NOTE 17.

J’ai déjà cité quelques passages des Mémoires de Ferrières, relativement à la première séance des états-généraux. Comme rien n’est plus important que de constater les vrais sentimens que la révolution excitait dans les cœurs, je crois devoir donner la description de la fédération par ce même Ferrières. On y verra si l’enthousiasme était vrai, s’il était communicatif, et si cette révolution était aussi hideuse qu’on a voulu la faire.

« Cependant les fédérés arrivaient de toutes les parties de l’empire. On les logeait chez des particuliers, qui s’empressaient de fournir lits, draps, bois, et tout ce qui pouvait contribuer à rendre le séjour de la capitale agréable et commode. La municipalité prit des mesures pour qu’une si grande affluence d’étrangers ne troublât pas la tranquillité publique. Douze mille ouvriers travaillaient sans relâche à préparer le Champ-de-Mars. Quelque activité que l’on mît à ce travail, il avançait lentement. On craignait qu’il ne pût être achevé le 14 juillet, jour irrévocablement fixé pour la cérémonie, parce que c’était l’époque fameuse de l’insurrection de Paris et de la prise de la Bastille. Dans cet embarras, les districts invitent, au nom de la patrie, les bons citoyens à se joindre aux ouvriers. Cette invitation civique électrise toutes les têtes ; les femmes partagent l’enthousiasme et le propagent ; on voit des séminaristes, des écoliers, des sœurs du pot, des chartreux vieillis dans la solitude, quitter leurs cloîtres et courir au Champ-de-Mars, une pelle sur le dos, portant des bannières ornées d’emblèmes patriotiques. Là, tous les citoyens, mêlés, confondus, forment un atelier immense et mobile dont chaque point présente un groupe varié ; la courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne pudibonde, le capucin traîne le baquet avec le chevalier de Saint-Louis, le porte-faix avec le petit-maître du Palais-Royal, la robuste harengère pousse la brouette remplie par la femme élégante et à vapeurs ; le peuple aisé, le peuple indigent, le peuple vêtu, le peuple en haillons, vieillards, enfans, comédiens, cent-suisses, commis, travaillant et reposant, acteurs et spectateurs, offrent à l’œil étonné une scène pleine de vie et de mouvement ; des tavernes ambulantes, des boutiques portatives, augmentent le charme et la gaieté de ce vaste et ravissant tableau ; les chants, les cris de joie, le bruit des tambours, des instrumens militaires, celui des bêches, des brouettes, les voix des travailleurs qui s’appellent, qui s’encouragent…. L’âme se sentait affaissée sous le poids d’une délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redescendu aux doux sentimens d’une fraternité primitive. Neuf heures sonnées, les groupes se démêlent. Chaque citoyen regagne l’endroit où s’est placée sa section, se rejoint à sa famille, à ses connaissances. Les bandes se mettent en marche au son des tambours, reviennent à Paris, précédées de flambeaux, lâchant de temps en temps des sarcasmes contre les aristocrates, et chantant le fameux air Ça ira.

« Enfin le 14 juillet, jour de la fédération, arrive parmi les espérances des uns, les alarmes et les terreurs des autres. Si cette grande cérémonie n’eut pas le caractère sérieux et auguste d’une fête à la fois nationale et religieuse, caractère presque inconciliable avec l’esprit français, elle offrit cette douce et vive image de la joie et de l’enthousiasme mille fois plus touchante. Les fédérés, rangés par départemens sous quatre-vingt-trois bannières, partirent de l’emplacement de la Bastille ; les députés des troupes de ligne, des troupes de mer, la garde nationale parisienne, des tambours, des chœurs de musique, les drapeaux des sections, ouvraient et fermaient la marche.

« Les fédérés traversèrent les rues Saint-Martin, Saint-Denis, Saint-Honoré, et se rendirent par le Cours-la-Reine à un pont de bateaux construit sur la rivière. Ils reçurent à leur passage les acclamations d’un peuple immense répandu dans les rues, aux fenêtres des maisons, sur les quais. La pluie qui tombait à flots ne dérangea ni ne ralentit la marche. Les fédérés, dégouttant d’eau et de sueur, dansaient des farandoles, criaient : Vivent nos frères les Parisiens ! On leur descendait par les fenêtres du vin, des jambons, des fruits, des cervelas ; on les comblait de bénédictions. L’assemblée nationale joignit le cortège à la place Louis XV, et marcha entre le bataillon des vétérans et celui des jeunes élèves de la patrie : image expressive qui semblait réunir à elle seule tous les âges et tous les intérêts.

