplinés, tour à tour gais ou féroces, qui pullulent au sein des villes, et croupissent au-dessous de la civilisation la plus brillante !
Cette scène dura trois heures. Enfin Santerre, reparaissant de nouveau pour faire à l’assemblée les remerciemens du peuple, lui offrit un drapeau en signe de reconnaissance et de dévouement.
La multitude en ce moment voulait entrer dans le jardin des Tuileries, dont les grilles étaient fermées. De nombreux détachemens de la garde nationale entouraient le château, et, s’étendant en ligne depuis les Feuillans jusqu’à la rivière, présentaient un front imposant. Un ordre du roi fit ouvrir la porte du jardin. Le peuple, s’y précipitant aussitôt, défila sous les fenêtres du palais, et devant les rangs de la garde nationale, sans aucune démonstration hostile, mais en criant : À bas le veto, vivent les sans-culottes ! Cependant quelques individus ajoutaient en parlant du roi : « Pourquoi ne se montre-t-il pas ?… Nous ne voulons lui faire aucun mal. » Cet ancien mot, on le trompe, se faisait entendre quelquefois encore, mais rarement. Le peuple, prompt à recevoir l’opinion de ses chefs, avait désespéré comme eux.
La multitude sortit par la porte du jardin qui donne sur le Pont-Royal, remonta le quai, et vint, en traversant les guichets du Louvre, occuper la place du Carrousel. Cette place, aujourd’hui si vaste, était alors occupée par une foule de rues, qui formaient des espèces de chemins couverts. Au lieu de cette cour immense qui s’étend entre le château et la grille, et depuis une aile jusqu’à l’autre, se trouvaient de petites cours séparées par des murs et des habitations ; d’antiques guichets leur donnaient ouverture sur le Carrousel. Le peuple inonda tous les alentours, et se présenta à la porte royale. L’entrée lui en fut défendue : des officiers municipaux le haranguèrent, et parurent le décider à se retirer. On prétend que, dans cet instant, Santerre, sortant de l’assemblée, où il était demeuré le dernier pour offrir un drapeau, ranima les dispositions du peuple déjà ralenties, et fit placer le canon devant la porte. Il était près de quatre heures : deux officiers municipaux levèrent tout à coup la consigne ; alors les forces qui étaient assez considérables sur ce point, et qui consistaient en bataillons de la garde nationale et en plusieurs détachemens de gendarmerie, furent paralysées. Le peuple se précipita pêle-mêle dans la cour, et de là dans le vestibule du château. Santerre, menacé, dit-on, par deux témoins, d’être accusé de cette violation de la demeure royale, s’écria en s’adressant aux assaillans : Soyez témoins que je refuse de marcher dans les appartemens du roi. Cette interpellation n’arrêta pas la multitude, qui avait pris l’élan ; elle se répandit dans toutes les parties du château, l’envahit par tous les escaliers, et transporta, à force de bras, une pièce de canon jusqu’au premier étage. Au même instant les assaillans se mirent à attaquer, à coups de sabre et de hache, les portes qui s’étaient fermées sur eux.
Louis XVI, dans ce moment, avait renvoyé un grand nombre de ses dangereux amis, qui, sans pouvoir le sauver, l’avaient compromis tant de fois. Ils étaient accourus, mais il les fit sortir des Tuileries, où leur présence ne pouvait qu’irriter le peuple sans le contenir. Il était resté avec le vieux maréchal de Mouchy, le chef de bataillon Acloque, quelques serviteurs de sa maison, et plusieurs officiers dévoués de la garde nationale. C’est alors qu’on entendit les cris du peuple et le bruit des coups de hache. Aussitôt les officiers de la garde nationale l’entourent, le supplient de se montrer, en lui promettant de mourir à ses côtés. Il n’hésite pas et ordonne d’ouvrir. Au même instant le panneau de la porte vient tomber à ses pieds sous un coup violent. On ouvre enfin, et on aperçoit une forêt de piques et de baïonnettes. « Me voici, » dit Louis XVI en se montrant à la foule déchaînée. Ceux qui l’entourent se pressent autour de lui, et lui font un rempart de leur corps. « Respectez votre roi, » s’écrient-ils ; et la multitude, qui n’avait certainement aucun but, et à laquelle on n’en avait indiqué d’autre qu’une invasion menaçante, ralentit son irruption. Plusieurs voix annoncent une pétition, et demandent qu’elle soit écoutée. Ceux qui entourent le roi l’engagent alors à passer dans une salle plus vaste, afin de pouvoir entendre cette lecture. Le peuple, satisfait de se voir obéi, suit le prince, qu’on a l’heureuse idée de placer dans l’embrasure d’une fenêtre. On le fait monter sur une banquette ; on en dispose plusieurs devant lui ; on y ajoute une table ; tous ceux qui l’accompagnent se rangent autour. Des grenadiers de la garde, des officiers de la maison, viennent augmenter le nombre de ses défenseurs, et composent un rempart derrière lequel il peut écouter avec moins de danger ce terrible plébiscite. Au milieu du tumulte et des cris, on entend ces mots souvent répétés : Point de veto ! point de prêtres ! point d’aristocrates ! le camp sous Paris ! Le boucher Legendre s’approche, et demande en un langage populaire la sanction du décret. « Ce n’est ni le lieu ni le moment, répond le roi avec fermeté ; je ferai tout ce qu’exigera la constitution. » Cette résistance produit son effet. Vive la nation ! vive la nation ! s’écrient les assaillans. « Oui, reprend Louis XVI, vive la nation ! je suis son meilleur ami. – Eh bien ! faites-le voir, » lui dit un de ces hommes, en lui présentant un bonnet rouge au bout d’une pique. Un refus était dangereux, et certes la dignité pour le roi ne consistait pas à se faire égorger en repoussant un vain signe, mais, comme il le fit, à soutenir avec fermeté l’assaut de la multitude. Il met le bonnet sur sa tête, et l’approbation est générale. Comme il étouffait par l’effet de la saison et de la foule, l’un de ces hommes à moitié ivre, qui tenait un verre et une bouteille, lui offre à boire. Le roi craignait depuis long-temps d’être empoisonné : cependant il boit sans hésiter, et il est vivement applaudi.
