Campagne de l’Argonne. – Plans militaires de Dumouriez. – Prise du camp de Grand-Pré par les prussiens. – Victoire de Valmy. – Retraite des coalisés ; bruits sur les causes de cette retraite.
Déjà, comme on l’a vu, Dumouriez avait tenu un conseil de guerre à Sedan, Dillon y avait émis l’opinion de se retirer à Châlons pour mettre la Marne devant nous, et en défendre le passage. Le désordre des vingt-trois mille hommes laissés à Dumouriez, l’impuissance où ils étaient de résister à quatre-vingt mille Prussiens parfaitement aguerris et organisés, le projet attribué à l’ennemi de faire une invasion rapide sans s’arrêter aux places fortes, tels étaient les motifs qui portaient Dillon à croire qu’on ne pourrait pas arrêter les Prussiens, et qu’il fallait se hâter de se retirer devant eux, pour chercher des positions plus fortes, et suppléer ainsi à la faiblesse et au mauvais état de notre armée. Le conseil fut tellement frappé de ces raisons, qu’il adhéra unanimement à l’avis de Dillon, et Dumouriez, à qui appartenait la décision, comme général en chef, répondit qu’il y réfléchirait.
C’était le 28 août au soir. Ici fut prise une résolution qui sauva la France. Plusieurs s’en disputent l’honneur : tout prouve qu’elle appartient à Dumouriez. L’exécution au reste la lui rend tout à fait propre, et doit lui en mériter toute la gloire. La France, comme on sait, est défendue à l’est par le Rhin et les Vosges, au nord par une suite de places fortes dues au génie de Vauban, et par la Meuse, la Moselle et divers cours d’eau qui, combinés avec les places fortes, composent un ensemble d’obstacles suffisans pour protéger cette frontière. L’ennemi avait pénétré en France par le nord, et il avait tracé sa marche entre Sedan et Metz, laissant l’attaque des places fortes des Pays-Bas au duc de Saxe-Teschen, et masquant par un corps de troupes Metz et la Lorraine. D’après ce projet, il eût fallu marcher rapidement, profiter de la désorganisation des Français, les frapper de terreur par des coups décisifs, enlever même les vingt-trois mille hommes de Lafayette, avant qu’un nouveau général leur eût rendu l’ensemble et la confiance. Mais le combat entre la présomption du roi de Prusse et la prudence de Brunswick arrêtait toute résolution, et empêchait les coalisés d’être sérieusement ou audacieux ou prudens. La prise de Verdun excita davantage la vanité de Frédéric-Guillaume et l’ardeur des émigrés, mais ne donna pas plus d’activité à Brunswick, qui n’approuvait nullement l’invasion, avec les moyens qu’il avait et avec les dispositions du pays envahi. Après la prise de Verdun, le 2 septembre, l’armée coalisée s’étendit pendant plusieurs jours dans les plaines qui bordent la Meuse, se borna à occuper Stenay, et ne fit pas un seul pas en avant. Dumouriez était à Sedan, et son armée campait dans les environs.
De Sedan à Passavant s’étend une forêt dont le nom doit être à jamais fameux dans nos annales ; c’est celle de l’Argonne, qui couvre un espace de treize à quinze lieues, et qui, par les inégalités du terrain, le mélange des bois et des eaux, est tout à fait impénétrable à une armée, excepté dans quelques passages principaux. C’est par cette forêt que l’ennemi devait pénétrer pour se rendre à Châlons, et prendre ensuite la route de Paris. Avec un projet pareil, il est étonnant qu’il n’eût pas songé encore à en occuper les principaux passages, et à y devancer Dumouriez, qui, à sa position de Sedan, en était éloigné de toute la longueur de la forêt. Le soir, après la séance du conseil de guerre, le général français considérait la carte avec un officier dans les talens duquel il avait la plus grande confiance ; c’était Thouvenot. Lui montrant alors du doigt l’Argonne et les clairières dont elle est traversée : « Ce sont là, lui dit-il, les Thermopyles de la France : si je puis y être avant les Prussiens, tout est sauvé. »
Ce mot enflamma le génie de Thouvenot, et tous deux se mirent à détailler ce beau plan. Les avantages en étaient immenses : outre qu’on ne reculait pas, et qu’on ne se réduisait pas à la Marne pour dernière ligne de défense, on faisait perdre à l’ennemi un temps précieux ; on l’obligeait à rester dans la Champagne pouilleuse, dont le sol désolé, fangeux, stérile, ne pouvait suffire à l’entretien d’une armée ; on ne lui cédait pas, comme en se retirant à Châlons, les Trois-Évêchés, pays riche et fertile, où il aurait pu hiverner très heureusement, dans le cas même où il n’aurait pas forcé la Marne. Si l’ennemi, après avoir perdu quelque temps devant la forêt, voulait la tourner, et se portait vers Sedan, il trouvait devant lui les places fortes des Pays-Bas, et il n’était pas supposable qu’il pût les faire tomber. S’il remontait vers l’autre extrémité de la forêt, il rencontrait Metz et l’armée du centre ; on se mettait alors à sa poursuite, et en se réunissant à l’armée de Kellermann, on pouvait former une masse de cinquante mille hommes, appuyée sur Metz et diverses places fortes. Dans tous les cas, on lui avait fait manquer sa marche et perdre cette campagne ; car on était déjà en septembre, et à cette époque on faisait encore hiverner les armées. Ce projet était excellent ; mais il fallait l’exécuter, et les Prussiens, rangés le long de l’Argonne, tandis que Dumouriez était à l’une de ses extrémités, pouvaient en avoir occupé les passages. Ainsi donc le sort de ce grand projet et de la France dépendait d’un hasard et d’une faute de l’ennemi.
