CHAPITRE II DIFFICULTÉS QUI S’OPPOSENT A L’ÉTABLISSEMENT D’UNE COLONIE PÉNALE

Choix d’un lieu propre à l’y fonder. — Frais de premier établissement. — Difficultés et dangers qui environnent l’enfance de la colonie. — Résultats obtenus par la colonie pénale : elle n’amène point l’économie dans les charges du trésor ; elle augmente le nombre des criminels. — Budget des colonies australiennes. — Accroissement des crimes en Angleterre. — La déportation envisagée comme moyen de coloniser. — Elle crée des colonies ennemies de la mère-patrie. — Les colonies fondées de cette manière se ressentent toujours de leur première origine. Exemple de l’Australie.

Ce n’est certes pas une petite entreprise que celle d’établir une colonie, lors même qu’on veut la composer d’éléments sains et qu’on a en son pouvoir tous les moyens d’exécution désirables.

L’histoire des Européens dans les deux Indes ne prouve que trop quels sont les difficultés et les dangers qui environnent toujours la naissance de pareils établissements. Toutes ces difficultés se présentent dans la fondation d’une colonie pénale, et beaucoup d’autres encore qui sont particulières à ces sortes de colonies.

Il est d’abord extrêmement difficile de trouver un lieu convenable pour l’y fonder : les considérations qui président à ce choix sont d’une nature toute spéciale ; il faut que le pays soit sain, et, en général, une terre inhabitée ne l’est jamais avant les vingt-cinq premières années de défrichement ; encore, si son climat diffère essentiellement de celui de l’Europe, la vie des Européens y courra toujours de grands dangers.

Il est donc à désirer que la terre qu’on cherche se rencontre précisément entre certains degrés de latitude et non au delà.

Nous disons qu’il est important que le sol d’une colonie soit sain et qu’il soit tel dès les premiers jours ; cette nécessité se fait se fait bien plus sentir pour des détenus que pour des oolons libres.

Le condamné est un homme déjà énervé par les vices qui ont fini par l’amener au crime ; il a été soumis, avant d’arriver au lieu de sa destination, à des privations et à des fatigues qui presque toujours ont altéré plus ou moins sa santé ; enfin, sur le lieu méme de son exil, on trouve rarement en lui cette énergie morale, cette activité physique et intellectuelle, qui, même sous un climat insalubre, soutient la santé du colon libre et lui permet souvent de braver avec impunité les dangers qui l’environnent.

Il y a beaucoup d’hommes d’Etat et il se trouverait peut-être même quelques philanthropes que cette difficulté n’arrêterait guère et qui nous répondraient au fond de leur âme : Qu’importe, après tout, que ces hommes coupables aillent mourir loin de nos yeux ; la société, qui les rejette, ne demandera pas compte de leur sort. Cette réponse ne nous satisfait point. Nous ne sommes pas les adversaires systématiques de la peine de mort, mais nous pensons qu’on doit l’infliger loyalement, et nous ne croyons pas que la vie des hommes puisse être ainsi enlevée par détour et supercherie.

Pour une colonie ordinaire, c’est assurément un avantage d’être située près de la mère-patrie, ceci se comprend sans commentaires.

La première condition d’une colonie pénale est d’être séparée par une immense étendue de la métropole. Il est nécessaire que le détenu se sente jeté dans un autre monde, qu’il soit obligé de se créer tout un nouvel avenir dans le lieu qu’il habite, et que l’espérance du retour apparaisse à ses yeux comme une chimère. Et combien encore cotte chimère ne viendra-t-elle pas troubler l’imagination de l’exilé ? Le déporté de Botany-Bay, séparé de l’Angleterre par tout le diamètre du globe, cherche encore à se frayer un chemin vers son pays à travers des périls insurmontables. En vain sa nouvelle patrie lui offre-t-elle dans son sein la tranquillité et l’aisance ; il ne songe qu’à se replonger en courant dans les misères de l’ancien monde. Pour obtenir d’être rapporté sur le rivage de l’Europe, un grand nombre se soumet aux conditions les plus dures, plusieurs commettent de nouveaux crimes, afin de se procurer les moyens de transport qui leur manquent.

Les colonies pénales diffèrent si essentiellement des colonies ordinaires, que la fertilité naturelle du sol peut devenir un des plus grands obstacles à leur établissement.

Les déportés, on le conçoit sans peine, ne peuvent être assujettis au même régime que le détenu de nos prisons. On ne saurait les retenir étroitement renfermés entre quatre murailles, car alors autant vaudrait les garder dans la mère patrie. On se borne donc à régler leurs actions, mais ou n’enchaîne pas complètement leur liberté.

Si la terre sur laquelle on fonde l’établissement pénal présente des ressources naturelles à l’homme isolé, si elle offre des moyens d’existence, comme en général celle des tropiques ; si le climat v est continuellement doux, les fruits sauvages abondants, la chasse aisée, il est facile d’imaginer qu’un grand nombre de criminels profiteront de la demi liberté qu’on leur laisse pour fuir dans le désert, et échangeront avec joie la tranquillité de l’esclavage contre les périls d’une indépendance contestée. Ils formeront pour l’établissement naissant autant d’ennemis dangereux ; sur une terre inhabitée, il faudra dès les premiers jours avoir les armes à la main.

Si le continent où se trouve placée la colonie pénale était peuplé de tribus semi-civilisées, le danger serait encore plus grand.

La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et par son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale, est encore le premier chez les sauvages.

Les condamnés émigreront en grand nombre vers les Indiens ; ils deviendront leurs auxiliaires contre les blancs et le plus souvent leurs chefs.

Nous ne raisonnons point ici sur une vague hypothèse : le danger que nous signalons s’est déjà fait sentir avec force dans l’île de Van-Diémen. Dès les premiers jours de l’établissernent des Anglais, un grand nombre de condamnés se sont enfuis dans les bois ; là, ils ont formé des associations de maraudeurs. Ils se sont alliés aux sauvages, ont épousé leurs filles, et pris, en partie, leurs mœurs. De ce croisement est née une race de métis plus barbare que les Européens, plus civilisée que les sauvages, dont l’hostilité a, de tout temps, inquiété la colonie, et parfois lui a fait courir les plus grands dangers.

Nous venons d’indiquer les difficultés qui se présentent, dès d’abord, lorsqu’on veut faire le choix d’un lieu propre à y établir une colonie pénale. Ces difficultés ne sont pas, de leur nature, insurmontables, puisque enfin le lieu que nous décrivons a été trouvé par l’Angleterre. Si elles existaient seules, on aurait peut-être tort de s’y arrêter ; mais il en est plusieurs autres qui méritent également de fixer l’attention publique.

Supposons donc le lieu trouvé : la terre où l’on veut établir la colonie pénale est à l’autre bout du monde ; elle est inculte et déserte. Il faut donc y tout apporter et tout prévoir à la fois. Quels frais immenses nécessite un établissement de cette nature ! Il ne s’agit point ici de compter sur zèle et l’industrie du colon pour suppléer au manque de choses utiles, dont l’absence se fera toujours sentir, quoi qu’on fasse. Ici, le colon prend si peu d’intérêt à l’entreprise, qu’il faut le forcer par la rigueur à semer le grain qui doit le nourrir. Il se résignerait presque à mourir de faim pour tromper les espérances de la société qui le punit. De grandes calamités doivent donc accompagner les commencements d’une pareille colonie.

Il suffit de lire l’histoire des établissements anglais en Australie pour être convaincu de la vérité de cette remarque. Trois fois la colonie naissante de Botany-Bay a failli être détruite par la famine et les maladies, et ce n’est qu’en rationnant ses habitants, comme les marins d’un vaisseau naufragé, qu’on est parvenu à attendre les secours de la mère-patrie. Peut-être y eut-il inertie et négligence de la part du gouvernement britannique ; mais, dans une semblable entreprise, et lorsqu’il faut opérer de si loin, peut-on se flatter d’éviter toutes les fautes et toutes les erreurs ?

Au milieu d’un pays où il s’agit de tout créer à la fois, où la population libre est isolée, sans appui, au milieu d’une population de malfaiteurs, on comprend qu’il soit difficile de maintenir l’ordre et de prévenir les révoltes. Cette difficulté se présente surtout dans les premiers temps, lorsque les gardiens, comme les détenus, sont préoccupés du soin de pourvoir à leurs propres besoins. Les historiens de l’Australie nous parlent, en effet, de complots sans cesse renaissants et toujours déjoués par la sagesse et la fermeté des trois premiers gouverneurs de la colonie, Philip, Hunter et King.