Pendant ce temps, madame Élisabeth, qui aimait tendrement son frère, et qui seule de la famille avait pu arriver jusqu’à lui, le suivait de fenêtre en fenêtre, pour partager ses dangers. Le peuple en la voyant la prit pour la reine. Les cris voilà l’Autrichienne ! retentirent d’une manière effrayante. Les grenadiers nationaux qui avaient entouré la princesse voulaient détromper le peuple. « Laissez-le, dit cette sœur généreuse, laissez-le dans son erreur, et sauvez la reine ! »
La reine, entourée de ses enfans, n’avait pu joindre son royal époux. Elle avait fui des appartemens inférieurs, était accourue dans la salle du conseil, et ne pouvait parvenir jusqu’au roi, à cause de la foule qui obstruait tout le château. Elle voulait se réunir à lui, et demandait avec instance à être conduite dans la salle où il se trouvait. On était parvenu à l’en dissuader, et, rangée derrière la table du conseil avec quelques grenadiers, elle voyait défiler le peuple, le cœur plein d’effroi, et les yeux humides des larmes qu’elle retenait. À ses côtés sa fille versait des pleurs ; son jeune fils, effrayé d’abord, s’était rassuré bientôt, et souriait avec l’heureuse ignorance de son âge. On lui avait présenté un bonnet rouge, que la reine avait mis sur sa tête. Santerre, placé de ce côté, recommandait le respect au peuple, et rassurait la princesse : il lui répétait le mot accoutumé et malheureusement inutile : Madame, on vous trompe, on vous trompe. Puis, voyant le jeune prince qui était accablé sous le bonnet rouge, « Cet enfant étouffe, » dit-il ; et il le délivra de cette ridicule coiffure.
En apprenant les dangers du château, des députés étaient accourus auprès du roi, et parlaient au peuple pour l’inviter au respect. D’autres s’étaient rendus à l’assemblée pour l’instruire de ce qui se passait ; et l’agitation s’y était augmentée de l’indignation du côté droit, et des efforts du côté gauche pour excuser cette irruption dans le palais du monarque. Une députation avait été décrétée sans contestation, et vingt-quatre membres étaient partis pour entourer le roi. La députation devait être renouvelée de demi-heure en demi-heure, pour tenir l’assemblée toujours instruite des évènemens. Les députés envoyés parlèrent tour à tour, en se faisant élever sur les épaules des grenadiers. Pétion parut ensuite, et fut accusé d’être arrivé trop tard. Il assura n’avoir été averti qu’à quatre heures et demie de l’invasion opérée à quatre ; d’avoir mis une demi-heure pour arriver au château, et d’avoir eu ensuite tant d’obstacles à vaincre, qu’il n’avait pu être rendu auprès du roi avant cinq heures et demie. Il s’approcha du prince : « Ne craignez rien, lui dit-il, vous êtes au milieu du peuple. » Louis XVI, prenant alors la main d’un grenadier, la posa sur son cœur en disant : « Voyez s’il bat plus vite qu’à l’ordinaire. » Cette noble réponse fut fort applaudie. Pétion monta enfin sur un fauteuil, et, s’adressant à la foule, lui dit qu’après avoir fait ses représentations au roi, il ne lui restait qu’à se retirer sans tumulte, et de manière à ne pas souiller cette journée. Quelques témoins prétendent que Pétion dit, ses justes représentations. Ces mots ne prouveraient au surplus que le besoin de ne pas blesser la multitude. Santerre joignit son influence à la sienne, et le château fut bientôt évacué. La foule se retira paisiblement et avec ordre. Il était environ sept heures du soir.
Aussitôt le roi, la reine, sa sœur, ses enfans se réunirent en versant un torrent de larmes. Le roi, étourdi de cette scène, avait encore le bonnet rouge sur sa tête ; il s’en aperçut pour la première fois depuis plusieurs heures, et il le rejeta avec indignation. Dans ce moment, de nouveaux députés arrivèrent pour s’informer de l’état du château. La reine, le parcourant avec eux, leur montrait les portes enfoncées, les meubles brisés, et s’exprimait avec douleur sur tant d’outrages. Merlin de Thionville, l’un des plus ardens républicains, était du nombre des députés présens ; la reine aperçut des larmes dans ses yeux. « Vous pleurez, lui dit-elle, de voir le roi et sa famille traités si cruellement par un peuple qu’il a toujours voulu rendre heureux. – Il est vrai, madame, répondit Merlin, je pleure sur les malheurs d’une femme belle, sensible et mère de famille ; mais, ne vous y méprenez point, il n’y a pas une de mes larmes pour le roi ni pour la reine : je hais les rois et les reines… »