« Le chemin qui conduit au Champ-de-Mars était couvert de peuple qui battait des mains, qui chantait Ça ira. Le quai de Chaillot et les hauteurs de Passy présentaient un long amphithéâtre, où l’élégance de l’ajustement, les charmes, les grâces des femmes, enchantaient l’œil, et ne lui laissaient pas même la faculté d’asseoir une préférence. La pluie continuait de tomber ; personne ne paraissait s’en apercevoir ; la gaieté française triomphait et du mauvais temps, et des mauvais chemins, et de la longueur de la marche.

« M. de Lafayette montant un superbe cheval, et entouré de ses aides-de-camp, donnait des ordres et recevait les hommages du peuple et des fédérés. La sueur lui coulait sur le visage. Un homme que personne ne connaît, perce la foule, s’avance, tenant une bouteille d’une main, un verre de l’autre : Mon général, vous avez chaud, buvez un coup. Cet homme lève sa bouteille, emplit un grand verre, le présente à M. de Lafayette. M. de Lafayette reçoit le verre, regarde un moment l’inconnu, avale le vin d’un seul trait. Le peuple applaudit. Lafayette promène un sourire de complaisance et un regard bénévole et confiant sur la multitude ; et ce regard semble dire : « Je ne concevrai jamais aucun soupçon, je n’aurai jamais aucune inquiétude, tant que je serai au milieu de vous. »

« Cependant plus de trois cent mille hommes et femmes de Paris et des environs, rassemblés dès les six heures du matin au Champ-de-Mars, assis sur des gradins de gazon qui formaient un cirque immense, mouillés, crottés, s’armant de parasols contre les torrens d’eau qui les inondaient, s’essuyant le visage, au moindre rayon du soleil, rajustant leurs coiffures, attendaient en riant et en causant les fédérés et l’assemblée nationale. On avait élevé un vaste amphithéâtre pour le roi, la famille royale, les ambassadeurs et les députés. Les fédérés les premiers arrivés commencent à danser des farandoles ; ceux qui suivent se joignent à eux, en formant une ronde qui embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars. C’était un spectacle digne de l’observateur philosophe, que cette foule d’hommes, venus des parties les plus opposées de la France, entraînés par l’impulsion du caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du présent, toute crainte de l’avenir, se livrant à une délicieuse insouciance, et trois cent mille spectateurs de tout âge, de tout sexe, suivant leurs mouvemens, battant la mesure avec les mains, oubliant la pluie, la faim, et l’ennui d’une longue attente. Enfin tout le cortège étant entré au Champ-de-Mars, la danse cesse ; chaque fédéré va rejoindre sa bannière. L’évêque d’Autun se prépare à célébrer la messe à un autel à l’antique dressé au milieu du Champ-de-Mars. Trois cents prêtres vêtus d’aubes blanches, coupées de larges ceintures tricolores, se rangent aux quatre coins de l’autel. L’évêque d’Autun bénit l’oriflamme et les quatre-vingt-trois bannières : il entonne le Te Deum. Douze cents musiciens exécutent ce cantique. Lafayette, à la tête de l’état-major de la milice parisienne et des députés des armées de terre et de mer, monte à l’autel, et jure, au nom des troupes et des fédérés, d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi. Une décharge de quatre pièces de canon annonce à la France ce serment solennel. Les douze cents musiciens font retentir l’air de chants militaires ; les drapeaux, les bannières s’agitent ; les sabres tirés étincellent. Le président de l’assemblée nationale répète le même serment. Le peuple et les députés y répondent par des cris de Je le jure. Alors le roi se lève, et prononce d’une voix forte : Moi, roi des Français, je jure d’employer le pouvoir que m’a délégué l’acte constitutionnel de l’étal, à maintenir la constitution décrétée par l’assemblée nationale et, acceptée par moi… La reine prend le dauphin dans ses bras le présente au peuple, et dit : Voilà mon fils ; il se réunit, ainsi que moi, dans ces mêmes sentimens. Ce mouvement inattendu fut payé par mille cris, de Vive le roi ! Vive la reine ! Vive M. le Dauphin ! Les canons continuaient de mêler leurs sons majestueux aux sons guerriers des instrumens militaires et aux acclamations du peuple ; le temps s’était éclairci : le soleil se montrait dans tout son éclat ; il semblait que l’Éternel même voulût être témoin de ce mutuel engagement, et le ratifier par sa présence… Oui, il le vit, il l’entendit ; et les maux affreux qui depuis ce jour n’ont cessé de désoler la France, ô Providence toujours active et toujours fidèle ! sont le juste châtiment d’un parjure. Tu as frappé et le monarque et les sujets qui ont violé leur serment !

