Distinction à établir entre la centralisation gouvernementale et la centralisation administrative. — Aux États-Unis, pas de centralisation administrative, mais très grande centralisation gouvernementale. — Quelques effets fâcheux qui résultent aux États-Unis de l’extrême décentralisation administrative. — Avantages administratifs de cet ordre de choses. — La force qui administre la société, moins réglée, moins éclairée, moins savante, bien plus grande qu’en Europe. — Avantages politiques du même ordre de choses. — Aux États-Unis, la patrie se fait sentir partout. — Appui que les gouvernés prêtent au gouvernement. — Les institutions provinciales plus nécessaires à mesure que l’état social devient plus démocratique. — Pourquoi.
La centralisation est un mot que l’on répète sans cesse de nos jours, et dont personne, en général, ne cherche à préciser le sens.
Il existe cependant deux espèces de centralisation très distinctes, et qu’il importe de bien connaître.
Certains intérêts sont communs à toutes les parties de la nation, tels que la formation des lois générales et les rapports du peuple avec les étrangers.
D’autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de la nation, telles, par exemple, que les entreprises communales.
Concentrer dans un même lieu ou dans une même main le pouvoir de diriger les premiers, c’est fonder ce que j’appellerai la centralisation gouvernementale.
Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger les seconds, c’est fonder ce que je nommerai la centralisation administrative.
Il est des points sur lesquels ces deux espèces de centralisation viennent à se confondre. Mais en prenant, dans leur ensemble, les objets qui tombent plus particulièrement dans le domaine de chacune d’elles, on parvient aisément à les distinguer.
On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force immense quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière elle habitue les hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté ; à obéir, non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours. Non seulement alors elle les dompte par la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes ; elle les isole et les saisit ensuite un à un dans la masse commune.
Ces deux espèces de centralisation se prêtent un mutuel secours, s’attirent l’une l’autre ; mais je ne saurais croire qu’elles soient inséparables.
Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande centralisation gouvernementale qu’on pût concevoir, puisque le même homme faisait les lois générales et avait le pouvoir de les interpréter, représentait la France à l’extérieur et agissait en son nom. L’État, c’est moi, disait-il ; et il avait raison.
Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins de centralisation administrative que de nos jours.
De notre temps, nous voyons une puissance, l’Angleterre, chez laquelle la centralisation gouvernementale est portée à un très haut degré : l’État semble s’y mouvoir comme un seul homme ; il soulève à sa volonté des masses immenses, réunit et porte partout où il le veut tout l’effort de sa puissance.
L’Angleterre, qui a fait de si grandes choses depuis cinquante ans, n’a pas de centralisation administrative.
Pour ma part, je ne saurais concevoir qu’une nation puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale.
Mais je pense que la centralisation administrative n’est propre qu’à énerver les peuples qui s’y soumettent, parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de cité. La centralisation administrative parvient, il est vrai, à réunir à une époque donnée, et dans un certain lieu, toutes les forces disponibles de la nation, mais elle nuit à la reproduction des forces. Elle la fait triompher le jour du combat, et diminue à la longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement à la grandeur passagère d’un homme, non point à la prospérité durable d’un peuple.
Qu’on y prenne bien garde, quand on dit qu’un État ne peut agir parce qu’il n’a pas de centralisation, on parle presque toujours, sans le savoir, de la centralisation gouvernementale. L’empire d’Allemagne, répète-t-on, n’a jamais pu tirer de ses forces tout le parti possible. D’accord. Mais pourquoi ? parce que la force nationale n’y a jamais été centralisée ; parce que l’État n’a jamais pu faire obéir à ses lois générales ; parce que les parties séparées de ce grand corps ont toujours eu le droit ou la possibilité de refuser leur concours aux dépositaires de l’autorité commune, dans les choses mêmes qui intéressaient tous les citoyens ; en d’autres termes, parce qu’il n’y avait pas de centralisation gouvernementale. La même remarque est applicable au moyen âge : ce qui a produit toutes les misères de la société féodale, c’est que le pouvoir, non seulement d’administrer, mais de gouverner, était partagé entre mille mains et fractionné de mille manières ; l’absence de toute centralisation gouvernementale empêchait alors les nations de l’Europe de marcher avec énergie vers aucun but.