Le caractère et les talents de ces trois hommes doivent être comptés pour beaucoup dans le succès de l’Angleterre, et quand on accuse le gouvernement britannique d’inhabileté dans la direction des affaires de la colonie, il ne faut pas oublier qu’il remplit du moins la tâche la plus difficile et la plus importante peut-être de tout gouvernement : celle de bien choisir ses agents.

Nous avons admis tout à l’heure que le lieu de déportation était trouvé ; nous admettons encore en ce moment que les premières difficultés sont vaincues. La colonie pénale existe, il s’agit d’en examiner les effets.

La première question qui se présente est celle-ci : Y a-t-il économie pour l’État dans le système des colonies pénales ? Si l’on fait abstraction des faits pour ne consulter que la raison, il est permis d’en douter ; car, en admettant que l’entretien d’une colonie pénale coûte moins cher à l’État que celui des prisons, à coup sûr sa fondation exige des dépenses plus considérables, et s’il y a économie à nourrir, entretenir et garder le condamné dans le lieu de son exil, il est fort cher de l’y transporter. D’ailleurs, toute espèce de condamnés ne peut être envoyée à la colonie pénale ; le système de la déportation ne fait donc pas disparaître l’obligation d’élever des prisons.

Les écrivains qui, jusqu’à présent, se sont montrés les plus favorables à la colonisation des criminels, n’ont pas fait difficulté de reconnaître que la fondation d’un établissement pénal de cette nature était extrêmement onéreuse pour l’État. On n’a pas pu encore déterminer avec exactitude ce qu’il en avait coûté pour créer les colonies de l’Australie ; nous savons seulement que, de 1786 à 1819, c’est-à-dire pendant 52 ans, l’Angleterre a dépensé, dans sa colonie pénale, 5,301,623 livres sterling, ou environ 133,600,000 francs. Il est certain, du reste, qu’aujourd’hui les frais d’entretien sont beaucoup moins élevés que dans les premières années de l’établissement ; mais sait-on à quel prix ce résultat a été obtenu ?

Lorsque les détenus arrivent en Australie, le gouvernement choisit parmi eux, non les hommes qui ont commis les plus grands crimes, mais ceux qui ont une profession et savent exercer une industrie. Il s’empare de ceux-là et les occupe aux travaux publics de la colonie. Les criminels ainsi réservés pour le service de l’État ne forment que le huitième de la totalité des condamnés, et leur nombre tend sans cesse à décroître à mesure que les besoins publics diminuent eux-mêmes. À ces détenus est appliqué le régime des prisons d’Angleterre, à peu de choses près, et leur entretien coûte très-cher an trésor.

A peine débarqué dans la colonie pénale, le reste des criminels est distribué parmi les cultivateurs libres. Ceux-ci, indépendamment des nécessités de la vie, qu’ils sont obligés de fournir aux condamnés, doivent encore rétribuer leurs services à un prix fixé.

Transporté en Australie, le criminel, de détenu qu’il était, devient donc réellement serviteur à gages. Ce système, au premier abord, paraît économique pour l’État ; nous en verrons plus tard les mauvais effets.

Divers calculs, dont nous possédons les bases, nous portent à croire qu’en 1829, dernière année connue, l’entretien de chacun des 15,000 condamnés qui se trouvaient alors en Australie a coûté à l’État au moins 12 livres sterling ou 302 francs .

Si l’on ajoute annuellement à cette somme l’intérêt de celles qui ont été dépensées pour fonder la colonie, si ensuite on fait entrer en ligne de compte l’accroissement progressif du nombre des criminels qui se font conduire en Australie, on sera amené à penser que l’économie qu’il est raisonnable d’attendre du système de la déportation se réduit en résumé à fort peu de chose, si même elle existe.

Au reste, nous reconnaîtrons volontiers que la question d’économie ne vient ici qu’en seconde ligne. La question principale est celle de savoir si, en définitive, le système de la déportation diminue le nombre des criminels. S’il en était ainsi, nous concevrions qu’une grande nation s’imposât un sacrifice d’argent dont le résultat serait d’assurer son bien être et son repos.

Mais l’exemple de l’Angleterre tend à prouver que, si la déportation fait disparaître les grands crimes, elle augmente sensiblement le nombre des coupables ordinaires, et qu’ainsi la diminution des récidives est plus que couverte par l’augmentation des premiers délits.

La peine de la déportation n’intimide personne, et elle enhardit plusieurs dans la voie du crime.

Pour éviter les frais immenses qu’entraîne la garde des détenus en Australie, l’Angleterre, comme nous venons de le voir, a rendu à la liberté le plus grand nombre, dès qu’ils ont mis le pied dans la colonie pénale.

Pour leur donner un avenir et les fixer sans retour par des liens moraux et durables, elle facilite de tout son pouvoir l’émigration de leur famille.

Après que la peine est subie, elle distribue des terres, afin que l’oisiveté et le vagabondage ne le ramènent pas au crime.

De cette combinaison d’efforts, il résulte quelquefois, il est vrai, que l’homme réprouvé par la métropole devient un citoyen utile et respecté dans la colonie ; mais on voit plus souvent encore celui que la crainte des châtiments aurait forcé de mener une vie régulière en Angleterre, enfreindre les lois qu’il eût respectées, parce que la peine dont on le menace n’a rien qui l’effraye, et souvent flatte son imagination plutôt qu’elle ne l’arrête.

Un grand nombre de condamnés, dit M. Bigge dans son rapport à lord Bathurst, sont retenus bien plus par la facilité qu’on trouve en Australie à subsister, par les chances de gain qu’on y rencontre et l’aisance des mœurs qui y règne, que par la vigilance de la police. Singulière peine, il faut l’avouer, que celle à laquelle le condamné craint de se soustraire.

A vrai dire, pour beaucoup d’Anglais, la déportation n’est guère autre chose qu’une émigration aux terres australes, entreprise aux frais de l’État.

Cette considération ne pouvait manquer de frapper l’esprit d’un peuple renommé à juste titre pour son intelligence dans l’art de gouverner la société.

Aussi, dès 1819 (6 janvier), on trouve dans une lettre officielle écrite par lord Bathurst cette énonciation : « La terreur qu’inspirait d’abord la déportation diminue d’une manière graduelle, et les crimes s’accroissent dans la même proportion. » (They have increased beyond all calculation.) Le nombre des condamnés à la déportation, qui était de 662 en 1812, s’était en effet élevé successivement jusqu’en 1810, époque de la lettre de lord Bathurst, au chiffre de 3,130 ; pendant les années 1828 et 1829 il avait atteint 4,500.

Les partisans du système de la déportation ne peuvent nier de pareils faits ; mais ils disent que ce système a, du moins, pour résultat de fonder rapidement une colonie, qui bientôt rend en richesse et en puissance à la mère-patrie plus qu’elle ne lui a coûté.

Ainsi envisagée, la déportation n’est plus un système pénitentiaire, mais bien une méthode de colonisation. Sous ce point de vue elle ne mérite pas seulement d’occuper les amis de l'humanité, mais encore les hommes d’État et tous ceux qui exercent quelque influence sur la destinée des nations.

Pour nous, nous n’hésitons pas à le dire, le système de la déportation nous paraît aussi mal approprié à la formation d’une colonie qu’à la répression des crimes dans la métropole. Il précipite sans doute sur le sol qu’on veut coloniser une population qui n’y serait peut-être pas venue toute seule ; mais l’État gagne peu à recueillir ces fruits précoces, et il eût été à désirer qu’il laissât suivre aux choses leur cours naturel.

Et d’abord, si la colonie croît, en effet, avec rapidité, il devient bientôt difficile d’y maintenir à peu de frais l’établissement pénal : en 1819, la population de la Nouvelle-Galles du Sud ne se composait que d’environ 29,000 habitants, et déjà la surveillance devenait difficile ; déjà on suggérait au gouvernement l’idée d’élever des prisons pour y renfermer les condamnés : c’est le système européen avec ses vices, transporté à 5,000 lieues de l’Europe.

