Suite et fin de la journée du 10 aout. – Rappel du ministère girondin ; Danton est nommé ministre de la justice. – État de la famille royale. – Situation des partis dans l’assemblée et au dehors après le 10 aout. – Organisation et influence de la commune ; pouvoirs nombreux qu’elle s’arroge ; son opposition avec l’assemblée. – Érection d’un tribunal criminel extraordinaire. – État des armées après le 10 aout. – Résistance de Lafayette au nouveau gouvernement. – Décrété d’accusation, il quitte son armée et la France ; est mis aux fers par les autrichiens. – Position de Dumouriez. – Disposition des puissances, et situation réciproque des armées coalisées et des armées françaises. – Prise de Longwy par les prussiens ; agitation de Paris à cette nouvelle. – Mesures révolutionnaires prises par la commune ; arrestation des suspects. – Massacres dans les prisons les 2, 3, 4, 5 et 6 septembre. – Principales scènes et circonstances de ces journées sanglantes.
Les Suisses avaient courageusement défendu les Tuileries, mais leur résistance fut inutile : le grand escalier avait été forcé, et le palais envahi. Le peuple, désormais vainqueur, pénétrait de toutes parts dans cette demeure de la royauté, où il avait toujours supposé des trésors extraordinaires, une félicité sans bornes, une puissance formidable, et des complots sinistres ! Que de vengeances à exercer à la fois contre la richesse, la grandeur et le pouvoir !
Quatre-vingts grenadiers suisses, qui n’ont pas eu le temps de se retirer, défendent vigoureusement leur vie, et sont impitoyablement égorgés. La multitude se précipite ensuite dans les appartemens, et s’acharne sur ces inutiles amis, accourus pour défendre le roi, et poursuivis, sous le nom de chevaliers du poignard, de toute la haine populaire. Leurs armes impuissantes ne servent qu’à irriter les vainqueurs, et rendre plus vraisemblables les projets imputés à la cour. Toute porte qui se ferme est abattue. Deux huissiers voulant interdire l’entrée du grand conseil, et s’immoler à l’étiquette, sont massacrés en un instant. Les nombreux serviteurs de la famille royale fuient tumultueusement à travers les vastes galeries, se précipitent des fenêtres, ou cherchent dans l’immensité du palais un réduit obscur qui protége leur vie. Les femmes de la reine se réfugient dans l’un de ses appartemens, et s’attendent à chaque instant à être attaquées dans leur asile. La princesse de Tarente en fait ouvrir les portes pour ne pas augmenter l’irritation par la résistance. Les assaillans se présentent, et se saisissent de l’une d’elles. Déjà le fer est levé sur sa tête. « Grâce aux femmes ! s’écrie une voix ; ne déshonorez pas la nation ! » À ce mot, le fer s’abaisse, les femmes de la reine sont épargnées, protégées, conduites hors du château par ces mêmes homme qui allaient les immoler, et qui, avec toute la mobilité populaire, les escortent maintenant, et emploient pour les sauver le plus ingénieux dévouement. Après avoir massacré, on dévaste ; on brise ces magnifiques ameublemens, et on en disperse au loin les débris. Le peuple se répand dans les secrets appartemens de la reine, et s’y livre à la gaieté la plus obscène ; il pénètre dans les lieux les plus reculés, recherche tous les dépôts de papiers, brise toutes les fermetures, et satisfait le double plaisir de la curiosité et de la destruction. À l’horreur du meurtre et du sac se réunit celle de l’incendie. Déjà les flammes ayant dévoré les échoppes adossées aux cours extérieures commencent à s’étendre à l’édifice, et menacent d’une ruine complète cet imposant séjour de la royauté. La désolation n’est pas bornée à cette triste enceinte ; elle s’étend au loin. Les rues sont jonchées de débris et de cadavres. Quiconque fuit ou est supposé fuir est traité en ennemi, et poursuivi à coups de fusil. Un bruit presque continuel de mousqueterie a succédé à celui du canon et révèle à chaque instant de nouveaux meurtres. Que d’horreurs dans les suites d’une victoire, quels que soient les vaincus, les vainqueurs, et la cause pour laquelle on a combattu !
Le pouvoir exécutif étant dissous par la suspension de Louis XVI, il ne restait plus dans Paris que deux autorités, celle de la commune et celle de l’assemblée. Comme on l’a vu dans le récit du 10 août, des députés des sections, réunis à l’Hôtel-de-Ville, s’étaient emparés du pouvoir municipal en expulsant les anciens magistrats, et avaient dirigé l’insurrection pendant toute la nuit et la journée du 10. Ils possédaient la véritable force de fait ; ils avaient tout l’emportement de la victoire, et représentaient cette classe révolutionnaire, neuve et ardente, qui venait de lutter pendant toute la session contre l’inertie de cette autre classe d’hommes, plus éclairés, mais moins actifs, dont se composait l’assemblée législative. Le premier soin des députés des sections fut de destituer toutes les hautes autorités, qui, plus rapprochées du pouvoir suprême, lui étaient plus attachées. Ils avaient suspendu l’état-major de la garde nationale, et désorganisé la défense des Tuileries en arrachant Mandat au château, et donné à Santerre le commandement de la garde nationale. Ils n’avaient pas mis moins d’empressement à suspendre l’administration du département, qui, de la haute région où elle était placée, contraria toujours les passions populaires, qu’elle ne partageait pas. Quant à la municipalité, ils en avaient supprimé le conseil général, s’étaient substitués à son autorité, ne conservant que le maire Pétion, le procureur-syndic Manuel et les seize administrateurs municipaux. Tout cela s’était fait pendant l’attaque du château. Danton avait audacieusement dirigé cette orageuse séance ; et, lorsque la mitraille des Suisses refoula la multitude le long des quais, et jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, il était sorti en disant : « Nos frères demandent du secours, allons leur en porter. » Sa présence avait contribué à ramener le peuple sur le champ de bataille, et à décider la victoire. Le combat terminé, il fut question de délivrer Pétion de sa garde et de le remplacer dans ses fonctions de maire. Cependant, soit véritable intérêt pour sa personne, soit crainte de se donner un chef trop scrupuleux pour les premiers momens de l’insurrection, on avait décidé qu’il serait gardé encore un jour ou deux, sous le prétexte de mettre sa vie à couvert. En même temps on avait enlevé de la salle du conseil général, les bustes de Louis XVI, de Bailly et Lafayette. La classe nouvelle qui s’élevait écartait ainsi les premières illustrations révolutionnaires, pour y substituer les siennes.
Les insurgés de la commune devaient chercher à se mettre en rapport avec l’assemblée. Ils lui reprochaient des hésitations, et même du royalisme ; mais ils voyaient toujours en elle la seule autorité souveraine actuellement existante, et n’étaient point du tout disposés à la méconnaître. Dans la matinée même du 10, une députation vint à sa barre lui annoncer la formation de la commune insurrectionnelle, et lui exposer ce qui avait été fait. Danton était au nombre des députés. « Le peuple qui nous envoie vers vous, dit-il, nous a chargés de vous déclarer qu’il vous croyait toujours dignes de sa confiance, mais qu’il ne reconnaissait d’autre juge des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité l’a contraint de recourir, que le peuple français, notre souverain et le vôtre, réuni dans les assemblées primaires. »
L’assemblée répondit à ces députés, par l’organe de son président, qu’elle approuvait tout ce qui avait été fait, et qu’elle leur recommandait l’ordre et la paix. Elle leur fit donner en outre communication des décrets rendus dans la journée, avec invitation de les répandre. Après cela, elle rédigea une proclamation pour rappeler le respect dû aux personnes et aux propriétés, et chargea quelques-uns de ses membres d’aller la porter au peuple.
Son premier soin dans ce moment devait être de suppléer à la royauté détruite. Les ministres, réunis sous le nom de conseil exécutif, furent provisoirement chargés par elle des soins de l’administration, et de l’exécution des lois. Le ministre de la justice, dépositaire du sceau de l’État, devait l’apposer sur les décrets, et les promulguer au nom de la puissance législative. Il fallait ensuite choisir les personnes qui composeraient le ministère. On songea tout d’abord à replacer Roland, Clavière et Servan, destitués pour leur attachement à la cause populaire, car la révolution nouvelle devait vouloir tout ce que n’avait pas voulu la royauté. Ces trois ministres furent donc unanimement réintégrés, Roland à l’intérieur, Servan à la guerre, et Clavière aux finances. Il y avait encore à nommer un ministre de la justice, des affaires étrangères et de la marine. Ici le choix était libre ; et les vœux formés autrefois pour le mérite obscur, ou pour le patriotisme ardent et désagréable à la cour, pouvaient être réalisés sans obstacle. Danton, si puissant sur la multitude, et si entraînant pendant les quarante-huit heures écoulées, fut jugé nécessaire ; et bien qu’il déplût aux girondins comme un élu de la populace, il fut nommé ministre de la justice à la majorité de 222 voix sur 284. Après avoir donné cette satisfaction au peuple, et accordé cette place à l’énergie, on songea à mettre un savant à la marine. Ce fut le mathématicien Monge, connu et apprécié par Condorcet, et adopté sur sa proposition. On porta enfin Lebrun aux affaires étrangères, et on récompensa dans sa personne l’un de ces hommes laborieux, qui faisaient auparavant tout le travail dont les ministres avaient l’honneur.
Après avoir remplacé le pouvoir exécutif, l’assemblée déclara que tous les décrets sur lesquels Louis XVI avait apposé son veto recevraient force de loi. La formation d’un camp sous Paris, objet de l’un de ces décrets, et cause de si vives discussions, fut ordonnée sur-le-champ, et les canonniers reçurent l’autorisation, le jour même, de commencer des esplanades sur les hauteurs de Montmartre. Après avoir fait la révolution de Paris, il fallait en assurer le succès dans les départemens, et surtout aux armées, où commandaient des généraux suspects. Des commissaires pris dans l’assemblée furent chargés de se rendre dans les provinces et les armées, pour les éclairer sur les événemens du 10 août, et on leur donna des pouvoirs pour renouveler au besoin tous les chefs civils et militaires.
Quelques heures avaient suffi à tous ces décrets ; et pendant que l’assemblée était occupée à les rendre, d’autres soins venaient sans cesse l’interrompre. Les effets précieux enlevés aux Tuileries étaient transportés dans son enceinte ; les Suisses, les serviteurs du château, toutes les personnes arrêtées dans leur fuite, ou arrachées à la fureur du peuple, étaient conduites à sa barre comme dans un lieu d’asile. Une foule de pétitionnaires venaient les uns après les autres rapporter ce qu’ils avaient fait ou vu, et raconter leurs découvertes sur les complots supposés de la cour. Des accusations et des invectives de tout genre étaient proférées contre la famille royale, qui entendait tout cela du lieu étroit où on l’avait reléguée. Ce lieu était la loge du logographe. Louis XVI écoutait avec calme tous les discours, et s’entretenait par intervalles avec Vergniaud et d’autres députés, placés tout près de lui. Enfermé là depuis quinze heures, il avait demandé quelques alimens, qu’il partagea avec sa femme et ses enfans, et qui provoquaient d’ignobles observations sur le goût qu’on lui imputait pour la table ! On sait si les partis victorieux épargnent le malheur ! Le jeune dauphin, couché sur le sein de sa mère, y dormait profondément, accablé par une chaleur étouffante. La jeune princesse et madame Élisabeth, les yeux rouges de larmes, étaient à côté de la reine. Au fond de la loge se trouvaient quelques seigneurs dévoués qui n’avaient pas abandonné le malheur. Cinquante hommes, pris dans la troupe qui avait escorté la famille royale du château à l’assemblée, servaient de garde à cette enceinte. C’est de là que le monarque déchu contemplait les dépouilles de ses palais, assistait au démembrement de son antique pouvoir, et en voyait distribuer les restes aux diverses autorités populaires.
Le tumulte continuait avec une extrême violence, et, au gré du peuple, ce n’était pas assez d’avoir suspendu la royauté, il fallait là détruire. Les pétitions se succédaient sur ce sujet, et, dans l’attente d’une réponse, la multitude s’agitait au dehors de la salle, en inondait les avenues, en assiégeait les portes, et deux ou trois fois elle les attaqua si violemment qu’on les crut enfoncées, et qu’on craignit pour la famille infortunée dont l’assemblée avait reçu le dépôt. Henri Larivière, envoyé avec d’autres commissaires pour calmer le peuple, rentra dans cet instant et s’écria avec force : « Oui, Messieurs, je le sais, je l’ai vu, je l’assure, la masse du peuple est décidée à périr mille fois, plutôt que de déshonorer la liberté par aucun acte d’inhumanité ; et à coup sûr il n’est pas une tête ici présente (et l’on doit m’entendre, ajouta-t-il) qui ne puisse compter sur la loyauté française. » Ces paroles rassurantes et courageuses furent applaudies. Vergniaud prit la parole à son tour, et répondit aux pétitionnaires qui demandaient qu’on changeât la suspension en déchéance. « Je suis charmé, dit-il, qu’on me fournisse l’occasion d’expliquer l’intention de l’assemblée en présence des citoyens. Elle a décrété la suspension du pouvoir exécutif, et a nommé une convention qui déciderait irrévocablement la grande question de la déchéance. En cela, elle s’est renfermée dans ses pouvoirs, qui ne lui permettaient pas de se faire juge elle-même de la royauté, elle a pourvu au salut de l’État en mettant le pouvoir exécutif dans l’impossibilité de nuire. Elle a satisfait ainsi à tous les besoins en demeurant dans la limite de ses attributions. » Ces paroles produisirent une impression favorable, et les pétitionnaires eux-mêmes, calmés par elles, se chargèrent d’éclairer et d’apaiser le peuple.