Nous avons vu qu’aux États-Unis il n’existait point de centralisation administrative. On y trouve à peine la trace d’une hiérarchie. La décentralisation y a été portée à un degré qu’aucune nation européenne ne saurait souffrir, je pense, sans un profond malaise, et qui produit même des effets fâcheux en Amérique. Mais, aux États-Unis, la centralisation gouvernementale existe au plus haut point. Il serait facile de prouver que la puissance nationale y est plus concentrée qu’elle ne l’a été dans aucune des anciennes monarchies de l’Europe. Non seulement il n’y a dans chaque État qu’un seul corps qui fasse les lois ; non seulement il n’y existe qu’une seule puissance qui puisse créer la vie politique autour d’elle ; mais, en général, on a évité d’y réunir de nombreuses assemblées de districts ou de comtés, de peur que ces assemblées ne fussent tentées de sortir de leurs attributions administratives et d’entraver la marche du gouvernement. En Amérique, la législature de chaque État n’a devant elle aucun pouvoir capable de lui résister. Rien ne saurait l’arrêter dans sa voie, ni priviléges, ni immunité locale, ni influence personnelle, pas même l’autorité de la raison, car elle représente la majorité qui se prétend l’unique organe de la raison. Elle n’a donc d’autres limites, dans son action, que sa propre volonté. À côté d’elle, et sous sa main, se trouve placé le représentant du pouvoir exécutif, qui, à l’aide de la force matérielle, doit contraindre les mécontents à l’obéissance.
La faiblesse ne se rencontre que dans certains détails de l’action gouvernementale.
Les républiques américaines n’ont pas de force armée permanente pour comprimer les minorités ; mais les minorités n’y ont jamais été réduites, jusqu’à présent, à faire la guerre, et la nécessité d’une armée n’a pas encore été sentie. L’État se sert, le plus souvent, des fonctionnaires de la commune ou du comté pour agir sur les citoyens. Ainsi, par exemple, dans la Nouvelle-Angleterre, c’est l’assesseur de la commune qui répartit la taxe ; le percepteur de la commune la lève ; le caissier de la commune en fait parvenir le produit au trésor public, et les réclamations qui s’élèvent sont soumises aux tribunaux ordinaires. Une semblable manière de percevoir l’impôt est lente, embarrassée ; elle entraverait à chaque moment la marche d’un gouvernement qui aurait de grands besoins pécuniaires. En général, on doit désirer que, pour tout ce qui est essentiel à sa vie, le gouvernement ait des fonctionnaires à lui, choisis par lui, révocables par lui, et des formes rapides de procéder. Mais il sera toujours facile à la puissance centrale, organisée comme elle l’est en Amérique, d’introduire, suivant les besoins, des moyens d’action plus énergiques et plus efficaces.
Ce n’est donc pas, comme on le répète souvent, parce qu’il n’y a point de centralisation aux États-Unis, que les républiques du Nouveau-Monde périront ; bien loin de n’être pas assez centralisées, on peut affirmer que les gouvernements américains le sont trop ; je le prouverai plus tard. Les assemblées législatives engloutissent chaque jour quelques débris des pouvoirs gouvernementaux ; elles tendent à les réunir tous en elles-mêmes, ainsi que l’avait fait la Convention. Le pouvoir social, ainsi centralisé, change sans cesse de mains, parce qu’il est subordonné à la puissance populaire. Souvent il lui arrive de manquer de sagesse et de prévoyance, parce qu’il peut tout. Là se trouve pour lui le danger. C’est donc à cause de sa force même, et non par suite de sa faiblesse, qu’il est menacé de périr un jour.
La décentralisation administrative produit en Amérique plusieurs effets divers.
Nous avons vu que les Américains avaient presque entièrement isolé l’administration du gouvernement ; en cela ils me semblent avoir outrepassé les limites de la saine raison ; car l’ordre, même dans les choses secondaires, est encore un intérêt national.