Cinq défilés dits du Chêne-Populeux, de la Croix-aux-Bois, de Grand-Pré, de la Chalade, et des Islettes, traversent l’Argonne. Les plus importans étaient ceux de Grand-Pré et des Islettes, et malheureusement c’étaient les plus éloignés de Sedan et les plus rapprochés de l’ennemi. Dumouriez résolut de s’y porter lui-même avec tout son monde. En même temps il ordonna au général Dubouquet de quitter le département du Nord pour venir occuper le passage du Chêne-Populeux, qui était fort important, mais très rapproché de Sedan, et dont l’occupation était moins urgente. Deux routes s’offraient à Dumouriez pour se rendre à Grand-Pré et aux Islettes : l’une derrière la forêt, et l’autre devant, en face de l’ennemi. La première, passant derrière la forêt, était plus sûre, mais plus longue ; elle révélait à l’ennemi nos projets, et lui donnait le temps de les prévenir. La seconde était plus courte, mais elle trahissait aussi notre but, et exposait notre marche aux coups d’une armée formidable. Il fallait en effet s’avancer le long des bois, et passer devant Stenay, où se trouvait Clerfayt avec ses Autrichiens. Dumouriez préféra cependant celle-ci, et conçut le plan le plus hardi. Il pensait qu’avec la prudence autrichienne, le général ne manquerait pas, à la vue des Français, de se retrancher dans l’excellent camp de Brouenne, et que pendant ce temps on lui échapperait pour se porter à Grand-Pré et aux Islettes.
Le 30, en effet, Dillon est mis en mouvement, et part avec huit mille hommes pour Stenay, marchant entre la Meuse et l’Argonne. Il trouve Clerfayt, qui occupait les deux bords de la rivière avec vingt-cinq mille Autrichiens. Le général Miaczinski attaque avec quinze cents hommes les avant-postes de Clerfayt, tandis que Dillon, placé en arrière, marche à l’appui avec toute sa division. Le feu s’engage avec vivacité, et Clerfayt repassant aussitôt la Meuse, va se placer à Brouenne, comme l’avait très heureusement prévu Dumouriez. Pendant ce temps, Dillon poursuit hardiment sa route entre la Meuse et l’Argonne. Dumouriez le suit immédiatement avec les quinze mille hommes qui composaient son corps de bataille, et ils s’avancent tous deux vers les postes qui leur étaient assignés. Le 2 septembre, Dumouriez était à Beffu, et n’avait plus qu’une marche à faire pour arriver à Grand-Pré. Dillon était le même jour à Pierremont, et s’approchait toujours des Islettes avec une extrême hardiesse. Heureusement pour celui-ci, le général Galbaud, envoyé pour renforcer la garnison de Verdun, était arrivé trop tard, et s’était replié sur les Islettes, qu’il tenait ainsi d’avance. Dillon y arrive le 4 avec ses huit mille hommes, s’y établit, et fait garder de plus la Chalade, autre passage secondaire qui lui était confié. En même temps Dumouriez parvient à Grand-Pré, trouve le poste vacant, et s’en empare le 3. Ainsi, le 3 et le 4, les passages étaient occupés par nos soldats, et le salut de la France était fort avancé.
Ce fut par cette marche audacieuse, et au moins aussi méritoire que l’idée d’occuper l’Argonne, que Dumouriez se mit en état de résister à l’invasion. Mais ce n’était pas tout : il fallait rendre ces passages inexpugnables, et pour cela faire encore une foule de dispositions dont le succès dépendait de beaucoup de hasards.
Dillon se retrancha aux Islettes, il fit des abatis, éleva d’excellens retranchemens, et, disposant habilement de l’artillerie française, qui était nombreuse et excellente, plaça des batteries de manière à rendre le passage inabordable. Il occupa en même temps la Chalade, et se rendit ainsi maître des deux routes qui conduisent à Sainte-Menehould, et de Sainte-Menehould à Châlons. Dumouriez s’établit à Grand-Pré, dans un camp que la nature et l’art avaient rendu formidable. Des hauteurs, rangées en amphithéâtre, formaient le terrain sur lequel se trouvait l’armée. Au pied de ces hauteurs s’étendaient de vastes prairies, devant lesquelles l’Aire coulait en formant la tête du camp. Deux ponts étaient jetés sur l’Aire ; deux avant-gardes très fortes y étaient placées, et devaient en cas d’attaque, se retirer en les brûlant. L’ennemi, après avoir déposté ces troupes avancées, avait à effectuer le passage de l’Aire, sans le secours des ponts, et sous le feu de toute notre artillerie. Après avoir franchi la rivière, il lui fallait traverser un bassin de prairies où se croisaient mille feux, et enlever enfin des retranchemens escarpés et presque inaccessibles. Dans le cas où tant d’obstacles eussent été vaincus, Dumouriez, se retirant par les hauteurs qu’il occupait, descendait sur leur revers, trouvait à leur pied l’Aisne, autre cours d’eau qui les longeait par derrière, passait deux autres ponts qu’il détruisait, et pouvait mettre encore une rivière entre lui et les Prussiens. Ce camp pouvait être regardé comme inexpugnable, et là le général français était assez en sûreté pour s’occuper tranquillement de tout le théâtre de la guerre.
Le 7, le général Dubouquet occupa avec six mille hommes le passage du Chêne-Populeux. Il ne restait plus de libre que le passage beaucoup moins important de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré. Dumouriez, après avoir fait rompre la route et abattre les arbres, y posta un colonel avec deux bataillons et deux escadrons. Placé ainsi au centre de la forêt et dans un camp inexpugnable, il en défendait le principal passage au moyen de quinze mille hommes ; il avait à sa droite, et à quatre lieues de distance, Dillon, qui gardait les Islettes et la Chalade avec huit mille ; à sa gauche Dubouquet, défendant le Chêne-Populeux avec six mille, et, dans l’intervalle du Chêne-Populeux à Grand-Pré, un colonel qui surveillait avec quelques compagnies la route de la Croix-aux-Bois, qu’on avait jugée d’une importance très secondaire.
Toute sa défense se trouvant ainsi établie, il avait le temps d’attendre les renforts, et il se hâta de donner des ordres en conséquence. Il enjoignit à Beurnonville de quitter la frontière des Pays-Bas, où le duc de Saxe-Teschen ne tentait rien d’important, et d’être à Rethel le 13 septembre, avec dix mille hommes. Il fixa Châlons pour le dépôt des vivres et des munitions, pour le rendez-vous des recrues et des renforts qu’on lui envoyait. Il réunissait ainsi derrière lui tous les moyens de composer une résistance suffisante. En même temps il manda au pouvoir exécutif qu’il avait occupé l’Argonne. « Grand-Pré et les Islettes, écrivait-il, sont nos Thermopyles ; mais je serai plus heureux que Léonidas. » Il demandait qu’on détachât quelques régimens de l’armée da Rhin, qui n’était pas menacée, et qu’on les joignît à l’armée du centre, confiée désormais à Kellermann. Le projet des Prussiens étant évidemment de marcher sur Paris, puisqu’ils masquaient Montmédy et Thionville sans s’y arrêter, il voulait qu’on ordonnât à Kellermann de côtoyer leur gauche par Ligny et Bar-le-Duc, et de les prendre ainsi en flanc et en queue pendant leur marche offensive. D’après toutes ces dispositions, si les Prussiens, renonçant à forcer l’Argonne, remontaient plus haut, Dumouriez les précédait à Revigny, et là trouvait Kellermann arrivant de Metz avec l’armée du centre. S’ils descendaient vers Sedan, Dumouriez les suivait encore, rencontrait là les dix mille hommes de Beurnonville, et attendait Kellermann sur les bords de l’Aisne ; et dans les deux cas, la jonction produisait une masse de soixante mille hommes, capable de se montrer en rase campagne.