Il fallait mettre fin à cette séance si longue. Il fut donc ordonné que les effets enlevés au château seraient déposés à la commune ; que les Suisses et toutes les personnes arrêtées seraient au gardées aux Feuillans, ou transportées dans diverses maisons de détention ; enfin que la famille royale serait gardée au Luxembourg jusqu’à la réunion de la convention nationale, mais qu’en attendant les préparatifs nécessaires pour l’y recevoir, elle logerait dans le local même de l’assemblée. À une heure du matin, le samedi 11, la famille royale fut transportée dans le logement qu’on lui destinait, et qui consistait en quatre cellules des anciens feuillans. Les seigneurs qui n’avaient pas quitté le roi s’établirent dans la première, le roi dans la seconde, la reine, sa sœur et ses enfans dans les deux autres. La femme du concierge servit les princesses, et remplaça le cortége nombreux des dames qui, la veille encore, se disputaient le soin de leur service.
La séance fut suspendue à trois heures du matin. Le bruit régnait encore dans Paris. Pour éviter les désordres, on avait illuminé les environs du château, et la plus grande partie des citoyens étaient sous les armes.
Tels avaient été cette journée célèbre, et ses résultats immédiats. Le roi et sa famille étaient prisonniers aux Feuillans, et les trois ministres disgraciés replacés en fonctions. Danton, caché la veille dans un club obscur, se trouvait ministre de la justice. Pétion était consigné chez lui, mais à son nom proclamé avec enthousiasme on ajoutait celui de Père du peuple. Marat, sorti de l’obscure retraite où Danton l’avait caché pendant l’attaque, et maintenant armé d’un sabre, se promenait dans Paris à la tête du bataillon Marseillais. Robespierre, qu’on n’a pas vu figurer pendant ces terribles scènes, Robespierre haranguait aux Jacobins, et entretenait quelques membres restés avec lui, de l’usage à faire de la victoire, de la nécessité de remplacer l’assemblée actuelle, et de mettre Lafayette en accusation.
Dès le lendemain, il fallut songer encore à calmer le peuple soulevé, et ne cessant de massacrer ceux qu’il prenait pour des aristocrates fugitifs. L’assemblée reprit sa séance le 11 à sept heures du matin. La famille royale fut replacée dans la loge du logographe, pour assister aux décisions qui allaient être prises, et aux scènes qui allaient se passer dans le corps législatif. Pétion, délivré et escorté par un peuple nombreux, vint rendre compte de l’état de Paris, qu’il avait visité, et où il avait tâché de répandre le calme et l’esprit de paix. Des citoyens s’étaient faits ses gardiens pour veiller sur ses jours. Pétion fut parfaitement accueilli par l’assemblée, et repartit aussitôt pour continuer ses exhortations pacifiques. Les Suisses déposés la veille aux Feuillans étaient menacés. La multitude demandait leur mort à grands cris, en les appelant complices du château et assassins du peuple. On parvint à l’apaiser en annonçant que les Suisses seraient jugés, et qu’une cour martiale allait être formée pour punir ce qu’on appela depuis les conspirateurs du, 10 août. « Je demande, s’écria le violent Chabot, qu’ils soient conduits à l’Abbaye pour être jugés… Dans la terre de l’égalité, la loi doit raser toutes les têtes, même celles qui sont assises sur le trône. » Déjà les officiers avaient été transportés à l’Abbaye ; les soldats le furent à leur tour. Il en coûta des peines infinies, et il fallut promettre au peuple de les juger promptement.
Comme on le voit l’idée de se venger de tous les défenseurs de la royauté, et de punir en eux les dangers qu’on avait courus, s’emparait déjà des esprits, et bientôt allait faire naître de cruelles divisions. En suivant les progrès de l’insurrection, on a déjà remarqué les germes de dissentimens qui commençaient à s’élever dans le parti populaire. On a déjà vu l’assemblée, composée d’hommes cultivés et calmes, se trouver en opposition avec les clubs et les municipalités, où se réunissaient des hommes inférieurs en éducation, en talens, mais qui, par leur position même, leurs mœurs moins élevées, leur ambition ascendante, étaient portés à agir et à précipiter les événemens ; on a vu que, la veille du 10 août, Chabot différa d’avis avec Pétion, qui, d’accord avec la majorité de l’assemblée, voulait qu’on préférât un décret de déchéance à une attaque de vive force. Ces hommes, qui avaient conseillé la plus grande énergie possible, se trouvaient donc le lendemain en présence de l’assemblée, fiers d’une victoire remportée presque malgré elle, et lui rappelant, avec les expressions d’un respect équivoque, qu’elle avait absous Lafayette, et qu’il ne fallait pas qu’elle compromît encore par sa faiblesse le salut du peuple. Ils remplissaient la commune, où ils étaient mêlés à des bourgeois ambitieux, à des agitateurs subalternes, à des clubistes ; ils occupaient les Jacobins et les Cordeliers, et quelques-uns d’entre eux siégeaient sur les bancs extrêmes du corps législatif. Le capucin Chabot, le plus ardent de tous, passait tour à tour de la tribune de l’assemblée à celle des Jacobins, et menaçait toujours des piques et du tocsin.
L’assemblée avait prononcé la suspension, et ces hommes plus exigeans réclamaient la déchéance ; en nommant un gouverneur pour le dauphin, elle avait supposé la royauté, et eux voulaient la république ; elle pensait en majorité qu’on devait se défendre activement contre l’étranger, mais faire grâce aux vaincus ; eux soutenaient au contraire qu’il fallait non-seulement résister à l’étranger, mais encore sévir contre ceux qui, retranchés dans le château, avaient voulu massacrer le peuple et amener les Prussiens à Paris. S’élevant dans leur ardeur aux idées les plus extrêmes, ils soutenaient que les corps électoraux n’étaient pas nécessaires pour former la nouvelle assemblée, mais que tous les citoyens devaient être jugés aptes à voter. Déjà même un jacobin proposait de donner des droits politiques aux femmes. Ils disaient hautement enfin qu’il fallait que le peuple se présentât en armes pour manifester ses volontés au corps législatif. Marat excitait ce débordement des esprits, et provoquait à la vengeance, parce qu’il pensait, dans son affreux système, qu’il convenait de purger la France. Robespierre, moins par système d’épuration, moins par disposition sanguinaire, que par envie contre l’assemblée, élevait contre elle les reproches de faiblesse et de royalisme. Prôné par les Jacobins, proposé avant le 10 août comme le dictateur nécessaire, il était proclamé aujourd’hui comme le défenseur le plus éloquent et le plus incorruptible des droits du peuple. Danton, ne songeant ni à se faire louer, ni à se faire écouter, et n’ayant jamais aspiré à la dictature, avait néanmoins décidé le 10 août par son audace. Maintenant encore, négligeant l’étalage, il ne songeait qu’à s’emparer du conseil exécutif, dont il était membre, en dominant ou entraînant ses collègues. Incapable de haine ou d’envie, il ne nourrissait aucun mauvais sentiment contre ces députés dont l’éclat offusquait Robespierre ; mais il les négligeait comme inactifs, et leur préférait ces hommes énergiques des classes inférieures, sur lesquels il comptait davantage, pour maintenir et achever la révolution.
Ces divisions n’étaient pas soupçonnées au dehors de Paris ; tout ce que le public de la France avait pu voir, c’était la résistance de l’assemblée à des vœux trop ardens, et l’absolution de Lafayette prononcée malgré la commune et les Jacobins. Mais on imputait tout à la majorité royaliste et feuillantine, on admirait toujours les girondins, on estimait également Brissot et Robespierre, on adorait surtout Pétion comme le maire si maltraité par la cour ; et on ne s’informait pas si Pétion paraissait si modéré à Chabot, s’il blessait l’orgueil de Robespierre, s’il était traité comme un honnête homme inutile par Danton, et comme un conspirateur sujet à l’épuration par Marat. Pétion était donc encore entouré des respects de la multitude ; mais, comme Bailly après le 14 juillet, il allait bientôt devenir importun et odieux, en désapprouvant des débordemens qu’il ne pouvait plus empêcher.
La principale coalition des nouveaux révolutionnaires s’était formée aux Jacobins et à la commune. Tous les projets se proposaient, se discutaient aux Jacobins ; et les mêmes hommes venaient ensuite exécuter à l’Hôtel-de-Ville, au moyen de leurs pouvoirs municipaux, ce qu’ils n’avaient pu que projeter dans leur club. Le conseil général de la commune composait à lui seul une espèce d’assemblée, aussi nombreuse que le corps législatif, ayant ses tribunes, son bureau, ses applaudissemens bien plus bruyans, et une force de fait bien plus considérable. Le maire en était le président, le procureur-syndic l’orateur officiel, chargé de faire toutes les réquisitions nécessaires. Pétion ne s’y présentait déjà plus, et se bornait au soin des subsistances. Le procureur Manuel, se laissant porter plus loin par le flot révolutionnaire, y faisait tous les jours entendre sa voix. Mais l’homme qui dominait le plus cette assemblée, c’était Robespierre. Resté à l’écart pendant les trois premiers jours qui suivirent le 10 août, il s’y était rendu après que l’insurrection eut été consommée, et se présentant au bureau pour y faire vérifier ses pouvoirs, il avait semblé en prendre possession plutôt que venir y soumettre ses titres. Son orgueil, loin de déplaire, n’avait fait qu’augmenter les respects dont on l’entourait. Sa réputation de talens, d’incorruptibilité et de constance, en faisait un personnage grave et respectable, que ces bourgeois rassemblés étaient fiers de posséder au milieu d’eux. En attendant la réunion de la Convention dont il ne doutait pas de faire partie, il venait exercer là un pouvoir plus réel que le pouvoir d’opinion dont il jouissait aux Jacobins.
Le premier soin de la commune fut de s’emparer de la police ; car, en temps de guerre civile, arrêter, poursuivre ses ennemis, est le plus important et le plus envié des pouvoirs. Les juges de paix, chargés de l’exercer en partie, avaient indisposé l’opinion par leurs poursuites contre les agitateurs populaires, et se trouvaient ainsi, volontairement ou non, en hostilité avec les patriotes. On se souvenait surtout de celui qui, dans l’affaire de Bertrand de Molleville et du journaliste Carra, avait osé faire citer deux députés. Les juges de paix furent donc destitués, et on transporta aux autorités municipales toutes leurs attributions relatives à la police. D’accord ici avec la commune de Paris, l’assemblée décréta que la police, dite de sûreté générale, serait attribuée aux départemens, districts et municipalités. Elle consistait à rechercher tous les délits menaçant la sûreté intérieure et extérieure de l’État, à faire le recensement des citoyens suspects par leur opinion ou leur conduite, à les arrêter provisoirement, à les disperser même et à les désarmer, s’il était nécessaire. C’étaient les conseils des municipalités qui remplissaient eux-mêmes ce ministère, et la masse entière des citoyens se trouvait ainsi appelée à observer, à dénoncer et à poursuivre le parti ennemi. On conçoit combien devait être active, mais rigoureuse et arbitraire, cette police démocratiquement exercée. Le conseil entier recevait la dénonciation, et un comité de surveillance l’examinait, et faisait exécuter l’arrestation. Les gardes nationales étaient en réquisition permanente, et les municipalités de toutes les villes au-dessus de vingt mille âmes pouvaient ajouter des réglemens particuliers à cette loi de sûreté générale. Certes, l’assemblée législative ne croyait pas préparer ainsi les sanglantes exécutions qui eurent lieu plus tard ; mais, entourée d’ennemis au dedans et au dehors, elle appelait tous les citoyens à les surveiller, comme elle les avait tous appelés à administrer et à combattre.
La commune de Paris s’empressa d’user de ces pouvoirs nouveaux, et fit de nombreuses arrestations. C’étaient les vainqueurs, irrités encore des dangers de la veille, et des dangers plus grands du lendemain, qui s’emparaient de leurs ennemis abattus maintenant, mais pouvant bientôt se relever avec le secours des étrangers. Le comité de surveillance de la commune de Paris fut composé des hommes les plus violens. Marat, qui, dans la révolution, s’était si audacieusement attaqué aux personnes, fut le chef de ce comité ; et de tous les hommes, c’était le plus redoutable dans de pareilles fonctions.
Outre ce comité principal, la commune de Paris en institua un particulier dans chaque section. Elle décida que les passe-ports ne seraient délivrés que sur la délibération des assemblées des sections ; que les voyageurs seraient accompagnés, soit à la municipalité, soit aux portes de Paris, par deux témoins qui attesteraient l’identité de la personne qui avait demandé le passe-port, avec celle qui s’en servait pour partir. Elle tâchait ainsi, par tous les moyens, d’empêcher l’évasion des suspects sous des noms supposés. Elle ordonna ensuite qu’il fût fait un tableau des ennemis de la révolution, et invita les citoyens, par une proclamation, à dénoncer les coupables du 10 août. Elle fit arrêter les écrivains qui avaient soutenu la cause royaliste, et donna leurs presses aux écrivains patriotes. Marat se fit restituer triomphalement quatre presses qui, disait-il, lui avaient été enlevées par les ordres du traître Lafayette. Des commissaires allèrent dans les prisons délivrer les détenus enfermés pour cris et propos contre la cour. Toujours prompte enfin à s’ingérer partout, la commune, à l’exemple de l’assemblée, envoya des députés pour éclairer et ramener l’armée de Lafayette, qui donnait des inquiétudes.
