I

Mes parents m’ont mis tard au collège de Poitiers, tenu par les jésuites. Vous avez bien entendu : par les jésuites, ce qui n’empêche point qu’à la seule pensée de me voir faire ma première communion ailleurs qu’ « à la maison », ma mère avait jeté les hauts cris.

Je me hâte de dire qu’elle ne les jeta pas longtemps et que la question fut bientôt tranchée selon ses préférences. Mon père aimait beaucoup la meilleure et la plus sainte des femmes : la sienne, et je crois qu’il aimait presque autant sa tranquillité. Pour fuir une discussion, il aurait fait la traversée d’Amérique, bien qu’il n’eût jamais mis le pied, il le confessait lui-même, sur un appareil flottant autre que la nacelle où son garde et lui s’embarquaient l’hiver, afin de chasser les canards.

Il s’était marié quelques années après la trentaine, car on ne faisait rien de bonne heure chez nous, du moins en ce temps-là. Ce mariage, fort heureux, fut assurément le seul acte saillant de sa vie, depuis le jour où il faillit porter la cuirasse ainsi que le faisaient, à dater de saint Louis, tous les Vaudelnay du monde, quand ils n’étaient pas dans les ordres. Mais la révolution de 1830 avait mis fin à cette vieille habitude, et mes arrière-parents, ainsi que leur fils lui-même, auraient considéré que l’honneur du nom était compromis si l’un des nôtres avait passé, fût-ce un quart d’heure, au service de Louis-Philippe.

Je suppose que mon père aura connu quelques heures pénibles en se retrouvant au château de Vaudelnay, triste comme une prison et sévère comme un cloître, après les deux années moins sévères et moins tristes, vraisemblablement, qu’il venait de passer à l’école des Pages. Quoi qu’il en soit, il dut prendre son parti en philosophe, c’est-à-dire en homme résigné, car, à l’époque de nos premières relations suivies, j’entends vers la cinquième ou la sixième année de mon âge, cette résignation ne laissait plus rien à désirer.

À cette époque, nous étions huit personnes à Vaudelnay, je veux dire huit « maîtres » pour employer l’expression consacrée, bien que ce titre n’appartînt en réalité qu’à un seul des habitants du château, mon grand-père, alors déjà extrêmement vieux, mais d’une verdeur étonnante. Autour de lui un frère plus jeune, deux sœurs plus âgées, tous trois confirmés dans le célibat, et ma grand’mère que nous respections tous comme un être surnaturel parce qu’elle avait été, enfant, dans les prisons de la Terreur, composaient une sorte de conseil des Anciens, honoré de certaines prérogatives. Je désignais cette portion plus que mûre de ma famille sous le nom d’ancêtres, dans les conversations fréquentes que je tenais avec moi-même, à défaut d’interlocuteur plus intéressant.

Les trois autres habitants du château, c’est-à-dire mes parents et moi, formaient une caste inférieure, exclue de toute part au gouvernement, voire même à l’examen des affaires. Mais, comme dans tout état monarchique bien constitué, chacun des citoyens de Vaudelnay, obéissant et subordonné par rapport au degré supérieur de la hiérarchie, devenait, relativement à l’échelon placé au-dessous, un représentant respectueusement écouté de l’autorité primordiale et souveraine.

Cette discipline, harmonieuse à force d’être parfaite, qui excite encore mon admiration et mes regrets, quand j’y pense aujourd’hui, se manifestait jusque dans la classe nombreuse des domestiques, dont quelques-uns, accablés par la vieillesse, devaient causer plus d’embarras qu’ils ne rendaient de services. Mais il était de règle à Vaudelnay qu’un serviteur ne sortait de la maison que cloué dans son cercueil ou congédié pour faute grave, deux phénomènes d’une égale rareté, grâce au bon air, au bon régime et à l’atmosphère de subordination invétérée que l’on trouvait au château et dans les dépendances.

Pour en revenir aux « maîtres », j’étais, cela va sans dire, le seul qui eût toujours le devoir d’obéir, et jamais le droit de commander. Et encore je parle de l’autorité légitime et reconnue, car, en réalité, j’exerçais une tyrannie occulte sur tous les gens de la maison, à l’exception de la cuisinière et du jardinier, êtres indépendants et fiers, sans doute à cause de leurs connaissances spéciales. Dans notre monarchie en miniature, ils jouaient le rôle de l’École polytechnique dans la grande famille de l’État.