Le pouvoir exécutif n’oublia rien pour seconder Dumouriez dans ses excellentes dispositions. Servan, le ministre de la guerre, quoique maladif, veillait sans relâche à l’approvisionnement des armées, au transport des effets et munitions, et à la réunion des nouvelles levées. Il partait tous les jours de Paris de quinze cents à deux mille volontaires. L’entraînement vers l’armée était général, et on y courait en foule. Les sociétés patriotiques, les conseils des communes, l’assemblée, étaient continuellement traversés par des compagnies levées spontanément, et marchant vers Châlons, rendez-vous général des volontaires. Il ne manquait à ces jeunes soldats que la discipline et l’habitude du champ de bataille, qu’ils n’avaient point encore, mais qu’ils pouvaient bientôt acquérir sous un général habile.
Les girondins étaient ennemis personnels de Dumouriez, et lui accordaient peu de confiance, depuis qu’il les avait chassés du ministère ; ils avaient même voulu lui substituer dans le commandement général un officier nommé Grimoard. Mais ils s’étaient réunis à lui depuis qu’il semblait chargé des destinées de la patrie. Roland, le meilleur, le plus désintéressé d’entre eux, lui écrivit une lettre touchante pour l’assurer que tout était oublié, et que ses amis ne demandaient tous que d’avoir à célébrer ses victoires.
Dumouriez s’était donc vigoureusement emparé de cette frontière, et s’était fait le centre de vastes mouvemens, jusque-là trop lents et trop désunis. Il avait heureusement occupé les défilés de l’Argonne, pris une position qui donnait aux armées le temps de se grouper et de s’organiser derrière lui ; il faisait arriver successivement tous les corps pour composer une masse imposante ; il mettait Kellermann dans la nécessité de venir recevoir ses ordres ; il commandait avec vigueur, agissait avec célérité, et soutenait les soldats en se montrant au milieu d’eux, en leur témoignant beaucoup de confiance, et en s’efforçant de leur faire désirer une prochaine rencontre avec l’ennemi.
On était ainsi arrivé au 10 septembre. Les Prussiens parcoururent tous nos postes, escarmouchèrent sur le front de tous nos retranchemens, et furent partout repoussés. Dumouriez avait pratiqué de secrètes communications dans l’intérieur de la forêt, et portait sur les points menacés des forces inattendues, qui, dans l’opinion de l’ennemi, doublaient les forces réelles de notre armée. Le 11, il y eut une tentative générale contre Grand-Pré ; mais le général Miranda, placé à Mortaume, et le général Stengel à Saint-Jouvin, repoussèrent toutes les attaques avec un plein succès. Sur plusieurs points, les soldats, rassurés par leur position et par l’attitude de leurs chefs, sautèrent au-dessus de leurs retranchemens, et devancèrent à la baïonnette l’approche des assaillans. Ces combats occupaient l’armée, qui quelquefois manquait de vivres, à cause du désordre inévitable d’un service improvisé. Mais la gaieté du général, qui ne se soignait pas mieux que ses soldats, engageait tout le monde à se résigner ; et, malgré un commencement de dysenterie, on se trouvait assez bien dans le camp de Grand-Pré. Les officiers supérieurs seulement, qui doutaient de la possibilité d’une longue résistance, le ministère qui n’y croyait pas davantage, parlaient d’une retraite derrière la Marne, et assiégeaient Dumouriez de leurs conseils ; et lui, écrivait des lettres énergiques aux ministres, et imposait silence à ses officiers, en leur disant que, lorsqu’il voudrait des avis, il convoquerait un conseil de guerre.
Il faut toujours qu’un homme ait les inconvéniens de ses qualités. L’extrême promptitude du génie de Dumouriez devait souvent l’emporter jusqu’à l’irréflexion. Dans son ardeur à concevoir, il lui était déjà arrivé de ne pas bien calculer les obstacles matériels de ses projets, notamment lorsqu’il ordonna à Lafayette de se porter de Metz à Givet. Il commit encore ici une faute capitale, qui, s’il avait eu moins de force d’esprit et de sang-froid, eût entraîné la perte de la campagne. Entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré se trouvait, avons-nous dit, un passage secondaire, dont l’importance avait été jugée très médiocre, et qui n’était défendu que par deux bataillons et deux escadrons. Accablé de soins immenses, Dumouriez n’était pas allé juger par ses propres yeux de ce passage. N’ayant d’ailleurs que peu de monde à y placer, il avait cru trop facilement que quelques cents hommes suffiraient à sa garde. Pour comble de malheur, le colonel qui y commandait lui persuada qu’on pouvait même retirer une partie des troupes qui s’y trouvaient, et qu’en brisant les routes, quelques volontaires suffiraient à y maintenir la défensive. Dumouriez se laissa tromper par ce colonel, vieux militaire et jugé digne de confiance.