La commune fut chargée en outre d’une dernière mission non moins importante, celle de garder la famille royale. L’assemblée avait d’abord ordonné sa translation au Luxembourg, et sur l’observation que ce palais était difficile à garder, on se décida pour l’hôtel du ministère de la justice. Mais la commune, qui avait déjà la police de la capitale, et qui se croyait particulièrement chargée de la garde du roi, proposa le Temple, et déclara ne pouvoir répondre de ce dépôt que dans la tour de cette ancienne abbaye. L’assemblée y consentit, et confia les augustes prisonniers au maire et au commandant général Santerre, sous leur responsabilité personnelle. Douze commissaires du conseil général devaient, sans interruption, veiller au Temple. Des travaux extérieurs en avaient fait une espèce de place d’armes. Des détachemens nombreux de la garde nationale en formaient tour à tour la garnison, et on ne pouvait y pénétrer que sur une permission de la municipalité. L’assemblée décréta aussi que cinq cent mille francs seraient pris au trésor pour fournir à l’entretien de la famille royale, jusqu’à la prochaine réunion de la Convention nationale.
Les fonctions de la commune étaient, comme on le voit, très étendues. Placée au centre de l’État, là où s’exercent les grands pouvoirs, et portée par son énergie à exécuter elle-même tout ce qui lui semblait fait trop mollement par les hautes autorités, elle était conduite à empiéter sans cesse. L’assemblée, reconnaissant la nécessité de la contenir dans certaines limites, décréta la réélection d’un nouveau conseil de département, pour remplacer celui qui fut dissous le jour de l’insurrection. La commune, se voyant menacée du joug d’une autorité supérieure, qui probablement gênerait son essor, comme avait fait l’ancien département, s’irrita de ce décret, et ordonna aux sections de surseoir à l’élection déjà commencée. Le procureur-syndic Manuel fut aussitôt dépêché de l’Hôtel-de-Ville aux Feuillans pour présenter les réclamations de la municipalité. « Les délégués des citoyens de Paris, dit-il, ont besoin de pouvoirs sans limites ; une nouvelle autorité placée entre eux et vous ne fera que jeter des germes de divisions. Il faudra que le peuple, pour se délivrer de cette puissance destructive de sa souveraineté, s’arme encore une fois de sa vengeance. »
Tel était le langage menaçant que déjà on osait faire entendre à l’assemblée. Celle-ci accorda ce qu’on lui demandait ; et, soit qu’elle crût impossible ou imprudent de résister, soit qu’elle regardât comme dangereux d’entraver dans le moment l’énergie de la commune, elle décida que le nouveau conseil n’aurait aucune autorité sur la municipalité, et ne serait qu’une simple commission de finances, chargée du soin des contributions publiques dans le département de la Seine. Une autre question plus grave préoccupait les esprits, et devait faire ressortir bien plus fortement la différence de sentiment qui existait entre la commune et l’assemblée. On réclamait à grands cris la punition de ceux qui avaient tiré sur le peuple, et qui étaient prêts à se montrer dès que l’ennemi approcherait. On les appelait alternativement les conspirateurs du 10 août, ou les traîtres. La commission martiale, instituée dès le 11 pour juger les Suisses, ne semblait pas suffisante, parce que ses pouvoirs étaient bornés à la poursuite de ces militaires. Le tribunal criminel de la Seine paraissait soumis à des formalités trop lentes, et d’ailleurs on suspectait toutes les autorités antérieures à la journée du 10. La commune demanda donc, le 13, l’érection d’un tribunal spécial pour juger les crimes du 10 août, et qui eût assez de latitude pour atteindre tout ce qu’on appelait les traîtres. L’assemblée renvoya la pétition à sa commission extraordinaire, chargée depuis le mois de juillet de proposer les moyens de salut.
Le 14, une nouvelle députation de la commune arrive au corps législatif, pour demander le décret relatif au tribunal extraordinaire, déclarant que, s’il n’est pas encore rendu, elle est chargée de l’attendre. Le député Gaston adresse à cette députation quelques observations sévères, et elle se retire. L’assemblée persiste à refuser la création d’un tribunal extraordinaire, et se borne à attribuer aux tribunaux établis la connaissance des crimes du 10 août.
À cette nouvelle, une rumeur violente se répand dans Paris. La section des Quinze-Vingts se présente au conseil général de la commune, et annonce que le tocsin sera sonné au faubourg Saint-Antoine, si le décret demandé n’est pas rendu sur-le-champ. Le conseil général envoie alors une nouvelle députation, à la tête de laquelle est Robespierre. Celui-ci prend la parole au nom de la municipalité, et fait aux députés les remontrances les plus insolentes. « La tranquillité du peuple, leur dit-il, tient à la punition des coupables ; et cependant vous n’avez rien fait pour les atteindre. Votre décret est insuffisant. Il n’explique point la nature et l’étendue des crimes à punir, car il ne parle que des crimes du 10 août, et les crimes des ennemis de la révolution s’étendent bien au-delà du 10 août et de Paris. Avec une expression pareille, le traître Lafayette échapperait aux coups de la loi ! Quant à la forme du tribunal, le peuple ne peut pas tolérer davantage celle que vous lui avez conservée. Le double degré de juridiction cause des délais interminables ; et d’ailleurs toutes les anciennes autorités sont suspectes ; il en faut de nouvelles ; il faut que le tribunal demandé soit composé par des députés pris dans les sections, et qu’il ait la faculté de juger les coupables souverainement et en dernier ressort. »
Cette pétition impérieuse parut plus dure encore par le ton de Robespierre. L’assemblée répondit au peuple de Paris par une adresse dans laquelle elle repoussa tout projet de commission extraordinaire et de chambre ardente, comme indigne de la liberté, et comme propre seulement au despotisme.
Ces raisonnables observations ne produisirent aucun effet ; l’irritation n’en devint que plus grande. On ne parla dans tout Paris que du tocsin, et dès le lendemain un représentant de la commune, se présentant à la barre, dit à l’assemblée : « Comme citoyen, comme magistrat du peuple, je viens vous annoncer que ce soir à minuit le tocsin sonnera, et la générale battra. Le peuple est las de n’être point vengé. Craignez qu’il ne se fasse justice lui-même. Je demande, ajouta l’audacieux pétitionnaire, que sans désemparer vous décrétiez qu’il sera nommé un citoyen par chaque section pour former un tribunal criminel. »
Cette menaçante apostrophe souleva l’assemblée, et particulièrement les députés Choudieu et Thuriot, qui réprimandèrent vivement l’envoyé de la commune. Cependant la discussion s’engagea, et la proposition de la commune, fortement appuyée par les membres ardens de l’assemblée, fut enfin convertie en décret. Un corps électoral dut se réunir pour élire les membres d’un tribunal extraordinaire, destiné à juger les crimes commis dans la journée du 10 août, et autres crimes y relatifs, circonstances et dépendances. Ce tribunal, divisé en deux sections, devait juger en dernier ressort et sans appel. Tel fut le premier essai du tribunal révolutionnaire, et la première accélération donnée par la vengeance aux formes de la justice. Ce tribunal fut appelé tribunal du 17 août.
On ignorait encore l’effet produit aux armées par la dernière révolution, et la manière dont avaient été accueillis les décrets du 10. C’était là le point le plus important, et duquel dépendait le sort de la révolution nouvelle. La frontière était toujours partagée en trois corps d’armée, celui du nord, du centre et du midi. Luckner commandait au nord, Lafayette au centre, et Montesquiou au midi. Depuis les malheureuses affaires de Mons et de Tournay, Luckner, pressé par Dumouriez, avait encore essayé l’offensive sur les Pays-Bas ; mais il s’était retiré, et, en évacuant Courtray, il avait brûlé les faubourgs, ce qui était devenu un grave motif d’accusation contre le ministère à la veille de la déchéance. Depuis, les armées étaient demeurées dans la plus complète inaction ; vivant dans des camps retranchés, et se bornant à de légères escarmouches. Dumouriez, en quittant le ministère, s’était rendu comme lieutenant-général auprès de Luckner, et avait été mal accueilli à l’armée, où dominait l’esprit du parti Lafayette ; Luckner, tout à fait soumis dans le moment à cette influence, relégua Dumouriez dans l’un de ces camps, celui de Maulde, et l’y laissa, avec un petit nombre de troupes, s’occuper à des retranchemens et à des escarmouches.
Lafayette, voulant, à cause des dangers du roi, se rapprocher de Paris, désirait prendre le commandement du nord. Cependant il ne voulait point quitter ses troupes, dont il était très aimé, et il convint avec Luckner de changer de position, chacun avec sa division, et de décamper tous les deux, l’un pour se porter au nord, l’autre au centre. Ce déplacement des armées, en présence de l’ennemi, aurait pu avoir des dangers, si très heureusement la guerre n’eût été complètement inactive. Luckner s’était donc rendu à Metz, et Lafayette à Sedan. Pendant ce mouvement croisé, Dumouriez, chargé de suivre avec son petit corps l’armée de Luckner, à laquelle il appartenait, s’arrêta tout à coup en présence de l’ennemi, qui avait fait menace de l’attaquer ; et il fut obligé de demeurer dans son camp, sous peine d’ouvrir l’entrée de la Flandre au duc de Saxe-Teschen. Il réunit les autres généraux qui occupaient auprès de lui des camps séparés ; il s’entendit avec Dillon, qui arrivait avec une portion de l’armée de Lafayette, et provoqua un conseil de guerre à Valenciennes, pour justifier, par la nécessité, sa désobéissance à Luckner. Pendant ce temps, Luckner était arrivé à Metz, Lafayette à Sedan ; et sans les événemens du 10 août, Dumouriez allait peut-être subir une arrestation et un jugement militaire, pour son refus de marcher en avant.
Telle était la situation des armées, lorsque la nouvelle du renversement du trône y fut connue. Le premier soin de l’assemblée législative fut d’y envoyer, comme on l’a vu, trois commissaires, pour porter ses décrets et faire prêter le nouveau serment aux troupes. Les trois, commissaires, arrivés à Sedan, furent reçus par la municipalité, qui tenait de Lafayette l’ordre de les faire arrêter. Le maire les interrogea sur la scène du 10 août, exigea le récit de tous les événemens, et déclara, d’après les secrètes instructions de Lafayette, qu’évidemment l’assemblée législative n’était plus libre lorsqu’elle avait prononcé la suspension du roi ; que ses commissaires n’étaient que les envoyés d’une troupe factieuse, et qu’ils allaient être enfermés au nom de la constitution. Ils furent en effet emprisonnés ; et Lafayette, pour mettre à couvert les exécuteurs de cet ordre, le prit sous sa propre responsabilité. Immédiatement après, il fit renouveler dans son armée le serment de fidélité à la loi et au roi, et ordonna qu’il fût répété dans tous les corps soumis à son commandement. Il comptait sur soixante-quinze départemens, qui avaient adhéré à sa lettre du 16 juin, et il se proposait de tenter un mouvement contraire à celui du 10 août. Dillon, qui était à Valenciennes sous les ordres de Lafayette, et qui avait un commandement supérieur à Dumouriez obéit à son général en chef, fit prêter le serment de fidélité à la loi et au roi, et enjoignit à Dumouriez d’en faire de même dans son camp de Maulde. Dumouriez, jugeant mieux l’avenir, et d’ailleurs irrité contre les feuillans, sous l’empire desquels ils se trouvait, saisit cette occasion de leur résister et de gagner la faveur du gouvernement nouveau, en refusant le serment pour lui et pour ses troupes.
Le 17, le jour même où le nouveau tribunal criminel fut si tumultueusement établi, on apprit par une lettre que les commissaires envoyés à l’armée de Lafayette avaient été arrêtés par ses ordres, et que l’autorité législative était méconnue. Cette nouvelle répandit encore plus d’irritation que d’alarme ; les cris contre Lafayette retentirent avec plus de force que jamais. On demanda son accusation, et on reprocha à l’assemblée de ne pas l’avoir prononcée plus tôt. Sur-le-champ un décret fut rendu contre le département des Ardennes ; de nouveaux commissaires furent dépêchés avec les mêmes pouvoirs que les précédens, et avec la commission de faire élargir les trois prisonniers. On envoya aussi d’autres commissaires à l’armée de Dillon. Le 19 au matin, l’assemblée déclara Lafayette traître à la patrie, et lança contre lui un décret d’accusation.
La circonstance était grave, et si cette résistance n’était pas vaincue, la nouvelle révolution se trouvait avortée. La France, partagée entre les républicains de l’intérieur et les constitutionnels de l’armée, demeurait divisée en présence de l’ennemi, également exposée à l’invasion et à une réaction terrible. Lafayette devait détester, dans la révolution du 10 août, l’abolition de la constitution de 91, l’accomplissement de toutes les prophéties aristocratiques, et la justification de tous les reproches que la cour adressait à la liberté. Il ne devait voir, dans cette victoire de la démocratie, qu’une anarchie sanglante et une confusion interminable. Pour nous, cette confusion a eu un terme, et le sol au moins a été défendu contre l’étranger ; pour Lafayette, l’avenir était effrayant et inconnu ; la défense du sol était peu praticable au milieu des convulsions politiques, et il devait éprouver le désir de résister à ce chaos, en s’armant contre les deux ennemis extérieur et intérieur. Mais sa position était difficile, et il n’eût été donné à aucun homme de la surmonter. Son armée lui était dévouée, mais les armées n’ont point de volonté personnelle, et ne peuvent avoir que celle qui leur est communiquée par l’autorité supérieure. Quand une révolution éclate avec la violence de 89, alors, entraînées aveuglément, elles manquent à l’ancienne autorité, parce que la nouvelle impulsion est la plus forte ; mais il n’en était pas de même ici. Proscrit, frappé d’un décret, Lafayette ne pouvait, avec sa seule popularité militaire, soulever ses troupes contre l’autorité de l’intérieur, ni, avec son impulsion personnelle, combattre l’impulsion révolutionnaire de Paris. Placé entre deux ennemis, et incertain sur ses devoirs, il ne pouvait qu’hésiter. L’assemblée, au contraire, n’hésitant pas, envoya décrets sur décrets, et les appuyant par des commissaires énergiques, dut l’emporter sur l’hésitation du général et décider l’armée. En effet, les troupes de Lafayette s’ébranlèrent successivement, et parurent l’abandonner. Les autorités civiles, intimidées, cédèrent aux nouveaux commissaires. L’exemple de Dumouriez, qui se déclara pour la révolution du 10 août, acheva de tout entraîner, et le général opposant demeura seul avec son état-major, composé d’officiers feuillans ou constitutionnels.
