XVIII

Au dîner seulement, je retrouvai ma cousine. Elle aussi avait dû changer de costume et, comme sa garde-robe était peu fournie, la chère petite était en grande toilette. Jolie à tourner la tête d’un roi, elle m’interrogea, comme toujours, de son regard humblement tendre d’amoureuse ignorée, pour voir si le maître de son cœur était content.

Je détournai les yeux. Ils auraient tout dit et, pour le moment, je ne voulais rien dire ; non, pas devant tout ce monde. La première rougeur de ma fiancée, la première joie de son doux triomphe, devaient être pour moi seul. Encore une heure elle devait attendre. Chère bien-aimée, depuis si longtemps elle attendait – sans espoir !

Comme tous les gens atteints du mal qui le minait, mon père ne mangeait guère, et, pour lui, voir manger les autres était un spectacle pénible. Je ne dus pas beaucoup le faire souffrir ce jour-là. Sans rien dire, j’examinais ma cousine, ou, pour parler plus juste, je la dévorais des yeux, découvrant des trésors de charme et de grâce dans le moindre geste de ses mains, dans la plus simple de ses attitudes. Je l’aimais de toute mon âme et de toutes mes forces depuis deux heures, mais ce que je venais d’éprouver ne ressemblait en rien au « coup de foudre » souvent décrit par les romanciers. Pendant de longues années, mon heureux destin avait lentement, patiemment préparé mon cœur pour le bienfaisant holocauste. Un éclair avait suffi pour communiquer le céleste rayon. À cette heure, la flamme de l’amour brûlait éblouissante, pour ne s’éteindre jamais.

Le repas terminé, je dis à ma cousine :

– Allons voir si l’orage a fait beaucoup de mal aux arbres du parc.

Ah ! l’inoubliable soirée ! Le ciel avait retrouvé tout son azur, et c’est à peine si quelques gouttes brillaient encore au feuillage rafraîchi par l’ondée bienfaisante. L’air n’était plus qu’une exhalaison de sève triomphante, un parfum de fleurs tirées de leur léthargie et tout heureuses de revivre. Le parc entier semblait une salle immense, parée de verdure nouvelle pour quelque fête grandiose dont les premières étoiles commençaient l’illumination. J’offris mon bras à ma compagne, galanterie peu ordinaire. Elle le prit sans me regarder, très nerveuse d’une sorte de pressentiment vague, et nous marchâmes lentement dans la direction du fameux platane. C’était là que je voulais lui ouvrir mon cœur.

Quand nous fûmes sous le grand arbre, je dis à Rosie, sans la faire asseoir sur le banc trop humide :

– J’ai découvert pourquoi la dame aux pensées ne m’écrit plus.

– Vraiment ? fit-elle, curieuse de savoir dans quel dédale nouveau je m’égarais, car elle ne devinait pas encore. Et pourquoi donc ?

– Parce que ses lettres porteraient le timbre du bureau de poste de Vaudelnay. Comprends-tu, Rosie ?

Elle tressaillit et se mordit les lèvres. Évidemment elle cherchait un moyen de prolonger mon erreur, mais je repris en entourant sa taille de mon bras, ce qui la rendit toute tremblante :

– Elle ne m’écrira plus jamais, plus jamais, Rosie ! Ma bien-aimée, que tes lèvres me disent, à cette heure, ce que me disait ta plume. Car la dame aux pensées, j’en suis sûr maintenant, elle est là, sur mon cœur !

Sans hésiter, d’une voix très basse, elle prononça les chères paroles, et dans les rameaux touffus, sur nos têtes, les oiseaux semblaient se taire pour les écouter.

– Est-ce bien vrai ? demandai-je quand mes lèvres eurent quitté son front. Tu m’as écrit tant de mensonges !

– Pas un seul, jamais ! Je t’ai toujours dit la vérité.

– Allons donc ! Ce salon très aristocratique où nous nous sommes rencontrés ?

– Trouves-tu les Vaudelnay de famille bourgeoise ?

