XVII

Plus vite encore que notre express, ma dépêche avait couru sur son fil. Le château nous attendait avec un air de fête, mais avec cet air discret des gens qui sont heureux pour eux-mêmes, et non pas pour leurs voisins.

En apercevant le sommet des tours du manoir, par-dessus la ceinture des grands arbres, l’oncle Jean avait mordu sa moustache et nous n’entendîmes plus le son de sa voix jusqu’au moment où le landau s’arrêta dans la cour. Quant à Rosie, elle parlait pour deux, poussant des exclamations de joie à chaque tournant du chemin, appelant par son nom chaque paysanne qui se levait de son banc pour nous saluer, s’extasiant sur les embellissements du village.

Mon père et ma mère semblaient si heureux de l’arrivée des voyageurs, qu’il aurait été difficile de décider lequel de nous trois était accueilli avec plus de tendresse. Mais, pendant le dîner, l’attention se détourna des autres à mon profit, et la conversation ne roula guère que sur mon expédition dans le Levant. Mon père l’approuvait fort ; il disait que ce désir de voir le monde et de s’instruire était recommandable chez un jeune homme. L’oncle, un peu distrait, donnait des signes d’assentiment. Sans doute il refaisait en esprit ses traversées d’autrefois, et trouvait que la mienne, en comparaison, était peu de chose. Quant à la seule personne qui fût fixée sur la cause véritable de mes exploits nautiques, elle confectionnait des bas-reliefs en mie de pain, se gardant soigneusement de tourner les yeux vers moi, de peur d’éclater de rire, je pense.

L’oncle Jean et Rosie, fatigués de leur journée, regagnèrent de bonne heure l’appartement de la petite tour, accompagnés par la châtelaine. Mon père me dit, quand nous fûmes seuls :

– Ta cousine est superbe. Elle a les yeux, les sourcils, les cheveux d’une Italienne et le teint d’une Anglaise. Comment ne nous en as-tu jamais parlé ?

– Mon Dieu, répondis-je, ma cousine est à peine une femme pour moi. Je la vois toujours telle qu’elle était quand son grand-père l’a déposée sur ce canapé, tout endormie, un certain soir d’hiver. Au reste, nous sommes les meilleurs camarades du monde, mais si elle est Italienne par ses cheveux, elle est quatre fois Anglaise par son esprit positif.

– Tiens, fit mon père, c’est étonnant ! Elle n’en a pas l’air. Après tout, cela vaut mieux pour elle, car la pauvre petite ne sera point facile à marier.

– Je doute qu’elle se marie jamais, répliquai-je d’un air profond. Je m’attends à la voir nous donner une nouvelle édition de tante Alexandrine.

– À son aise ! conclut mon père. Seulement toi, ne nous donne pas une nouvelle édition de l’oncle Jean.

– Pauvre père ! soupirai-je tout bas. Vous ne vous doutez guère que votre fils est amoureux d’une fée inaccessible, et que Gaston de Vaudelnay sera vraisemblablement le dernier de sa race !

Le lendemain matin, je flânais dans le parc à la fraîcheur. En approchant d’un gros platane sous lequel des sièges rustiques invitaient les promeneurs au repos, j’aperçus une forme blanche assise dans une attitude rêveuse.

– Eh bien, Rosie, est-ce que tu regrettes déjà ton musée, ton chevalet et tes madones ?

Elle tourna vers moi la tête en tressaillant, et je vis qu’elle avait les yeux pleins de larmes.

– Non, dit-elle avec cette simplicité qu’elle conservait toujours. Mais je regrette l’âge que j’avais quand nous travaillions ensemble à notre petit jardin, à cette même place.

– Je te conseille d’avoir des regrets ! À cette époque-là tu étais une petite fille assez laide, et maintenant…

– Et maintenant ? répéta-t-elle en me regardant comme si elle eût été à cent lieues de ce que j’allais dire.

