NOTE 18.

M. de Talleyrand avait prédit d’une manière très remarquable les résultats financiers du papier-monnaie. Dans son discours il montre d’abord la nature de cette monnaie, la caractérise avec la plus grande justesse, et démontre les raisons de sa prochaine infériorité.

« L’assemblée nationale, dit-il, ordonnera-t-elle une émission de deux milliards d’assignats-monnaie ? On préjuge de cette seconde émission par le succès de la première, mais on ne veut pas voir que les besoins du commerce, ralenti par la révolution, ont dû faire accueillir avec avidité notre premier numéraire conventionnel ; et ces besoins étaient tels, que dans mon opinion, il eût été adopté, ce numéraire, même quand il n’eût pas été forcé : faire militer ce premier succès, qui même n’a pas été complet, puisque les assignats perdent, en faveur d’une seconde et plus ample émission, c’est s’exposer à de grands dangers ; car l’empire de la loi a sa mesure, et cette mesure c’est l’intérêt que les hommes ont à la respecter ou à l’enfreindre.

« Sans doute les assignats auront des caractères de sûreté que n’a jamais eus aucun papier-monnaie ; nul n’aura été créé sur un gage aussi précieux, revêtu d’une hypothèque aussi solide : je suis loin de le nier. L’assignat, considéré comme titre de créance, a une valeur positive et matérielle ; cette valeur de l’assignat est précisément la même que celle du domaine qu’il représente ; mais cependant il faut convenir, avant tout, que jamais aucun papier national ne marchera de pair avec les métaux ; jamais le signe supplémentaire du premier signe représentatif de la richesse, n’aura la valeur exacte de son modèle ; le titre même constate le besoin, et le besoin porte crainte et défiance autour de lui.

« Pourquoi l’assignat-monnaie sera-t-il toujours au-dessous de l’argent ? C’est d’abord parce qu’on doutera toujours de l’application exacte de ses rapports entre la masse des assignats et celle des biens nationaux, c’est qu’on sera long-temps incertain sur la consommation des ventes ; c’est qu’on ne conçoit pas à quelle époque deux milliards d’assignats, représentant à peu près la valeur des domaines, se trouveront éteints ; c’est, parce que, l’argent étant mis en concurrence avec le papier, l’un et l’autre deviennent marchandise ; et plus une marchandise est abondante, plus elle doit perdre de son prix ; c’est qu’avec de l’argent on pourra toujours se passer d’assignats, tandis qu’il est impossible avec des assignats de se passer d’argent ; et heureusement le besoin absolu d’argent conservera dans la circulation quelques espèces, car le plus grand de tous les maux serait d’en être absolument privé. »

Plus loin l’orateur ajoute :

« Créer un assignat-monnaie, ce n’est pas assurément représenter un métal marchandise, c’est uniquement représenter un métal-monnaie : or un métal simplement monnaie ne peut, quelque idée qu’on y attache, représenter celui qui est en même temps monnaie et marchandise. L’assignat-monnaie, quelque sûr, quelque solide qu’il puisse être, est donc une abstraction de la monnaie métallique ; il n’est donc que le signe libre ou forcé, non pas de la richesse, mais simplement du crédit. Il suit de là que donner au papier les fonctions de monnaie, en le rendant, comme l’autre monnaie, intermédiaire entre tous les objets d’échange, c’est changer la quantité reconnue pour unité, autrement appelée dans cette matière l’étalon de la monnaie ; c’est opérer en un moment ce que les siècles opèrent à peine dans un état qui s’enrichit ; et si, pour emprunter l’expression d’un savant étranger, la monnaie fait à l’égard du prix des choses la même fonction que les degrés, minutes et secondes à l’égard des angles, ou les échelles à l’égard des cartes géographiques ou plans quelconques, je demande ce qui doit résulter de cette altération dans la mesure commune. »

Après avoir montré ce qu’était la monnaie nouvelle, M. de Talleyrand prédit avec une singulière précision la confusion qui en résulterait dans les transactions privées :

« Mais enfin suivons les assignats dans leur marche, et voyons quelle route ils auront à parcourir. Il faudra donc que le créancier remboursé achète des domaines avec des assignats, ou qu’il les garde, ou qu’il les emploie à d’autres acquisitions. S’il achète des domaines, alors votre but sera rempli : je m’applaudirai avec vous de la création des assignats, parce qu’ils ne seront pas disséminés dans la circulation, parce qu’enfin ils n’auront fait que ce que je vous propose de donner aux créances publiques, la faculté d’être échangées contre les domaines publics. Mais si ce créancier défiant préfère de perdre des intérêts en conservant un titre inactif : mais s’il convertit des assignats en métaux pour les enfouir, ou en effets sur l’étranger pour les transporter ; mais si ces dernières classes sont beaucoup plus nombreuses que la première ; si, en un mot, les assignats s’arrêtent long-temps dans la circulation avant de venir s’anéantir dans la caisse de l’extraordinaire ; s’ils parviennent forcément et séjournent dans les mains d’hommes obligés de les recevoir au pair, et qui, ne devant rien, ne pourront s’en servir qu’avec perte ; s’ils sont l’occasion d’une grande injustice commise par tous les débiteurs vis-à-vis les créanciers antérieurs, que la loi obligera à recevoir les assignats au pair de l’argent, tandis qu’elle sera démentie dans l’effet qu’elle ordonne, puis qu’il sera impossible d’obliger les vendeurs à les prendre au pair des espèces, c’est-à-dire sans augmenter le prix de leurs marchandises en raison de la perte des assignats ; alors combien cette opération ingénieuse aurait-elle trompé le patriotisme de ceux dont la sagacité l’a présentée, et dont la bonne foi la défend ; et à quels regrets inconsolables ne serions-nous pas condamnés ! »

On ne peut donc pas dire que l’assemblée constituante ait complètement ignoré le résultat possible de sa détermination ; mais à ces prévisions on pouvait opposer une de ces réponses qu’on n’ose jamais faire sur le moment, mais qui seraient péremptoires, et qui le deviennent dans la suite : cette réponse était la nécessité ; la nécessité de pourvoir aux finances, et de diviser les propriétés.

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