Copie de la lettre écrite au citoyen Boze, par Guadet, Vergniaud et Gensonné.
« Vous nous demandez, monsieur, quelle est notre opinion sur la situation actuelle de la France, et le choix des mesures qui pourraient garantir la chose publique des dangers pressans dont elle est menacée ; c’est là le sujet des inquiétudes des bons citoyens, et l’objet de leurs plus profondes méditations.
« Lorsque vous nous interrogez sur d’aussi grands intérêts, nous ne balancerons pas à nous expliquer avec franchise.
« On ne doit pas le dissimuler, la conduite du pouvoir exécutif est la cause immédiate de tous les maux qui affligent la France et des dangers qui environnent le trône. On trompe le roi, si on cherche à lui persuader que des opinions exagérées, l’effervescente des clubs, les manœuvres de quelques agitateurs ; et des factions puissantes ont fait naître et entretiennent ces mouvemens désordonnés dont chaque jour peut accroître la violence, et dont peut-être on ne pourra plus calculer les suites ; c’est placer la cause du mal dans ses symptômes.
« Si le peuple était tranquille sur le succès d’une révolution si chèrement achetée, si la liberté publique n’était plus en danger, si la conduite du roi n’excitait aucune méfiance, le niveau des opinions s’établirait de lui-même ; la grande masse des citoyens ne songerait qu’à jouir des bienfaits que la constitution lui assure ; et si, dans cet état de choses, il existait encore des factions, elles cesseraient d’être dangereuses, elles n’auraient plus ni prétexte ni objet.
« Mais tout autant que la liberté publique sera en péril, tout autant que les alarmes des citoyens seront entretenues par la conduite du pouvoir exécutif, et que les conspirations qui se trament dans l’intérieur et à l’extérieur du royaume paraîtront plus ou moins ouvertement favorisées par le roi, cet état de choses appelle nécessairement les troubles, le désordre et les factions. Dans les états les mieux constitués, et constitués depuis des siècles, les révolutions n’ont pas d’autre principe, et l’effet en doit être pour nous d’autant plus prompt, qu’il n’y a point eu d’intervalle entre les mouvemens qui ont entraîné la première et ceux qui semblent aujourd’hui nous annoncer une seconde révolution.
« Il n’est donc que trop évident que l’état actuel des choses doit amener une crise dont presque toutes les chances seront contre la royauté. En effet on sépare les intérêts du roi de ceux de la nation ; on fait du premier fonctionnaire public d’une nation libre un chef de parti, et, par cette affreuse politique, on fait rejaillir sur lui l’odieux de tous les maux dont la France est affligée.
« Eh ! quel peut être le succès des puissances étrangères, quand bien même on parviendrait, par leur intervention, à augmenter l’autorité du roi et à donner au gouvernement une forme nouvelle ? N’est-il pas évident que les hommes qui ont eu l’idée de ce congrès ont sacrifié à leurs préjugés, à leur intérêt personnel, l’intérêt même du monarque ; que le succès de ces manœuvres donnerait un caractère d’usurpation à des pouvoirs que la nation seule délègue, et que sa seule confiance peut soutenir ? Comment n’a-t-on pas vu que la force qui entraînerait ce changement serait long-temps nécessaire à la conservation, et qu’on sèmerait par là dans le sein du royaume un germe de division et de discordes que le laps de plusieurs siècles aurait peine à étouffer ?
« Aussi sincèrement qu’invariablement attachés aux intérêts de la nation, dont nous ne séparerons jamais ceux du roi qu’autant qu’il les séparera lui-même, nous pensons que le seul moyen de prévenir les maux dont l’empire est menacé, et de rétablir le calme, serait que le roi, par sa conduite, fît cesser tous les sujets de méfiance, se prononçât par le fait de la manière la plus franche et la moins équivoque, et s’entourât enfin de la confiance du peuple, qui seule fait sa force et peut faire son bonheur.
« Ce n’est pas aujourd’hui par des protestations nouvelles qu’il peut y parvenir ; elles seraient dérisoires, et, dans les circonstances actuelles, elles prendraient un caractère d’ironie qui, bien loin de dissiper les alarmes, ne ferait qu’en accroître le danger.
« Il n’en est qu’une dont on pût attendre, quelque effet ; ce serait la déclaration la plus solennelle qu’en aucun cas le roi n’accepterait une augmentation de pouvoir qui ne lui fût volontairement accordée par les Français, sans le concours et l’intervention d’aucune puissance étrangère, et librement délibérée dans les formes constitutionnelles.
« On observe même à cet égard que plusieurs membres de l’assemblée nationale savent que cette déclaration a été proposée au roi, lorsqu’il fit la proposition de la guerre au roi de Hongrie, et qu’il ne jugea pas à propos de la faire.
« Mais ce qui suffirait peut-être pour rétablir la confiance, ce serait que le roi parvînt à faire reconnaître aux puissances coalisées l’indépendance de la nation française, à faire cesser toutes hostilités, et rentrer les cordons de troupes qui menacent nos frontières.