– Et maintenant tu es une personne remarquablement jolie.

Elle avait l’air si étonné, si incrédule, que je me hâtai de citer mon auteur.

– Mais certainement ; mon père me l’a dit pas plus tard qu’hier soir.

– Ah ! fit-elle avec modestie ; c’est mon oncle… Il est vraiment bien bon.

Je dus convenir en moi-même qu’elle était fort jolie, en effet. Sous son peignoir de mousseline aux nuances claires, pauvre « confection » qui aurait fait pleurer de honte une élégante, sa taille trouvait moyen de laisser voir toute sa grâce. Son visage aux traits classiques rayonnait d’un éclat de jeunesse éblouissant. Les pieds et les mains étaient admirables.

C’est singulier, pensai-je, comme on voit mieux certains détails à tête reposée ! J’aurais passé vingt ans auprès de cette charmante personne, dans le tourbillon de Paris, sans m’apercevoir de ses avantages.

Notre première semaine de séjour à Vaudelnay fut délicieuse. Le voisinage ignorait encore que le château fût si bien habité, et j’avais conjuré ma mère de prolonger le plus possible cette ignorance. Après tant d’années qui me séparent de cette époque, il me serait malaisé de dire à quoi nous occupions nos journées, Rosie et moi. Je sais seulement que nous étions toujours ensemble et que le soir arrivait sans que nous fussions las l’un de l’autre. Bien entendu, nous parlions les trois quarts du temps de la dame aux pensées. Chère créature ! Où était-elle en ce moment ? dans les montagnes ? au bord de la mer ? ou bien dans quelque villa pleine d’ombre, entre son mari et ses enfants, – tout bien examiné, nous avions décidé qu’elle était mère, – plus belle encore du combat livré par son devoir austère à sa tendresse mystérieuse. Encore trois jours, encore deux jours, demain j’allais voir arriver la lettre attendue !

– Oh ! Rosie ! comme je voudrais être à demain !

À cette oraison jaculatoire, ma cousine ne répondit rien, et, pour la première fois, je vis une ombre passer sur son visage, ombre d’ennui sans doute. Mais, de bonne foi, pouvais-je lui en vouloir si le courrier tant désiré l’intéressait moins que moi ?

Le facteur vint sans aucune lettre, ou du moins sans sa lettre. Il en fut de même le lendemain, le surlendemain, les jours suivants pendant une semaine. Ah ! qu’il était loin, le calme des premières heures du séjour au château ! Que m’importaient alors mes parents, le parc et ses promenades, mes chevaux morfondus à l’écurie ! Seule, ma compatissante cousine pouvait me comprendre et, dans une certaine limite, me consoler. D’après elle, ce retard qui me rendait fou d’angoisse était amené par une cause passagère, et je ne devais point en concevoir d’alarmes. Quelque voyage différé, quelque arrêt imprévu dans un endroit sans ressources, quelque devoir de famille pouvait seul empêcher ma correspondante de tenir sa promesse, toujours si fidèlement gardée jusque-là.

– Et si elle est malade ? et si elle est morte ? Jusqu’à cette heure, j’espérais, malgré tout, la connaître tôt ou tard. Faut-il donc renoncer pour toujours à cette joie ? Plains-moi, Rosie, car je suis bien malheureux !

Je compris alors pour la première fois tout ce que le cœur d’une femme peut contenir de bonté compatissante, même à l’âge où ce cœur semble fait pour porter des fleurs moins mélancoliques. Patiente comme une esclave d’Orient habituée aux caprices de son maître – les miens, il faut l’avouer, n’avaient rien qui rappelât, même de loin, ceux d’un pacha – ma cousine quittait tout, si je l’appelais d’un geste, pour causer avec moi, c’est-à-dire pour écouter mes doléances. Parfois elle protestait doucement contre ma tristesse. Elle me répétait souvent :

– Un être humain n’a pas le droit de maudire sa destinée, quand il possède l’assurance d’être sincèrement, fidèlement aimé.