L’État n’ayant point de fonctionnaires administratifs à lui, placés à poste fixe sur les différents points du territoire, et auxquels il puisse imprimer une impulsion commune, il en résulte qu’il tente rarement d’établir des règles générales de police. Or, le besoin de ces règles se fait vivement sentir. L’Européen en remarque souvent l’absence. Cette apparence de désordre qui règne à la surface, lui persuade, au premier abord, qu’il y a anarchie complète dans la société ; ce n’est qu’en examinant le fond des choses qu’il se détrompe.
Certaines entreprises intéressent l’État entier, et ne peuvent cependant s’exécuter, parce qu’il n’y a point d’administration nationale qui les dirige. Abandonnées aux soins des communes et des comtés, livrées à des agents élus et temporaires, elles n’amènent aucun résultat, ou ne produisent rien de durable.
Les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir gouvernemental administre mieux les localités qu’elles ne pourraient s’administrer elles-mêmes : cela peut être vrai, quand le pouvoir central est éclairé et les localités sans lumières, quand il est actif et qu’elles sont inertes, quand il a l’habitude d’agir et elles l’habitude d’obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus cette double tendance s’accroît, et plus la capacité d’une part et l’incapacité de l’autre deviennent saillantes.
Mais je nie qu’il en soit ainsi quand le peuple est éclairé, éveillé sur ses intérêts, et habitué à y songer comme il le fait en Amérique.
Je suis persuadé, au contraire, que dans ce cas la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité du gouvernement.
J’avoue qu’il est difficile d’indiquer d’une manière certaine le moyen de réveiller un peuple qui sommeille, pour lui donner des passions et des lumières qu’il n’a pas ; persuader aux hommes qu’ils doivent s’occuper de leurs affaires, est, je ne l’ignore pas, une entreprise ardue. Il serait souvent moins malaisé de les intéresser aux détails de l’étiquette d’une cour qu’à la réparation de leur maison commune.
Mais je pense aussi que lorsque l’administration centrale prétend remplacer complétement le concours libre des premiers intéressés, elle se trompe ou veut vous tromper.
Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. Il ne le peut, parce qu’un pareil travail excède les forces humaines. Lorsqu’il veut, par ses seuls soins, créer et faire fonctionner tant de ressorts divers, il se contente d’un résultat fort incomplet, ou s’épuise en inutiles efforts.
La centralisation parvient aisément, il est vrai, à soumettre les actions extérieures de l’homme à une certaine uniformité qu’on finit par aimer pour elle-même, indépendamment des choses auxquelles elle s’applique ; comme ces dévots qui adorent la statue oubliant la divinité qu’elle représente. La centralisation réussit sans peine à imprimer une allure régulière aux affaires courantes ; à régenter savamment les détails de la police sociale ; à réprimer les légers désordres et les petits délits ; à maintenir la société dans un statu quo qui n’est proprement ni une décadence ni un progrès ; à entretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les administrateurs ont coutume d’appeler le bon ordre et la tranquillité publique. Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout-à-coup réduite à l’impuissance.
Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaie, en désespoir de cause, d’appeler les citoyens à son aide ; mais elle leur dit : Vous agirez comme je voudrai, autant que je voudrai, et précisément dans le sens que je voudrai. Vous vous chargerez de ces détails sans aspirer à diriger l’ensemble ; vous travaillerez dans les ténèbres, et vous jugerez plus tard mon œuvre par ses résultats. Ce n’est point à de pareilles conditions qu’on obtient le concours de la volonté humaine. Il lui faut de la liberté dans ses allures, de la responsabilité dans ses actes. L’homme est ainsi fait qu’il préfère rester immobile que marcher sans indépendance vers un but qu’il ignore.
Je ne nierai pas qu’aux États-Unis on regrette souvent de ne point trouver ces règles uniformes qui semblent sans cesse veiller sur chacun de nous.
On y rencontre de temps en temps de grands exemples d’insouciance et d’incurie sociale. De loin en loin apparaissent des taches grossières qui semblent en désaccord complet avec la civilisation environnante.
Des entreprises utiles qui demandent un soin continuel et une exactitude rigoureuse pour réussir, finissent souvent par être abandonnées ; car, en Amérique comme ailleurs, le peuple procède par efforts momentanés et impulsions soudaines.