« Il est impossible qu’une très grande partie de la nation ne soit convaincue que le roi ne soit le maître de faire cesser cette coalition ; et tant qu’elle mettra la liberté publique en péril, on ne doit pas se flatter que la confiance renaisse.
« Si les efforts du roi pour cet objet étaient impuissans, au moins devrait-il aider la nation, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, à repousser l’attaque extérieure, et ne rien négliger pour éloigner de lui le soupçon de la favoriser.
« Dans cette supposition, il est aisé de concevoir que les soupçons et la confiance tiennent à des circonstances malheureuses qu’il est impossible de changer.
« En faire un crime lorsque le danger est réel et ne peut être méconnu, c’est le plus sûr moyen d’augmenter les soupçons ; se plaindre de l’exagération, attaquer les clubs, supposer des agitateurs lorsque l’effervescence et l’agitation sont l’effet naturel des circonstances, c’est leur donner une force nouvelle, c’est accroître le mouvement du peuple par les moyens mêmes qu’on emploie pour les calmer.
« Tant qu’il y aura contre la liberté une action subsistante et connue, la réaction est inévitable, et le développement de l’une et de l’autre aura les mêmes progrès.
« Dans une situation aussi pénible, le calme ne peut se rétablir que par l’absence de tous les dangers ; et jusqu’à ce que cette heureuse époque soit arrivée, ce qui importe le plus à la nation et au roi, c’est que ces circonstances malheureuses ne soient pas continuellement envenimées par une conduite, au moins équivoque, de la part des agents du pouvoir.
« 1° Pourquoi le roi ne choisit-il pas ses ministres parmi les hommes les plus prononcés pour la révolution ? Pourquoi, dans les momens les plus critiques, n’est-il entouré que d’hommes inconnus ou suspects ? S’il pouvait être utile au roi d’augmenter la méfiance et d’exciter le peuple à des mouvemens, s’y prendrait-on autrement pour les fomenter ?
« Le choix du ministère a été dans tous les temps l’une des fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revêtu : c’est le thermomètre d’après lequel l’opinion publique a toujours jugé les dispositions de la cour, et on conçoit quel peut être aujourd’hui l’effet de ces choix, qui, dans tout autre temps, auraient excité les plus violens murmures.
« Un ministère bien patriote serait donc un des grands moyens que le roi peut employer pour rappeler la confiance. Mais ce serait étrangement s’abuser que de croire que, par une seule démarche de ce genre, elle puisse être facilement regagnée. Ce n’est que par du temps et par des efforts continus qu’on peut se flatter d’effacer des impressions trop profondément gravées pour en dissiper à l’instant jusqu’au moindre vestige.
« 2° Dans un moment où tous les moyens de défense doivent être employés, où la France ne peut pas armer tous ses défenseurs, pourquoi le roi n’a-t-il pas offert les fusils et les chevaux de sa garde ?
« 3° Pourquoi le roi ne sollicite-t-il pas lui-même une loi qui assujettisse la liste civile à une forme de comptabilité qui puisse garantir à la nation qu’elle n’est pas détournée de son légitime emploi, et divertie à d’autres usages ?
« 4° Un des grands moyens de tranquilliser le peuple sur les dispositions personnelles du roi, serait qu’il sollicitât lui-même la loi sur l’éducation du prince royal, et qu’il accélérât ainsi l’instant où la garde de ce jeune prince sera remise à un gouverneur revêtu de la confiance de la nation.
« 5° On se plaint encore de ce que le décret sur un licenciement de l’état-major de la garde nationale n’est pas sanctionné. Ces refus multipliés de sanction sur des dispositions législatives que l’opinion publique réclame avec instance, et dont l’urgence ne peut être méconnue, provoquent l’examen de la question constitutionnelle sur l’application du veto aux lois de circonstances, et ne sont pas de nature à dissiper les alarmes et le mécontentement.
« 6° Il serait bien important que le roi retirât des mains de M. de Lafayette le commandement de l’armée. Il est au moins évident qu’il ne peut plus y servir utilement la chose publique.
« Nous terminerons ce simple aperçu par une observation générale : c’est que tout ce qui peut éloigner les soupçons et ranimer la confiance, ne peut, ni ne doit être négligé. La constitution est sauvée si le roi prend cette résolution avec courage, et s’il y persiste avec fermeté.
« Nous sommes, etc. »
Copie de la lettre écrite à Boze, par Thierry.
« Je viens d’être querellé pour la seconde fois d’avoir reçu la lettre que, par zèle, je me suis déterminé à remettre.
« Cependant le roi m’a permis de répondre :
« 1° Qu’il n’avait garde de négliger le choix des ministres ;
« 2° Qu’on ne devait la déclaration de guerre qu’à des ministres soi-disant patriotes ;
« 3° Qu’il avait mis tout en œuvre dans le temps pour empêcher la coalition des puissances, et qu’aujourd’hui, pour éloigner les armées de nos frontières, il n’y avait que les moyens généraux.
« 4° Que, depuis son acceptation, il avait très scrupuleusement observé les lois de la constitution, mais que beaucoup d’autres gens travaillaient maintenant en sens contraire. »