Pendant ce temps, Brunswick avait fait examiner nos divers postes, et il avait eu un moment le projet de longer la forêt jusqu’à Sedan pour la tourner vers cette extrémité. Il paraît que, pendant ce mouvement, des espions révélèrent la négligence du général français. La Croix-aux-Bois fut attaquée par des Autrichiens et des émigrés commandés par le prince de Ligne. Les abatis avaient à peine été commencés, les routes n’étaient point brisées, et le passage fut occupé sans résistance dès le 13 au matin. À peine Dumouriez eut-il appris cette funeste nouvelle, qu’il envoya le général Chasot, homme d’une grande bravoure, avec deux brigades, six escadrons et quatre pièces de 8 pour occuper de nouveau le passage, et en chasser les Autrichiens. Il ordonna de les attaquer à la baïonnette avec la plus grande vivacité, et avant qu’ils eussent trouvé le temps de se retrancher. La journée du 13 s’écoula, et celle du 14 se passa encore sans que le général Chasot pût exécuter cet ordre. Le 15 enfin, il attaqua avec vigueur, repoussa l’ennemi, et lui fit perdre le poste et son chef, le prince de Ligne. Mais, deux heures après, attaqué lui-même par des forces très supérieures, et avant d’avoir pu se retrancher, il fut repoussé de nouveau, et entièrement dépossédé de la Croix-aux-Bois. Chasot était en outre coupé de Grand-Pré, et ne pouvait se retirer vers l’armée principale, qui se trouvait ainsi affaiblie. Il se replia aussitôt sur Vouziers. Le général Dubouquet, commandant au Chêne-Populeux, et heureux jusque-là dans sa résistance, se voyant séparé de Grand-Pré, pensa qu’il ne fallait pas s’exposer à être enveloppé par l’ennemi, qui, ayant coupé la ligne à la Croix-aux-Bois, allait déboucher en masse. Il résolut de décamper, et de se retirer par Attigny et Somme-Puis, sur Châlons. Ainsi, le fruit de tant de combinaisons hardies et de hasards heureux était perdu ; le seul obstacle qu’on pût opposer à l’invasion, l’Argonne, était franchi, et la route de Paris était ouverte.
Dumouriez, séparé de Chasot et de Dubouquet, n’avait plus que quinze mille hommes ; et si l’ennemi, débouchant rapidement par la Croix-aux-Bois, tournait la position de Grand-Pré, et venait occuper les passages de l’Aisne, qui, avons-nous dit, servaient d’issue aux derrières du camp, le général français était perdu. Ayant quarante mille Prussiens en tête, vingt-cinq mille Autrichiens sur ses derrières, enfermé ainsi avec quinze mille hommes par soixante-cinq mille, par deux cours d’eau et la forêt, il n’avait plus qu’à mettre bas les armes, ou à faire tuer inutilement jusqu’au dernier de ses soldats. La seule armée sur laquelle comptait la France était alors anéantie, et les coalisés pouvaient prendre la route de la capitale.
Dans cette situation désespérée, le général ne perdit pas courage, et conserva un sang-froid admirable. Son premier soin fut de songer le jour même à la retraite, car le plus pressant était de se soustraire aux fourches Caudines. Il considéra que par sa droite il touchait à Dillon, maître encore des Islettes et de la route de Sainte-Menehould ; qu’en se repliant sur les derrières de celui-ci, et appuyant son dos contre le sien, ils feraient tous deux face à l’ennemi, l’un aux Islettes, l’autre à Sainte-Menehould, et présenteraient ainsi un double front retranché. Là ils pourraient attendre la jonction des deux généraux Chasot et Dubouquet, détachés du corps de bataille, celle de Beurnonville, mandé de Flandre pour être le 13 à Rethel, celle enfin de Kellermann, qui, étant depuis plus de dix jours en marche, ne pouvait tarder d’arriver. Ce plan était le meilleur et le plus conséquent au système de Dumouriez, qui consistait à ne pas reculer à l’intérieur, vers un pays ouvert, mais à se tenir dans un pays difficile, à y temporiser, et à se mettre en position de faire sa jonction avec l’armée du centre. Si, au contraire, il s’était replié sur Châlons, il était poursuivi comme fugitif ; il exécutait avec désavantage une retraite qu’il aurait pu faire plus utilement dès l’origine, et surtout il se mettait dans l’impossibilité d’être rejoint par Kellermann. C’était une grande hardiesse, après un accident tel que celui de la Croix-aux-Bois, de persister dans son système, et il fallait, dans le moment, autant de génie que de vigueur pour ne pas s’abandonner au conseil, si répété, de se retirer derrière la Marne. Mais que de hasards heureux ne fallait-il pas encore pour réussir dans une retraite si difficile, si surveillée, et faite avec si peu de monde, en présence d’un ennemi si puissant.
Aussitôt il ordonna à Beurnonville, déjà dirigé sur Rethel, à Chasot, dont il venait de recevoir des nouvelles rassurantes, à Dubouquet, retiré sur Attigny, de se rendre tous à Sainte-Menehould. En même temps il manda de nouveau à Kellermann de continuer sa marche ; car il pouvait craindre que Kellermann, apprenant la perte des défilés, ne voulût revenir sur Metz. Après avoir fait toutes ces dispositions, après avoir reçu un officier prussien qui demandait à parlementer, et lui avoir montré le camp dans le plus grand ordre, il fit détendre à minuit, et marcher en silence vers les deux ponts qui servaient d’issue au camp de Grand-Pré. Par bonheur pour lui, l’ennemi n’avait pas encore songé à pénétrer par la Croix-aux-Bois, et à déborder les positions françaises. Le ciel était orageux, et couvrait de ses ombres la retraite des Français. On marcha toute la nuit par les chemins les plus mauvais, et l’armée, qui heureusement n’avait pas eu le temps de s’alarmer, se retira sans connaître le motif de ce changement de position. Le lendemain 16, à huit heures du matin, toutes les troupes avaient traversé l’Aisne ; Dumouriez s’était échappé, et il s’arrêtait en bataille sur les hauteurs d’Autry, à quatre lieues de Grand-Pré. Il n’était pas suivi, se croyait sauvé, et s’avançait à Dammartin-sur-Hans, afin d’y choisir un campement pour la journée, lorsque tout à coup il entend les fuyards accourir et crier que tout est perdu, que l’ennemi, se jetant sur nos derrières, a mis l’armée en déroute. Dumouriez accourt, retourne à son arrière-garde, et trouve le Péruvien Miranda et le vieux général Duval, arrêtant les fuyards, rétablissant avec beaucoup de fermeté les rangs de l’armée, que les hussards prussiens avaient un instant surprise et troublée. L’inexpérience de ces jeunes troupes, et la crainte de la trahison, qui alors remplissait tous les esprits, rendaient les terreurs paniques très faciles et très fréquentes. Cependant tout fut réparé, grâce aux trois généraux Miranda, Duval et Stengel, placés à l’arrière-garde. On bivouaqua à Dammartin avec l’espérance de s’adosser bientôt aux Islettes, et de terminer heureusement cette périlleuse retraite.