– Non ; mais cet être mystérieux et jaloux auquel tu appartiens, ces devoirs qui t’enlèvent ta liberté ? Je te croyais vingt fois mariée, mère de famille, et tu m’as aidé à le croire.

– N’est-ce pas plus qu’un mari, plus qu’un enfant, ce grand’père pauvre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui n’a que moi seule au monde, qui m’a dévoué sa vie, à qui je dois tout ?

– Et cette crainte de te manifester à moi ? Vraiment, tu aurais eu le courage de vivre et de mourir sans me dire ton secret ?

– Je le voulais d’abord, mais je ne m’en sentais plus la force. Je te l’aurais dit quand j’aurais été une vieille femme.

– Et pourquoi cela, je te prie ?

– Parce que je suis très défiante, et Dieu sait si tes confidences pouvaient me rassurer. Parce que je te croyais incapable de me comprendre ; parce que tu ne prenais pas la peine de me regarder. Et enfin, – elle baissa la voix, – parce que je suis très fière.

– Rosie, lui répondis-je, il faut être bonne jusqu’au bout. Fais-moi la grâce d’oublier tous ces vilains parce que. Au fond, je te le jure, je n’ai jamais aimé que toi.

– Au fond ! soupira-t-elle en cachant contre ma poitrine ses yeux qui se mouillaient. Ah ! oui, bien au fond, alors ! Car si je m’en rapporte à la surface…

– Je t’adore. Il n’y a plus pour moi d’autre femme. D’ailleurs tu as vu comme je suis fidèle !

– Depuis trois mois ! la belle affaire !

– Oui, mais sans te connaître. Maintenant je te connais. Tu as tout : le cœur, l’esprit, le dévouement, la tendresse, la poésie…

– Tu n’as pas honte ? Souviens-toi du nom que tu me donnais.

– Chut ! je n’avais pas encore lu tes lettres. Et puis, Rosie, tu es si belle ! Je t’admire autant que je t’aime. Quel bonheur que la dame aux pensées ne soit pas une autre que toi !

Une pression de sa petite main souligna ces paroles, comme pour dire qu’elle était heureuse aussi, la chère, simple, et loyale créature !

Nous restâmes, je pense, de longues minutes sans parler. Tout à coup elle bondit hors de l’étreinte qui l’emprisonnait doucement.

– Mais qui a pu te dire mon secret ? s’écria-t-elle en fronçant le sourcil. Nul être humain ne le connaissait.

– Viens, dis-je. L’air est humide, il faut rentrer. Tout en marchant tu écouteras l’histoire.

Quand j’eus terminé le récit très court de ma poursuite après la feuille de buvard emportée par le vent, elle dit d’une voix contenue et vibrante en même temps :

– Comme Dieu est bon !

Oui, Dieu est bon, à certains jours. Il y en a d’autres où il est bien cruel !

Nous touchions aux marches du perron quand je m’aperçus que nous avions oublié quelque chose de très important, comme ces architectes étourdis qui bâtissent la maison et ne songent pas à l’escalier.

– Rosie, dis-je, nous allons leur annoncer la grande nouvelle.

Un des traits de son caractère était de déguiser volontiers les émotions tendres qu’elle éprouvait sous une mutinerie apparente. Elle demanda d’un air dégagé :

– Quelle grande nouvelle ?

– Que tu vas être ma femme.

Elle ne feignit pas la plaisanterie plus longtemps. Elle prit mes mains et, me regardant bien en face, les yeux sur mes yeux :

– Cher, dit-elle, je t’appartiens. Parle comme tu voudras et quand tu voudras. Grand-père sera bien heureux, car je suis sûr qu’il avait son secret, lui aussi.

Mon père posa son journal quand il nous vit entrer. Ma mère écrivait. L’oncle Jean, selon son habitude, avait regagné ses pénates de la petite tour. Il se mettait au lit de bonne heure.

– Eh bien ! demanda mon père, et cet orage, m’a-t-il cassé beaucoup de branches ?

