Comment les lumières, les habitudes et l’expérience pratique des américains contribuent au succès des institutions démocratiques..

Ce qu’on doit entendre par les lumières du peuple américain. — L’esprit humain a reçu aux États-Unis une culture moins profonde qu’en Europe. — Mais personne n’est resté dans l’ignorance. — Pourquoi. — Rapidité avec laquelle la pensée circule dans les États à moitié déserts de l’Ouest. — Comment l’expérience pratique sert plus encore aux Américains que les connaissances littéraires.

Dans mille endroits de cet ouvrage, j’ai fait remarquer aux lecteurs quelle était l’influence exercée par les lumières et les habitudes des Américains sur le maintien de leurs institutions politiques. Il me reste donc maintenant peu de choses nouvelles à dire.

L’Amérique n’a eu jusqu’à présent qu’un très petit nombre d’écrivains remarquables ; elle n’a pas de grands historiens et ne compte pas un poète. Ses habitants voient la littérature proprement dite avec une sorte de défaveur ; et il y a telle ville du troisième ordre en Europe qui publie chaque année plus d’œuvres littéraires que les vingt-quatre États de l’Union pris ensemble.

L’esprit américain s’écarte des idées générales ; il ne se dirige point vers les découvertes théoriques. La politique elle-même et l’industrie ne sauraient l’y porter. Aux États-Unis, on fait sans cesse des lois nouvelles ; mais il ne s’est point encore trouvé de grands écrivains pour y rechercher les principes généraux des lois.

Les Américains ont des jurisconsultes et des commentateurs, les publicistes leur manquent ; et en politique ils donnent au monde des exemples plutôt que des leçons.

Il en est de même pour les arts mécaniques.

En Amérique, on applique avec sagacité les inventions de l’Europe, et après les avoir perfectionnées, on les adapte merveilleusement aux besoins du pays. Les hommes y sont industrieux, mais ils n’y cultivent pas la science de l’industrie. On y trouve de bons ouvriers et peu d’inventeurs. Fulton colporta longtemps son génie chez les peuples étrangers avant de pouvoir le consacrer à son pays.

Celui qui veut juger quel est l’état des lumières parmi les Anglo-Américains est donc exposé à voir le même objet sous deux différents aspects. S’il ne fait attention qu’aux savants, il s’étonnera de leur petit nombre ; et s’il compte les ignorants, le peuple américain lui semblera le plus éclairé de la terre.

La population tout entière se trouve placée entre ces deux extrêmes ; je l’ai déjà dit ailleurs.

Dans la Nouvelle-Angleterre, chaque citoyen reçoit les notions élémentaires des connaissances humaines ; il apprend en outre quelles sont les doctrines et les preuves de sa religion : on lui fait connaître l’histoire de sa patrie et les traits principaux de la Constitution qui la régit. Dans le Connecticut et le Massachusetts, il est fort rare de trouver un homme qui ne sache qu’imparfaitement toutes ces choses, et celui qui les ignore absolument est en quelque sorte un phénomène.

Quand je compare les républiques grecques et romaines à ces républiques d’Amérique, les bibliothèques manuscrites des premières et leur populace grossière, aux mille journaux qui sillonnent les secondes et au peuple éclairé qui les habite ; lorsque ensuite je songe à tous les efforts qu’on fait encore pour juger de l’un à l’aide des autres et prévoir, par ce qui est arrivé il y a deux mille ans, ce qui arrivera de nos jours, je suis tenté de brûler mes livres, afin de n’appliquer que des idées nouvelles à un état social si nouveau.

Il ne faut pas, du reste, étendre indistinctement à toute l’Union ce que je dis de la Nouvelle-Angleterre. Plus on s’avance à l’Ouest ou vers le Midi, plus l’instruction du peuple diminue. Dans les États qui avoisinent le golfe du Mexique, il se trouve, ainsi que parmi nous, un certain nombre d’individus qui sont étrangers aux éléments des connaissances humaines ; mais on chercherait vainement, aux États-Unis, un seul canton qui fût plongé dans l’ignorance. La raison en est simple : les peuples de l’Europe sont partis des ténèbres et de la barbarie pour s’avancer vers la civilisation et vers les lumières. Leurs progrès ont été inégaux : les uns ont couru dans cette carrière, les autres n’ont fait en quelque sorte qu’y marcher ; plusieurs se sont arrêtés, et ils dorment encore sur le chemin.

Il n’en a point été de même aux États-Unis.

Les Anglo-Américains sont arrivés tout civilisés sur le sol que leur postérité occupe ; ils n’ont point eu à apprendre, il leur a suffi de ne pas oublier. Or, ce sont les fils de ces mêmes Américains qui, chaque année, transportent dans le désert, avec leur demeure, les connaissances déjà acquises et l’estime du savoir. L’éducation leur a fait sentir l’utilité des lumières, et les a mis en état de transmettre ces mêmes lumières à leurs descendants. Aux États-Unis, la société n’a donc point d’enfance ; elle naît à l’âge viril.