Pour pénétrer dans la cuisine sans m’exposer à l’épouvantable avanie d’un torchon pendu à la ceinture de ma blouse, il me fallait un véritable sauf-conduit de l’autorité compétente. Quant au jardin, toute la partie réservée aux fruits constituait à mon égard un territoire de guerre, constamment infesté par la présence de l’ennemi, c’est-à-dire du jardinier, où je ne m’aventurais qu’avec des précautions et des ruses d’Apache. Aussi quelles délices quand je pouvais entamer de mes dents intrépides de maraudeur l’épiderme d’une pêche verte, ou la pulpe d’une grappe acide à faire danser les chèvres ! Un des plus beaux souvenirs de ma première enfance est un certain automne pendant lequel tout le pays fut décimé par le choléra. La terreur générale était parvenue à ce point qu’on laissait pourrir sur pied tous les fruits quelconques, réputés homicides. Ma bonne chance voulut que, de toute la maison, mon ennemi le jardinier fut le seul qui prit la maladie, dont il réchappa, Dieu merci ! J’ai consommé certainement, pendant ces trois semaines fortunées, plus d’abricots et de prunes de reine-Claude que je n’en absorbai et n’en absorberai pendant le reste de ma vie. Que les médecins daignent m’excuser si je ne suis pas mort : ce n’est point ma faute à coup sûr.

Dans la marche régulière des événements, j’étais placé sous l’autorité directe de ma mère, soumise elle-même de la façon la plus complète – en apparence – à l’autorité conjugale. J’ai tout lieu de croire que cette soumission extérieure cachait une réalité bien différente, car j’ai connu peu de femmes aussi belles et peu de maris aussi tendres. En dehors des réprimandes solennelles nécessitées par quelque méfait sérieux, et dont je restais ébranlé pendant quarante-huit heures, mon père n’intervenait dans ma vie que pendant deux ou trois heures de l’après-midi pour me conduire à la promenade, tantôt à pied, tantôt en voiture, puis à cheval, dès que mon âge le permit. Je doute qu’il soit possible d’avoir autant d’adoration, de crainte et de respect tout à la fois pour le même homme que j’en avais pour lui. On aurait dit, d’ailleurs, qu’il réunissait plusieurs systèmes d’éducation dans une seule personne. Sévère, absolu, très avare de sourires tant que nous étions dans l’enceinte du château et du parc, il commençait à s’humaniser, à se dérider aussitôt que le dernier arbre de l’avenue était dépassé. Quand nous avions perdu les girouettes de vue, c’était un homme gai, affectueux, caressant, presque de mon âge, dont je faisais tout ce que je voulais, en ayant bien soin, toutefois, d’opérer au comptant et non pas à terme, car, une fois rentrés au château, la fantaisie la mieux acceptée tout à l’heure devenait quelque chose de fou et d’inaccessible à l’égal de la lune.

La génération supérieure ne m’apparaissait guère qu’à l’heure des repas, qui étaient pour moi les deux moments scabreux de la journée. À onze heures toute la famille était réunie dans la salle à manger. Mon grand-père présidait, comme de juste, ayant de chaque côté une de ses sœurs, l’une et l’autre ses aînées, restées vieilles filles, faute de n’avoir pu trouver, grâce à la ruine de 93, des maris d’assez bonne race. Elles approchaient alors de la quatre-vingt-dixième année, et je n’étonnerai personne en disant qu’elles ne brillaient point par la bienveillance. Grandes, majestueuses, droites comme des joncs, l’une brune, l’autre blonde (ce n’est que vers l’âge de quinze ans que j’ai appris qu’elles portaient perruque), elles semblaient n’avoir conservé de toute leur existence qu’un seul souvenir, différent pour chacune d’elles. L’aînée avait eu l’honneur d’ouvrir le bal à Poitiers en donnant la main à Monsieur, frère du roi, lors de la rentrée des Bourbons. L’autre avait tiré la duchesse de Berri d’un mauvais pas, lors des soulèvements de 1832, en lui faisant traverser les troupes de Louis-Philippe dans sa voiture. Vingt fois j’ai frissonné au récit de cette odyssée menée à bien grâce au sang-froid de ma tante qui, dans un moment difficile, avait détourné les soupçons des voltigeurs en ordonnant à la princesse, déguisée en femme de chambre, de lui rattacher son soulier, trait historique dont elle n’était pas peu fière.

Leur frère, assis de l’autre côté de la table, à droite de ma grand’mère, avait à peine soixante-dix ans. Aussi le traitait-on comme un jeune homme qui n’a jamais rien fait d’utile, car il avait voyagé dans divers pays de l’Europe durant les quarante premières années de sa vie. L’oncle Jean se posait volontiers en artiste et professait, à propos des derniers événements de notre histoire contemporaine, cette indépendance de jugements qu’on apprenait alors à l’étranger, mais qu’on apprend aujourd’hui, si je ne me trompe, sans être obligé d’aller si loin. De plus, il parlait quelquefois de certaines « belles dames » qu’il avait connues. Dieu sait qu’il était discret – je ne lui ai jamais entendu prononcer un nom – et qu’il se maintenait dans la plus louable réserve, car les réminiscences qu’il se permettait paraîtraient incolores et fades sous les ombrages de la cour des grandes de nos couvents actuels. Néanmoins, je me rendais déjà compte que ses frère, sœurs et belle-sœur le considéraient en eux-mêmes comme un jeune écervelé, sujet à caution sous le rapport de la foi, de la politique et des bonnes mœurs.