Bouillé, dont l’énergie n’était pas douteuse, Dumouriez, dont les grands talens ne sauraient être contestés, ne purent pas non plus agir autrement à des époques différentes, et se virent obligés de prendre la fuite. Lafayette ne devait pas être plus heureux. Écrivant aux diverses autorités civiles qui l’avaient secondé dans sa résistance, il prit sur lui la responsabilité des ordres donnés contre les commissaires de l’assemblée, et quitta son camp le 20 août, avec quelques officiers, ses amis et ses compagnons d’armes et d’opinion. Bureau de Puzy, Latour-Maubourg, Lameth, l’accompagnaient. Ils abandonnèrent le camp, n’emportant avec eux qu’un mois de leur solde, et suivis de quelques domestiques. Lafayette laissa tout en ordre dans son armée et eut soin de faire les dispositions nécessaires pour résister à l’ennemi, en cas d’attaque. Il renvoya quelques cavaliers qui l’escortaient, pour ne pas enlever à la France un seul de ses défenseurs, et le 21, il prit avec ses amis le chemin des Pays-Bas. Arrivés aux avant-postes autrichiens, après une route qui avait épuisé leurs chevaux, ces premiers émigrés de la liberté furent arrêtés, contre le droit des gens, et traités comme prisonniers de guerre. La joie fut grande quand le nom de Lafayette retentit dans le camp des coalisés, et qu’on le sut captif de la ligue aristocratique. Torturer l’un des premiers amis de la révolution, et pouvoir imputer à la révolution elle-même la persécution de ses premiers auteurs, voir se vérifier tous les excès qu’on avait prédits, c’était plus qu’il ne fallait pour répandre une satisfaction universelle dans l’aristocratie européenne.
Lafayette réclama, pour lui et pour ses amis, la liberté qui leur était due ; mais ce fut en vain. On la lui offrît au prix d’une rétractation, non pas de toutes ses opinions, mais d’une seule, celle qui était relative à l’abolition de la noblesse. Il refusa, menaçant même, si on interprétait faussement ses paroles, de donner un démenti devant un officier public. Il accepta donc les fers pour prix de sa constance, et alors qu’il croyait la liberté perdue en Europe et en France, il n’éprouva aucun désordre d’esprit ; et ne cessa pas de la regarder comme le plus précieux des biens. Il la professa encore, et devant les oppresseurs qui le tenaient dans les cachots, et devant ses anciens amis qui étaient demeurés en France. « Aimez, écrivait-il à ces derniers, aimez toujours la liberté, malgré ses orages, et servez votre pays. » Que l’on compare cette défection à celle de Bouillé, sortant de son pays pour y rentrer avec les souverains ennemis ; à celle de Dumouriez, se brouillant, non par conviction, mais par humeur, avec la Convention qu’il avait servie, et on rendra justice à l’homme qui n’abandonne la France que lorsque la vérité à laquelle il croit en est proscrite, et qui ne va point ni la maudire, ni la désavouer dans les armées ennemies, mais qui la professe et la soutient encore dans les cachots !
Cependant ne blâmons pas trop Dumouriez, dont on va bientôt apprécier les mémorables services. Cet homme flexible et habile avait parfaitement deviné la puissance naissante. Après s’être rendu presque indépendant par son refus d’obéir à Luckner et de quitter le camp de Maulde, après avoir refusé le serment ordonné par Dillon, il fut aussitôt récompensé de son dévouement par le commandement en chef des armées du nord et du centre. Dillon, brave, impétueux, mais aveugle, fut d’abord destitué pour avoir obéi à Lafayette ; mais il fut réintégré dans son commandement par le crédit de Dumouriez, qui, voulant arriver à son but, et blesser, en y marchant, le moins d’hommes possible, s’empressa de l’appuyer auprès des commissaires de l’assemblée. Dumouriez se trouvait donc général en chef de toute la frontière, depuis Metz jusqu’à Dunkerque. Luckner était à Metz avec son armée autrefois du nord. Inspiré d’abord par Lafayette, il avait paru résister au 10 août ; mais, cédant bientôt à son armée et aux commissaires de l’assemblée, il adhéra aux décrets, et, après avoir pleuré encore, obéit à la nouvelle impulsion qui lui était communiquée.
Le 10 août et l’avancement de la saison étaient des motifs pour décider la coalition à pousser enfin la guerre avec activité. Les dispositions des puissances n’étaient point changées à l’égard de la France. L’Angleterre, la Hollande, le Danemarck et la Suisse, promettaient toujours une stricte neutralité. La Suède, depuis la mort de Gustave, y revenait sincèrement ; les principautés italiennes étaient fort malveillantes pour nous, mais heureusement très-impuissantes. L’Espagne ne se prononçait pas encore, et demeurait livrée à des intrigues contraires. Restaient pour ennemis prononcés la Russie et les deux principales cours d’Allemagne. Mais la Russie s’en tenait encore à de mauvais procédés, et se bornait à renvoyer notre ambassadeur. La Prusse et l’Autriche portaient seules leurs armes sur nos frontières. Parmi les états allemands, il n’y avait que les trois électeurs ecclésiastiques, et les landgraves des deux Hesse, qui eussent pris une part active à la coalition : les autres attendaient d’y être contraints. Dans cet état de choses, cent trente-huit mille hommes parfaitement organisés et disciplinés menaçaient la France, qui ne pouvait en opposer tout au plus que cent vingt mille, disséminés sur une frontière immense, ne formant sur aucun point une masse suffisante, privés de leurs officiers, n’ayant aucune confiance en eux-mêmes ni dans leurs chefs, et jusque-là toujours battus dans la guerre de postes qu’ils avaient soutenue. Le projet de la coalition était d’envahir hardiment la France en pénétrant par les Ardennes, et en se portant par Châlons sur Paris. Les deux souverains de Prusse et d’Autriche s’étaient rendus en personne à Mayence. Soixante mille Prussiens, héritiers des traditions de la gloire de Frédéric, s’avançaient en une seule colonne sur notre centre ; ils marchaient par Luxembourg sur Longwy. Vingt mille Autrichiens, commandés par le général Clerfayt, les soutenaient à droite en occupant Stenay. Seize mille Autrichiens, sous les ordres du prince de Hohenlohe-Kirchberg, et dix mille Hessois, flanquaient la gauche des Prussiens. Le duc de Saxe-Teschen occupait les Pays-Bas, et en menaçait les places fortes. Le prince de Condé, avec six mille émigrés français, s’était porté vers Philipsbourg. Plusieurs autres corps d’émigrés étaient répandus dans les diverses armées prussiennes et autrichiennes. Les cours étrangères, qui ne voulaient pas en réunissant les émigrés leur laisser acquérir trop d’influence, avaient d’abord eu le projet de les fondre dans les régimens allemands, et consentirent ensuite à les laisser exister en corps distincts, mais répartis entre les armées coalisées. Ces corps étaient pleins d’officiers qui s’étaient résignés à devenir soldats ; ils formaient une cavalerie brillante, mais plus propre à déployer une grande valeur en un jour périlleux, qu’à soutenir une longue campagne.
Les armées françaises étaient disposées de la manière la plus malheureuse pour résister à une telle masse de forces. Trois généraux, Beurnonville, Moreton et Duval, réunissaient trente mille hommes en trois camps séparés, à Maulde, Maubeuge et Lille. C’étaient là toutes les ressources françaises sur la frontière du nord et des Pays-Bas. L’armée de Lafayette, désorganisée par le départ de son général, et livrée à la plus grande incertitude de sentimens, campait à Sedan, forte de vingt-trois mille hommes. Dumouriez allait en prendre le commandement. L’armée de Luckner, composée de vingt mille soldats, occupait Metz, et venait, comme toutes les autres, de recevoir un nouveau général, c’était Kellermann. L’assemblée, mécontente de Luckner, n’avait cependant pas voulu le destituer ; et, en donnant son commandement à Kellermann, elle lui avait, sous le titre de généralissisme, conservé ; le soin d’organiser la nouvelle armée de réserve, et la mission purement honorifique de conseiller les généraux. Restaient Custine, qui, avec quinze mille hommes occupait Landau ; et enfin Biron, qui, placé dans l’Alsace avec trente mille hommes, était trop éloigné du principal théâtre de la guerre pour influer sur le sort de la campagne.
Les deux seuls rassemblemens placés sur la rencontre de la grande armée des coalisés, étaient les vingt-trois mille hommes délaissés par Lafayette, et les vingt mille de Kellermann, rangés autour de Metz. Si la grande armée d’invasion, mesurant ses mouvemens à son but, eût marché rapidement sur Sedan, tandis que les troupes de Lafayette, privées de général, livrées au désordre, et n’ayant pas encore été saisies par Dumouriez, étaient sans ensemble et sans direction, le principal corps défensif eût été enlevé, les Ardennes auraient été ouvertes, et les autres généraux se seraient vus obligés de se replier rapidement pour se réunir derrière la Marne. Peut-être n’auraient-ils pas eu le temps de venir de Lille et de Metz à Châlons et à Reims ; alors, Paris se trouvant découvert, il ne serait resté au nouveau gouvernement que l’absurde projet d’un camp sous Paris, ou la fuite au-delà de la Loire.
Mais si la France se défendait avec tout le désordre d’une révolution, les puissances étrangères attaquaient avec toute l’incertitude et la divergence de vues d’une coalition. Le roi de Prusse, enivré de l’idée d’une conquête facile, flatté, trompé par les émigrés, qui lui présentaient l’invasion comme une simple promenade militaire, voulait l’expédition la plus hardie. Mais il y avait encore trop de prudence à ses côtés, dans le duc de Brunswick, pour que sa présomption eût au moins l’effet heureux de l’audace et de la promptitude. Le duc de Brunswick, qui voyait la saison très avancée, le pays tout autrement disposé que ne le disaient les émigrés, qui d’ailleurs jugeait de l’énergie révolutionnaire par l’insurrection du 10 août, pensait qu’il valait mieux s’assurer une solide base d’opérations sur la Moselle, en faisant les siéges de Metz et de Thionville, et remettre à la saison prochaine le renouvellement des hostilités, avec l’avantage des conquêtes précédentes. Cette lutte entre la précipitation du souverain et la prudence du général, la lenteur des Autrichiens, qui n’envoyaient sous les ordres du prince de Hohenlohe que dix-huit mille hommes au lieu de cinquante, empêchèrent tout mouvement décisif. Cependant l’armée prussienne continua de marcher vers le centre, et se trouva le 20 devant Longwy, l’une des places fortes les plus avancées de cette frontière.
Dumouriez, qui avait toujours cru qu’une invasion dans les Pays-Bas y ferait éclater une révolution, et que cette invasion sauverait la France des attaques de l’Allemagne, avait tout préparé pour se porter en avant, le jour même où il reçut sa commission de général en chef des deux armées. Déjà il allait prendre l’offensive contre le prince de Saxe-Teschen, lorsque Westermann, si actif au 10 août, et envoyé comme commissaire à l’armée de Lafayette, vint lui apprendre ce qui se passait sur le théâtre de la grande invasion. Le 22 Longwy avait ouvert ses portes aux Prussiens, après un bombardement de quelques heures. Le désordre de la garnison et la faiblesse du commandant en étaient la cause. Fiers de cette conquête et de la prise de Lafayette, les Prussiens penchaient plus que jamais pour le projet d’une prompte offensive. L’armée de Lafayette était perdue si le nouveau général ne venait la rassurer par sa présence, et en diriger les mouvemens d’une manière utile.
Dumouriez abandonna donc son projet favori, et, le 25 ou le 26, se rendit à Sedan où sa présence n’inspira d’abord parmi les, troupes que la haine et les reproches. Il était l’ennemi de Lafayette qu’on chérissait encore. On lui attribuait d’ailleurs cette guerre malheureuse, parce que c’est sous son ministère qu’elle avait été déclarée ; enfin il était considéré ; comme un homme de plume, et point du tout comme un homme de guerre. Ces propos circulaient partout dans le camp, et arrivaient souvent jusqu’à l’oreille du général. Dumouriez ne se déconcerta pas. Il commença par rassurer les troupes, en affectant une contenance ferme et tranquille, et bientôt il leur fit sentir l’influence d’un commandement plus vigoureux. Cependant la situation de vingt-trois mille hommes désorganisés, en présence de quatre-vingt mille parfaitement disciplinés, était tout à fait désespérante. Les Prussiens, après avoir pris Longwy, avaient bloqué Thionville, et s’avançaient sur Verdun, qui était beaucoup moins capable de résister que la place de Longwy.
Les généraux, rassemblés par Dumouriez, pensaient tous qu’il ne fallait pas attendre les Prussiens à Sedan ; mais se retirer rapidement derrière la Marne, s’y retrancher le mieux possible, pour y attendre la jonction des autres armées, et pour couvrir ainsi la capitale, qui n’était séparée de l’ennemi que par quarante lieues. Ils pensaient tous que, si on s’exposait à être battu en voulant résister à l’invasion, la déroute serait complète, que l’armée démoralisée ne s’arrêterait plus depuis Sedan, jusqu’à Paris, et que les Prussiens y marcheraient directement et à pas de vainqueurs. Telle était notre situation militaire, et l’opinion qu’en avaient nos généraux.
