Des principales causes qui rendent la religion puissante en amérique.

Soins qu’ont pris les Américains de séparer l’Église de l’État. — Les lois, l’opinion publique, les efforts des prêtres eux-mêmes concourent à ce résultat. — C’est à cette cause qu’il faut attribuer la puissance que la religion exerce sur les âmes aux États-Unis. — Pourquoi. — Quel est de nos jours l’état naturel des hommes en matière de religion. — Quelle cause particulière et accidentelle s’oppose, dans certains pays, à ce que les hommes se conforment à cet état.

Les philosophes du dix-huitième siècle expliquaient d’une façon toute simple l’affaiblissement graduel des croyances. Le zèle religieux, disaient-ils, doit s’éteindre à mesure que la liberté et les lumières augmentent. Il est fâcheux que les faits ne s’accordent point avec cette théorie.

Il y a telle population européenne dont l’incrédulité n’est égalée que par l’abrutissement et l’ignorance, tandis qu’en Amérique on voit l’un des peuples les plus libres et les plus éclairés du monde remplir avec ardeur tous les devoirs extérieurs de la religion.

À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l’aspect religieux du pays qui frappa d’abord mes regards. A mesure que je prolongeais mon séjour, j’apercevais les grandes conséquences politiques qui découlaient de ces faits nouveaux.

J’avais vu parmi nous l’esprit de religion et l’esprit de liberté marcher presque toujours en sens contraire. Ici, je les retrouvais intimement unis l’un à l’autre : ils régnaient ensemble sur le même sol.

Chaque jour je sentais croître mon désir de connaître la cause de ce phénomène.

Pour l’apprendre, j’interrogeai les fidèles de toutes les communions ; je recherchai surtout la société des prêtres, qui conservent le dépôt des différentes croyances et qui ont un intérêt personnel à leur durée. La religion que je professe me rapprochait particulièrement du clergé catholique, et je ne tardai point à lier une sorte d’intimité avec plusieurs de ses membres. À chacun d’eux j’exprimai mon étonnement et j’exposai mes doutes : je trouvai que tous ces hommes ne différaient entre eux que sur des détails ; mais tous attribuaient principalement à la complète séparation de l’Église et de l’État l’empire paisible que la religion exerce en leur pays. Je ne crains pas d’affirmer que, pendant mon séjour en Amérique, je n’ai pas rencontré un seul homme, prêtre ou laïque, qui ne soit tombé d’accord sur ce point.

Ceci me conduisit à examiner plus attentivement que je ne l’avais fait jusqu’alors la position que les prêtres américains occupent dans la société politique. Je reconnus avec surprise qu’ils ne remplissent aucun emploi public. Je n’en vis pas un seul dans l’administration, et je découvris qu’ils n’étaient pas même représentés au sein des assemblées.

La loi, dans plusieurs États, leur avait fermé la carrière politique ; l’opinion dans tous les autres.

Lorsque enfin je vins à rechercher quel était l’esprit du clergé lui-même, j’aperçus que la plupart de ses membres semblaient s’éloigner volontairement du pouvoir, et mettre une sorte d’orgueil de profession à y rester étrangers.

Je les entendis frapper d’anathème l’ambition et la mauvaise foi, quelles que fussent les opinions politiques dont elles prennent soin de se couvrir. Mais j’appris, en les écoutant, que les hommes ne peuvent être condamnables aux yeux de Dieu à cause de ces mêmes opinions, lorsqu’elles sont sincères, et qu’il n’y a pas plus de péché à errer en matière de gouvernement, qu’à se tromper sur la manière dont il faut bâtir sa demeure ou tracer son sillon.

Je les vis se séparer avec soin de tous les partis, et en fuir le contact avec toute l’ardeur de l’intérêt personnel.

Ces faits achevèrent de me prouver qu’on m’avait dit vrai. Alors je voulus remonter des faits aux causes : je me demandai comment il pouvait arriver qu’en diminuant la force apparente d’une religion, on vint à augmenter sa puissance réelle, et je crus qu’il n’était pas impossible de le découvrir.