« L’enthousiasme et les fêtes ne se bornèrent pas au jour de la fédération. Ce fut, pendant le séjour des fédérés à Paris, une suite continuelle de repas, de danses et de joie. On alla encore au Champ-de-Mars ; on y but, on y chanta, on y dansa. M. de Lafayette passa en revue une partie de la garde nationale des départemens et de l’armée de ligne. Le roi, la reine et M. le Dauphin se trouvèrent à cette revue. Ils y furent accueillis avec acclamations. La reine donna, d’un air gracieux, sa main à baiser aux fédérés, leur montra M. le Dauphin. Les fédérés avant de quitter la capitale, allèrent rendre leurs hommages au roi ; tous lui témoignèrent le plus profond respect, le plus entier dévouement. Le chef des Bretons mit un genou en terre, et présentant son épée à Louis XVI : « Sire, je vous remets, pure et sacrée, l’épée des fidèles Bretons : elle ne se teindra que du sang de vos ennemis. » – « Cette épée ne peut être en de meilleures mains que dans les mains de mes chers Bretons, répondit Louis XVI en relevant le chef des Bretons et en lui rendant son épée ; je n’ai jamais douté de leur tendresse et de leur fidélité : assurez-les que je suis le père, le frère, l’ami de tous les Français. » Le roi vivement ému, serre la main du chef des Bretons et l’embrasse. Un attendrissement mutuel prolonge quelques instans cette scène touchante. Le chef des Bretons reprend le premier la parole : « Sire, tous les Français, si j’en juge par nos cœurs, vous chérissent et vous chériront, parce que vous êtes un roi citoyen. »

« La municipalité de Paris voulut aussi donner une fête aux fédérés. Il y eut joute sur la rivière, feu d’artifice, illumination, bal et rafraîchissemens à la halle au blé, bal sur remplacement de la Bastille. On lisait à l’entrée de l’enceinte ces mots en gros caractères : Ici l’on danse ; rapprochement heureux qui contrastait d’une manière frappante avec l’antique image d’horreur et de désespoir que retraçait le souvenir de cette odieuse prison. Le peuple allait et venait de l’un à l’autre endroit, sans trouble, sans embarras. La police, en défendant la circulation des voitures, avait prévu les accidens si communs dans les fêtes, et anéanti le bruit tumultueux des chevaux, des roues, des cris de gare ; bruit qui fatigue, étourdit les citoyens, leur laisse à chaque instant la crainte d’être écrasés, et donne à la fête la plus brillante et la mieux ordonnée l’apparence d’une fuite. Les fêtes publiques sont essentiellement pour le peuple. C’est lui seul qu’on doit envisager. Si les riches veulent en partager les plaisirs, qu’ils se fassent peuple ce jour-là ; ils y gagneront des sensations inconnues, et ne troubleront pas la joie de leurs concitoyens.

« Ce fut aux Champs-Élysées que les hommes sensibles jouirent avec plus de satisfaction de cette charmante fête populaire. Des cordons de lumières pendaient à tous les arbres, des guirlandes de lampions les enlaçaient les uns aux autres ; des pyramides de feu, placées de distance en distance, répandaient un jour pur que l’énorme masse des ténèbres environnantes rendait encore plus éclatant par son contraste. Le peuple remplissait les allées et les gazons. Le bourgeois, assis avec sa femme au milieu de ses enfans, mangeait, causait, se promenait, et sentait doucement son existence. Ici, des jeunes filles et de jeunes garçons dansaient au son de plusieurs orchestres disposés dans les clairières qu’on avait ménagées. Plus loin, quelques mariniers en gilet et en caleçon, entourés de groupes nombreux qui les regardaient avec intérêt, s’efforçaient de grimper le long des grands mâts frottés de savon, et de gagner un prix réservé à celui qui parviendrait à enlever un drapeau tricolore attaché à leur sommet. Il fallait voir les rires prodigués à ceux qui se voyaient contraints d’abandonner l’entreprise, les encouragemens donnés à ceux qui, plus heureux ou plus adroits, paraissaient devoir atteindre le but.… Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les visages, brillant dans tous les yeux, retraçait les paisibles jouissances des ombres heureuses dans les Champs-Élysées des anciens. Les robes blanches d’une multitude de femmes errant sous les arbres de ces belles allées, augmentaient encore l’illusion. »

(Ferrières, tome II, p. 89.)

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