L’opinion qu’on s’en formait à Paris n’était pas meilleure, et l’irritation croissait avec le danger. Cependant cette immense capitale, qui n’avait jamais vu l’ennemi dans son sein, et qui se faisait de sa propre puissance une idée proportionnée à son étendue et à sa population, se figurait difficilement qu’on pût pénétrer dans ses murs ; elle redoutait beaucoup moins le péril militaire qu’elle n’apercevait pas, et qui était encore loin d’elle, que le péril d’une réaction de la part des royalistes momentanément abattus. Tandis qu’à la frontière les généraux ne voyaient que les Prussiens, à l’intérieur on ne voyait que les aristocrates, conspirant sourdement pour détruire la liberté.
On se disait que le roi était prisonnier, mais que son parti n’en existait pas moins, et qu’il conspirait, comme avant le 10 août, pour ouvrir Paris à l’étranger. On se figurait toutes les grandes maisons de la capitale remplies de rassemblemens armés, prêts à en sortir au premier signal, à délivrer Louis XVI, à s’emparer de l’autorité, et à livrer la France sans défense au fer des émigrés et des coalisés. Cette correspondance entre l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur occupait tous les esprits. Il faut, se disait-on, se délivrer des traîtres, et déjà se formait l’épouvantable idée d’immoler les vaincus, idée qui chez le grand nombre n’était qu’un mouvement d’imagination, et qui chez quelques hommes, ou plus sanguinaires, ou plus ardens, ou plus à portée d’agir, pouvait se changer en un projet réel et médité.
On a déjà vu qu’il avait été question de venger le peuple des coups reçus dans la journée du 10, et qu’il s’était élevé entre l’assemblée et la commune une violente querelle au sujet du tribunal extraordinaire. Ce tribunal, qui avait déjà fait tomber la tête de Dangremont et du malheureux Laporte, intendant de la liste civile, n’agissait point assez vite au gré d’un peuple furieux et exalté, qui voyait des ennemis partout. Il lui fallait des formes plus promptes pour punir les traîtres, et il demandait surtout le jugement des prévenus déférés à la haute cour d’Orléans. C’étaient, pour la plupart, des ministres et de hauts fonctionnaires, accusés, comme on sait, de prévarication. Delessart, le ministre des affaires étrangères, était du nombre. On se récriait de tous côtés contre la lenteur des procédures, on voulait la translation des prisonniers à Paris, et leur prompt jugement par le tribunal du 17 août. L’assemblée consultée à cet égard, ou plutôt sommée de céder au vœu général, et de rendre un décret de translation, avait fait une courageuse résistance. La haute cour nationale était, disait-elle, un établissement constitutionnel, qu’elle ne pouvait changer, parce qu’elle n’avait pas les pouvoirs constituans, et parce que le droit de tout accusé était de n’être jugé que d’après des lois antérieures. Cette question avait de nouveau soulevé des nuées de pétitionnaires, et l’assemblée eut à résister à la fois à une minorité ardente, à la commune, et aux sections déchaînées. Elle se contenta de rendre plus expéditives quelques formes de la procédure, mais elle décréta que les accusés auprès de la haute cour demeureraient à Orléans, et ne seraient pas distraits de la juridiction que la constitution leur avait assurée.
Il se formait ainsi deux opinions : l’une qui voulait qu’on respectât les vaincus, sans déployer pourtant moins d’énergie contre l’étranger ; et l’autre qui voulait qu’on immolât d’abord les ennemis cachés, avant de se porter contre les ennemis armés qui s’avançaient sur Paris. Cette dernière pensée était moins une opinion qu’un sentiment aveugle et féroce, composé de peur et de colère, et qui devait s’accroître avec le danger.
Les Parisiens étaient d’autant plus irrités que le péril était plus grand pour leur ville, foyer de toutes les insurrections, et but principal de la marche des armées ennemies. Ils accusaient l’assemblée, composée des députés des départemens, de vouloir se retirer dans les provinces. Les girondins surtout, qui appartenaient pour la plupart aux provinces du midi, et qui formaient cette majorité modérée, odieuse à la commune, les girondins étaient accusés de vouloir sacrifier Paris, par haine pour la capitale. On leur supposait ainsi des sentimens assez naturels, et que les Parisiens pouvaient croire avoir provoqués ; mais ces députés aimaient trop sincèrement leur patrie et leur cause pour songer à abandonner Paris. Il est vrai qu’ils avaient toujours pensé que, le Nord perdu, on pourrait se replier sur le Midi ; il est vrai que, dans le moment même, quelques-uns d’entre eux regardaient comme prudent de transporter le siége du gouvernement au-delà de la Loire ; mais le désir de sacrifier une cité odieuse, et de transporter le gouvernement dans des lieux où ils en seraient maîtres, n’était point dans leur cœur. Ils avaient trop d’élévation dans l’âme, ils étaient d’ailleurs encore trop puissans, et comptaient trop sur la réunion de la prochaine convention, pour songer déjà à se détacher de Paris.
On accusait donc à la fois leur indulgence pour les traîtres, et leur indifférence pour les intérêts de la capitale. Forcés de lutter contre les hommes les plus violens ; il devaient, même en ayant le nombre et la raison pour eux, céder à l’activité et à l’énergie de leurs adversaires. Dans le conseil exécutif, ils étaient cinq contre un ; car, outre les trois ministres Servan, Clavière et Roland, pris dans leur sein, les deux autres, Monge et Lebrun, étaient aussi de leur choix. Mais le seul Danton, qui, sans être leur ennemi personnel, n’avait ni leur modération ni leurs opinions, le seul Danton dominait le conseil, et leur enlevait toute influence. Tandis que Clavière tâchait de réunir quelques ressources financières, que Servan se hâtait de procurer des renforts aux généraux, que Roland répandait les circulaires les plus sages pour éclairer les provinces, diriger les autorités locales, empêcher leurs empiètemens de pouvoir, et arrêter les violences de toute espèce, Danton s’occupait de placer dans l’administration toutes ses créatures. Il envoyait partout ses fidèles cordeliers, se procurait ainsi de nombreux appuis, et faisait partager à ses amis les profits de la révolution. Entraînant ou effrayant ses collègues, il ne trouvait d’obstacle que dans la ridigité inflexible de Roland, qui rejetait souvent ou les mesures ou les sujets qu’il proposait. Danton en était contrarié, sans rompre néanmoins avec Roland, et il tâchait d’emporter le plus de nominations ou de décisions possible.
Danton, dont la véritable domination était dans Paris, voulait la conserver, et il était bien décidé à empêcher toute translation au-delà de la Loire. Doué d’une audace extraordinaire, ayant proclamé l’insurrection la veille du 10 août, lorsque tout le monde hésitait encore, il n’était pas homme à reculer, et il pensait qu’il fallait s’ensevelir dans la capitale. Maître du conseil, lié avec Marat et le comité de surveillance de la commune, écouté dans tous les clubs, vivant enfin au milieu de la multitude, comme dans un élément qu’il soulevait à volonté, Danton était l’homme le plus, puissant de Paris ; et cette puissance, fondée sur un naturel violent, qui le mettait en rapport avec les passions du peuple, devait être redoutable aux vaincus. Dans son ardeur révolutionnaire, Danton penchait pour toutes les idées de vengeance que repoussaient les girondins. Il était le chef de ce parti parisien qui se disait : « Nous ne reculerons pas, nous périrons dans la capitale et sous ses ruines ; mais nos ennemis périront avant nous. » Ainsi se préparaient dans les âmes d’épouvantables sentimens, et des scènes horribles allaient en être l’affreuse conséquence.
Le 26, la nouvelle de la prise de Longwy se répandit avec rapidité, et causa dans Paris une agitation générale. On disputa pendant toute la journée sur sa vraisemblance ; enfin elle ne put être contestée, et on sut que la place avait ouvert ses portes après un bombardement de quelques heures. La fermentation fut si grande, que l’assemblée décréta la peine de mort contre tout citoyen qui, dans une place assiégée, parlerait de se rendre. Sur la demande de la commune, on ordonna que Paris et les départemens voisins fourniraient, sous quelques jours, trente mille hommes armés et équipés. L’enthousiasme qui régnait rendait cet enrôlement facile, et le nombre rassurait sur le danger. On ne se figurait pas que cent mille Prussiens pussent l’emporter sur quelques millions d’hommes qui voulaient se défendre ; on travailla avec une nouvelle activité au camp sous Paris, et toutes les femmes se réunirent dans les églises pour contribuer à préparer les effets de campement.
Danton se rendit à la commune, et, sur sa proposition, on eut recours aux moyens les plus extrêmes. On résolut de faire dans les sections le recensement de tous les indigens, de leur donner une paye et des armes ; on ordonna en outre le désarmement et l’arrestation des suspects, et on réputa tels tous les signataires de la pétition contre le 20 juin et contre le décret du camp sous Paris. Pour opérer ce désarmement et cette arrestation, on imagina les visites domiciliaires, qu’on organisa de la manière la plus effrayante. Les barrières devaient être fermées pendant quarante-huit heures, à partir du 25 août au soir, et aucune permission de sortir ne pouvait être délivrée pour aucun motif. Des pataches étaient placées sur la rivière, pour empêcher toute évasion par cette issue. Les communes environnantes étaient chargées d’arrêter quiconque serait surpris dans la campagne ou sur les routes. Le tambour devait annoncer les visites, et à ce signal, chaque citoyen était tenu de se rendre chez lui, sous peine d’être traité comme suspect de rassemblement, si on le trouvait chez autrui. Pour cette raison, toutes les assemblées de section, et le grand tribunal lui-même, devaient vaquer pendant ces deux jours. Des commissaires de la commune, assistés de la force armée, avaient la mission de faire les visites, de s’emparer des armes, et d’arrêter les suspects, c’est-à-dire les signataires de toutes les pétitions déjà désignées, les prêtres non assermentés, les citoyens qui mentiraient dans leurs déclarations, ceux contre lesquels il existait des dénonciations, etc., etc… À dix heures du soir, les voitures devaient cesser de circuler, et la ville être illuminée pendant toute la nuit.
Telles furent les mesures prises pour arrêter, disait-on, les mauvais citoyens qui se cachaient depuis le 10 août. Dès le 27 au soir, on commença ces visites, et un parti, livré à la dénonciation d’un autre, fut exposé à être jeté tout entier dans les prisons. Tout ce qui avait appartenu à l’ancienne cour, ou par les emplois, ou par le rang, ou par les assiduités au château ; tout ce qui s’était prononcé pour elle lors des divers mouvemens royalistes, tous ceux qui avaient de lâches ennemis, capables de se venger par une dénonciation, furent jetés dans les prisons au nombre de douze ou quinze mille individus. C’était le comité de surveillance de la commune qui présidait à ces arrestations, et les faisait exécuter sous ses yeux. Ceux qu’on arrêtait étaient conduits d’abord de leur demeure au comité de leur section, et de ce comité à celui de la commune. Là, ils étaient brièvement questionnés sur leurs sentimens et sur les actes qui en prouvaient le plus ou moins d’énergie. Souvent un seul membre du comité les interrogeait, tandis que les autres membres, accablés de plusieurs jours de veille, dormaient sur les chaises ou sur les tables. Les individus arrêtés étaient d’abord déposés à l’Hôtel-de-Ville, et ensuite distribués dans les prisons ou il restait encore quelque place. Là, se trouvaient enfermées toutes les opinions qui s’étaient succédé jusqu’au 10 août, tous les rangs qui avaient été renversés, et de simples bourgeois déjà estimés aussi aristocrates que des ducs et des princes.
La terreur régnait dans Paris. Elle était chez les républicains menacés par les armées prussiennes, et chez les royalistes menacés par les républicains. Le comité de défense générale, établi dans l’assemblée pour aviser aux moyens de résister à l’ennemi, se réunit le 30, et appela dans son sein le conseil exécutif pour délibérer sur les moyens de salut public. La réunion était nombreuse, parce qu’aux membres du comité se joignirent une foule de députés qui voulaient assister à cette séance. Divers avis furent ouverts. Le ministre Servan n’avait aucune confiance dans les armées, et ne pensait pas que Dumouriez pût, avec les vingt-trois mille hommes que lui avait laissés Lafayette, arrêter les Prussiens. Il ne voyait entre eux et Paris aucune position assez forte pour leur tenir tête, et arrêter leur marche. Chacun pensait comme lui à cet égard, et après avoir proposé de porter toute la population en armes sous les murs de Paris, pour y combattre avec désespoir, on parla de se retirer au besoin à Saumur, pour mettre, entre l’ennemi et les autorités dépositaires de la souveraineté nationale, de nouveaux espaces et de nouveaux obstacles. Vergniaud, Guadet, combattirent l’idée de quitter Paris. Après eux, Danton prit la parole.
« On vous propose, dit-il, de quitter Paris. Vous n’ignorez pas que, dans l’opinion des ennemis, Paris représente la France, et que leur céder ce point, c’est leur abandonner la révolution. Reculer c’est nous perdre. Il faut donc nous maintenir ici par tous les moyens, et nous sauver par l’audace.