Ces arguments par trop platoniques me touchaient assez peu, et je prétendais qu’on me proclamât le plus malheureux des hommes, tout en reconnaissant que j’en étais aussi le plus tendrement consolé.

– Ma pauvre Rosie, disais-je en serrant sa petite main dans les miennes, si je pouvais oublier celle qui m’oublie, c’est pour toi que je voudrais l’oublier !

– Et moi je suis certaine qu’elle pense à toi plus que jamais, répondait ma cousine. Dans quelques jours tout s’expliquera ; j’en ai le pressentiment.

Impossible de la faire démordre de cette belle assurance, qu’elle arrivait quelquefois à me faire partager pour une heure.

Quand je parvenais à faire trêve à mon chagrin, je trouvais en elle, aussitôt, la plus charmante, la plus gaie, la plus amusante des compagnes. Je ne pus m’empêcher de lui dire un jour, avec une envie secrète :

– Sais-tu Rosie, que tu m’as tout l’air d’une femme parfaitement heureuse ?

– Mais j’en ai plus que l’air, dit-elle gravement. Je suis, quant au présent, aussi heureuse qu’une femme peut l’être. Grand-père en trois semaines a rajeuni de vingt ans. Mon oncle et ma tante me traitent comme leur fille. Enfin tu ne saurais comprendre le bonheur que j’éprouve à revoir ce cher vieux Vaudelnay.

– Eh bien, qui vous empêche d’y finir votre vie, l’oncle Jean et toi ? Tu seras pour moi ce que la tante Frédérique était pour notre aïeul. Et nous vieillirons ensemble, comme ils ont vieilli.

Elle ferma les yeux, et cependant la perspective semblait médiocrement l’éblouir, car elle me répondit d’une voix un peu nerveuse :

– Mes moyens ne me permettent pas de songer à l’avenir. Laisse-moi profiter de ce présent, qui me repose.

De fait, il était facile de voir qu’elle jouissait en véritable sybarite de chacune des heures passées au milieu de nous. Tout l’enchantait, mais moins, à coup sûr, qu’elle n’enchantait tout le monde. Quatre personnes se la disputaient du matin au soir, pour le plaisir de la voir et de l’entendre compatir à leurs maux. Les rhumatismes de l’oncle Jean, les gastralgies de mon père, les embarras administratifs de ma mère toujours débordée par mille difficultés de domestiques, de pauvres, de salles d’asile et de curés besogneux, enfin les déchirements secrets de mon propre cœur, tout cela retombait sur elle sans l’étonner ni l’abattre. Et lorsque, dans nos entretiens de famille, l’oncle Jean parlait de leur retour à Paris, il se faisait un grand silence comme à l’annonce effrayante de quelque catastrophe prochaine.

Quand Rosie, par chance, pouvait disposer d’une heure pour son agrément personnel, son bonheur était de s’installer sous le grand platane de notre ancien jardinet, afin de lire quelques pages d’un livre préféré ou de mettre à jour sa correspondance.

Un jour, vers le milieu d’un après-midi de chaleur accablante, je passais pas là, juste au moment où les premières rafales d’un orage en formation détachaient de l’arbre énorme et faisaient tourbillonner au loin une envolée de feuilles jaunies.

– Vite, ramasse tes papiers, ton encre et tes plumes, dis-je à ma cousine. Tu n’entends donc pas qu’il tonne ? À quoi penses-tu ?

– À rien ! fit-elle en tressaillant, car elle était absorbée au point d’avoir ignoré mon approche.

– Ma parole ! miss Pot-au-Feu prend des airs de Mignon, lui dis-je en plaisantant. La voilà qui se donne le genre d’être rêveuse !

Avant qu’elle pût me répondre, un coup de vent plus fort s’abattit sur le buvard où elle écrivait. En une seconde, vingt feuilles de papier s’éparpillèrent au loin, pêle-mêle avec les rameaux desséchés du platane. Et tous deux de courir à droite, à gauche, à la poursuite des fugitives.