Jamais le court espace de soixante années ne renfermera toute l’imagination de l’homme ; les joies incomplètes de ce monde ne suffiront jamais a son cœur. Seul entre tous les êtres, l’homme montre un dégoût naturel pour l’existence et un désir immense d’exister : il méprise la vie et craint le néant. Ces différents instincts poussent sans cesse son âme vers la contemplation d’un autre monde, et c’est la religion qui l’y conduit. La religion n’est donc qu’une forme particulière de l’espérance, et elle est aussi naturelle au cœur humain que l’espérance elle-même. C’est par une espèce d’aber-ration de l’intelligence, et à l’aide d’une sorte de violence morale exercée sur leur propre nature, que les hommes s’éloignent des croyances religieuses ; une pente invincible les y ramène. L’incrédulité est un accident ; la foi seule est l’état permanent de l’humanité.

En ne considérant les religions que sous un point de vue purement humain, on peut donc dire que toutes les religions puisent dans l’homme lui-même un élément de force qui ne saurait jamais leur manquer, parce qu’il tient à l’un des principes constitutifs de la nature humaine.

Je sais qu’il y a des temps où la religion peut ajouter à cette influence qui lui est propre la puissance artificielle des lois et l’appui des pouvoirs matériels qui dirigent la société. On a vu des religions intimement unies aux gouvernements de la terre, dominer en même temps les âmes par la terreur et par la foi ; mais lorsqu’une religion contracte une semblable alliance, je ne crains pas de le dire, elle agit comme pourrait le faire un homme : elle sacrifie l’avenir en vue du présent, et en obtenant une puissance qui ne lui est point due, elle expose son légitime pouvoir.

Lorsqu’une religion ne cherche à fonder son empire que sur le désir d’immortalité qui tourmente également le cœur de tous les hommes, elle peut viser à l’universalité ; mais quand elle vient à s’unir à un gouvernement, il lui faut adopter des maximes qui ne sont applicables qu’à certains peuples. Ainsi donc, en s’alliant à un pouvoir politique, la religion augmente sa puissance sur quelques-uns, et perd l’espérance de régner sur tous.

Tant qu’une religion ne s’appuie que sur des sentiments qui sont la consolation de toutes les misères, elle peut attirer à elle le cœur du genre humain. Mêlée aux passions amères de ce monde, on la contraint quelquefois à défendre des alliés que lui a donnés l’intérêt plutôt que l’amour ; et il lui faut repousser comme adversaires des hommes qui souvent l’aiment encore, tout en combattant ceux auxquels elle s’est unie. La religion ne saurait donc partager la force matérielle des gouvernants, sans se charger d’une partie des haines qu’ils font naître.

Les puissances politiques qui paraissent le mieux établies n’ont pour garantie de leur durée que les opinions d’une génération, les intérêts d’un siècle, souvent la vie d’un homme. Une loi peut modifier l’état social qui semble le plus définitif et le mieux affermi, et avec lui tout change.

Les pouvoirs de la société sont tous plus ou moins fugitifs, ainsi que nos années sur la terre ; ils se succèdent avec rapidité comme les divers soins de la vie ; et l’on n’a jamais vu de gouvernement qui se soit appuyé sur une disposition invariable du cœur humain, ni qui ait pu se fonder sur un intérêt immortel.

Aussi longtemps qu’une religion trouve sa force dans des sentiments, des instincts, des passions qu’on voit se reproduire de la même manière à toutes les époques de l’histoire, elle brave l’effort du temps, ou du moins elle ne saurait être détruite que par une autre religion. Mais quand la religion veut s’appuyer sur les intérêts de ce monde, elle devient presque aussi fragile que toutes les puissances de la terre. Seule, elle peut espérer l’immortalité ; liée à des pouvoirs éphémères, elle suit leur fortune, et tombe souvent avec les passions d’un jour qui les soutiennent.

En s’unissant aux différentes puissances politiques, la religion ne saurait donc contracter qu’une alliance onéreuse. Elle n’a pas besoin de leur secours pour vivre, et en les servant elle peut mourir.

Le danger que je viens de signaler existe dans tous les temps, mais il n’est pas toujours aussi visible.