L’Européen, accoutumé à trouver sans cesse sous sa main un fonctionnaire qui se mêle à peu près de tout, se fait difficilement à ces différents rouages de l’administration communale. En général, on peut dire que les petits détails de la police sociale qui rendent la vie douce et commode sont négligés en Amérique ; mais les garanties essentielles à l’homme en société y existent autant que partout ailleurs. Chez les Américains, la force qui administre l’État est bien moins réglée, moins éclairée, moins savante, mais cent fois plus grande qu’en Europe. Il n’y a pas de pays au monde où les hommes fassent, en définitive, autant d’efforts pour créer le bien-être social. Je ne connais point de peuple qui soit parvenu à établir des écoles aussi nombreuses et aussi efficaces ; des temples plus en rapport avec les besoins religieux des habitants ; des routes communales mieux entretenues. Il ne faut donc pas chercher aux États-Unis l’uniformité et la permanence des vues, le soin minutieux des détails, la perfection des procédés administratifs ; ce qu’on y trouve, c’est l’image de la force, un peu sauvage il est vrai, mais pleine de puissance ; de la vie, accompagnée d’accidents, mais aussi de mouvements et d’efforts.
J’admettrai, du reste, si l’on veut, que les villages et les comtés des États-Unis seraient plus utilement administrés par une autorité centrale placée loin d’eux, et qui leur resterait étrangère, que par des fonctionnaires pris dans leur sein. Je reconnaîtrai, si on l’exige, qu’il régnerait plus de sécurité en Amérique, qu’on y ferait un emploi plus sage et plus judicieux des ressources sociales, si l’administration de tout le pays était concentrée dans une seule main. Les avantages politiques que les Américains retirent du système de la décentralisation me le feraient encore préférer au système contraire.
Que m’importe, après tout, qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ?
Il y a telles nations de l’Europe où l’habitant se considère comme une espèce de colon indifférent à la destinée du lieu qu’il habite. Les plus grands changements surviennent dans son pays sans son concours ; il ne sait même pas précisément ce qui s’est passé ; il s’en doute ; il a entendu raconter l’événement par hasard. Bien plus, la fortune de son village, la police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère ne le touchent point ; il pense que toutes ces choses ne le regardent en aucune façon, et qu’elles appartiennent à un étranger puissant qu’on appelle le gouvernement. Pour lui, il jouit de ces biens comme un usufruitier, sans esprit de propriété et sans idées d’amélioration quelconque. Ce désintéressement de soi-même va si loin, que si sa propre sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de s’occuper d’éloigner le danger, il croise les bras pour attendre que la nation tout entière vienne à son aide. Cet homme, du reste, bien qu’il ait fait un sacrifice si complet de son libre arbitre, n’aime pas plus qu’un autre l’obéissance. Il se soumet, il est vrai, au bon plaisir d’un commis ; mais il se plaît à braver la loi comme un ennemi vaincu, dès que la force se retire. Aussi le voit-on sans cesse osciller entre la servitude et la licence.
Quand les nations sont arrivées à ce point, il faut qu’elles modifient leurs lois et leurs mœurs, ou qu’elles périssent, car la source des vertus publiques y est comme tarie : on y trouve encore des sujets, mais on n’y voit plus de citoyens.
Je dis que de pareilles nations sont préparées pour la conquête. Si elles ne disparaissent pas de la scène du monde, c’est qu’elles sont environnées de nations semblables ou inférieures à elles ; c’est qu’il reste encore dans leur sein une sorte d’instinct indéfinissable de la patrie, je ne sais quel orgueil irréfléchi du nom qu’elle porte, quel vague souvenir de leur gloire passée, qui, sans se rattacher précisément à rien, suffit pour leur imprimer au besoin une impulsion conservatrice.
On aurait tort de se rassurer en songeant que certains peuples ont fait de prodigieux efforts pour défendre une patrie dans laquelle ils vivaient pour ainsi dire en étrangers. Qu’on y prenne bien garde, et on verra que la religion était presque toujours alors leur principal mobile.
