II

Tous les soirs, à Vaudelnay, vers le milieu du dessert « des maîtres », la cloche des repas se mettait en branle de nouveau et réunissait les domestiques du château dans la salle, dallée de pierres comme une église, qui leur servait de réfectoire. Cinq minutes après, ma grand’mère quittait sa place et traversait, suivie de nous tous, l’immense galerie qui séparait les appartements des communs. C’était, en hiver, un véritable voyage, plein de dangers à cause de la différence des températures et des courants d’air, voyage qui nécessitait l’emploi de mille précautions diverses sous forme de cache-nez, de douillettes, de mantilles de laine et de couvre-chefs, suivant les sexes et les âges. La galerie traversée, le cortège débouchait majestueusement dans une vaste pièce, où le couvert des gens était mis sur une longue table, éclairée de deux lampes primitives en étain, composées d’une mèche brûlant dans un récipient plein d’huile. Toute la cohorte des domestiques, une quinzaine de personnes environ, nous attendait debout. La famille s’agenouillait sur des chaises de bois, le long du mur jauni par la fumée, tournant le dos à la table. De l’autre côté de celle-ci, les serviteurs se rangeaient, à genoux sur le pavé, ayant devant eux, au premier plan, l’alignement des assiettes de faïence et des pots de grès, au second les dos respectables des Vaudelnay de trois générations, succédant à tant d’autres qui, sans doute, avaient prié au même endroit et dans le même appareil depuis quatre ou cinq siècles.

Mon grand-père récitait à haute voix les oraisons et les litanies ; maîtres et domestiques répondaient en chœur, fort dévotement. Puis, le signe de croix final tracé sur les fronts, il y avait quelques minutes de colloque entre certains membres de la famille et les chefs de service, comme on pourrait les appeler ; car les simples soldats de la domesticité (groom, laveuse de vaisselle, fille de basse-cour, aide de lingerie) disparaissaient dans les coins jusqu’au moment où la soupe, déjà fumante dans l’énorme soupière, était distribuée aux convives par la puissante main de la cuisinière. Pendant ces minutes qui tenaient lieu du rapport au régiment, la journée du lendemain s’arrangeait. Mon grand-père conférait avec le garde ; ma grand’mère donnait un dernier ordre à la femme de charge ; mon père commandait au cocher les sorties du jour suivant ; ma mère causait fleurs et fruits avec le jardinier, mon ennemi, qui m’avait juré ses grands dieux le matin qu’il me dénoncerait le soir, et ne me dénonçait jamais, l’excellent homme ! Mais quels moments d’angoisse et comme je comprenais les regards de ce tyran qui me tenait sous sa merci ! Parfois mon grand-père élevant la voix annonçait officiellement un événement de famille, recommandait la sagesse à la fête du village pour le lendemain, déplorait un malheur survenu dans quelque ferme : grêle, épidémie de bétail, fils aîné tombé au sort.

– Allons ! bonsoir, mes amis ! concluait-il les jours où il était en belle humeur.

Et l’on entendait cette réponse, formulée presque à voix basse, dans un murmure respectueux :

– Bonsoir, monsieur le marquis.

Nous regagnions alors le salon, à travers la Sibérie du long corridor où grelottaient les chevaliers sous leurs cuirasses et les dames sous leurs baleines. Près du grand feu, nous retrouvions mes tantes qui n’avaient point d’ordres à donner, les pauvres ! ne possédant, en ce monde, – j’ai su pourquoi depuis, – que ce qu’elles recevaient, comme une chose toute simple, de la fraternelle générosité de mon grand-père.

Nous y retrouvions aussi l’oncle Jean, qui n’assistait jamais à la prière, circonstance tellement grosse de mystère à mes yeux, que je n’avais jamais eu le courage de faire aucune question sur ce sujet redoutable. Mais, si je ne disais rien, j’observais davantage, et les faits qui frappaient mes yeux ne laissaient pas de me rendre perplexe quant à l’orthodoxie de l’oncle Jean.

Le dimanche, il est vrai, jamais on ne l’avait vu manquer la messe, dont il attendait le dernier coup avec impatience, car il avait la manie d’être toujours prêt une demi-heure trop tôt. Mais il dormait au sermon, et Dieu sait qu’il fallait une forte propension au sommeil pour le goûter sur le chêne poli par les siècles du banc armorié de la famille.

Au bout de vingt minutes, régulièrement, l’oncle Jean s’éveillait, circonstance qui coïncidait en général avec la péroraison peu variée de l’homélie. Que si notre bon curé s’oubliait en son éloquence, M. le baron tirait de son gousset une montre énorme, dont la répétition s’entendait d’un bout de l’église à l’autre, et la faisait sonner impitoyablement.

À ce signal connu, qui faisait frémir toute la pieuse assemblée, le pauvre abbé Cassard se hâtait de regagner l’autel, nous laissant tous, quelquefois, aux prises avec la tempête, sans se donner le loisir de nous conduire au port sacré dont, heureusement, nous savions tous le chemin.

Invariablement, du samedi de la Passion au lundi de Quasimodo, cet auditeur récalcitrant disparaissait, sans que l’on pût dire quel était le but de son voyage, et, grâce à cette circonstance, il était impossible de répondre d’une manière péremptoire à cette question :

– L’oncle Jean fait-il ses Pâques ?

Toutefois le curé du village, qui dînait au château tous les dimanches, le traitait avec considération, voire même avec respect. Chose plus remarquable encore, durant la partie de boston qui s’organisait ce jour-là en sortant de table, et dont je ne voyais jamais que le commencement, ainsi qu’on pense, mon oncle ne ménageait pas les invectives les plus sévères à l’abbé Cassard quand il l’avait pour partenaire. Car le baron était célèbre dans toute la province pour avoir appris et joué le whist en Angleterre, de même que pour avoir étudié la valse en Allemagne et la peinture en Italie.

– Malgré tout, me disais-je, un pécheur endurci ne saurait inspirer tant d’estime à un prêtre et, surtout, il n’oserait le tancer aussi vertement pour avoir coupé sa carte maîtresse.

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