Il est des siècles où les gouvernements paraissent immortels, et d’autres où l’on dirait que l’existence de la société est plus fragile que celle d’un homme.

Certaines constitutions maintiennent les citoyens dans une sorte de sommeil léthargique, et d’autres les livrent à une agitation fébrile.

Quand les gouvernements semblent si forts et les lois si stables, les hommes n’aperçoivent point le danger que peut courir la religion en s’unissant au pouvoir.

Quand les gouvernements se montrent si faibles et les lois si changeantes, le péril frappe tous les regards, mais souvent alors il n’est plus temps de s’y soustraire. Il faut donc apprendre à l’apercevoir de loin.

À mesure qu’une nation prend un état social démocratique, et qu’on voit les sociétés pencher vers la république, il devient de plus en plus dangereux d’unir la religion à l’autorité ; car les temps approchent où la puissance va passer de main en main, où les théories politiques se succéderont, où les hommes, les lois, les constitutions elles-mêmes disparaîtront ou se modifieront chaque jour, et cela non durant un temps, mais sans cesse. L’agitation et l’instabilité tiennent à la nature des républiques démocratiques, comme l’immobilité et le sommeil forment la loi des monarchies absolues.

Si les Américains, qui changent le chef de l’État tous les quatre ans, qui tous les deux ans font choix de nouveaux législateurs, et remplacent les administrateurs provinciaux chaque année ; si les Américains, qui ont livré le monde politique aux essais des novateurs, n’avaient point placé leur religion quelque part en dehors de lui, a quoi pourrait-elle se tenir dans le flux et reflux des opinions humaines ? Au milieu de la lutte des partis, où serait le respect qui lui est dû ? Que deviendrait son immortalité quand tout périrait autour d’elle ?

Les prêtres américains ont aperçu cette vérité avant tous les autres, et ils y conforment leur conduite. Ils ont vu qu’il fallait renoncer à l’influence religieuse, s’ils voulaient acquérir une puissance politique, et ils ont préféré perdre l’appui du pouvoir que partager ses vicissitudes.

En Amérique, la religion est peut-être moins puissante qu’elle ne l’a été dans certains temps et chez certains peuples, mais son influence est plus durable. Elle s’est réduite à ses propres forces, que nul ne saurait lui enlever ; elle n’agit que dans un cercle unique, mais elle le parcourt tout entier et y domine sans efforts.

J’entends en Europe des voix qui s’élèvent de toutes parts ; on déplore l’absence des croyances, et l’on se demande quel est le moyen de rendre à la religion quelque reste de son ancien pouvoir.

Il me semble qu’il faut d’abord rechercher attentivement quel devrait être, de nos jours, l’état naturel des hommes en matière de religion. Connaissant alors ce que nous pouvons espérer et avons à craindre, nous apercevrions clairement le but vers lequel doivent tendre nos efforts.

Deux grands dangers menacent l’existence des religions : les schismes et l’indifférence.

Dans les siècles de ferveur, il arrive quelquefois aux hommes d’abandonner leur religion, mais ils n’échappent a son joug que pour se soumettre à celui d’une autre. La foi change d’objet, elle ne meurt point. L’ancienne religion excite alors dans tous les cœurs d’ardents amours ou d’implacables haines ; les uns la quittent avec colère, les autres s’y attachent avec une nouvelle ardeur : les croyances diffèrent, l’irréligion est inconnue.

Mais il n’en est point de même lorsqu’une croyance religieuse est sourdement minée par des doctrines que j’appellerai négatives, puisqu’en affirmant la fausseté d’une religion elles n’établissent la vérité d’aucune autre.

Alors il s’opère de prodigieuses révolutions dans l’esprit humain, sans que l’homme ait l’air d’y aider par ses passions, et pour ainsi dire sans qu’il s’en doute. On voit des hommes qui laissent échapper, comme par oubli, l’objet de leurs plus chères espérances. Entraînés par un courant insensible contre lequel ils n’ont pas le courage de lutter, et auquel pourtant ils cèdent à regret, ils abandonnent la foi qu’ils aiment pour suivre le doute qui les conduit au désespoir.