La durée, la gloire, ou la prospérité de la nation étaient devenues pour eux des dogmes sacrés, et en défendant leur patrie, ils défendaient aussi cette cité sainte dans laquelle ils étaient tous citoyens.
Les populations turques n’ont jamais pris aucune part à la direction des affaires de la société ; elles ont cependant accompli d’immenses entreprises, tant qu’elles ont vu le triomphe de la religion de Mahomet dans les conquêtes des sultans. Aujourd’hui la religion s’en va ; le despotisme seul leur reste : elles tombent.
Montesquieu, en donnant au despotisme une force qui lui fût propre, lui a fait, je pense, un honneur qu’il ne méritait pas. Le despotisme, à lui tout seul, ne peut rien maintenir de durable. Quand on y regarde de près, on aperçoit que ce qui a fait long-temps prospérer les gouvernements absolus, c’est la religion et non la crainte.
On ne rencontrera jamais, quoi qu’on fasse, de véritable puissance parmi les hommes, que dans le concours libre des volontés. Or, il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant long-temps vers un même but l’universalité des citoyens.
Il ne dépend pas des lois de ranimer des croyances qui s’éteignent ; mais il dépend des lois d’intéresser les hommes aux destinées de leur pays. Il dépend des lois de réveiller et de diriger cet instinct vague de la patrie qui n’abandonne jamais le cœur de l’homme, et, en le liant aux pensées, aux passions, aux habitudes de chaque jour, d’en faire un sentiment réfléchi et durable. Et qu’on ne dise point qu’il est trop tard pour le tenter ; les nations ne vieillissent point de la même manière que les hommes. Chaque génération qui naît dans leur sein est comme un peuple nouveau qui vient s’offrir à la main du législateur.
Ce que j’admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets administratifs de la décentralisation, ce sont ses effets politiques. Aux États-Unis, la patrie se fait sentir partout. Elle est un objet de sollicitude depuis le village jusqu’à l’Union entière. L’habitant s’attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens mêmes. Il se glorifie de la gloire de la nation ; dans les succès qu’elle obtient, il croit reconnaître son propre ouvrage, et il s’en élève ; il se réjouit de la prospérité générale dont il profite. Il a pour sa patrie un sentiment analogue à celui qu’on éprouve pour sa famille, et c’est encore par une sorte d’égoïsme qu’il s’intéresse à l’État.
Souvent l’Européen ne voit dans le fonctionnaire public que la force ; l’Américain y voit le droit. On peut donc dire qu’en Amérique l’homme n’obéit jamais à l’homme, mais à la justice ou à la loi.
Aussi a-t-il conçu de lui-même une opinion souvent exagérée, mais presque toujours salutaire. Il se confie sans crainte à ses propres forces, qui lui paraissent suffire à tout. Un particulier conçoit la pensée d’une entreprise quelconque ; cette entreprise eût-elle un rapport direct avec le bien-être de la société, il ne lui vient pas l’idée de s’adresser à l’autorité publique pour obtenir son concours. Il fait connaître son plan, s’offre à l’exécuter, appelle les forces individuelles au secours de la sienne, et lutte corps à corps contre tous les obstacles. Souvent, sans doute, il réussit moins bien que si l’État était à sa place ; mais, à la longue, le résultat général de toutes les entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait faire le gouvernement.
Comme l’autorité administrative est placée à côté des administrés, et les représente en quelque sorte eux-mêmes, elle n’excite ni jalousie ni haine. Comme ses moyens d’action sont bornés, chacun sent qu’il ne peut s’en reposer uniquement sur elle.
Lors donc que la puissance administrative intervient dans le cercle de ses attributions, elle ne se trouve point abandonnée à elle-même comme en Europe. On ne croit pas que les devoirs des particuliers aient cessé, parce que le représentant du public vient à agir. Chacun, au contraire, le guide, l’appuie et le soutient.
L’action des forces individuelles se joignant à l’action des forces sociales, on en arrive souvent à faire ce que l’administration la plus concentrée et la plus énergique serait hors d’état d’exécuter ( I ).
Je pourrais citer beaucoup de faits à l’appui de ce que j’avance ; mais j’aime mieux n’en prendre qu’un seul, et choisir celui que je connais le mieux.