« Parmi les moyens proposés, aucun ne m’a semblé décisif. Il faut ne pas se dissimuler la situation dans laquelle nous a placés le 10 août. Il nous a divisés en républicains et en royalistes, les premiers peu nombreux, et les seconds beaucoup. Dans cet état de faiblesse, nous, républicains, nous sommes exposés à deux feux, celui de l’ennemi, placé au dehors, et celui des royalistes, placés au dedans. Il est un directoire royal qui siége secrètement, à Paris, et correspond avec l’armée prussienne. Vous dire où il se réunit, qui le compose, serait impossible aux ministres. Mais pour le déconcerter, et empêcher sa funeste correspondance avec l’étranger, il faut… il faut faire peur aux royalistes… »
À ces mots, accompagnés d’un geste exterminateur, l’effroi se peignit sur les visages. « Il faut, vous dis-je, reprit Danton, faire peur aux royalistes !… C’est dans Paris surtout qu’il vous importe de vous maintenir, et ce n’est pas en vous épuisant dans des combats incertains que vous y réussirez… » La stupeur se répandit aussitôt dans le conseil. Aucun mot ne fut ajouté à ces paroles, et chacun se retira sans prévoir précisément, sans oser même pénétrer ce que préparait le ministre.
Il se rendit immédiatement après au comité de surveillance de la commune, qui disposait souverainement de la personne de tous les citoyens, et où régnait Marat. Les collègues ignorans et aveugles de Marat étaient Panis et Sergent, déjà signalés au 20 juin et au 10 août, et les nommés Jourdeuil, Duplain, Lefort et Lenfant. Là, dans la nuit du jeudi 30 août au vendredi 31, furent médités d’horribles projets contre les malheureux détenus dans les prisons de Paris. Déplorable et terrible exemple des emportemens politiques ! Danton, que toujours on trouva sans haine contre ses ennemis personnels, et souvent accessible à la pitié, prêta son audace aux horribles rêveries de Marat : ils formèrent tous deux un complot dont plusieurs siècles ont donné l’exemple, mais qui, à la fin du dix-huitième, ne peut pas s’expliquer par l’ignorance des temps et la férocité des mœurs. On a vu, trois années auparavant, le nommé Maillard figurer à la tête des femmes soulevées dans les fameuses journées du 5 et du 6 octobre. Ce Maillard, ancien huissier, homme intelligent et sanguinaire, s’était composé une bande d’hommes grossiers et propres à tout oser, tels enfin qu’on les trouve dans les classes où l’éducation n’a pas épuré les penchans en éclairant l’intelligence. Il était connu comme maître de cette bande, et, s’il faut en croire une révélation récente, on l’avertit de se tenir prêt à agir au premier signal, de se placer d’une manière utile et sûre, de préparer des assommoirs, de prendre des précautions pour empêcher les cris des victimes, de se procurer du vinaigre, des balais de houx, de la chaux vive, des voitures couvertes, etc.
Dès cet instant, le bruit d’une terrible exécution se répandit sourdement. Les parens des détenus étaient dans les angoisses, et le complot, comme celui du 10 août, du 20 juin, et tous les autres, éclatait d’avance par des signes sinistres. De toutes parts, on répétait qu’il fallait, par un exemple terrible, effrayer les conspirateurs qui du fond des prisons s’entendaient avec l’étranger. On se plaignait de la lenteur du tribunal chargé de punir les coupables du 10 août, et on demandait à grands cris une prompte justice. Le 31, l’ancien ministre Montmorin est acquitté par le tribunal du 17 août, et on répand que la trahison est partout, et que l’impunité des coupables est assurée. Dans la même journée, on assure qu’un condamné a fait des révélations. Ces révélations portent que dans la nuit les prisonniers doivent s’échapper des cachots, s’armer, se répandre dans la ville, y commettre d’horribles vengeances, enlever ensuite le roi, et ouvrir Paris aux Prussiens. Cependant les détenus qu’on accusait tremblaient pour leur vie ; leurs parens étaient consternés, et la famille royale n’attendait que la mort au fond de la tour du Temple.
Aux Jacobins, dans les sections, au conseil de la commune, dans la minorité de l’assemblée, il était une foule d’hommes qui croyaient à ces complots supposés, et qui osaient déclarer légitime l’extermination des détenus. Certes la nature ne fait pas tant de monstres pour un seul jour, et l’esprit de parti seul peut égarer tant d’hommes à la fois ! Triste leçon pour les peuples ! on croit à des dangers, on se persuade qu’il faut les repousser ; on le répète, on s’enivre, et tandis que certains hommes proclament avec légèreté qu’il faut frapper, d’autres frappent avec une audace sanguinaire.
Le samedi 1er septembre, les quarante-huit heures fixées pour la fermeture des barrières et l’exécution des visites domiciliaires étaient écoulées, et les communications furent rétablies. Mais tout à coup se répand, dans la journée, la nouvelle de la prise de Verdun. Verdun n’est qu’investi, mais on croit que la place est emportée, et qu’une trahison nouvelle l’a livrée comme celle de Longwy. Danton fait aussitôt décréter par la commune, que le lendemain, 2 septembre, on battra la générale, on sonnera le tocsin, on tirera le canon d’alarme, et que tous les citoyens disponibles se rendront en armes au Champ-de-Mars, y camperont pendant le reste de la journée, et partiront le lendemain pour se rendre sous les murs de Verdun. À ces terribles apprêts, il devient évident qu’il s’agit d’autre chose que d’une levée en masse. Des parens accourent et font des efforts pour obtenir l’élargissement des détenus. Manuel, le procureur-syndic, supplié par une femme généreuse, élargit, dit-on, deux prisonniers de la famille La Trémouille. Une autre femme, madame Fausse-Lendry, s’obstine à vouloir suivre dans sa captivité son oncle l’abbé de Rastignac, et Sergent lui répond : « Vous faites une imprudence ; les prisons ne sont pas sûres. »
Le lendemain, 2 septembre, était un dimanche, l’oisiveté augmentait le tumulte populaire. Des attroupemens nombreux se montraient partout, et on répandait que l’ennemi pouvait être à Paris sous trois jours. La commune informe l’assemblée des mesures qu’elle a prises pour la levée en masse des citoyens. Vergniaud, saisi d’un enthousiasme patriotique, prend aussitôt la parole, félicite les Parisiens de leur courage, les loue de ce qu’ils ont converti le zèle des motions en un zèle plus actif et plus utile, celui des combats. « Il paraît, ajoute-t-il, que le plan de l’ennemi est de marcher droit sur la capitale, en laissant les places fortes derrière lui. Eh bien ! ce projet fera notre salut et sa perte. Nos armées, trop faibles pour lui résister, seront assez fortes pour le harceler sur ses derrières ; et tandis qu’il arrivera, poursuivi par nos bataillons, il trouvera en sa présence l’armée parisienne, rangée en bataille sous les murs de la capitale ; et, enveloppé là de toutes parts, il sera dévoré par cette terre qu’il avait profanée. Mais au milieu de ces espérances flatteuses, il est un danger qu’il ne faut pas dissimuler, c’est celui des terreurs paniques. Nos ennemis y comptent, et sèment l’or pour les produire ; et, vous le savez, il est des hommes pétris d’un limon si fangeux, qu’ils se décomposent à l’idée du moindre danger. Je voudrais qu’on pût signaler cette espèce sans âme et à figure humaine, en réunir tous les individus dans une même ville, à Longwy par exemple, qu’on appellerait la ville des lâches, et là, devenus l’objet de l’opprobre, ils ne sèmeraient plus l’épouvante chez leurs concitoyens, ils ne leur feraient plus prendre des nains pour des géans, et la poussière qui vole devant une compagnie de houlans pour des bataillons armés !
« Parisiens, c’est aujourd’hui qu’il faut déployer une grande énergie ! Pourquoi les retranchemens du camp ne sont-ils pas plus avancés ? Où sont les bêches, les pioches, qui ont élevé l’autel de la fédération et nivelé le Champ-de-Mars ? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes ; sans doute vous n’en montrerez pas moins pour les combats : vous avez chanté, célébré la liberté ; il faut la défendre ! Nous n’avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois vivans et armés de leur puissance. Je demande donc que l’assemblée nationale donne le premier exemple, et envoie douze commissaires, non pour faire des exhortations, mais pour travailler eux-mêmes et piocher de leurs mains, à la face de tous les citoyens. »
Cette proposition est adoptée avec le plus grand enthousiasme. Danton succède à Vergniaud, il fait part des mesures prises, et en propose de nouvelles. « Une partie du peuple, dit-il, va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchemens, et la troisième avec des piques défendra l’intérieur de nos villes. Mais ce n’est pas assez : il faut envoyer partout des commissaires et des courriers pour engager la France entière à imiter Paris ; il faut rendre un décret par lequel tout citoyen soit obligé, sous peine de mort, de servir de sa personne, ou de remettre ses armes. » Danton ajoute : « Le canon que vous allez entendre n’est point le canon d’alarme, c’est le pas de charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il ? DE L’AUDACE, ENCORE DE L’AUDACE, ET TOUJOURS DE L’AUDACE ! »
Les paroles et l’action du ministre agitent profondément les assistans. Sa motion est adoptée, il sort, et se rend au comité de surveillance. Toutes les autorités, tous les corps, l’assemblée, la commune, les sections, les jacobins, étaient en séance. Les ministres, réunis à l’hôtel de la marine, attendaient Danton pour tenir conseil. La ville entière était debout. Une terreur profonde régnait dans les prisons. Au Temple, la famille royale, que chaque mouvement devait menacer plus que tous les autres prisonniers, demandait avec anxiété la cause de tant d’agitations. Dans les diverses prisons, les geôliers semblaient consternés. Celui de l’Abbaye avait dès le matin fait sortir sa femme et ses enfans. Le dîner avait été servi aux prisonniers deux heures avant l’instant accoutumé ; tous les couteaux avaient été retirés de leurs serviettes. Frappés de ces circonstances, ils interrogeaient avec instance leurs gardiens, qui ne voulaient pas répondre. À deux heures enfin la générale commence à battre, le tocsin sonne et le canon d’alarme retentit dans l’enceinte de la capitale. Des troupes de citoyens se rendent vers le Champ-de-Mars ; d’autres entourent la commune, l’assemblée, et remplissent les places publiques.
Il y avait à l’Hôtel-de-Ville vingt-quatre prêtres, qui, arrêtés à cause de leur refus de prêter serment, devaient être transférés de la salle du dépôt aux prisons de l’Abbaye. Soit intention, soit effet du hasard, on choisit ce moment pour leur translation. Ils sont placés dans six fiacres, escortés par des fédérés bretons et marseillais, et sont conduits au petit pas vers le faubourg Saint-Germain, en suivant les quais, le Pont-Neuf et la rue Dauphine. On les entoure, et on les accable d’outrages. « Voilà, disent les fédérés, les conspirateurs qui devaient égorger nos femmes et nos enfans ; tandis que nous serions à la frontière. » Ces paroles augmentent encore le tumulte. Les portières des voitures étaient ouvertes ; les malheureux prêtres veulent les fermer pour se mettre à l’abri des mauvais traitemens, mais on les en empêche, et ils sont obligés de souffrir patiemment les coups et les injures. Enfin ils arrivent dans la cour de l’Abbaye, où se trouvait déjà réunie une foule immense. Cette cour conduisait aux prisons, et communiquait avec la salle où le comité de la section des Quatre-Nations tenait ses séances. Le premier fiacre arrive devant la porte du comité, et se trouve entouré d’une foule d’hommes furieux. Maillard était présent. La portière s’ouvre ; le premier des prisonniers s’avance pour descendre et entrer au comité, mais il est aussitôt percé de mille coups. Le second se rejette dans la voiture, mais il en est arraché de vive force, et immolé comme le précédent. Les deux autres le sont à leur tour, et les égorgeurs abandonnent la première voiture pour se porter sur les suivantes. Elles arrivent l’une après l’autre dans la cour fatale, et le dernier des vingt-quatre prêtres est égorgé, au milieu des hurlemens d’une population furieuse.
Dans ce moment accourt Billaud-Varennes, membre du conseil de la commune, et le seul, entre les organisateurs de ces massacres, qui les ait constamment approuvés, et qui ait osé en soutenir la vue avec une cruauté intrépide. Il arrive revêtu de son écharpe, marche dans le sang et sur les cadavres, parle à la foule des égorgeurs, et lui dît : Peuple, tu immoles tes ennemis, tu fais ton devoir. Une voix s’élève après celle de Billaud, c’est celle de Maillard : Il n’y a plus rien à faire ici, s’écrie-t-il ; allons aux Carmes ! Sa bande le suit alors, et ils se précipitent tous ensemble vers l’église des Carmes, où deux cents prêtres avaient été enfermés. Ils pénètrent dans l’église, et égorgent les malheureux prêtres qui priaient le ciel, et s’embrassaient les uns les autres à l’approche de la mort. Ils demandent à grands cris l’archevêque d’Arles, le cherchent, le reconnaissent, et le tuent d’un coup de sabre sur le crâne. Après s’être servis de leurs sabres, ils emploient les armes à feu, et font des décharges générales dans le fond des salles, dans le jardin, sur les murs et sur les arbres, où quelques-unes des victimes cherchaient à se sauver.
Tandis que le massacre s’achève aux Carmes, Maillard revient à l’Abbaye avec une partie des siens. Il était couvert de sang et de sueur ; il entre au comité de la section des Quatre-Nations, et demande du vin pour les braves travailleurs qui délivrent la nation de ses ennemis. Le comité tremblant leur en accorde vingt-quatre pintes.