Pour ce motif inavoué, ce n’est pas sans un secret malaise que les ancêtres voyaient mes tête-à-tête avec lui. Sans en avoir l’air, on les rendait aussi rares que possible. Par contre, on le devine, je n’aimais rien tant au monde que d’entendre les histoires de l’oncle Jean.

Un jour, en grimpant sur ses genoux et en fourrageant dans sa chevelure encore abondante, j’avais senti comme une moulure poussée dans son crâne.

– Qu’est-ce qui vous a fait ça, mon oncle ? demandai-je.

– Une balle de pistolet.

– Ah ! Pourquoi vous a-t-on tiré une balle, mon oncle ?

– Parce que je me suis battu.

– Contre les ennemis ?

– Non, contre un monsieur.

– Qu’est-ce qu’il vous avait fait, le monsieur ?

– Tu es trop petit pour comprendre. Mais si tu ne veux pas me faire de peine, aie soin de ne jamais parler à personne de ce que je viens de te dire.

Bien des années se sont passées avant que j’aie parlé à personne de la cicatrice de mon oncle, et avant que j’aie su « ce que lui avait fait le monsieur ».

Si enfant que je fusse alors, je comprenais déjà que l’oncle Jean avait en lui quelque chose de mystérieux qui le mettait comme en dehors du reste de la famille. Il s’en détachait par une mélancolie constante, non pas, Seigneur ! que les autres fussent gais, – il serait aussi exact de dire qu’ils étaient joueurs ou débauchés ; – mais la tristesse aiguë de ce membre de la famille semblait dépasser encore l’absence de gaieté qui était l’état normal de l’ensemble. Au milieu de ce silence vide de personnes qui se taisaient, la plupart du temps, faute d’avoir une pensée nouvelle à transmettre, le mutisme grave, rêveur, voulu de cet homme dont l’intelligence me frappait déjà, produisait le contraste d’un reflet sur l’ombre, de la chaleur sur le froid, de la vie sur la mort.

D’ailleurs, il suffisait de voir cette figure énergique, fatiguée, traversée souvent par des éclairs brusques, bientôt réprimés, pour comprendre que l’oncle Jean, à l’opposé de ses collatéraux des deux sexes, avait une histoire, une histoire qu’il avait résolu de cacher. C’est sur lui que mes yeux se portaient le plus volontiers durant nos longues séances à table – ces mâchoires octogénaires n’allaient pas vite en besogne – et quand je le revois en souvenir à sa place, parmi les convives de la grande salle à manger de Vaudelnay, je crois apercevoir une rangée de frontons funéraires, coupée par une façade aux volets clos, derrière lesquels se devine la lampe allumée du sage.

De tous les habitants du château, mon père et l’oncle Jean étaient ceux dont les caractères sympathisaient le moins. Entre eux, des chocs plus ou moins dissimulés n’étaient point rares, et je dois avouer que c’était du côté de mon oncle que les hostilités commençaient le plus souvent, presque toujours sans motif précis, comme il arrive lorsqu’un individu produit sur un autre une impression d’agacement perpétuel. Je me rends compte aujourd’hui que l’oncle Jean reprochait à son neveu de mener l’existence d’un inutile et d’un oisif. Or, de la meilleure foi du monde, mon père voyait dans ce renoncement volontaire au mouvement de son époque un titre de gloire, une immolation pleine de mérite.

– Nous devons obéir au roi !

Combien de fois n’ai-je pas entendu répéter cette phrase qui me transportait d’enthousiasme, d’autant plus que je ne la comprenais pas ! Cependant le sourire douloureux que j’apercevais alors sur les lèvres de mon oncle ne laissait pas de troubler secrètement la sérénité de ma croyance. Parfois les choses n’en restaient pas à ce sourire muet. Deux ou trois répliques brèves, sans signification pour moi, étaient échangées, après lesquelles, dès que la retraite était possible, le baron se cantonnait chez lui comme un général en chef qui, entouré de forces supérieures, manœuvre sur un terrain défavorable. À des intervalles éloignés, il quittait Vaudelnay pour quelques jours, sous prétexte de chasse ou de pêche dans le domaine de quelqu’un des rares amis qu’il possédait. Selon toute évidence, il était pauvre et il mettait une sorte d’orgueil à le dire à qui voulait l’entendre. Un de mes étonnements d’alors cette pauvreté !

– Comment l’oncle Jean peut-il être pauvre ? Il mange et s’habille comme nous, habite le même château, monte dans les mêmes voitures, – rarement il est vrai, – porte le même nom !

Telle est une des questions qui s’agitaient dans ma tête d’enfant et que j’aurais voulu faire. Mais je la gardais pour moi, celle-là et bien d’autres, sachant, par expérience, qu’on ne m’accordait pas le droit d’interroger, et ne pouvant déjà supporter ce qui m’est encore aujourd’hui l’épreuve la plus insupportable, le refus opposé, par ceux que j’aime, à l’un de mes désirs. Après tout, se taire n’est point une chose si malaisée.

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