En Amérique, les moyens qui sont mis à la disposition de l’autorité pour découvrir les crimes et poursuivre les criminels, sont en petit nombre.
La police administrative n’existe pas ; les passeports sont inconnus. La police judiciaire, aux États-Unis, ne saurait se comparer à la nôtre ; les agents du ministère public sont peu nombreux, ils n’ont pas toujours l’initiative des poursuites ; l’instruction est rapide et orale. Je doute cependant que, dans aucun pays, le crime échappe aussi rarement à la peine.
La raison en est que tout le monde se croit intéressé à fournir les preuves du délit et à saisir le délinquant.
J’ai vu, pendant mon séjour aux États-Unis, les habitants d’un comté où un grand crime avait été commis, former spontanément des comités, dans le but de poursuivre le coupable et de le livrer aux tribunaux.
En Europe, le criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête aux agents du pouvoir ; la population assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique, c’est un ennemi du genre humain, et il a contre lui l’humanité tout entière.
Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples ; mais aucun ne me semble avoir un besoin plus réel de ces institutions que celui dont l’état social est démocratique.
Dans une aristocratie, on est toujours sûr de maintenir un certain ordre au sein de la liberté.
Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l’ordre est un d’un grand intérêt pour eux.
On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l’abri des excès du despotisme, parce qu’il se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister au despote.
Une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune garantie contre de pareils maux.
Comment faire supporter la liberté dans les grandes choses à une multitude qui n’a pas appris à s’en servir dans les petites ?
Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est faible, et où les individus ne sont unis par aucun intérêt commun ?
Ceux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent le pouvoir absolu, doivent donc également désirer le développement graduel des libertés provinciales.
Je suis convaincu, du reste, qu’il n’y a pas de nations plus exposées à tomber sous le joug de la centralisation administrative que celles dont l’état social est démocratique.
Plusieurs causes concourent à ce résultat, mais entre autres celle-ci :
La tendance permanente de ces nations est de concentrer toute la puissance gouvernementale dans les mains du seul pouvoir qui représente directement le peuple, parce que, au-delà du peuple, on n’aperçoit plus que des individus égaux confondus dans une masse commune.
Or, quand un même pouvoir est déjà revêtu de tous les attributs du gouvernement, il lui est fort difficile de ne pas chercher à pénétrer dans les détails de l’administration, et il ne manque guère de trouver à la longue l’occasion de le faire. Nous en avons été témoins parmi nous.
Il y a eu, dans la révolution française, deux mouvements en sens contraire qu’il ne faut pas confondre : l’un favorable à la liberté, l’autre favorable au despotisme.
Dans l’ancienne monarchie, le roi faisait seul la loi, au-dessous du pouvoir souverain se trouvaient placés quelques restes, à moitié détruits, d’institutions provinciales. Ces institutions provinciales étaient incohérentes, mal ordonnées, souvent absurdes. Dans les mains de l’aristocratie, elles avaient été quelquefois des instruments d’oppression.
La révolution s’est prononcée en même temps contre la royauté et contre les institutions provinciales. Elle a confondu dans une même haine tout ce qui l’avait précédé, le pouvoir absolu et ce qui pouvait tempérer ses rigueurs ; elle a été tout à la fois républicaine et centralisante.
Ce double caractère de la révolution française est un fait dont les amis du pouvoir absolu se sont emparés avec grand soin. Lorsque vous les voyez défendre la centralisation administrative, vous croyez qu’ils travaillent en faveur du despotisme ? Nullement, ils défendent une des grandes conquêtes de la révolution ( K ). De cette manière, on peut rester populaire et ennemi des droits du peuple ; serviteur caché de la tyrannie et amant avoué de la liberté.
J’ai visité les deux nations qui ont développé au plus haut degré le système des libertés provinciales, et j’ai écouté la voix des partis qui divisent ces nations.
En Amérique, j’ai trouvé des hommes qui aspiraient en secret à détruire les institutions démocratiques de leur pays. En Angleterre, j’en ai trouvé d’autres qui attaquaient hautement l’aristocratie ; je n’en ai pas rencontré un seul qui ne regardât la liberté provinciale comme un grand bien.