Dans les siècles que nous venons de décrire, on délaisse ses croyances par froideur plutôt que par haine ; on ne les rejette point, elles vous quittent. En cessant de croire la religion vraie, l’incrédule continue à la juger utile. Considérant les croyances religieuses sous un aspect humain, il reconnaît leur empire sur les mœurs, leur influence sur les lois. Il comprend comment elles peuvent faire vivre les hommes en paix et les préparer doucement à la mort. Il regrette donc la foi après l’avoir perdue, et privé d’un bien dont il sait tout le prix, il craint de l’enlever à ceux qui le possèdent encore.

De son côté, celui qui continue à croire ne craint point d’exposer sa foi à tous les regards. Dans ceux qui ne partagent point ses espérances, il voit des malheureux plutôt que des adversaires ; il sait qu’il peut conquérir leur estime sans suivre leur exemple ; il n’est donc en guerre avec personne ; et ne considérant point la société dans laquelle il vit comme une arène où la religion doit lutter sans cesse contre mille ennemis acharnés, il aime ses contemporains en même temps qu’il condamne leurs faiblesses et s’afflige de leurs erreurs.

Ceux qui ne croient pas, cachant leur incrédulité, et ceux qui croient, montrant leur foi, il se fait une opinion publique en faveur de la religion ; on l’aime, on la soutient, on l’honore, et il faut pénétrer jusqu’au fond des âmes pour découvrir les blessures qu’elle a reçues.

La masse des hommes, que le sentiment religieux n’abandonne jamais, ne voit rien alors qui l’écarte des croyances établies. L’instinct d’une autre vie la conduit sans peine au pied des autels et livre son cœur aux préceptes et aux consolations de la foi.

Pourquoi ce tableau ne nous est-il pas applicable ?

J’aperçois parmi nous des hommes qui ont cessé de croire au christianisme sans s’attacher à aucune religion.

J’en vois d’autres qui sont arrêtés dans le doute, et feignent déjà de ne plus croire.

Plus loin, je rencontre des chrétiens qui croient encore et n’osent le dire.

Au milieu de ces tièdes amis et de ces ardents adversaires, je découvre enfin un petit nombre de fidèles prêts à braver tous les obstacles et a mépriser tous les dangers pour leurs croyances. Ceux-là ont fait violence à la faiblesse humaine pour s’élever au-dessus de la commune opinion. Entraînés par cet effort même, ils ne savent plus précisément où ils doivent s’arrêter. Comme ils ont vu que, dans leur patrie, le premier usage que l’homme a fait de l’indépendance a été d’attaquer la religion, ils redoutent leurs contemporains et s’écartent avec terreur de la liberté que ceux-ci poursuivent. L’incrédulité leur paraissant une chose nouvelle, ils enveloppent dans une même haine tout ce qui est nouveau. Ils sont donc en guerre avec leur siècle et leur pays, et dans chacune des opinions qu’on y professe ils voient une ennemie nécessaire de la foi.

Tel ne devrait pas être de nos jours l’état naturel des hommes en matière de religion.

Il se rencontre donc parmi nous une cause accidentelle et particulière qui empêche l’esprit humain de suivre sa pente, et le pousse au-delà des limites dans lesquelles il doit naturellement s’arrêter.

Je suis profondément convaincu que cette cause particulière et accidentelle est l’union intime de la politique et de la religion.

Les incrédules d’Europe poursuivent les chrétiens comme des ennemis politiques, plutôt que comme des adversaires religieux : ils haïssent la foi comme l’opinion d’un parti, bien plus que comme une croyance erronée ; et c’est moins le représentant de Dieu qu’ils repoussent dans le prêtre, que l’ami du pouvoir.

En Europe, le christianisme a permis qu’on l’unît intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris. C’est un vivant qu’on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, et il se relève.

J’ignore ce qu’il faudrait faire pour rendre au christianisme d’Europe l’énergie de la jeunesse. Dieu seul le pourrait ; mais du moins il dépend des hommes de laisser à la foi l’usage de toutes les forces qu’elle conserve encore.

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