– Pas trop, dis-je. Mais eût-il rasé la plantation entière, nous devrions le remercier.

Mes parents me regardaient bouche béante, ne comprenant rien à mon air ému.

– Voulez-vous avoir pour fille la chère créature que voici ?

Nous nous embrassâmes tous je ne sais pendant combien de minutes, sans pouvoir parler, si bien que, quand nous retrouvâmes la parole, il n’y avait plus rien à dire. Désormais l’orpheline était chez-elle dans la maison où elle devait vieillir, mais pas comme la tante Frédérique ni comme la tante Alexandrine, Dieu merci, pour la jeunesse future.

Quand nous fûmes seuls, mon père et son très heureux fils :

– Tu prétendais l’autre jour, fit-il, que ta cousine « était à peine une femme pour toi ». Il me semble que le changement est bien subit, et, maintenant que j’y pense, tout le monde a été un peu vite en besogne, même les gens raisonnables. Mais cette petite m’a tourné la tête à moi aussi. Je n’ai réfléchi à rien… Et tu es si jeune !

J’interrompis mon père dans ce bel accès de sagesse rétrospective, pour lui raconter l’histoire de ma cousine « Pot-au-Feu » et de la dame aux pensées.

– Mon ami, fit-il en se levant, – car l’heure s’avançait, – je ne souhaite qu’une chose : c’est que tu rendes à ta femme tout ce qu’elle te donne. Il me tarde d’être à demain matin, pour aller causer de choses sérieuses avec l’oncle Jean.

Celui-ci, quand j’allai me jeter à son cou pour le remercier de sa réponse favorable, jeta sur moi un regard presque craintif, qui me ramena de quelque treize ans vers le passé. Car c’est avec ces yeux inquiets, suppliants qu’il avait regardé ma grand’mère, le soir où il s’agissait d’obtenir que l’enfant sans père ni mère fût accueilli sous le toit de Vaudelnay.

– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?… me demanda-t-il. Jamais tu ne lui causeras une déception ? Tu ne sais pas quelle tendresse exaltée ma pauvre Rosie a pour toi ! Moi, je l’ai devinée depuis longtemps et j’ai bien souffert pour elle. Même en ce moment, je suis effrayé : elle t’aime trop ! Tu tiendras sa vie dans tes mains – et la mienne aussi, tant que je serai dans ce monde.

Je baisai la main de ma cousine, à genoux devant elle, et je fis cette simple réponse au vieillard, qui parut s’en contenter :

– Oncle Jean, soyez tranquille !

Lisbeth retourna seule rue d’Assas pour évacuer l’appartement. Puis elle revint assister au mariage de ses jeunes maîtres. Deux mois après, elle épousait elle-même, comme j’ai dit plus haut, cet original de jardinier.

* * * * *

Quand je ne serai plus, mon fils trouvera ces lignes qui lui apprendront combien j’adorais la mère qu’il a trop peu connue… avec laquelle, devant ce papier, je viens de revivre durant quelques jours.

Car elle n’a pas vieilli à Vaudelnay !

Dans nos projets, dans notre bonheur, dans cette imprévoyance de tout que nous apportait l’union de notre vie, nous n’avions pas songé que la mort pouvait accomplir la chose affreuse qu’elle a faite : prendre cette créature inoubliable, inoubliée !…

Que de fois j’ai dû poser ma plume en retrouvant ces sourires et ces joies ! La chère absente l’a vu. Elle sait comment je l’aimais, combien je la pleure quand personne ne me voit, quelle pensée ne me quitte pas, à l’heure où les vivants croient mon esprit, ainsi que mon corps, parmi eux.

Et, pour que le précieux souvenir dure encore quelque part, quand nous serons réunis là-haut, je viens de l’enfermer pieusement dans ces pages, de même que, sous l’or et le cristal, on dérobe au souffle destructeur du vent la fleur qui raconte les courtes minutes de joie, passées pour toujours.

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