Bouillé avait un ami intime dans le comte de Gouvernet ; et, quoique leur opinion ne fût pas à beaucoup près la même, ils avaient beaucoup d’estime l’un pour l’autre. Bouillé, qui ménage peu les constitutionnels, s’exprime de la manière la plus honorable à l’égard de M. Gouvernet, et semble lui accorder toute confiance. Pour donner dans ses mémoires une idée de ce qui se passait dans l’assemblée à cette époque, il cite la lettre suivante, écrite à lui-même par le comte de Gouvernet, le 26 août 1791 :
« Je vous avais donné des espérances que je n’ai plus. Cette fatale constitution, qui devait être révisée, améliorée, ne le sera pas. Elle restera ce qu’elle est, un code d’anarchie, une source de calamités ; et notre malheureuse étoile fait qu’au moment où les démocrates eux-mêmes sentaient une partie de leurs torts, ce sont les aristocrates qui, en leur refusant leur appui, s’opposent à la réparation. Pour vous éclairer, pour me justifier vis-à-vis de vous, de vous avoir peut-être donné un faux espoir, il faut reprendre les choses de plus haut, et vous dire tout ce qui s’est passé, puisque j’ai aujourd’hui une occasion sûre pour vous écrire.
« Le jour et le lendemain du départ du roi, les deux côtés de l’assemblée restèrent en observation sur leurs mouvemens respectifs. Le parti populaire était fort consterné ; le parti royaliste fort inquiet. La moindre indiscrétion pouvait réveiller la fureur du peuple. Tous les membres du côté droit se turent, et ceux du côté gauche laissèrent à leurs chefs la proposition des mesures qu’ils appelèrent de sûreté, et qui ne furent contredites par personne. Le second jour du départ, les jacobins devinrent menaçans, et les constitutionnels modérés. Ils étaient alors et ils sont encore bien plus nombreux que les jacobins. Ils parlèrent d’accommodement, de députation au roi. Deux d’entre eux proposèrent à M. Malouet des conférences qui devaient s’ouvrir le lendemain : mais on apprit l’arrestation du roi, et il n’en fut plus question. Cependant leurs opinions s’étant manifestées, ils se virent par là même séparés plus que jamais des enragés. Le retour de Barnave, le respect qu’il avait témoigné au roi et à la reine, tandis que le féroce Pétion insultait à leurs malheurs, la reconnaissance que leurs majestés marquèrent à Barnave, ont changé en quelque sorte le cœur de ce jeune homme, jusqu’alors impitoyable. C’est, comme vous savez, le plus capable et un des plus influens de son parti. Il avait donc rallié à lui les quatre cinquièmes du côté gauche, non seulement pour sauver le roi de la fureur des jacobins, mais pour lui rendre une partie de son autorité et lui donner aussi les moyens de se défendre à l’avenir, en se tenant dans la ligne constitutionnelle. Quant à cette dernière partie du plan de Barnave, il n’y avait dans le secret que Lameth et Duport : car la tourbe constitutionnelle leur inspirait encore assez d’inquiétude pour qu’ils ne fussent sûrs de la majorité de l’assemblée qu’en comptant sur le côté droit : et ils croyaient pouvoir y compter, lorsque, dans la révision de leur constitution, ils donneraient plus de latitude à l’autorité royale.
« Tel était l’état des choses, lorsque je vous ai écrit. Mais, tout convaincu que je suis de la maladresse des aristocrates et de leurs contre-sens continuels, je ne prévoyais pas encore jusqu’où ils pouvaient aller.
« Lorsqu’on apprit la nouvelle de l’arrestation du roi à Varennes, le côté droit, dans les comités secrets, arrêta de ne plus voter, de ne plus prendre aucune part aux délibérations ni aux discussions de l’assemblée. Malouet ne fut pas de cet avis. Il leur représenta que tant que la session durerait et qu’ils y assisteraient, ils avaient l’obligation de s’opposer activement aux mesures attentatoires à l’ordre public et aux principes fondamentaux de la monarchie. Toutes ses instances furent inutiles ; ils persistèrent dans leur résolution, et rédigèrent secrètement un acte de protestation contre tout ce qui s’était fait. Malouet protesta qu’il continuerait à protester à la tribune, et à faire ostensiblement tous ses efforts pour empêcher le mal. Il m’a dit qu’il n’avait pu ramener à son avis que trente-cinq à quarante membres du côté droit, et qu’il craignait bien que cette fausse mesure des plus zélés royalistes n’eût les plus funestes conséquences.