Le vin est servi dans la cour, et sur des tables entourées de cadavres égorgés dans l’après-midi. On boit, et tout-à coup, montrant la prison, Maillard s’écrie : À l’Abbaye ! À ces mots, on le suit, et on attaque la porte. Les prisonniers épouvantés entendent les hurlemens, signal de leur mort. Les portes sont ouvertes ; les premiers détenus qui s’offrent sont saisis, traînés par les pieds et jetés tout sanglans dans la cour. Tandis qu’on immole sans distinction les premiers venus, Maillard et ses affidés demandent les écrous et les clés des diverses prisons. L’un d’eux, s’avançant vers la porte du guichet, monte sur un tabouret, et prend la parole. « Mes amis, dit-il, vous voulez détruire les aristocrates, qui sont les ennemis du peuple, et qui devaient égorger vos femmes et vos enfans tandis que vous seriez à la frontière. Vous avez raison, sans doute ; mais vous êtes de bons citoyens, vous aimez la justice, et vous seriez désespérés de tremper vos mains dans le sang innocent. – Oui ! oui ! s’écrient les exécuteurs. – Eh bien ! je vous le demande, quand vous voulez, sans rien entendre, vous jeter comme des tigres en fureur sur des hommes qui vous sont inconnus, ne vous exposez-vous pas à confondre les innocens avec les coupables ? » Ces paroles sont interrompues par un des assistans, qui, armé d’un sabre, s’écrie à son tour : « Voulez-vous, vous aussi, nous endormir ? Si les Prussiens et les Autrichiens étaient à Paris, chercheraient-ils à distinguer les coupables. J’ai une femme et des enfans que je ne veux pas laisser en danger. Si vous voulez, donnez des armes à ces coquins, nous les combattrons à nombre égal, et avant de partir, Paris en sera purgé. – Il a raison, il faut entrer », se disent les autres ; ils poussent et s’avancent. Cependant on les arrête, et on les oblige à consentir à une espèce de jugement. Il est convenu qu’on prendra le registre des écrous, que l’un d’eux fera les fonctions de président, lira les noms, les motifs de la détention, et prononcera à l’instant même sur le sort du prisonnier. « Maillard ! Maillard président ! » s’écrient plusieurs voix ; et il entre aussitôt en fonction. Ce terrible président s’assied aussitôt devant une table, place sous ses yeux le registre des écrous, s’entoure de quelques hommes pris au hasard pour donner leur avis, en dispose quelques-uns dans la prison pour amener les prisonniers, et laisse les autres à la porte pour consommer le massacre. Afin de s’épargner des scènes de désespoir, il est convenu qu’il prononcera ces mots : Monsieur, à la Force, et qu’alors jeté hors du guichet, le prisonnier sera livré, sans s’en douter, aux sabres qui l’attendent.
On amène d’abord les Suisses détenus à l’Abbaye, et dont les officiers avaient été conduits à la Conciergerie. « C’est vous, leur dit Maillard, qui avez assassiné le peuple au 10 août. – Nous étions attaqués, répondent ces malheureux, et nous obéissions à nos chefs. – Au reste, reprend froidement Maillard, il ne s’agit que de vous conduire à la Force. » Mais les malheureux, qui avaient entrevu les sabres menaçans de l’autre côté du guichet, ne peuvent s’abuser. Il faut sortir, ils reculent, se rejettent en arrière. L’un d’eux, d’une contenance plus ferme, demande où il faut passer. On lui ouvre la porte, et il se précipite tête baissée au milieu des sabres et des piques. Les autres s’élancent après lui, et subissent le même sort.
Les exécuteurs retournent à la prison, entassent les femmes dans une même salle, et amènent de nouveaux prisonniers. Quelques prisonniers accusés de fabrication de faux assignats, sont immolés les premiers. Vient après eux le célèbre Montmorin, dont l’acquittement avait causé tant de tumulte et ne lui avait pas valu la liberté. Amené devant le sanglant président, il déclare que, soumis à un tribunal régulier, il n’en peut reconnaître d’autre. « Soit, répond Maillard ; vous irez donc à la Force attendre un nouveau jugement. » L’ex-ministre trompé demande une voiture. On lui répond qu’il en trouvera une à la porte. Il demande encore quelques effets, s’avance vers la porte, et reçoit la mort.
On amène ensuite Thierry, valet-de-chambre du roi. Tel maître tel valet, dit Maillard, et le malheureux est assassiné. Viennent après les juges de paix Buob et Bocquillon, accusés d’avoir fait partie du comité secret des Tuileries. Ils sont égorgés pour cette cause. La nuit s’avance ainsi, et chaque prisonnier, entendant les hurlemens des assassins, croit toucher à sa dernière heure.
Que faisaient en ce moment les autorités constituées, tous les corps assemblés, tous les citoyens de Paris ! Dans cette immense capitale, le calme, le tumulte, la sécurité, la terreur, peuvent régner ensemble, tant une partie est distante de l’autre. L’assemblée n’avait appris que très tard les malheurs des prisons, et, frappée de stupeur, elle avait envoyé des députés pour apaiser le peuple, et sauver les victimes. La commune avait délégué des commissaires pour délivrer les prisonniers pour dettes, et distinguer ce qu’elle appelait les innocens et les coupables. Enfin les jacobins, quoique en séance, et instruits de ce qui se passait, semblaient observer un silence convenu. Les ministres, réunis à l’hôtel de la marine pour former le conseil, n’étaient pas encore avertis, et attendaient Danton qui se trouvait au comité de surveillance. Le commandant-général Santerre avait, disait-il à la commune, donné des ordres, mais on ne lui obéissait pas, et presque tout son monde était occupé à la garde des barrières. Il est certain qu’il y avait des commandemens inconnus et contradictoires, et que tous les signes d’une autorité secrète et opposée à l’autorité publique s’étaient manifestés. À la cour de l’Abbaye, se trouvait un poste de garde nationale, qui avait la consigne de laisser entrer et de ne pas laisser sortir. Ailleurs, des postes attendaient des ordres et ne les recevaient pas. Santerre avait-il perdu la raison comme au 10 août, ou bien était-il dans le complot ? Tandis que des commissaires, publiquement envoyés par la commune, venaient conseiller le calme et arrêter le peuple, d’autres membres de la même commune se présentaient au comité des Quatre-Nations, qui siégeait à côté des massacres, et disaient : Tout va-t-il bien ici comme aux Carmes ? La commune nous envoie pour vous offrir des secours si vous en avez besoin.
Les commissaires envoyés par l’assemblée et par la commune, pour arrêter les meurtres, furent impuissans. Ils avaient trouvé une foule immense qui assiégeait les environs de la prison et assistait à cet affreux spectacle aux cris de vive la nation ! Le vieux Dusaulx, monté sur une chaise, essaya de prononcer les mots de clémence, sans pouvoir se faire entendre. Bazire, plus adroit, avait feint d’entrer dans le ressentiment de cette multitude, mais ne fut plus écouté dès qu’il voulut réveiller des sentimens de miséricorde. Manuel, le procureur de la commune, saisi de pitié, avait couru les plus grands dangers sans pouvoir sauver une seule victime. À ces nouvelles, la commune, un peu plus émue, dépêcha une seconde députation pour calmer les esprits et éclairer le peuple sur ses véritables intérêts. Cette députation, aussi impuissante que la première, ne put que délivrer quelques femmes et quelques débiteurs.
Le massacre continue pendant cette horrible nuit. Les égorgeurs se succèdent du tribunal dans les guichets, et sont tour à tour juges et bourreaux. En même temps ils boivent, et déposent sur une table leurs verres empreints de sang. Au milieu de ce carnage, ils épargnent cependant quelques victimes, et éprouvent en les rendant à la vie une joie inconcevable. Un jeune homme, réclamé par une section, et déclaré pur d’aristocratie, est acquitté aux cris de vive la nation, et porté en triomphe sur les bras sanglans des exécuteurs. Le vénérable Sombreuil, gouverneur des Invalides, est amené à son tour, et condamné à être transféré à la Force. Sa fille l’a aperçu du milieu de la prison ; elle s’élance au travers des piques et des sabres, serre son père dans ses bras, s’attache à lui avec tant de force, supplie les meurtriers avec tant de larmes et un accent si déchirant, que leur fureur étonnée est suspendue. Alors, comme pour mettre à une nouvelle épreuve cette sensibilité qui les touche : Bois, disent-ils à cette fille généreuse, bois du sang des aristocrates, et ils lui présentent un vase plein de sang : elle boit, et son père est sauvé. La fille de Cazotte est parvenue aussi à envelopper son père dans ses bras ; elle a prié comme la généreuse Sombreuil, a été irrésistible comme elle, et, plus heureuse, a obtenu le salut de son père, sans qu’un prix horrible ait été imposé à son amour. Des larmes coulent des yeux de ces hommes féroces ; et ils reviennent encore demander des victimes ! L’un d’entre eux retourne dans la prison pour conduire des prisonniers à la mort ; il apprend que les malheureux qu’il venait égorger ont manqué d’eau pendant vingt-deux heures, et il veut aller tuer le geôlier. Un autre s’intéresse à un prisonnier qu’il traduit au guichet, parce qu’il lui a entendu parler la langue de son pays. « Pourquoi es-tu ici ? dit-il à M. Journiac de Saint-Méard. Si tu n’es pas un traître, le président, qui n’est pas un sot, saura te rendre justice. Ne tremble pas, et réponds bien. » M. Journiac est présenté à Maillard, qui regarde l’écrou. « Ah ! dit Maillard, c’est vous, monsieur Journiac, qui écriviez dans le journal de la cour et de la ville ? – Non, répond le prisonnier, c’est une calomnie ; je n’y ai jamais écrit. – Prenez garde de nous tromper, reprend Maillard, car tout mensonge est ici puni de mort. Ne vous êtes-vous pas récemment absenté pour aller à l’armée des émigrés ? – C’est encore une calomnie ; j’ai un certificat attestant que, depuis vingt-trois mois, je n’ai pas quitté Paris. – De qui est le certificat ? la signature en est-elle authentique ? » Heureusement pour M. de Journiac, il y avait dans le sanguinaire auditoire un homme auquel le signataire du certificat était personnellement connu. La signature est en effet vérifiée et déclarée véritable. « Vous le voyez donc, reprend M. de Journiac, on m’a calomnié. – Si le calomniateur était ici, reprend Maillard, une justice terrible en serait faite. Mais répondez, n’avait-on aucun motif de vous enfermer ? – Oui, reprend M. de Journiac, j’étais connu pour aristocrate. – Aristocrate ! – Oui, aristocrate ; mais vous n’êtes pas ici pour juger les opinions ; vous ne devez juger que la conduite. La mienne est sans reproche ; je n’ai jamais conspiré ; mes soldats, dans le régiment que je commandais, m’adoraient, et ils me chargèrent à Nancy d’aller m’emparer de Malseigne. » Frappés de tant de fermeté, les juges se regardent, et Maillard donne le signal de grâce. Aussitôt des cris de vive la nation ! retentissent de toutes parts. Le prisonnier est embrassé. Deux individus s’emparent de lui, et, le couvrant de leurs bras, le font passer sain et sauf à travers la haie menaçante des piques et des sabres. M. de Journiac veut leur donner de l’argent, mais ils refusent, et ne demandent qu’à l’embrasser. Un autre prisonnier, sauvé de même, est reconduit chez lui avec le même empressement. Les exécuteurs, tout sanglans, demandent à être témoins de la joie de sa famille, et immédiatement après ils retournent au carnage. Dans cet état convulsif, toutes les émotions se succèdent dans le cœur de l’homme. Tour à tour animal doux et féroce, il pleure ou égorge. Plongé dans le sang, il est tout à coup touché par un beau dévouement, par une noble fermeté, il est sensible à l’honneur de paraître juste, à la vanité de paraître probe ou désintéressé. Si dans ces déplorables journées de septembre, on vit quelques-uns de ces sauvages devenus meurtriers et voleurs à la fois, on en vit aussi qui venaient déposer sur le bureau du comité de l’Abbaye les bijoux sanglans trouvés sur les prisonniers.
Pendant cette affreuse nuit, la troupe s’était divisée, et avait porté le ravage dans les autres prisons de Paris. Au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, aux Bernardins, à Saint-Firmin, à la Salpétrière, à Bicêtre, les mêmes massacres avaient été commis, et des flots de sang avaient coulé comme à l’Abbaye. Le lendemain, lundi 3 septembre, le jour éclaira l’affreux carnage de la nuit, et la stupeur régna dans Paris. Billaud-Varennes reparut à l’Abbaye, où la veille il avait encouragé ce qu’on appelait les travailleurs. Il leur adressa de nouveau la parole : « Mes amis, leur dit-il, en égorgeant des scélérats, vous avez sauvé la patrie. La France vous doit une reconnaissance éternelle, et la municipalité ne sait comment s’acquitter envers vous. Elle vous offre 24 livres à chacun, et vous allez être payés sur-le-champ. » Ces paroles furent couvertes d’applaudissemens, et ceux auxquels elles s’adressaient suivirent alors Billaud-Varennes dans le comité, pour se faire délivrer le paiement qui leur était promis. « Où voulez-vous, dit le président à Billaud, que nous trouvions des fonds pour payer ? » Billaud, faisant alors un nouvel éloge des massacres répondit au président que le ministre de l’intérieur devait en avoir pour cet usage. On courut chez Roland, qui venait d’apprendre avec le jour les crimes de la nuit, et qui repoussa la demande avec indignation. Revenus au comité, les assassins demandèrent, sous peine de mort, le salaire de leurs affreux travaux, et chaque membre fut obligé de dépouiller ses poches pour les satisfaire. Enfin la commune acheva d’acquitter la dette, et on peut lire au registre de ses dépenses la mention de plusieurs sommes payées aux exécuteurs de septembre. On y verra en outre, à la date du 4 septembre, la somme de 1,463 livres affectée à cet emploi.