Plus la colonie croîtra en population, moins elle sera disposée à devenir le réceptacle des vices de la mère-patrie. On sait quelle indignation excita jadis en Amérique la présence des criminels qu’y déportait la métropole.

Dans l’Australie elle-même, chez ce peuple naissant, composé en grande partie de malfaiteurs, les mêmes murmures se font déjà entendre, et on peut croire que, dès que la colonie en aura la force, elle repoussera avec énergie les funestes présents de la mère-patrie. Ainsi seront perdus pour l’Angleterre les frais de son établissement pénal.

Les colonies de l’Australie chercheront d’autant plus tôt à s’affranchir des obligations onéreuses imposées par l’Angleterre, qu’il existe dans le cœur de leurs habitants peu de bienveillance pour elle.

Et c’est là l’un des plus funestes effets du système de la déportation appliqué aux colonies.

Rien de plus doux, en général, que le sentiment qui lie les colons au sol qui les a vus naître.

Les souvenirs, les habitudes, les intérêts, les préjugés, tout les unit encore à la mère-patrie, en dépit de l’Océan qui les sépare. Plusieurs nations de l’Europe ont trouvé et trouvent encore une grande source de force et de gloire dans ces liens d’une confraternité lointaine. Un an avant la révolution d’Amérique, le colon dont les pères avaient, depuis un siècle et demi, quitté les rivages de la Grande-Bretagne, disait encore chez nous en parlant de l’Angleterre.

Mais le nom de la mère-patrie ne rappelle à la mémoire du déporté que le souvenir de misères quelquefois imméritées. C’est là qu’il a été malheureux, persécuté, coupable, déshonoré. Quels liens l’unissent à un pays où, le plus souvent, il n’a laissé personne qui s’intéresse à son sort ? Comment désirerait-il établir dans la métropole des rapports de commerce ou des relations d’amitié ? De tous les points du globe, celui où il est né lui semble le plus odieux. C’est le seul lieu où l’on connaisse son histoire et où sa honte ait été divulguée.

On ne peut guère douter que ces sentiments hostiles du colon ne se perpétuent dans sa race : aux États-Unis, parmi ce peuple rival de l’Angleterre, on reconnaît encore les Irlandais par la haine qu’ils ont vouée à leurs anciens maîtres.

Le système de la déportation est donc fatal aux métropoles, en ce qu’il affaiblit les liens naturels qui doivent les unir à leurs colonies ; de plus, il prépare à ces États naissants eux-mêmes un avenir plein d’orages et de misère.

Les partisans des colonies pénales n’ont pas manqué de nous citer l’exemple des Romains qui préludèrent par une vie de brigandage à la conquête du monde.

Mais ces faits dont on parle sont bien loin de nous ; il en est d’autres plus concluants qui se sont passés presque sous nos yeux, et nous ne saurions croire qu’il faille s’en rapporter à des exemples donnés il y a 3,000 ans, quand le présent parle si haut.

Une poignée de sectaires aborde, vers le commencement du dix-septième siècle, sur les côtes de l’Amérique du Nord ; là, ils fondent, presque en secret, une société à laquelle ils donnent pour base la liberté et la religion. Cette bande de pieux aventuriers est devenue depuis un grand peuple, et la nation créée par elle est restée la plus libre et la plus croyante qui soit au monde. Dans une île dépendante du même continent et presque à la même époque, un ramas de pirates, écume de l’Europe, venait chercher un asile. Ces hommes dépravés, mais intelligents, y établissaient aussi une société qui ne tarda pas à s’éloigner des habitudes déprédatrices de ses fondateurs. Elle devint riche et éclairée ; mais elle resta la plus corrompue du globe, et ses vices ont préparé la sanglante catastrophe qui a terminé son existence.

Au reste, sans aller chercher l’exemple de la Nouvelle-Angleterre et de Saint-Domingue, il nous suffirait, pour mieux faire comprendre notre pensée, d’exposer ce qui se passe dans l’Australie elle-même.

La société, en Australie, est divisée en diverses classes aussi séparées et aussi ennemies les unes des autres que les différentes classes du moyen âge. Le condamné est exposé au mépris de celui qui a obtenu sa libération : celui-ci, aux outrages de son propre fils, né dans la liberté ; et tous, à la hauteur du colon dont l’origine est sans tache. Ce sont comme quatre nations qui se rencontrent sur le même sol.

On jugera des sentiments qui animent entre eux ces différents membres d’un même peuple par le morceau suivant qu’on trouve dans le rapport de M. Bigge : « Tant que ces sentiments de jalousie et d’inimitié subsisteront, dit-il, il ne faut pas songer à introduire l’institution du jury dans la colonie. Avec l’état actuel des choses, un jury composé d’anciens condamnés ne peut manquer de se réunir contre un accusé appartenant à la classe des colons libres ; de même que des jurés pris parmi les colons libres croient toujours manifester la pureté de leur classe en condamnant l’ancien détenu contre lequel une seconde accusation sera dirigée. »

En 1820, le huitième seulement des enfants recevait quelque instruction en Australie. Le gouvernement de la colonie ouvrait cependant, à ses frais, des écoles publiques ; il savait, comme le dit M. Bigge dans son rapport, que l’éducation seule pouvait combattre l’iniluence funeste qu’exerçaient les vices de ses parents.

Ce qui manque, en effet, essentiellement à la société australienne, ce sont les mœurs. Et comment pourrait-il en être autrement ? A peine dans une société composée d’éléments purs, la force de l’exemple et l’influence de l’opinion publique parviennent-elles à contenir les passions humaines : sur 36,000 habitants que comptait l’Australie en 1828, 23,000 ou près des deux tiers appartenaient à la classe des condamnés. L’Australie se trouvait donc encore dans cette position unique, que le vice y obtenait l’appui du plus grand nombre. Aussi les femmes y avaient-elles perdu ces traditions de pudeur et de vertu, qui caractérisent leur sexe dans la métropole et dans la plupart de ses colonies libres ; quoique le gouvernement encourageât le mariage de tout son pouvoir, souvent même aux dépens de la discipline, les bâtards formaient encore le quart des enfants.

Il y a d’ailleurs une cause, en quelque sorte matérielle, qui s’oppose à l’établissement des bonnes mœurs dans les colonies pénales, et qui, au contraire, y facilite les désordres et la prostitution.

Dans tous les pays du monde les femmes commettent infiniment moins de crimes que les hommes. En France, les femmes ne forment que le cinquième des condamnés ; en Amérique, le dixième. Une colonie fondée à l’aide de la déportation présentera donc nécessairement une grande disproportion de nombre entre les deux sexes. En 1828, sur trente-six mille habitants que renfermait l’Australie, on ne comptait que huit mille femmes, ou moins du quart de la population totale. Or, on le conçoit sans peine, et l’expérience d’ailleurs le prouve, pour que les mœurs d’un peuple soient pures, il faut que les deux sexes s’y trouvent dans un rapport à peu près égal.

Mais ce ne sont pas seulement les infractions aux préceptes de la morale qui sont fréquentes en Australie ; on y commet encore plus de crimes contre les lois positives de la société que dans aucun pays du monde.

Le nombre annuel des exécutions à mort en Angleterre est d’environ 60, tandis que dans les colonies australiennes qui sont régies par la même législation, peuplées d’hommes appartenant à la même race, et qui n’ont encore que 40,000 habitants, on compte, dit-on, de 15 à 20 exécutions à mort chaque année.

Enfin de toutes les colonies anglaises, l’Australie est la seule qui soit privée de ces précieuses libertés civiles qui font la gloire de l’Angleterre et la force de ses enfants dans toutes les parties du monde. Comment confierait-on les fonctions de juré à des hommes qui sortent eux-mêmes des bancs de la cour d’assises ? Et peut-on sans danger remettre la direction des affaires publiques à une population tourmentée par ses vices et divisée par des inimitiés profondes ?

Il faut le reconnaître, la déportation peut concourir à peupler rapidement une terre déserte, elle peut former des colonies libres, mais non des sociétés fortes et paisibles. Les vices que nous enlevons ainsi à l’Europe ne sont pas détruits, ils ne sont que transplantés sur un autre sol, et l’Angleterre ne se décharge d’une partie de ses misères que pour les léguer à ses enfants des terres australes.