« Les dispositions générales de l’assemblée étaient alors si favorables au roi, que, pendant qu’on le conduisait à Paris, Thouret étant monté à la tribune pour déterminer la manière dont le roi serait gardé (j’étais à la séance), le plus grand silence régnait dans la salle et dans les galeries. Presque tous les députés, même du côté gauche, avaient l’air consterné en entendant lire ce fatal décret ; mais personne ne disait rien. Le président allait le mettre aux voix ; tout à coup Malouet se leva, et, d’un air de dignité, s’écria : – Qu’allez-vous faire, messieurs ? Après avoir arrêté le roi, on vous propose de le constituer prisonnier par un décret ! Où vous conduit cette démarche ? Y pensez-vous bien ? Vous ordonneriez d’emprisonner le roi ! – Non ! Non – ! s’écrièrent plusieurs membres du côté gauche en se levant en tumulte : nous n’entendons pas que le roi soit prisonnier ; et le décret allait être rejeté à la presque unanimité, lorsque Thouret s’empressa d’ajouter :
« L’opinant a mal saisi les termes et l’objet du décret. Nous n’avons pas plus que lui le projet d’emprisonner le roi ; c’est pour sa sûreté et celle de la famille royale que nous proposons des mesures. » Et ce ne fut que d’après cette explication que le décret passa, quoique l’emprisonnement soit devenu très réel, et se prolonge aujourd’hui sans pudeur.
« À la fin de juillet, les constitutionnels, qui soupçonnaient la protestation du côté droit, sans cependant en avoir la certitude, poursuivaient mollement leur plan de révision. Ils redoutaient plus que jamais les jacobins et les aristocrates. Malouet se rendit à leur comité de révision. Il leur parla d’abord comme à des hommes à qui il n’y avait rien à apprendre sur les dangers et les vices de leur constitution ; mais il les vit moins disposés à de grandes réformes. Ils craignaient de perdre leur popularité. Target et Duport argumentèrent contre lui pour défendre leur ouvrage. Il rencontra le lendemain Chapellier et Barnave, qui refusèrent d’abord dédaigneusement de répondre à ses provocations, et se prêtèrent enfin au plan d’attaque dont il allait courir tous les risques. Il proposa de discuter, dans la séance du 8, tous les points principaux de l’acte constitutionnel, et d’en démontrer tous les vices. « Vous, messieurs, leur dit-il, répondez-moi, accablez-moi d’abord de votre indignation ; défendez votre ouvrage avec avantage sur les articles les moins dangereux, même sur la pluralité des points auxquels s’adressera ma censure, et, quant à ceux que j’aurai signalés comme antimonarchiques, comme empêchant l’acte du gouvernement, dites alors que ni l’assemblée ni le comité n’avaient besoin de mes observations à cet égard ; que vous entendiez bien en proposer la réforme, et sur-le-champ proposez-la. Croyez que c’est peut-être notre seule ressource pour maintenir la monarchie et revenir avec le temps à lui donner tous les appuis qui lui sont nécessaires. » Cela fut ainsi convenu ; mais la protestation du côté droit ayant été connue, et sa persévérance à ne plus voter ôtant toute espérance aux constitutionnels de réussir dans leur projet de révision, que les jacobins contrariaient de toutes leurs forces, ils y renoncèrent. Malouet, qui n’avait pas eu avec eux de communications régulières, n’en fit pas moins son attaque. Il rejeta solennellement l’acte constitutionnel comme antimonarchique, et d’une exécution impraticable sur plusieurs points. Le développement de ces motifs commençait à faire une grande impression, lorsque Chapellier, qui n’espérait plus rien de l’exécution de la convention, la rompit et cria au blasphème, en interrompant l’orateur, et demandant qu’on le fît descendre de la tribune ; ce qui fut ordonné. Le lendemain il avoua qu’il avait eu tort ; mais il dit que lui et les siens avaient perdu toute espérance, du moment où il n’y avait aucun secours à attendre du côté droit.
« Il fallait bien vous faire cette longue histoire, pour que vous ne perdissiez pas toute confiance en mes pronostics. Ils sont tristes maintenant ; le mal est extrême ; et, pour le réparer, je ne vois ni au dedans ni au-dehors qu’un seul remède, qui est la réunion de la force à la raison. »
(Mémoires de Bouillé, page 282 et suiv.)
FIN DES NOTES DU TOME PREMIER.