Les Américains ne font aucun usage du mot de paysan ; ils n’emploient pas le mot, parce qu’ils n’ont pas l’idée ; l’ignorance des premiers âges, la simplicité des champs, la rusticité du village, ne se sont point conservées parmi eux, et ils ne conçoivent ni les vertus, ni les vices, ni les habitudes grossières, ni les grâces naïves d’une civilisation naissante.

Aux extrêmes limites des États confédérés, sur les confins de la société et du désert, se tient une population de hardis aventuriers qui, pour fuir la pauvreté prête à les atteindre sous le toit paternel, n’ont pas craint de s’enfoncer dans les solitudes de l’Amérique et d’y chercher une nouvelle patrie. À peine arrivé sur le lieu qui doit lui servir d’asile, le pionnier abat quelques arbres à la hâte et élève une cabane sous la feuillée. Il n’y a rien qui offre un aspect plus misérable que ces demeures isolées. Le voyageur qui s’en approche vers le soir aperçoit de loin reluire, à travers les murs, la flamme du foyer ; et la nuit, si le vent vient à s’élever, il entend le toit de feuillage s’agiter avec bruit au milieu des arbres de la forêt. Qui ne croirait que cette pauvre chaumière sert d’asile à la grossièreté et à l’ignorance ? Il ne faut pourtant établir aucuns rapports entre le pionnier et le lieu qui lui sert d’asile. Tout est primitif et sauvage autour de lui, mais lui est pour ainsi dire le résultat de dix-huit siècles de travaux et d’expérience. Il porte le vêtement des villes, en parle la langue ; sait le passé, est curieux de l’avenir, argumente sur le présent ; c’est un homme très civilisé, qui, pour un temps, se soumet à vivre au milieu des bois, et qui s’enfonce dans les déserts du nouveau monde avec la Bible, une hache et des journaux.

Il est difficile de se figurer avec quelle incroyable rapidité la pensée circule dans le sein de ces déserts.

Je ne crois point qu’il se fasse un aussi grand mouvement intellectuel dans les cantons de France les plus éclairés et les plus peuplés.

On ne saurait douter qu’aux États-Unis l’instruction du peuple ne serve puissamment au maintien de la république démocratique. Il en sera ainsi, je pense, partout où l’on ne séparera point l’instruction qui éclaire l’esprit, de l’éducation qui règle les mœurs.

Toutefois, je ne m’exagère point cet avantage, et je suis plus loin encore de croire, ainsi qu’un grand nombre de gens en Europe, qu’il suffise d’apprendre aux hommes à lire et à écrire pour en faire aussitôt des citoyens.

Les véritables lumières naissent principalement de l’expérience, et si l’on n’avait pas habitué peu à peu les Américains à se gouverner eux-mêmes, les connaissances littéraires qu’ils possèdent ne leur seraient point aujourd’hui d’un grand secours pour y réussir.

J’ai beaucoup vécu avec le peuple aux États-Unis, et je ne saurais dire combien j’ai admiré son expérience et son bon sens.

N’amenez pas l’Américain à parler de l’Europe ; il montrera d’ordinaire une grande présomption et un assez sot orgueil. Il se contentera de ces idées générales et indéfinies qui, dans tous les pays, sont d’un si grand secours aux ignorants. Mais interrogez-le sur son pays, et vous verrez se dissiper tout à coup le nuage qui enveloppait son intelligence : son langage deviendra clair, net et précis, comme sa pensée. Il vous apprendra quels sont ses droits et de quels moyens il doit se servir pour les exercer ; il saura suivant quels usages se mène le monde politique. Vous apercevrez que les règles de l’administration lui sont connues et qu’il s’est rendu familier le mécanisme des lois. L’habitant des États-Unis n’a pas puisé dans les livres ces connaissances pratiques et ces notions positives : son éducation littéraire a pu le préparer à les recevoir, mais ne les lui a point fournies.

C’est en participant à la législation que l’Américain apprend à connaître les lois ; c’est en gouvernant qu’il s’instruit des formes du gouvernement. Le grand œuvre de la société s’accomplit chaque jour sous ses yeux, et pour ainsi dire dans ses mains.

Aux États-Unis, l’ensemble de l’éducation des hommes est dirigé vers la politique ; en Europe, son but principal est de préparer à la vie privée. L’action des citoyens dans les affaires est un fait trop rare pour être prévu d’avance.

Dès qu’on jette les regards sur les deux sociétés, ces différences se révèlent jusque dans leur aspect extérieur.

En Europe, nous faisons souvent entrer les idées et les habitudes de l’existence privée dans la vie publique, et comme il nous arrive de passer tout à coup de l’intérieur de la famille au gouvernement de l’État, on nous voit souvent discuter les grands intérêts de la société de la même manière que nous conversons avec nos amis.

Ce sont, au contraire, les habitudes de la vie publique que les Américains transportent presque toujours dans la vie privée. Chez eux, l’idée du jury se découvre parmi les jeux de l’école, et l’on retrouve les formes parlementaires jusque dans l’ordre d’un banquet.

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