Un feuillet plus grand que les autres semblait avoir porté un défi à mon agilité. Il voltigeait, rasant l’herbe courte du gazon, s’arrêtant, reprenant sa course, au moment où j’allais l’atteindre, pour s’abattre plus loin comme une perdrix blessée.

Par tempérament, je m’acharne aux choses difficiles, quelles qu’elles soient. Je jurai que ce gibier d’un nouveau genre tomberait en mon pouvoir, et, de fait, je parvins à m’en saisir, grâce à la faute qu’il commit en s’engageant dans un massif d’arbustes bas, aux rameaux enchevêtrés.

– C’était bien la peine de tant courir ! m’écriai-je en constatant que ma prise était une vulgaire feuille de buvard.

Non, pas si vulgaire. En y jetant les yeux, j’aperçus quelque chose qui me cloua sur place, en dépit du tonnerre qui grondait sur ma tête et des éclairs qui faisaient pousser, à cent pas de moi, des cris d’épouvante à ma cousine. Sans rien entendre et sans rien voir je considérais ce papier rose, comme si je venais d’y trouver l’arrêt de mon sort.

Bientôt l’averse déchaînée m’obligea de prendre ma course vers le château, non sans avoir plié soigneusement ma trouvaille pour l’abriter dans la plus profonde de mes poches. Plus personne sous le platane ; Rosie m’avait précédée. J’aimais mieux cela. Il me convenait de la revoir seulement un peu plus tard, quand j’aurais dissipé les derniers restes d’un doute, quand j’aurais écouté, compris, ce qu’une voix inconnue murmurait à mon cœur éperdu de surprise.

L’enquête préliminaire ne fut pas longue. Le temps de monter dans ma chambre, d’ouvrir mon secrétaire, d’y prendre la dernière lettre de la dame aux pensées, d’étaler en regard cette feuille que je venais de ramasser, de comparer au bouquet tracé sur le vélin anglais celui qui s’était imprimé sur la surface spongieuse… Deux frères jumeaux n’eurent jamais une ressemblance aussi parfaite !

Idiot ! aveugle ! imbécile ! égoïste ! Ma Rosie bien-aimée ! ma belle, mon aimante, ma fière Rosie ! Trop fière, pauvre enfant ! Défiante surtout, mais pouvais-je la blâmer d’être défiante !… Hélas ! moi-même j’avais pris soin de me faire voir à elle sous un jour peu propre à lui donner la foi.

Je riais, je pleurais en mêlant sans ordre toutes ces exclamations opposées. Je repassais l’un après l’autre cent souvenirs du temps jadis et de la veille. Comme je l’avais fait souffrir, cette enfant dont le cœur était à moi depuis que les yeux de l’orpheline m’avaient aperçu au seuil de la vieille maison, si sévèrement hospitalière ! Comme, dans ma stupide fatuité, je l’avais torturée !

Courageusement, obstinément, cette fille adorable dont je n’avais pas même su voir la beauté m’avait conservé sa tendresse méconnue. Sans une plainte, elle avait dévoré, en cachant sa jalousie, les affronts de mes confidences. Pauvre, elle m’avait vu jeter l’or pour contenter mes caprices et ceux des autres. Sublime de sacrifice, de poésie, d’idéale passion, elle avait feint de rire de mes moqueries sur le peu d’élévation de son esprit. C’était moi, – moi ! qui l’avais baptisée d’un surnom ridicule !…

Le froid de mes vêtements traversés par la pluie me rappela dans un monde plus réel.

À cette heure, je n’avais pas le droit de m’exposer à la maladie. Ma vie appartenait à une autre.

– Mon Dieu ! m’écriai-je en courant prendre des habits secs. Que de jours de bonheur perdus, déjà !

Share on Twitter Share on Facebook