Le récit de tant d’horreurs s’était répandu dans Paris, et y avait produit la plus grande terreur. Les jacobins continuaient à se taire. À la commune on commençait à être touché ; mais on ne manquait pas d’ajouter que le peuple avait été juste, qu’il n’avait frappé que des criminels, et que dans sa vengeance il n’avait eu que le tort de devancer le glaive des lois. Le conseil général avait envoyé de nouveaux commissaires pour calmer l’effervescence, et ramener aux principes ceux qui étaient égarés. Telles étaient les expressions des autorités publiques. Partout on rencontrait des gens qui, en s’apitoyant sur les souffrances des malheureux immolés, ajoutaient : Si on les eût laissés vivre, ils nous auraient égorgés dans quelques jours. » D’autres disaient : « Si nous sommes vaincus et massacrés par les Prussiens, ils auront du moins succombé avant nous. » Telles sont les épouvantables conséquences de la peur que les partis s’inspirent et de la haine engendrée par la peur.
L’assemblée, au milieu de ces affreux désordres, était douloureusement affectée. Elle rendait décrets sur décrets pour demander compte à la commune de l’état de Paris, et la commune répondait qu’elle faisait tous ses efforts pour rétablir l’ordre et les lois. Cependant l’assemblée, composée de ces girondins qui poursuivirent si courageusement les assassins de septembre, et moururent si noblement pour les avoir attaqués, l’assemblée n’eut pas l’idée de se transporter tout entière dans les prisons, et de se mettre entre les meurtriers et les victimes. Si cette idée généreuse ne vint pas l’arracher à ses bancs et la porter sur le théâtre du carnage, il faut l’attribuer à la surprise, au sentiment de son impuissance, peut-être aussi à ce dévouement insuffisant qu’inspire le danger d’un ennemi, enfin à cette désastreuse opinion, partagée par quelques députés, que les victimes étaient autant de conjurés, desquels on aurait reçu la mort, si on ne la leur avait donnée.
Un homme déploya en ce jour un généreux caractère, et s’éleva avec une noble énergie contre les assassins. Sous leur règne de trois jours, il réclama le second. Le lundi matin, à l’instant où il venait d’apprendre les crimes de la nuit, il écrivit au maire Pétion qui ne les connaissait point encore, il écrivit à Santerre qui n’agissait pas, et leur fit à tous deux les plus pressantes réquisitions. Il adressa dans le moment même à l’assemblée une lettre qui fut couverte d’applaudissemens. Cet homme de bien, si indignement calomnié par les partis, était Roland. Dans sa lettre il réclama contre tous les genres de désordres, contre les usurpations de la commune, contre les fureurs de la populace, et dit noblement qu’il saurait mourir au poste que la loi lui avait assigné. Cependant, si l’on veut se faire une idée de la disposition des esprits, de la fureur qui régnait contre ceux qu’on appelait les traîtres, et des ménagemens qu’il fallait employer en parlant aux passions délirantes, on peut en juger par le passage suivant. Certes on ne peut pas douter du courage de l’homme qui, seul et publiquement, rendait toutes les autorités responsables des massacres, et cependant voici la manière dont il était obligé de s’exprimer à cet égard.
« Hier fut un jour sur les événemens duquel il faut peut-être jeter un voile. Je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice ; il ne prend pas pour victime tout ce qui se présente à sa fureur ; il la dirige sur ceux qu’il croit avoir été trop long-temps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être immolés sans délai. Mais je sais qu’il est facile à des scélérats, à des traîtres, d’abuser de cette effervescence, et qu’il faut l’arrêter ; je sais que nous devons à la France entière la déclaration, que le pouvoir exécutif n’a pu prévoir ni empêcher ces excès ; je sais qu’il est du devoir des autorités constituées d’y mettre un terme, ou de se regarder comme anéanties. Je sais encore que cette déclaration m’expose à la rage de quelques agitateurs. Eh bien ! qu’ils prennent ma vie, je ne veux la conserver que pour la liberté, l’égalité. Si elles étaient violées, détruites, soit par le règne des despotes étrangers, ou l’égarement d’un peuple abusé, j’aurais assez vécu ; mais jusqu’à mon dernier soupir j’aurai fait mon devoir. C’est le seul bien que j’ambitionne, et que nulle puissance sur la terre ne saurait m’enlever. »
L’assemblée couvrit cette lettre d’applaudissemens, et, sur la motion de Lamourette, ordonna que la commune rendrait compte de l’état de Paris. La commune répondit encore que le calme était rétabli. En voyant le courage du ministre de l’intérieur, Marat et son comité s’irritèrent, et osèrent lancer contre lui un mandat d’arrêt. Telle était leur fureur aveugle, qu’ils osaient attaquer un ministre, et un homme qui dans le moment jouissait encore de toute sa popularité. Danton, à cette nouvelle, se récria fortement contre ces membres du comité, qu’il appela des enragés. Quoique contrarié tous les jours par l’inflexibilité de Roland, il était loin de le haïr ; d’ailleurs il redoutait, dans sa terrible politique, tout ce qu’il croyait inutile, et il regardait comme une extravagance de saisir au milieu de ses fonctions le premier ministre de l’État. Il se rend à la mairie, court au comité, et s’emporte vivement contre Marat. Cependant on l’apaise, on le réconcilie avec Marat, et on lui remet le mandat d’arrêt, qu’il vient aussitôt montrer à Pétion, en lui racontant ce qu’il avait fait. « Voyez, dit-il au maire, de quoi sont capables ces enragés ; mais je saurai les mettre à la raison. – Vous avez eu tort, réplique froidement Pétion ; cet acte n’aurait perdu que ses auteurs. »
De son côté, Pétion, quoique plus froid que Roland, n’avait pas montré moins de courage. Il avait écrit à Santerre, qui, soit impuissance ou complicité, répondait qu’il avait le cœur déchiré, mais qu’il ne pouvait faire exécuter ses ordres. Il s’était ensuite rendu de sa personne sur les divers théâtres du carnage. À la Force, il avait arraché de leur siége sanglant deux officiers municipaux qui remplissaient, en écharpe, les fonctions que Maillard exerçait à l’Abbaye. Mais à peine était-il sorti pour se rendre en d’autres lieux, que ces officiers municipaux étaient rentrés, et avaient continué leurs exécutions. Pétion, partout impuissant, était retourné auprès de Roland, que la douleur avait rendu malade. On n’était parvenu à garantir que le Temple, dont le dépôt excitait la fureur populaire. Cependant la force armée avait été ici plus heureuse, et un ruban tricolore, tendu entre les murs et la populace, avait suffi pour l’écarter, et pour sauver la famille royale.
Les êtres monstrueux qui versaient le sang depuis le dimanche, s’étaient acharnés à cette horrible tâche, et en avaient contracté une habitude qu’ils ne pouvaient plus interrompre. Ils avaient même établi une espèce de régularité dans leurs exécutions ; ils les suspendaient pour transporter les cadavres, et pour faire leurs repas. Des femmes même, portant des alimens, se rendaient aux prisons, pour donner le dîner à leurs maris, qui, disaient-elles, étaient occupés à l’Abbaye.
À la Force, à Bicêtre, à l’Abbaye, les massacres se prolongèrent plus qu’ailleurs. C’était à la Force que se trouvait l’infortunée princesse Lamballe, qui avait été célèbre à la cour par sa beauté et par ses liaisons avec la reine. On la conduit mourante au terrible guichet, « Qui êtes-vous ? lui demandent les bourreaux en échappe. – Louise de Savoie, princesse de Lamballe. – Quel était votre rôle à la cour ? Connaissez-vous les complots du château ? – Je n’ai connu aucun complot. – Faites serment d’aimer la liberté et l’égalité : faites serment de haïr le roi, la reine et la royauté. – Je ferai le premier serment ; je ne puis faire, le second, il n’est pas dans mon cœur. »
« Jurez donc, lui dit un des assistans qui voulait la sauver. » Mais l’infortunée ne voyait et n’entendait plus rien. « Qu’on élargisse madame, dit le chef du guichet. » Ici, comme à l’Abbaye, on avait imaginé un mot pour servir de signal de mort. On emmène cette femme infortunée, qu’on n’avait pas, disent quelques narrateurs, l’intention de livrer à la mort, et qu’on voulait en effet élargir. Cependant elle est reçue à la porte par des furieux avides de carnage. Un premier coup de sabre porté sur le derrière de sa tête fait jaillir son sang. Elle s’avance encore soutenue par deux hommes, qui peut-être voulaient la sauver ; mais elle tombe à quelques pas plus loin sous un dernier coup. Son beau corps est déchiré. Les assassins l’outragent, le mutilent, et s’en partagent les lambeaux. Sa tête, son cœur, d’autres parties du cadavre, portées au bout d’une pique, sont promenées dans Paris. Il faut, disent ces hommes dans leur langage atroce, les porter au pied du trône. On court au Temple, et on éveille avec des cris affreux les infortunés prisonniers, qui demandent avec effroi ce que c’est. Les officiers municipaux s’opposent à ce qu’ils voient l’horrible cortége passer sous leur fenêtre, et la tête sanglante qu’on y élevait au bout d’une pique. Un garde national dit enfin à la reine : « C’est la tête Lamballe qu’on veut vous empêcher de voir. » À ces mots, la reine s’évanouit. Madame Élisabeth, le roi, le valet-de-chambre Cléry, emportent cette princesse infortunée, et les cris de la troupe féroce retentissent long-temps encore autour des murs du Temple.
La journée du 3 et la nuit du 3 au 4 continuèrent d’être souillées par ces massacres. À Bicétre surtout le carnage fut plus long et plus terrible qu’ailleurs. Il y avait là quelques mille prisonniers, enfermés, comme on sait, pour toute espèce de vices. Ils furent attaqués, voulurent se défendre, et on employa le canon pour les réduire. Un membre du conseil général de la commune osa même venir demander des forces pour réduire les prisonniers qui se défendaient. Il ne fut pas écouté. Pétion se rendit encore à Bicêtre, mais il n’obtint rien. Le besoin du sang animait cette multitude ; la fureur de combattre et de massacrer avait succédé chez elle au fanatisme politique, et elle tuait pour tuer. Le massacre dura là jusqu’au mercredi 5 septembre.
Enfin presque toutes les victimes désignées avaient péri ; les prisons étaient vides ; les furieux demandaient encore du sang, mais les sombres ordonnateurs de tant de meurtres semblaient se montrer accessibles à quelque pitié. Les expressions de la commune commençaient à s’adoucir. Profondément touchée, disait-elle, des rigueurs exercées contre les prisonniers, elle donnait de nouveaux ordres pour les arrêter ; et cette fois elle était mieux obéie. Cependant à peine restait-il quelques malheureux auxquels sa pitié pût être utile. L’évaluation du nombre des victimes diffère dans tous les rapports du temps ; cette évaluation varie de six à douze mille dans les prisons de Paris.
Mais si les exécutions répandirent la stupeur, l’audace qu’on mit à les avouer et à en recommander l’imitation ne surprit pas moins que les exécutions mêmes. Le comité de surveillance osa répandre une circulaire à toutes les communes de France, que l’histoire doit conserver avec les sept signatures qui y furent apposées. Voici cette pièce monumentale.
« Paris, 2 septembre 1792.
« Frères et amis, un affreux complot tramé par la cour pour égorger tous les patriotes de l’empire français, complot dans lequel un grand nombre de membres de l’assemblée nationale sont compromis, ayant réduit, le 9 du mois dernier, la commune de Paris à la plus cruelle nécessité d’user de la puissance du peuple pour sauver la nation, elle n’a rien négligé pour bien mériter de la patrie. Après les témoignages que l’assemblée nationale venait de lui donner elle-même, eût-on pensé que dès lors de nouveaux complots se tramaient dans le silence, et qu’ils éclataient dans le moment même où l’assemblée nationale, oubliant qu’elle venait de déclarer que la commune de Paris avait sauvé la patrie, s’empressait de la destituer pour prix de son brûlant civisme ? À cette nouvelle, les clameurs publiques élevées de toutes parts ont fait sentir à l’assemblée nationale la nécessité urgente de s’unir au peuple, et de rendre à la commune, par le rapport du décret de destitution, le pouvoir dont elle l’avait investie.
« Fière de jouir de toute la plénitude de la confiance nationale, qu’elle s’efforcera de mériter de plus en plus, placée au foyer de toutes les conspirations, et déterminée à périr pour le salut public, elle ne se glorifiera d’avoir fait son devoir que lorsqu’elle aura obtenu votre approbation, qui est l’objet de tous ses vœux, et dont elle ne sera certaine qu’après que tous les départemens auront sanctionné ses mesures pour le salut public. Professant les principes de la plus parfaite égalité, n’ambitionnant d’autre privilège que celui de se présenter la première à la brèche, elle s’empressera de se soumettre au niveau de la commune la moins nombreuse de l’empire, dès qu’il n’y aura plus rien à redouter.
« Prévenue que des hordes barbares s’avançaient contre elle, la commune de Paris se hâte d’informer ses frères de tous les départemens qu’une partie des conspirateurs féroces détenus dans les prisons a été mise à mort par le peuple, actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres renfermés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l’ennemi ; et sans doute la nation, après la longue suite de trahisons qui l’a conduite sur les bords de l’abîme, s’empressera d’adopter ce moyen si utile et si nécessaire ; et tous les Français se diront comme les Parisiens : Nous marchons à l’ennemi, et nous ne laissons pas derrière nous des brigands pour égorger nos femmes et nos enfans.
« Signé DUPLAIN, PANIS, SERGENT, LENFANT, MARAT, LEFORT, JOURDEUIL, administrateurs du comité de surveillance constitué à la mairie. »
La lecture de ce document peut faire juger à quel degré de fanatisme l’approche du danger avait poussé les esprits. Mais il est temps de reporter nos regards sur le théâtre de la guerre, où nous ne trouvons que de glorieux souvenirs.