Dumouriez était depuis vingt heures à cheval. Il mettait pied à terre à six heures du soir, lorsque tout à coup il entend encore des cris de sauve qui peut, des imprécations contre les généraux qui trahissaient, et surtout contre le général en chef, qui venait, dit-on, de passer à l’ennemi. L’artillerie avait attelé et voulait se réfugier sur une hauteur ; toutes les troupes étaient confondues. Il fit allumer de grands feux, et ordonna qu’on restât sur la place toute la nuit. On passa ainsi dix heures dans les boues et l’obscurité. Plus de quinze cents fuyards, s’échappant à travers les campagnes, allèrent répandre à Paris et dans toute la France, que l’armée du Nord, le dernier espoir de la patrie, était perdue, et livrée à l’ennemi.
Dès le lendemain tout était réparé. Dumouriez écrivait à l’assemblée nationale avec son assurance ordinaire : « J’ai été obligé d’abandonner le camp de Grand-Pré. La retraite était faite, lorsqu’une terreur panique s’est mise dans l’armée ; dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages. TOUT EST RÉPARÉ, ET JE RÉPONDS DE TOUT. » Il ne fallait pas moins que de telles assurances pour calmer les terreurs de Paris et du conseil exécutif, qui allait de nouveau presser le général de passer la Marne.
Sainte-Menehould, où marchait Dumouriez, est placé sur l’Aisne, l’une des deux rivières qui entouraient le camp de Grand-Pré. Dumouriez devait donc en remonter le cours, et, avant d’y parvenir, il avait à franchir trois ruisseaux assez profonds qui viennent s’y confondre, la Tourbe, la Bionne et l’Auve. Au-delà de ces trois ruisseaux se trouvait le camp qu’il allait occuper. Au-devant de Sainte-Menehould s’élèvent circulairement des hauteurs de trois quarts de lieue. À leur pied s’étend un fond dans lequel l’Auve forme des marécages avant de se jeter dans l’Aisne. Ce fond est bordé à droite par les hauteurs de l’Hyron, en face par celles de la Lune, et à gauche par celles de Gisaucourt. Au centre du bassin se trouvent différentes élévations, inférieures cependant à celles de Sainte-Menehould. Le moulin de Valmy en est une, et il fait immédiatement face aux coteaux de la Lune. La grande route de Châlons à Sainte-Menehould passe à travers ce bassin, presque parallèlement au cours de l’Auve. C’est à Sainte-Menehould et au-dessus de ce bassin que se plaça Dumouriez. Il fit occuper autour de lui les positions les plus importantes, et appuya le dos contre Dillon, en lui recommandant de tenir ferme contre l’ennemi. Il occupait ainsi la grande route de Paris sur trois points : les Islettes, Sainte-Menehould et Châlons.
Cependant les Prussiens pouvaient, en pénétrant par Grand-Pré, le laisser à Sainte-Menehould, et courir à Châlons. Dumouriez ordonna donc à Dubouquet, dont il avait appris l’heureuse arrivée à Châlons, de se placer, avec sa division, au camp de l’Épine, d’y réunir tous les volontaires nouvellement arrivés, afin de couvrir Châlons contre un coup de main. Il fut rejoint ensuite par Chasot, et enfin par Beurnonville. Celui-ci s’était porté le 15 à la vue de Sainte-Menehould. Voyant une armée en bon ordre, il avait supposé que c’était l’ennemi, car il ne pouvait croire que Dumouriez, qu’on disait battu, se fût si tôt et si bien tiré d’embarras. Dans cette idée, il s’était replié sur Châlons, et là, informé de la vérité, il était revenu, et avait pris position le 19 à Maffrecourt, sur la droite du camp. Il amenait ces dix mille braves, que Dumouriez avait pendant un mois exercés, dans le camp de Maulde, à une continuelle guerre de postes. Renforcé de Beurnonville et de Chasot, Dumouriez pouvait compter trente-cinq mille hommes. Ainsi, grâce à sa fermeté et à sa présence d’esprit, il se retrouvait placé dans une position très forte, et en état de temporiser encore assez long-temps. Mais si l’ennemi plus prompt le laissait en arrière, et courait en avant sur Châlons, que devenait son camp de Sainte-Menehould ? C’était toujours la même crainte ; et ses précautions, au camp de l’Épine, étaient loin de pouvoir prévenir un danger pareil.
Deux mouvemens s’opéraient très lentement autour de lui : celui de Brunswick, qui hésitait dans sa marche, et celui de Kellermann, qui, parti le 4 de Metz, n’était pas encore arrivé au point convenu, après quinze jours de route. Mais si la lenteur de Brunswick servait Dumouriez, celle de Kellermann le compromettait singulièrement. Kellermann, prudent et irrésolu, quoique très brave, avait tour à tour avancé ou reculé, suivant les marches de l’armée prussienne ; et le 17 encore, en apprenant la perte des défilés, il avait fait un mouvement en arrière. Cependant, le 19 au soir, il fit avertir Dumouriez qu’il n’était plus qu’à deux lieues de Sainte-Menehould. Dumouriez lui avait réservé les hauteurs de Gisaucourt, placées à sa gauche, et dominant la route de Châlons et le ruisseau de l’Auve. Il lui avait mandé que, dans le cas d’une bataille, il pourrait se déployer sur les hauteurs secondaires, et se porter sur Valmy, au-delà de l’Auve. Dumouriez n’eut pas le temps d’aller placer lui-même son collègue. Kellermann, passant l’Auve le 19 dans la nuit, se porta à Valmy au centre du bassin, et négligea les hauteurs de Gisaucourt, qui formaient la gauche du camp de Sainte-Menehould, et dominaient celles de la Lune, sur lesquelles arrivaient les Prussiens.
Dans ce moment, en effet, les Prussiens, débouchant par Grand-Pré, étaient arrivés en vue de l’armée française, et, gravissant les hauteurs de la Lune, découvraient déjà le terrain dont Dumouriez occupait le sommet. Renonçant à une course rapide sur Châlons, ils étaient joyeux, dit-on, de trouver réunis les deux généraux français, afin de pouvoir les enlever d’un seul coup. Leur but était de se rendre maîtres de la route de Châlons, de se porter à Vitry, de forcer Dillon aux Islettes, d’entourer ainsi Sainte-Menehould de toutes parts, et d’obliger les deux armées à mettre bas les armes.