CHAPITRE III

DIFFICULTÉS SPÉCIALES À NOTRE TEMPS ET À LA FRANCE

Où la France peut-elle espérer trouver un lieu propre à fonde une colonie pénale ? — Le génie de la nation n’est pas favorable aux entreprises d’outremer. — Facilités qu’a rencontrées l’Angleterre dans la fondation de Botany-Bay, et qui manquent à la France. — Dépenses qu’entraînerait la création d’une semblable colonie. — Chances d’une guerre maritime.

Nous venons de faire connaître dans ce qui précède les raisons qui nous portaient à croire que le système de la déportation n’était utile ni comme moyen répressif, ni comme méthode de coloniser. Les difficultés que nous avons exposées nous semblent devoir se représenter dans tous les temps et chez toutes les nations ; mais, à certaines époques et pour certains peuples, elles deviennent insurmontables.

Premièrement, où la France ira-t-elle aujourd’hui chercher le lieu qui doit contenir sa colonie pénale ? Commencer par savoir si ce lieu existe, c’est assurément suivre l’ordre naturel des idées, et à cette occasion nous ne pouvons nous défendre de faire une remarque.

Parlez à un partisan du système des colonies pénales, vous entendrez d’abord un résumé des avantages de la déportation. On développera des considérations générales et souvent ingénieuses sur le bien qu’en pourrait retirer la France ; on émettra des vœux pour son adoption, on ajoutera enfin quelques détails sur la colonisation de l’Australie. Du reste, on s’occupera peu des moyens d’exécution ; et quant au choix à faire pour la colonie française, l’entretien finira sans qu’il en ait été dit un seul mot. Que si vous hasardez une question sur ce point, on se hâtera de passer à un autre objet, ou bien l’on se bornera à vous répondre que le monde est bien grand, et que quelque part doit se trouver le coin de terre dont nous avons besoin.

On dirait que l’univers est encore divisé par la ligne imaginaire qu’avaient tracée les papes, et qu’au delà s’étendent des continents inconnus où l’imagination peut aller se perdre en liberté.

C’est cependant sur ce terrain limité que nous voudrions voir venir les partisans de la déportation ; c’est cette question toute de fait que nous désirerions le plus éclaircir.

Quant à nous, nous avouerons sans difficulté que nous n’apercevons nulle part le lieu dont pourrait s’emparer la France. Le monde ne nous semble plus vacant, toutes les places nous y paraissent occupées.

Qu’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut sur le choix à faire d’un lieu propre à l’établissement d’une colonie pénale, ce qui, je crois, n’est pas contesté.

Or nous posons ici la question en termes précis : Dans quelle partie du monde se rencontre aujourd’hui un semblable lieu ?

Ce lieu, la fortune l’indiquait aux Anglais il y a cinquante ans. Continent immense, et, par conséquent, avenir sans bornes, ports spacieux, relâches assurées, terre féconde et inhabitée, climat de l’Europe, tout s’y trouvait réuni, et ce lieu privilégié était placé aux antipodes.

Pourquoi, dira-t-on, abandonner aux Anglais la libre possession d’un pays dix fois plus grand que l’Angleterre ? Deux peuples ne peuvent-ils donc pas se fixer sur cet immense territoire ? Et une population de cinquante mille Anglais se trouvera-t-elle gênée lorsqu’à neuf cents lieues de là, sur la côte de l’Ouest, on voudra établir une colonie française ? Ceux qui font cette question ignorent sans doute que l’Angleterre, avertie par ce qui s’est passé en Amérique, du danger d’avoir des voisins, a déclaré à plusieurs reprises qu’elle ne souffrirait pas qu’un seul établissement européen se fondât en Australie. Nous sentons, certes, autant que d’autres, ce qu’il y a d’orgueil et d’insolence dans une déclaration semblable ; mais les partisans de la déportation veulent-ils qu’on fasse une guerre maritime à l’Angleterre pour fonder la colonie pénale ?

Un auteur qui a écrit avec talent sur le système pénitentiaire, M. Charles Lucas, indique, il est vrai, aux méditations du gouvernement deux petits îlots des Antilles et la colonie de Cayenne, qui pourraient servir, dit-il, de lieux de détention à certains condamnés. Il y renfermerait les assassins en état de récidive, ainsi que ceux qui ont porté atteinte à la liberté de la presse et à celle des cultes. Mais la déportation, restreinte à ces deux espèces de criminels, n’est pas d’une utilité généralement sentie, et l’on peut douter d’ailleurs que le lieu qu’on indique soit bien choisi. L’auteur dont nous parlons, qui conteste à la société le droit d’ôter la vie, même au parricide, ne voudrait pas sans doute laisser à l’insalubrité du climat la charge de faire ce que la justice ne peut ordonner.

Personne, jusqu’à présent, à notre connaissance, ne s’est sérieusement occupé de résoudre la question que nous avons posée plus haut ; et cependant ne faudrait-il pas, avant tout, se fixer sur ce premier point ?

Nous devons, au reste, nous hâter de le dire, nous n’avons pas la prétention de croire qu’il soit impossible de trouver un lieu propre à y fonder une colonie pénale, parce que nos recherches ne nous l’ont pas fait apercevoir.

Mais ce lieu, fut-il découvert, restent encore les difficultés d’exécution : elles ont été grandes pour l’Angleterre ; elles paraissent insurmontables pour la France.

La première de toutes, il faut l’avouer, se rencontre dans le caractère de la nation, qui, jusqu’à présent, s’est montré peu favorable aux entreprises d’outre-mer.

La France, par sa position géographique, son étendue et sa fertilité, a toujours été appelée au premier rang des pouvoirs du continent. C’est la terre qui est le théâtre naturel de sa puissance et de sa gloire ; le commerce maritime n’est qu’un appendice de son existence. La mer n’a jamais excité chez nous et n’excitera jamais ces sympathies profondes, cette sorte de piété filiale qu’ont pour elle les peuples navigateurs et commerçants. De là vient que parmi nous on a vu souvent les génies les plus puissants s’obscurcir tout à coup lorsqu’il s’agissait de combiner et de diriger des expéditions navales. Le peuple, de son côté, croit peu au succès de ces entreprises éloignées. L’argent des particuliers ne s’y engage qu’avec peine ; les hommes qui, chez nous, se présentent pour aller fonder une colonie sont le plus souvent du nombre de ceux auxquels la médiocrité de leurs talents, le délabrement de leur fortune, ou les souvenirs de leur vie antérieure, interdisent l’espérance d’un avenir dans leur patrie. Et cependant s’il est une entreprise au monde dont le succès dépende des chefs qui la dirigent, c’est sans doute l’établissement d’une colonie pénale.

Lorsque l’Angleterre conçut, en 1785, le projet de déporter ses condamnés dans la Nouvelle-Galles du Sud, elle avait déjà acquis à peu près l’immense développement commercial qu’on lui voit de nos jours. Sa prépondérance sur les mers était dès lors un fait reconnu.

Elle tira un grand parti de ces deux avantages ; l’étendue de son commerce la mit à même de se procurer facilement les marins qu’elle destinait à faire le voyage d’Australie ; l’industrie particulière vint au secours de l’État. Des navires d’un haut tonnage se présentèrent en foule pour transporter à bon marché les condamnés dans la colonie pénale. Grâce au grand nombre des vaisseaux et aux immenses ressources de la marine royale, le gouvernement put sans peine faire face à tous les nouveaux besoins.

Depuis lors, la puissance de l’Angleterre n’a pas cessé de croître : l’île Sainte-Hélène, le cap de Bonne-Espérance, l’île de France sont tombés entre ses mains, et offrent aujourd’hui à ses vaisseaux autant de ports où ils peuvent relâcher commodément à l’abri du pavillon britannique.

L’empire de la mer s’acquiert lentement, mais il est moins sujet qu’un autre aux brusques vicissitudes de la fortune. Tout annonce que pendant longtemps encore l’Angleterre jouira paisiblement de ces avantages, et que la guerre même ne pourra y mettre obstacle.

L’Angleterre était donc de toutes les nations du monde celle qui pouvait fonder une colonie pénale le plus facilement et aux moindres frais.

L’enfance de la colonie de Botany-Bay a cependant été fort pénible, et nous avons vu quelles sommes immenses les Anglais avaient dû dépenser pour la fonder.