J’ai vu, dans ces deux pays, imputer les maux de l’État à une infinité de causes diverses, mais jamais à la liberté communale.
J’ai entendu les citoyens attribuer la grandeur ou la prospérité de leur patrie à une multitude de raisons ; mais je les ai entendus tous mettre en première ligne et classer à la tête de tous les autres avantages la liberté provinciale.
Croirai-je que des hommes naturellement si divisés qu’ils ne s’entendent ni sur les doctrines religieuses, ni sur les théories politiques, tombent d’accord sur un seul fait, celui dont ils peuvent le mieux juger, puisqu’il se passe chaque jour sous leurs yeux, et que ce fait soit erroné ?
Il n’y a que les peuples qui n’ont que peu ou point d’institutions provinciales qui nient leur utilité ; c’est-à-dire que ceux-là seuls qui ne connaissent point la chose en médisent.
↑ On en élit trois dans les plus petites communes, neuf dans les plus grandes. Voyez The Town officer, p. 186. Voyez aussi les principales lois du Massachusetts relatives aux select-men :
Loi du 20 février 1786, vol. I, p 219 ; — du 24 février 1796, vol. I, p. 488 ; — 7 mars 1801, vol. II, p. 45 ; — 16 juin 1795, vol. I, p. 475 ; — 12 mars 1808, vol. II, p. 186 ; — 28 février 1787, vol. I, p. 302 ; 22 juin 1797, vol, I, p. 539.
↑ Tous ces magistrats existent réellement dans la pratique.
Pour connaître les détails des fonctions de tous ces magistrats communaux, voyez le livre intitulé : Town officer, by Isaac Goodwin ; Worcester, 1827 ; et la collection des lois générales du Massachusetts en 3 vol. Boston, 1823.
↑ Voyez le Town officer, particulièrement aux mots select-men, assessors, collectors, schools, surveyors of higways… Exemple entre mille : l’État défend de voyager sans motif dimanche. Ce sont les tythingmen, officiers communaux, qui sont spécialement chargés de tenir la main à l’exécution de la loi.
Voyez la loi du 8 mars 1792, Law of Massachusetts, vol.I, p. 410.
Les select-men dressent les listes électorales pour l’élection du gouverneur, et transmettent le résultat du scrutin au secrétaire de la république. Loi du 24 février 1796, id., vol. I, p. 488.
↑ Exemple : les select-men autorisent la construction des égouts, désignent les lieux dont on peut faire des abattoirs et où l’on peut établir certain genre de commerce dont le voisinage est nuisible.
Voyez la loi du 7 juin 1785, vol. I, p. 193.
↑ Exemple entre beaucoup d’autres : un étranger arrive dans une commune, venant d’un pays que ravage une maladie contagieuse. Il tombe malade. Deux juges de paix peuvent donner, avec l’avis des select-men, au shériff du comté l’ordre de le transporter ailleurs et de veiller sur lui. Loi du 22 juin 1797, vol. I, p. 540.
En général, les juges de paix interviennent dans tous les actes importants de la vie administrative, et leur donnent un caractère semi-judiciaire.
↑ Les objets qui ont rapport au comté, et dont la cour des sessions s’occupe, peuvent se réduire à ceux-ci :
1o L’érection des prisons et des cours de justice ; 2o le projet du budget du comté (c’est la législature de l’État qui le vote) ; 3o la répartition de ces taxes ainsi votées ; 4o la distribution de certaines patentes ; 5o l’établissement et la réparation des routes du comté.
↑ En cas d’invasion ou d’insurrection, lorsque les officiers communaux négligent de fournir à la milice les objets et munitions nécessaires, la commune peut être condamnée à une amende de 200 à 500 dollars, (1,000 à 2,700 francs).
On conçoit très-bien que, dans un cas pareil, il peut arriver que personne n’ait l’intérêt ni le désir de prendre le rôle d’accusateur. Aussi la loi ajoute-t-elle : « Tous les citoyens auront droit de poursuivre la punition de semblables délits, et la moitié de l’amende appartiendra au poursuivant. » Voyez la loi du 6 mars 1810, vol. II, p. 236.