Le 20 au matin, Kellermann, qui, au lieu d’occuper les hauteurs de Gisaucourt, s’était porté au centre du bassin, sur le moulin de Valmy, se vit dominé en face par les hauteurs de la Lune, occupées par l’ennemi. D’un côté, il avait l’Hyron, que les Français tenaient en leur pouvoir, mais pouvaient perdre ; de l’autre Gisaucourt, qu’il n’avait pas occupé, et où les Prussiens allaient s’établir. Dans le cas d’une défaite, il était rejeté dans les marécages de l’Auve, placés derrière le moulin de Valmy, et il pouvait être écrasé avant d’avoir rejoint Dumouriez, dans le fond de cet amphithéâtre. Aussitôt il appela son collègue auprès de lui. Mais le roi de Prusse, voyant un grand mouvement dans l’armée française, et croyant que le projet des généraux était de se porter sur Châlons, voulut aussitôt en fermer le chemin, et ordonna l’attaque. L’avant-garde prussienne rencontra sur la route de Châlons l’avant-garde de Kellermann, qui se trouvait avec son corps de bataille sur la hauteur de Valmy. On aborda vivement, et les Français, repoussés d’abord, furent ramenés et soutenus ensuite par les carabiniers du général Valence. Des hauteurs de la Lune, la canonnade s’engagea avec le moulin de Valmy, et notre artillerie riposta vivement à celle des Prussiens.
Cependant la position de Kellermann était très hasardée ; ses troupes étaient toutes entassées confusément sur la hauteur de Valmy, et trop mal à l’aise pour y combattre. Des hauteurs de la Lune, on le canonnait ; de celles de Gisaucourt, un feu établi par les Prussiens maltraitait sa gauche ; l’Hyron, qui flanquait sa droite, était, à la vérité, occupé par les Français ; mais Clerfayt, attaquant ce poste avec vingt-cinq mille Autrichiens, pouvait s’en emparer : alors, foudroyé de toutes parts, Kellermann pouvait être rejeté de Valmy dans l’Auve, sans que Dumouriez pût le secourir. Celui-ci envoya aussitôt le général Stengel avec une forte division pour maintenir les Français sur l’Hyron, et y garantir la droite de Valmy ; il enjoignit à Beurnonville d’appuyer Stengel avec seize bataillons ; il dépêcha Chasot avec neuf bataillons et huit escadrons sur la route de Châlons, pour occuper Gisaucourt et flanquer la gauche de Kellermann. Mais Chasot, arrivé près de Valmy, demanda les ordres de Kellermann au lieu de se porter sur Gisaucourt, et laissa aux Prussiens le temps de l’occuper, et d’y établir un feu meurtrier pour nous. Cependant, appuyé de droite et de gauche, Kellermann, pouvait se soutenir sur le moulin de Valmy. Malheureusement un obus tombé sur un caisson le fit sauter, et mit le désordre dans l’infanterie ; le canon de la Lune l’augmenta encore, et déjà la première ligne commençait à plier. Kellermann, apercevant ce mouvement, accourut dans les rangs, les rallia, et rétablit l’ordre. Dans cet instant, Brunswick pensa qu’il fallait gravir la hauteur, et culbuter avec la baïonnette les troupes françaises.
Il était midi. Un brouillard épais, qui, jusqu’à ce moment, avait enveloppé les deux armées, était dissipé ; elles s’apercevaient distinctement, et nos jeunes soldats voyaient les Prussiens s’avancer sur trois colonnes, avec l’assurance de troupes vieilles et aguerries. C’était pour la première fois qu’ils se trouvaient au nombre de cent mille hommes, sur le champ de bataille, et qu’ils allaient croiser la baïonnette. Ils ne connaissaient encore ni eux ni l’ennemi, et ils se regardaient avec inquiétude. Kellermann entre dans les retranchemens, dispose ses troupes par colonnes d’un bataillon de front, et leur ordonne, lorsque les Prussiens seront à une certaine distance, de ne pas les attendre, et de courir au-devant d’eux à la baïonnette. Puis il élève la voix et crie : Vive la nation ! – On pouvait dans cet instant être brave ou lâche. Le cri de vive la nation ne fait que des braves, et nos jeunes soldats, entraînés, marchent en répétant le cri de vive la nation ! À cette vue, Brunswick, qui ne tentait l’attaque qu’avec répugnance, et avec une grande crainte du résultat, hésite, arrête ses colonnes, et finit par ordonner la rentrée au camp.
Cette épreuve fut décisive. Dès ce moment, on crut à la valeur de ces savetiers, de ces tailleurs, qui composaient l’armée française, d’après les émigrés. On avait vu des hommes équipés, vêtus et braves ; on avait vu des officiers décorés et pleins d’expérience, un général Duval, dont la belle taille, les cheveux blanchis inspiraient le respect ; Kellermann, Dumouriez enfin, opposant tant de constance et d’habileté en présence d’un ennemi si supérieur. Dans ce moment, la révolution française fut jugée, et ce chaos, jusque-là ridicule, n’apparut plus que comme un terrible élan d’énergie.
À quatre heures, Brunswick essaya une nouvelle attaque. L’assurance de nos troupes le déconcerta encore, et il replia une seconde fois ses colonnes. Marchant de surprise en surprise, trouvant faux tout ce qu’on lui avait annoncé, le général prussien n’avançait qu’avec la plus grande circonspection, et, quoiqu’on lui ait reproché de n’avoir pas poussé plus vivement l’attaque et culbuté Kellermann, les bons juges pensent qu’il a eu raison. Kellermann, soutenu de droite et de gauche par toute l’armée française, pouvait résister ; et si Brunswick, enfoncé dans une gorge et dans un pays détestable, eût été battu une fois, il risquait d’être entièrement détruit, D’ailleurs il avait, par le résultat de la journée, occupé la route de Châlons : les Français se trouvaient coupés de leur dépôt, et il espérait les obliger à quitter leur position dans quelques jours. Il ne considérait pas que, maîtres de Vitey, ils en étaient quittes pour un détour plus long, et pour quelques délais dans l’arrivée de leurs convois.
Telle fut la célèbre journée du 20 septembre 1792, où furent tirés plus de vingt mille coups de canons, et appelée depuis CANONNADE DE VALMY. La perte fut égale des deux côtés, et s’éleva pour chaque armée à huit ou neuf cents hommes. Mais la gaieté et l’assurance régnaient dans le camp français, et les reproches, le regret, dans celui des Prussiens. On assure que dans la soirée même les émigrés reçurent les plus vives remontrances du roi de Prusse, et qu’on vit diminuer l’influence de Calonne, le plus présomptueux des ministres émigrés, et le plus fécond en promesses exagérées et en renseignemens démentis.