Ces résultats s’expliquent d’eux-mêmes : une nation, quels que soient ses avantages, ne peut à bon marché créer un établissement pénal à trois ou quatre mille lieues du centre de sa puissance, alors qu’il faut tout apporter avec soi, et qu’on n’a rien à attendre des efforts ni de l’industrie des colons.

En imitant nos voisins, nous ne pouvons espérer trouver aucune des facilités qu’ils ont rencontrées dans leur entreprise.

La marine royale de France ne peut, sans augmenter considérablement son budget, envoyer chaque année des vaisseaux dans des contrées aussi lointaines, et le commerce français, de son côté, présente peu de ressources pour des expéditions de ce genre.

Une fois partis de nos ports, il nous faudra parcourir la moitié de la circonférence du globe sans rencontrer un seul lieu de relâche où nos marins soient sûrs de trouver un appui et des secours efficaces.

Ces difficultés s’exposent en peu de mots, mais elles sont très-grandes, et plus on examine le sujet, plus on s’en convainc.

Si nous parvenions à surmonter de semblables obstacles, ce ne serait qu’à force de sacrifices et d’argent.

Nous ne saurions penser que, dans l’état actuel des finances, on puisse vouloir augmenter à ce point les charges du Trésor. L’entreprise, dût-elle avoir un succès heureux, dût-il même en résulter par la suite une économie, la France ne nous semble pas en état de s’imposer la première avance. Le résultat ne nous paraît nullement en rapport avec de pareils sacrifices.

Et d’ailleurs, est-on sûr de recueillir pendant longtemps les fruits d’une si coûteuse entreprise ?

Ceux qui s’occupent des colonies pénales ont soin, en général, de peu s’appesantir sur les chances qu’une guerre maritime ferait nécessairement courir à la nouvelle colonie ; ou, s’ils en parlent, c’est pour repousser loin d’eux la pensée que la France pût redouter un conflit et n’eût pas la force de faire respecter en tout temps la justice de ses droits.

Nous ne suivrons pas cet exemple : la véritable grandeur, chez un peuple comme chez un homme, nous a toujours paru consister à entreprendre, non tout ce qu’on désire, mais tout ce qu’on peut. La sagesse, comme le vrai courage, est de se connaître soi-même et de se juger sans faiblesse, tout en conservant la juste confiance de ses forces.

La position géographique, les établissements coloniaux, la gloire maritime et l’esprit commerçant de l’Angleterre, lui ont donné une prépondérance incontestable sur les mers. Dans l’état actuel des choses, la France peut soutenir contre elle une lutte glorieuse ; elle peut triompher dans des combats particuliers ; elle peut même défendre efficacement des possessions peu éloignées du centre de l’empire ; mais l’histoire nous apprend que ses colonies lointaines ont presque toujours fini par succomber sous les coups de sa rivale.

L’Angleterre a des établissements formés et des lieux de relâche préparés sur tous les rivages ; la France ne peut guère trouver un point d’appui pour ses flottes que sur son territoire ou aux Antilles. L’Angleterre peut disséminer ses forces dans toutes les parties du globe sans rendre les chances de succès inégales ; la France ne peut lutter qu’en réunissant toutes les siennes dans les mers qui l’environnent.

Après avoir fait de longs efforts pour fonder à grands frais sa colonie, la France se verrait en danger presque certain de la voir enlever par son ennemie.

Mais une pareille colonie tentera peu la cupidité de l’Angleterre. — Rien n’autorise à le croire ; l’Angleterre aura toujours intérêt à détruire un établissement colonial français, quel qu’il soit. L’Angleterre, d’ailleurs, en s’emparant de la colonie pénale, se hâtera sans doute de lui donner une autre destination et cherchera à la peupler d’autres éléments.

Mais supposons que, la colonie ayant eu le temps de prendre un accroissement considérable, l’Angleterre ne veuille ou ne puisse s’en emparer, elle n’a pas besoin de le faire pour nuire à la France ; il lui suffit d’isoler la colonie et d’arrêter ses communications avec la mère-patrie. Une colonie, et surtout une colonie pénale, à moins d’être parvenue à un haut degré de développement, ne supporte qu’avec peine un isolement complet du monde civilisé. Privée de ses rapports avec la métropole, on la voit bientôt dépérir. De son côté, si la France ne peut plus transporter ses condamnés au delà des mers, que deviennent les résultats de la déportation, si chèrement achetés ? Sa colonie, au lieu de lui être utile, lui suscitera des difficultés et nécessitera des dépenses qui n’existaient point avant elle. Que fera-t-on des détenus qu’on destinait à la colonie pénale ; il faudra les garder sur le territoire continental de la France ; mais rien n’est préparé pour les recevoir ; à chaque guerre maritime, il faudra donc recréer des bagnes provisoires qui puissent contenir les criminels.

Tels sont, dans l’état actuel des choses, les résultats presque certains d’une guerre avec l’Angleterre. Or, si l’on ouvre les fastes de notre histoire, on peut se convaincre que la paix qui subsiste aujourd’hui est une des plus longues qui aient existé entre les Anglais et nous depuis quatre cents ans.

Voyez sur l’origine de ce morceau les pages 56 et 57 de la préface mise en tête du tome Ier. On voit dans le rapport de. M. Bigge que, chaque année, il arrive à la Nouvelle-Galles du Sud un certain nombre de condamnés qui y ont été déjà déportés une première fois. (Bigge’s report of inquiry into the state of the colony of New-South-Wales, ordered by the house of commons to be printed. 19 june 1822.) Voyez l’Histoire des colonies pénales, par M. le vicomte (aujourd’hui le marquis) de Blosseville. Dans tout ce qui suit, nous avons souvent eu occasion de recourir au livre de M. de Blosseville. Cet ouvrage, dont l’auteur paraît, du reste, favorable au système de la déportation, abonde en faits intéressants et en recherches curieuses. Il forme le document le plus complet qui ait été publié dans notre langue sur les établissements anglais de l’Australie. Pendant les premières années de la colonie, il s’était répandu parmi les détenus la croyance assez générale que la Nouvelle-Hollande tenait au continent de l’Asie. Plusieurs déportés tentèrent de s’échapper de ce côté. La plupart moururent de misère dans les bois, ou furent contraints de revenir sur leurs pas. On eut bien de la peine à persuader à ces malheureux qu’ils étaient dans l’erreur. Pendant les années 1828 et 1829, chaque détenu envoyé en Australie a coûté à l’État, pour frais de transport, environ 20 livres sterling (555 francs). — (Documents législatifs envoyés par le Parlement britannique, vol. XXIII, p. 23). La livre sterling (pound sterling) vaut communément 25 fr. 20 c : le schelling 1 fr. 24. c. Enquêtes faites par ordre du Parlement britannique en 1812 et 1810. Ces enquêtes se trouvent au nombre des documents législatifs envoyés par le Parlement britannique, volumes intitulés : Reports commitees, tomes XC et XCI. — Rapport fait par M. Bigge en 1822, même collection. — Rapport de la commission chargée de l’examen du budget des colonies, 1830, même collection. En 1828, sur 15,068 condamnés, 1,918 étaient employés par le gouvernement. Documents parlementaires anglais, vol. XXIII. Chaque détenu dans les hulks, espèces de bagnes flottants établis dans plusieurs ports de la Grande-Bretagne, ne coûte annuellement, déduction faite du prix de son travail, que 6 liv. sterl. (environ 165 fr.). Il est vrai de dire que d’un autre côté l’entretien de chaque individu détenu dans le pénitencier de Milbank revient annuellement à environ 35 liv. sterl. ou 882 fr. Voyez Enquête faite par ordre du Parlement britannique en 1832.