On retrouve très-fréquemment la même disposition reproduite dans les lois du Massachusetts.
Quelquefois ce n’est pas le particulier que la loi excite de cette manière à poursuivre les fonctionnaires publics ; c’est le fonctionnaire qu’elle encourage ainsi à faire punir la désobéissance des particuliers. Exemple : un habitant refuse de faire la part de travail qui lui a été assignée sur une grande route. Le surveillant des routes doit le poursuivre ; et s’il le fait condamner, la moitié de l’amende lui revient. Voyez les lois précitées, vol. I, page 308.
↑ Voyez pour le détail, The Revised statutes de l’État de New-York, à la partie I, chap. xi, intitulé : Of the powers, duties and privileges of towns. Des droits, des obligations et des privilèges des communes, vol. I, p. 336-364.
Voyez dans le recueil intitulé : Digest of the laws of Pensylvania, les mots Assessors, Collectors, Constables, Overseers of the poor, Supervisor of highways. Et dans le recueil intitulé : Acts of a general nature of the state of Ohio, la loi du 25 février 1834, relative aux communes, p. 412. Et ensuite les dispositions particulières relatives aux divers officiers communaux, tels que : Township’s Clerks, Trustees, Overseers of the poor, Fence-Viewers, Appraisers of property, Township’s Treasurer, Constables, Supervisors of highways.
↑ Voyez Revised statutes of the state of New-York, partie I, chap. xi, vol. I. p. 340. Id., chap. xii ; ld., p. 366. Id., Acts of the state of Ohio. Loi du 25 février 1824, relative aux county comissioners, p. 263.
Voyez Digest of the laws of Pensylvania, aux mots County-Rates, and levies, p. 170.
Dans l’État de New-York, chaque commune élit un député, et ce même député participe en même temps à l’administration du comté et à celle de la commune.
↑ Exemple : la direction de l’instruction publique est centralisée dans les mains du gouvernement. La législature nomme les membres de l’université, appelés régents : le gouverneur et le lieutenant-gouverneur de l’État en font nécessairement partie. (Revised statutes, vol. I, p. 456.) Les régents de l’université visitent tous les ans les colléges et les académies, et font un rapport annuel à la législature ; leur surveillance n’est point illusoire, par les raisons particulières que voici : les colléges, afin de devenir des corps constitués (corporations) qui puissent acheter, vendre et posséder, ont besoin d’une charte ; or cette charte n’est accordée par la législature que de l’avis des régents. Chaque année l’État distribue aux collèges et académies les intérêts d’un fonds spécial créé pour l’encouragement des études. Ce sont les régents qui sont les distributeurs de cet argent. Voyez chap. xv, Instruction publique, Revised statutes, vol. I, p. 455.
Chaque année les commissaires des écoles publiques sont tenus d’envoyer un rapport de la situation au surintendant de la république. Id., p. 488.
Un rapport semblable doit lui être fait annuellement sur le nombre et l’état des pauvres. Id., p. 631.
↑ Lorsque quelqu’un se croit lésé par certains actes émanés des commissaires des écoles (ce sont des fonctionnaires communaux), il peut en appeler au surintendant des écoles primaires, dont la décision est finale. Revised statutes, vol. I, p. 487.
On trouve de loin en loin, dans les lois de l’État de New-York, des
dispositions analogues à celles que je viens de citer comme exemples. Mais en général ces tentatives de centralisation sont faibles et peu productives. En donnant aux grands fonctionnaires de l’État le droit de surveiller et de diriger les agents inférieurs, on ne leur donne point le droit de les récompenser ou de les punir. Le même homme n’est presque jamais chargé de donner l’ordre et de réprimer la désobéissance ; il a donc le droit de commander, mais non la faculté de se faire obéir.
En 1830, le surintendant des écoles, dans son rapport annuel à la législature, se plaignait de ce que plusieurs commissaires des écoles ne lui avaient pas transmis, malgré ses avis, les comptes qu’ils lui devaient. « Si cette omission se renouvelle, ajoutait-il, je serai réduit à les poursuivre, aux termes de la loi, devant les tribunaux compétents.