Dans la nuit même, Kellermann repassa l’Auve à petit bruit, et vint camper sur les hauteurs de Gisaucourt, qu’il aurait dû occuper dès l’origine, et dont les Prussiens avaient profité dans la journée. Les Prussiens demeurèrent sur les hauteurs de la Lune. Dans le fond opposé se trouvait Dumouriez, et à la gauche de celui-ci Kellermann, sur les hauteurs qu’il venait de reprendre. Dans cette position singulière, les Français, faisant face à la France, semblaient l’envahir, et les Prussiens, qui étaient appuyés contre elle, semblaient la défendre. C’est ici que commença, de la part de Dumouriez, une nouvelle suite d’actes pleins d’énergie et de fermeté, soit contre l’ennemi, soit contre ses propres officiers et contre l’autorité française. Avec près de soixante-dix mille hommes de troupes, dans un bon camp, ne manquant pas de vivres, ou du moins rarement, il pouvait attendre. Les Prussiens, au contraire, manquaient de subsistances ; les maladies commençaient à ravager leur armée, et dans cette situation ils perdaient beaucoup à temporiser. Une saison affreuse, au milieu d’un terrain argileux et humide, ne leur permettait pas de séjourner long-temps. Si, reprenant trop tard l’énergie et la célérité de l’invasion, ils voulaient marcher sur Paris, Dumouriez était en force pour les suivre, et les envelopper lorsqu’ils seraient engagés plus avant.
Ces vues étaient pleines de justesse et de prudence. Mais dans le camp, où les officiers s’ennuyaient de privations, et où Kellermann était peu satisfait de trouver une autorité supérieure ; à Paris, où l’on se sentait séparé de là principale armée, et où l’on n’apercevait rien entre soi et les Prussiens, où l’on voyait même les hulans arriver à quinze lieues, depuis que la forêt de l’Argonne était ouverte, on ne pouvait approuver le plan de Dumouriez. L’assemblée, le conseil, se plaignaient de son entêtement, lui écrivaient les lettres les plus impératives pour lui faire abandonner sa position, et repasser la Marne. Le camp à Montmartre, et une armée entre Châlons et Paris, étaient le double rempart qu’il fallait aux imaginations épouvantées. Les hulans vous harcèlent, écrivait Dumouriez, eh bien ! tuez-les ; cela ne me regarde pas. Je ne changerai pas mon plan pour des housardailles. Cependant les instances et les ordres n’en continuaient pas moins. Dans le camp, les officiers ne cessaient pas de faire des observations. Les soldats seuls, soutenus par la gaieté du général, qui avait soin de parcourir leurs rangs, de les encourager, et de leur expliquer la position critique des Prussiens, les soldats supportaient patiemment les pluies et les privations. Une fois Kellermann voulut partir, et il fallut que Dumouriez, comme Colomb demandant encore quelques jours à son équipage, promît de décamper si, dans un nombre de jours donnés, les Prussiens ne battaient pas en retraite.
La belle armée des coalisés se trouvait en effet dans un état déplorable ; elle périssait par la disette, et surtout par le cruel effet de la dysenterie. Les dispositions de Dumouriez y avaient contribué puissamment. Les tirailleries sur le front du camp étant jugées inutiles, parce qu’elles n’aboutissaient à aucun résultat, il fut convenu entre les deux armées de les suspendre ; mais Dumouriez stipula que ce serait sur le front seulement. Aussitôt il détacha toute sa cavalerie, surtout celle de nouvelle levée, dans les pays environnans, afin d’intercepter les convois de l’ennemi, qui, étant arrivé par la trouée de Grand-Pré, et ayant remonté l’Aisne pour suivre notre retraite, était obligé de faire suivre les mêmes détours à ses approvisionnemens. Nos cavaliers avaient pris goût à cette guerre lucrative, et la poursuivaient avec un grand succès. On était arrivé aux derniers jours de septembre ; le mal devenait intolérable dans l’armée prussienne, et des officiers avaient été envoyés au camp français pour parlementer. D’abord il ne fut question que d’échanger des prisonniers ; les Prussiens demandèrent aussi le bénéfice de l’échange pour les émigrés, mais on le leur refusa. Une grande politesse avait régné de part et d’autre. De l’échange des prisonniers, la conversation s’était reportée sur les motifs de la guerre, et, du côté des Prussiens, on avait presque avoué que la guerre était impolitique. Le caractère de Dumouriez reparut ici tout entier. N’ayant plus à combattre, il faisait des mémoires pour le roi de Prusse, et lui démontrait combien il lui était peu avantageux de s’unir à la maison d’Autriche contre la France. En même temps, il lui envoyait douze livres de café, les seules qui restassent dans les deux camps. Ses mémoires, qui ne pouvaient manquer d’être appréciés, furent néanmoins très mal accueillis, et devaient l’être. Brunswick répondit au nom du roi de Prusse par une déclaration aussi arrogante que le premier manifeste, et toute négociation fut rompue. L’assemblée, consultée par Dumouriez, répondit, comme le sénat romain, qu’on ne traiterait avec l’ennemi que lorsqu’il serait sorti de France.
Ces négociations n’eurent d’autre effet que de faire calomnier le général, qu’on soupçonna dès lors d’avoir des relations secrètes avec l’étranger, et de lui attirer quelques dédains affectés de la part d’un monarque orgueilleux et humilié du résultat de la guerre. Mais tel était Dumouriez : avec tous les genres de courage, avec tous les genres d’esprit, il manquait de cette retenue, de cette dignité qui impose aux hommes, tandis que le génie ne fait que les saisir. Cependant, ainsi que l’avait prévu le général français, dès le 1er octobre les Prussiens, ne pouvant plus résister à la disette et aux maladies, commencèrent à décamper. Ce fut en Europe un grand sujet d’étonnement, de conjectures, de fables, que de voir une armée si puissante, si vantée, se retirer humblement devant ces ouvriers et ces bourgeois soulevés, qui devaient être ramenés tambour battant dans leurs villes, et châtiés pour en être sortis. La faiblesse avec laquelle furent poursuivis les Prussiens, l’espèce d’impunité dont ils jouirent en repassant les défilés de l’Argonne, firent supposer des stipulations secrètes, et même un marché avec le roi de Prusse. Les faits militaires vont expliquer, mieux que toutes ces suppositions, la retraite des coalisés.