En 1852, le gouvernement britannique nomma une commission à l’effet d’examiner quels étaient les meilleurs moyens de rendre efficace l’application des peines autres que la peine de mort. La commission fit son rapport le 22 juin 1802. C’est dans ce précieux document que nous puisons les extraits qui suivent : nous devons dire cependant que la commission ne fut pas unanime et que ses conclusions n’expriment que les opinions de la majorité. C’est du moins ce que nous a assuré un membre très-distingué du Parlement britannique qui en faisait partie.
« D’après des témoignages reçus par elle, la commission est fondée à croire qu’il existe assez souvent dans l’esprit des individus appartenant aux dernières classes du peuple l’idée qu’il est très-avantageux d’être déporté à Botany-Bay. Elle pense qu’on a vu des exemples de crimes commis dans le seul dessein d’être envoyé en Australie. Il lui semble donc nécessaire d’infliger aux condamnés un châtiment réel, soit avant leur départ d’Angleterre, soit immédiatement après leur arrivée en Australie et avant de les placer comme domestiques chez les cultivateurs » (Page 12.)
« La commission pense que la peine de la déportation, réduite à elle-même, ne suffit pas pour détourner du crime ; et, comme on n’a indiqué jusqu’à présent aucun moyen de faire subir aux individus une fois déportés le châtiment réclamé par la société, sans augmenter considérablement les charges du trésor public, il en résulte qu’il faut leur infliger ce châtiment avant leur départ pour la Nouvelle-Galles du Sud. (Page 14.)
« La peine de la déportation, telle qu’elle est mise en pratique en Angleterre, et si on l’inflige seule, parait à la commission une punition insuffisante ; mais elle peut devenir utile, combinée avec d’autres peines. » (Page 16.)
« Il résulte de la déclaration des témoins entendus, que l’impression produite sur les esprits par la déportation dépend essentiellement de la situation des condamnés. Les laboureurs qui ont une famille craignent au dernier point d’être envoyés à la colonie pénale, tandis que, pour les hommes non mariés, les ouvriers qui sont sûrs d’obtenir des gages très élevés en Australie et généralement tous ceux qui sentent le besoin de changer leur position et conçoivent le vague désir de l’améliorer, pour ceux-là la déportation n’a rien de redoutable. Tous les rapports qui parviennent de la Nouvelle-Galles du Sud et de la terre de Van-Diémen, la commission en a la preuve, sont en effet très-favorables. Ils représentent la situation des condamnés en Australie comme fort heureuse, et les chances de fortune qui leur sont ouvertes comme certaines, pour peu qu’ils se conduisent avec prudence. Il est donc naturel que la déportation soit considérée par beaucoup d’individus plutôt comme un avantage que comme un châtiment. » (Page 17.)
« Il n’est pas surprenant que, dans un pays pourvu d’une population surabondante, où une foule d’hommes éprouvent de grandes privations, et où conséquemment il se rencontre de grands attraits au crime, ceux dont l’éducation a été abandonnée, et qui se sentent exposés au besoin, cèdent sans peine à la tentation de mal faire. D’un côté ils comptent sur l’incertitude de la législation et sur les probabilités d’acquittement qu’elle présente ; si cette chance de.salut vient à leur manquer, ils savent que le pis qui puisse leur arriver, c’est d’éprouver un changement de condition qui les place à peine plus mal qu’ils n’étaient déjà. » (Page 20.)
« L’accroissement rapide et progressif des criminels en ce pays (l’Angleterre et le pays de Galles) a depuis un certain temps excité les alarmes et déjoué tous les efforts des philanthropes et des hommes d’État. On a cherché inutilement à arrêter cet accroissement, soit en amendant nos lois pénales, soit en établissant une police plus efficace. Tous ces moyens n’ont pu retarder les progrès du mal ni diminuer l’effrayant catalogue que nous offrent chaque année les monuments de la jurisprudence. Sans remonter à des périodes éloignées, on peut s’assurer par les documents officiels fournis à la commission que le nombre des personnes accusées, écrouées et condamnées pour crimes et délits en Angleterre et dans le pays de Galles augmente sans cesse.

NOMBRE DES INDIVIDUS PRÉSENTS ET ÉCROUÉS.

NOMBRE DES INDIVIDUS CONDAMNÉS.

(Report of the select Committee appointed to inquire into the best mode of giving eficacy to secundary punishments, and to report their observations to the house of commons. 22 june 1852.)

En 1826 (17 février), le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud faisait établir une nouvelle prison indépendante de celle qui existait déjà à Sidney. Plusieurs établissements avaient déjà été créés sur divers points du territoire de la colonie pour y retenir les déportés les plus indociles. Voyez les documents imprimés par ordre de la Chambre des communes d’Angleterre, et, entre autres, l’ordonnance du gouverneur Darling en 1826, et les regulation on penal settlements, imprimés en 1832. Enquêtes de 1812 et 1819. — Rapport de M. Bigge. — Rapport de la commission du budget de 1830, et documents législatifs envoyés par le Parlement britannique Ce fait nous a été affirmé par une personne digne de foi qui a habité pendant plus de deux ans la Nouvelle-Galles du Sud.

CIRCULAIRE

ADRESSÉE AUX ÉLECTEURS DE L’ARRONDISSEMENT DE VALOGNES.

L’annonce des élections générales me ramène de nouveau devant vous.

Plus de quatre-vingts électeurs indépendants de l’arrondissement de Cherbourg avaient bien voulu m’écrire pour m’offrir la candidature de l’opposition dans cette dernière ville. J’ai exprimé toute la vive et profonde gratitude qu’une pareille démarche faisait naître ; mais j’ai déclaré, en même temps, d’une manière positive, qu’un lien d’honneur m’attachait désormais à l’arrondissement de Valognes, et que, quoi qu’il pût arriver, je ne saurais me présenter ailleurs que dans le pays où, sans me connaître personnellement, on m’avait déjà si généreusement accordé un grand nombre de suffrages. J’ai fait remarquer, d’ailleurs, que ma manière de voir sur ce point n’était pas récente, mais qu’elle avait été manifestée depuis longtemps, puisque, aussitôt après les élections dernières, j’avais acquis des propriétés dans l’arrondissement de Valognes et que j’y avais transféré mon domicile politique ; je me flatte que ces raisons seront comprises et appréciées par les honorables citoyens auxquels je les adresse.

Je ne doute pas, messieurs, que, dans la circonstance présente, on ne fasse courir de nouveau les bruits absurdes et calomnieux qui ont été répandus sur mon compte il y a dix-huit mois.

Je dois, avant tout, et pour la dernière fois, les flétrir.

On vous dira que je suis un ennemi caché des institutions et de la dynastie fondées en juillet 1830. Méprisez ceux qui vous tiennent un pareil langage. J’ai prêté serment en 1830. J’ai exercé depuis des fonctions publiques, et je n’ai jamais su ce que c’était que de vouloir renverser un gouvernement que j’ai servi.

On vous dira encore qu’appartenant à une famille ancienne je veux ramener la société aux anciens préjugés, aux anciens privilèges, aux anciens usages ; ce sont encore là non-seulement des calomnies odieuses, mais ridicules. Il n’y a pas en France, et, je ne crains pas de le dire, en Europe, un seul homme qui ait fait voir d’une manière plus publique que l’ancienne société aristocratique avait disparu pour toujours, et qu’il ne restait plus aux hommes de notre temps qu’à organiser progressivement et prudemment sur ses ruines la société démocratique nouvelle. Nul n’a fait plus d’efforts que moi pour montrer qu’il fallait, sans sortir de la monarchie, en arriver peu à peu au gouvernement du pays par le pays. Je n’ai point renfermé ces opinions dans des paroles obscures qu’on explique, qu’on rétracte ou qu’on nie suivant le besoin du moment, mais dans des écrits qui restent et qui m’engagent aux yeux de mes amis aussi bien qu’à ceux de mes adversaires.

Les mêmes hommes qui essayeront de me peindre à vous comme un représentant du pouvoir absolu ou des idées féodales, s’efforceront peut-être de me montrer comme un homme anarchique et comme un novateur dangereux. C’est encore là une calomnie. Je veux, il est vrai, un progrès constant, mais je le veux graduel. J’aime la liberté, et non la démagogie. Je sais que la France a tout à la fois besoin d’indépendance et de repos, et qu’il faut lui éviter toute révolution nouvelle.