Rester dans une position aussi malheureuse n’était plus possible. Envahir était devenu intempestif, par une saison aussi avancée et aussi mauvaise. La seule ressource était donc de se retirer vers le Luxembourg et la Lorraine, et de s’y faire une forte base d’opérations, pour recommencer la campagne l’année suivante. D’ailleurs on a lieu de croire qu’en ce moment Frédéric-Guillaume songeait à prendre sa part de la Pologne ; car c’est alors que ce prince, après avoir excité les Polonais contre la Russie et l’Autriche, s’apprêtait à partager leurs dépouilles. Ainsi l’état de la saison et des lieux, le dégoût d’une entreprise manquée, le regret de s’être allié contre la France avec la maison d’Autriche, et enfin de nouveaux intérêts dans le Nord, étaient chez le roi de Prusse des motifs suffisans pour déterminer sa retraite. Elle se fit avec le plus grand ordre, car cet ennemi qui consentait à partir, n’en était pas moins très puissant. Vouloir lui fermer tout à fait la retraite, et l’obliger à s’ouvrir un passage par une victoire, eût été une imprudence que Dumouriez n’aurait pas commise. Il fallait se contenter de la harceler, et c’est ce qu’il fit avec trop peu d’activité, par sa faute et celle de Kellermann.
Le danger était passé, la campagne finie, et chacun était rendu à soi et à ses projets. Dumouriez songeait à son entreprise des Pays-Bas, Kellermann à son commandement de Metz, et la poursuite des Prussiens n’obtint plus des deux généraux l’attention qu’elle méritait. Dumouriez envoya le général d’Harville au Chêne-Populeux pour châtier les émigrés ; ordonna au général Miaczinski de les attendre à Stenay, au sortir du passage, pour achever de les détruire ; dépêcha Chasot du même côté pour occuper la route de Longwy ; plaça les généraux Beurnonville, Stengel et Valence avec plus de vingt-cinq mille hommes sur les derrières de la grande armée, pour la poursuivre avec vigueur, et en même temps enjoignit à Dillon, qui s’était toujours maintenu aux Islettes avec le plus grand bonheur, de s’avancer par Clermont et Varennes, afin de couper la route de Verdun. Ces dispositions étaient bonnes sans doute, mais elles auraient dû être exécutées par le général lui-même ; il aurait dû, suivant le jugement très-juste et très-élevé de M. Jomini, fondre directement sur le Rhin, et le descendre ensuite avec toute son armée. Dans ce moment de succès, renversant tout devant lui, il aurait conquis la Belgique en une marche. Mais il songeait à venir à Paris pour préparer une invasion par Lille. De leur côté, les trois généraux Stengel, Beurnonville et Valence ne s’entendirent pas assez bien, et ne poursuivirent que faiblement les Prussiens. Valence, qui dépendait de Kellermann, reçut tout à coup l’ordre de revenir joindre son général à Châlons, afin de reprendre la route de Metz. Il faut convenir que ce mouvement était singulièrement imaginé, puisqu’il ramenait Kellermann dans l’intérieur, pour reprendre ensuite la route de la frontière lorraine. La route naturelle était en avant par Vitry ou Clermont, et elle se conciliait avec la poursuite des Prussiens, telle que l’avait ordonnée Dumouriez. À peine celui-ci connut-il l’ordre donné à Valence, qu’il lui enjoignit de poursuivre sa marche, disant que, tant que durerait la jonction des armées du nord et du centre, le commandement supérieur lui appartiendrait à lui seul. Il s’en expliqua très-vivement avec Kellermann, qui revint sur sa première détermination, et consentit à prendre sa route par Sainte-Menehould et Clermont. Cependant la poursuite ne s’en fit pas moins avec beaucoup de mollesse. Dillon seul harcela les Prussiens avec une bouillante ardeur, et faillit même se faire battre en s’élançant trop vivement sur leurs traces.
Le désaccord des généraux, et leurs distractions personnelles après le danger, furent évidemment la seule cause qui procura une retraite si facile aux Prussiens. On a prétendu que leur départ avait été acheté, qu’il avait été payé par le produit d’un grand vol dont nous allons parler, qu’il était convenu avec Dumouriez, et que l’une des stipulations du marché était la libre sortie des Prussiens ; enfin que Louis XVI l’avait demandé du fond de sa prison. On vient de voir que cette retraite peut être suffisamment expliquée par des motifs naturels ; mais bien d’autres raisons encore démontrent l’absurdité de ces suppositions. Ainsi il n’est pas croyable qu’un monarque, dont les vices n’étaient pas ceux d’une vile cupidité, se soit laissé acheter : on ne voit pas pourquoi, dans le cas d’une convention, Dumouriez ne se serait pas justifié, aux yeux des militaires, de n’avoir pas poursuivi l’ennemi, en avouant un traité qui n’avait rien de honteux pour lui : enfin le valet de chambre du roi, Cléry, assure que rien de semblable à la prétendue lettre adressée par Louis XVI à Frédéric-Guillaume, et transmise par le procureur de la commune Manuel, n’a été écrit et donné à ce dernier. Tout cela n’est donc que mensonge, et la retraite des coalisés ne fut que l’effet naturel de la guerre. Dumouriez, malgré ses fautes, malgré ses distractions à Grand-Pré, malgré sa négligence au moment de la retraite, n’en fut pas moins le sauveur de la France, et d’une révolution qui a peut-être avancé l’Europe de plusieurs siècles. C’est lui qui, s’emparant d’une armée désorganisée, défiante, irritée, lui rendant l’ensemble et la confiance, établissant sur toute cette frontière l’unité et la vigueur, ne désespérant jamais au milieu des circonstances les plus désastreuses, donnant après la perte des défilés un exemple de sang-froid inouï, persistant dans ses premières idées de temporisation malgré le péril, malgré son armée et son gouvernement, d’une manière qui prouve la vigueur de son jugement et de son caractère ; c’est lui, disons-nous, qui sauva notre patrie de l’étranger et du courroux contre-révolutionnaire, et donna l’exemple si imposant d’un homme sauvant ses concitoyens malgré eux-mêmes. La conquête, si vaste qu’elle soit, n’est ni plus belle ni plus morale.
FIN DU TOME DEUXIÈME.