Du reste, messieurs, je n’aime point, quant à moi, l’obscurité. J’aime la lumière et je veux vivre au milieu d’elle. Si quelques-uns d’entre vous conservent des doutes sur mes opinions, qu’ils me fassent l’honneur de venir me voir, j’achèverai de me montrer à eux sans détour. Si l’on préfère m’écrire, qu’on le fasse ; je répondrai. Si, enfin, le corps électoral tout entier veut m’entendre, je suis prêt à paraître au milieu de lui et m’exposer de tous les côtés à ses regards. J’ai toujours pensé que, pour un homme qui se destine à la vie publique, la véritable dignité ne consistait pas à éluder des interpellations, mais à y répondre. Cela est vrai du candidat, plus vrai encore du député. Il faut que le député vive en quelque sorte en présence du corps électoral : qu’il lui explique ses votes du haut de la tribune, s’il a le talent d’y monter, ou que du moins il les lui fasse connaître par des rapports directs qui, pour être utiles et paraître sincères, doivent être fréquents.

Je répète donc que je répondrai, et sur-le-champ, à toutes les interpellations individuelles ou collectives qui me seront faites. C’est ma volonté, c’est mon devoir. Quant aux lettres anonymes et surtout à celles qu’on publie le jour de l’élection, afin qu’on n’ait pas le temps d’y répondre, je n’ai rien à en dire, sinon que ce sont de lâches et déloyales manœuvres que les honnêtes gens de tous les partis flétrissent.

Je vous ai montré avec netteté mes opinions ; je vous montrerai de même ma position présente.

Ce n’est point moi qui ai contribué à amener la situation grave et périlleuse où nous sommes, puisque je n’avais aucun accès ni dans les conseils de la couronne, ni dans les Chambres. Je suis un homme nouveau qui n’apporte dans les circonstances nouvelles qui se présentent qu’un esprit libre, un amour ardent et sincère du gouvernement représentatif, et de la dignité du pays. Cette position, que les circonstances m’ont faite, je la garderai, quoi qu’il arrive, non-seulement par respect pour moi-même, mais, je ne crains pas de le dire, par dévoûment pour mon pays ; car je pense que, dans les circonstances présentes, il importe de voir entrer dans les conseils de la nation des députés qui, tout en professant les doctrines de l’opposition, n’apportent point aux affaires les passions excitées et les griefs personnels des hommes. Je suis fermement attaché à des principes, mais je ne suis pas lié à un parti. Je suis, à plus forte raison, dans une complète et entière indépendance vis-à-vis du gouvernement ; je ne suis pas candidat ministériel et je ne veux point l’être.

Valognes, le 15 février 1839.


Ce fut cette élection qui fit entrer à la Chambre Alexis de Tocqueville. Depuis cette époque, soit comme député, soit comme représentant du peuple à l’assemblée constituante et à la législative, il conserva toujours le mandat de ses concitoyens et l’exerça jusqu’au 2 décembre 1851.

RAPPORT

FAIT À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE D’EXAMINER LA PROPOSITION DE M. DE TRACY, RELATIVE AUX ESCLAVES DES COLONIES (23 JUILLET 1839)

Messieurs,

La plupart de ceux qui, jusqu’à présent, se sont occupés de l’esclavage, ont voulu en montrer l’injustice ou en adoucir les rigueurs.

La Commission, au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler, a reconnu, dès les premiers jours de son travail, que sa tâche était tout à la fois plus simple et plus grande.

On a quelquefois prétendu que l’esclavage des nègres avait ses fondements et sa justification dans la nature elle-même. On a dit que la traite avait été un bienfait pour la race infortunée qui l’a subie ; et que l’esclave était plus heureux dans la tranquille paix de la servitude, qu’au milieu des agitations et des efforts que l’indépendance amène. La commission n’a pas, Dieu merci, à réfuter ces fausses et odieuses doctrines. L’Europe les a depuis longtemps flétries ; elles ne peuvent servir la cause des colonies, et ne sauraient que nuire à ceux des colons qui les professeraient encore.

La Commission n’a pas non plus à établir que la servitude peut et doit avoir un jour un terme. C’est aujourd’hui une vérité universellement reconnue, et que ne nient point les possesseurs d’esclaves eux-mêmes.

La question qui nous occupe est donc sortie de la sphère des théories pour entrer enfin dans le champ de la politique pratique. Il ne s’agit point de savoir si l’esclavage est mauvais et s’il doit finir, mais quand et comment il convient qu’il cesse.

Ceux qui, tout en admettant que l’esclavage ne peut durer toujours, désirent reculer l’époque où l’émancipation doit avoir lieu, disent qu’avant de briser les fers des nègres il faut les préparer à l’indépendance. « Aujourd’hui, le noir échappe presque entièrement aux liens salutaires du mariage ; il est dissolu, paresseux, imprévoyant ; sous plus d’un rapport, il ressemble à un enfant dépravé plus qu’à un homme. Les vérités du christianisme lui sont presque inconnues, et il ne sait de la morale évangélique que le nom.

« Éclairez sa religion, régularisez ses mœurs, constituez pour lui la famille, étendez et fortifiez son intelligence, de manière à ce qu’il conçoive l’idée et qu’il acquière la prévoyance de l’avenir : après que vous aurez accompli toutes ces choses, vous pourrez sans crainte le rendre libre. »

Cela est vrai ; mais si toutes ces préparations ne peuvent se faire dans l’esclavage, exiger qu’elles aient été faites avant que la servitude finisse, n’est-ce pas, en d’autres termes, déclarer qu’elle ne doit jamais finir ? Vouloir donner à un esclave les opinions, les habitudes et les mœurs d’un homme libre, c’est le condamner à rester toujours esclave. Parce que nous l’avons rendu indigne de la liberté, pouvons-nous lui refuser éternellement, à lui et à ses descendants, le droit d’en jouir ?

Il est vrai que l’union conjugale est presque ignorée parmi les esclaves de nos colonies. Il est vrai aussi que nos institutions coloniales n’ont point favorisé, autant qu’elles l’auraient dû, le mariage des noirs. Il faut dire cependant que, sur ce point, la volonté individuelle des maîtres a quelquefois essayé de faire ce que la loi ne fait pas. Mais les nègres ont, le plus souvent, échappé et échappent encore à cette influence salutaire.

Il existe, en effet, une antipathie profonde et naturelle entre l’institution du mariage et celle de l’esclavage. Un homme ne se marie point quand il est dans sa condition de ne pouvoir jamais exercer l’autorité conjugale ; quand ses fils doivent naître ses égaux, et qu’ils sont irrévocahlement destinés aux mêmes misères que leur père ; quand, ne pouvant rien sur leur sort, il ne saurait connaître ni les devoirs, ni les droits, ni les espérances, ni les soucis dont la paternité est accompagnée. Il est facile de voir que presque tout ce qui incite l’homme libre à consentir une union légitime, manque à l’esclave par le seul fait de l’esclavage. Les moyens particuliers dont peut se servir le législateur ou le maître, pour l’exciter à faire ce qu’il l’empêche de désirer, seront donc toujours inutiles.

La même remarque peut s’appliquer à tout le reste.

Comment éclairer et fortifier la raison d’un homme, tant qu’on le retient dans un état où il lui est inutile et où il pourrait lui être nuisible de raisonner ? On ne saurait sérieusement s’en flatter. De même, il est superflu de vouloir rendre actif et diligent un ouvrier qui est forcé de travailler sans salaire ; et c’est un effort puéril qu’entreprendre de donner l’esprit de conduite et les habitudes de la prévoyance à celui dont la condition est de rester étranger à son propre sort, et qui voit son avenir entre les mains d’un autre.

La religion elle-même ne peut pas tonjours pénétrer jusqu’à l’esclave ; et elle ne saurait presque jamais l’atteindre que d’une manière très-superficielle.

Tous ceux qui ont eu occasion de vivre dans nos colonies s’accordent à dire que les nègres y sont fort disposés à recevoir et à retenir les croyances religieuses, « Les nègres sont avides de religion, » dit M. le gouverneur-général de la Martinique, dans un de ses derniers rapports.

Cependant, il paraît certain que les mêmes nègres n’ont encore conçu que des idées très-obscures et à peine arrêtées en matière de religion. Cela peut être attribué, en partie, au petit nombre de prêtres qui habitent les colonies, au peu de zèle de quelques-uns d’entre eux, et à l’indifférence habituelle des maîtres sur ce point. Mais ce ne sont là, on doit le dire, que des causes secondaires ; la cause première est encore et demeure l’esclavage lui-même.

Cela se comprend sans peine et s’explique aisément par ce qui précède.

Dans plusieurs des pays où les Européens ont introduit la servitude, les maîtres se sont toujours opposés, soit ouvertement, soit en secret, à ce que la parole de l’Évangile parvînt jusqu’à l’oreille des nègres.

Le christianisme est une religion d’hommes libres ; et ils craignent qu’en la développant dans l’âme de leurs esclaves, on ne vienne à y réveiller quelques-uns des instincts de la liberté.

Lorsqu’il leur est arrivé, au contraire, d’appeler le prêtre au secours de l’ordre et de l’introduire eux-mêmes dans leurs ateliers, le prêtre a eu peu d’empire, parce qu’il n’apparaissait aux yeux de l’esclave que comme le substitut du maître et le sanctificateur de l’esclavage. Dans le premier cas, les nègres n’ont pas pu, dans le second, ils ne veulent pas s’instruire.

Comment, d’ailleurs, parvenir à élever et à épurer la volonté de celui qui ne sent pas la responsabilité de ses propres actes ? Comment donner l’idée de la dignité morale à qui n’est rien à ses propres yeux ? Il sera toujours bien difficile, quoi qu’on fasse, d’éclairer et de spiritualiser la religion d’un esclave dont des travaux grossiers et incessants remplissent la vie, et qui est naturellement et invinciblement plongé dans l’ignorance par le fait même de sa condition. On ne purifie point les mœurs d’un homme qui ne peut jamais connaître les principaux attraits de l’union conjugale, et qui ne saurait voir dans le mariage qu’un esclavage particulier au sein de la servitude. Si on y regarde avec soin, l’on se convaincra que, dans la plupart des pays à esclaves, le nègre est entièrement indifférent aux vérités religieuses, ou bien qu’il fait du christianisme une superstition ardente et grossière.

Il semble donc qu’il serait peu raisonnable de croire qu’on parvienne à détruire dans la servitude les vices que naturellement et nécessairement la servitude fait naître. La chose est sans exemple dans le monde ; l’expérience seule de la liberté, la liberté longtemps contenue et dirigée par un pouvoir énergique et modéré, peuvent suggérer et donner à l’homme les opinions, les vertus et les habitudes qui conviennent au citoyen d’un pays libre. L’époque qui suit l’abolition de la servitude a donc toujours été un temps de malaise et d’effort social. C’est là un mal inévitable : il faut se résoudre à le supporter, ou éterniser l’esclavage.

Votre Commission, messieurs, a pensé que tous les moyens qu’on pourrait employer pour préparer les nègres à l’émancipation, seraient d’un effet très-lent et n’auraient jamais qu’une utilité fort restreinte. Elle a donc jugé qu’on gagnait peu à attendre, et elle s’est demandé s’il n’y avait pas péril à le faire.

L’esclavage est une de ces institutions qui durent mille ans, si personne ne s’avise de demander pourquoi elle existe, mais qu’il est presque impossible de maintenir le jour où cette demande est faite.

Si l’on considère ce qui se passe en France, il semble évident qu’au point où en sont aujourd’hui arrivés les esprits, après que les chambres se sont occupées, à plusieurs reprises, de la question d’émancipation et l’ont mise à l’ordre du jour, suivant l’expression de l’habile rapporteur de la commission précédente, il semble évident, disons-nous, que l’administration ne pourra pas longtemps résister à la pression de l’opinion publique sur ce point, et que, dans un délai désormais très-court, elle sera forcée de détruire, soit directement, soit indirectement, l’esclavage. D’une autre part, si l’on considère l’état des colonies, on est conduit à penser que, dans leur intérêt même, la servitude doit bientôt y avoir un terme. On ne saurait étudier attentivement les documents nombreux qui ont été mis à la disposition de la Commission, sans découvrir que, dans les colonies, l’idée de l’abolition de l’esclavage est présente à tous les esprits. L’approche de ce grand changement social, les craintes naturelles et les espérances légitimes qu’il suggère, y troublent et y agitent profondément les âmes.

Ce qui arrive dans les colonies anglaises qui environnent les nôtres, ce qui se dit et ce qui se fait chaque année dans la mère-patrie, ce qui se passe dans nos îles elles-mêmes, où, depuis huit ans, trente-quatre mille noirs ont été affranchis, tout annonce aux colons que la servitude va bientôt finir.

« L’émancipation, dit le conseil privé de la Guadeloupe (26 décembre 1838), est désormais un fait inévitable, non-seulement sous le point de vue des efforts tentés par les abolitionistes, mais comme conséquence de la position topographique de nos îles et de leur voisinage des colonies anglaises. »

M. le gouverneur de la Guadeloupe, dans son rapport du 25 décembre 1838, dit, en parlant de la réunion extrordinaire du conseil colonial : « Une espèce de panique s’est répandue, à cette occasion, dans la campagne ; le bruit a circulé que les esclaves étaient disposés à prendre leur liberté de vive force, si elle ne leur était pas donnée au 1er janvier. Aucun fait n’est venu à l’appui des inquiétudes qui se sont manifestées. Toutefois, il est certain que les ateliers sont travaillés par la pensée d’une prochaine émancipation. »

Il est facile de concevoir qu’une pareille situation est pleine de périls, et qu’elle fait déjà naître une partie des maux que la destruction de l’esclavage peut produire, sans amener aucun des biens qu’on doit attendre de la liberté. Déjà ce n’est plus un ordre régulier et stable, c’est un état transitoire et orageux : la révolution qu’on voudrait empêcher est commencée. Le colon, qui voit chaque jour s’avancer vers lui cette révolution inévitable, est sans avenir, partant sans prévoyance. Il ne commence pas de nouvelles entreprises, parce qu’il n’est pas certain de pouvoir en recueillir le fruit. Il n’améliore rien, parce qu’il n’est sûr de rien. Il entretient mal ce qui peut-être ne doit pas lui appartenir toujours. L’incertitude de leurs destinées prochaines pèse sur les colonies d’un poids immense ; elle comprime leur intelligence et abat leur courage.

C’est, en partie, à cette cause qu’il faut attribuer le malaise pécuniaire qui se fait sentir dans nos colonies. Les terres et les esclaves y sont sans acheteurs, parce qu’il n’y a pas d’avenir certain pour les propriétaires et pour les maîtres. Ces mêmes effets s’étaient du reste fait voir dans la plupart des colonies anglaises, durant l’époque qui a précédé immédiatement l’abolition de l’esclavage. On peut s’en convaincre en lisant les discussions du Parlement anglais, dans la session de 1858.

Si cet état se prolongeait longtemps encore, il ruinerait les blancs et laisserait peu d’espérance d’arriver jamais, d’une manière paisible et heureuse, à l'affranchissement des noirs.

Dans ce relâchement graduel et involontaire du lien de l’esclavage, le nègre s’accoutume peu à peu à l’idée d’être craint ; il attribue volontiers ce que l’humanité fait faire en sa faveur à la terreur qu’il inspire. Il devient un mauvais esclave, sans acquérir aucune des vertus de l’homme libre ; il perd les traditions d’obéissance et de respect dont le magistrat aura besoin de se servir quand l’autorité du maître sera abolie.

« Les nègres des Antilles, disent les rapports les plus récents et les plus dignes de loi, quittent presque toutes les nuits leurs cases pour aller courir au loin et se livrer à la débauche. C’est aussi pendant cette liberté des nuits qu’ils se livrent au vol, à la contrebande, et qu’ils tiennent des conciliabules. Quand le jour arrive, ils sont épuisés et peu propres au travail. Lorsque l’on demande aux colons pourquoi ils donnent cette liberté si funeste à leurs esclaves, ils répondent qu’ils sont hors d’état de la leur ôter. En effet, lorsque le maître demande à ses nègres autre chose que ce qu’ils sont acoutumés de faire, ceux-ci le combattent d’abord par la force d’inertie, et, sans qu’il insiste, ils répondent en empoisonnant les bestiaux. La terreur du poison est grande dans le pays ; par elle, l’esclave domine le maître. »

Cette terreur du poison paraît surtout répandue à la Martiniijue. La Commission a eu sous les yeux un rapport de M. le gouverneur de la Martinique, en date du 15 mars 1859, dans lequel ce fonctionnaire attribue en partie à la crainte du poison le peu d’ardeur que mettent les colons à élever des bestiaux. « L’éducation des bestiaux, dit-il, est découragée par le poison. »

L’humanité et la morale ont souvent réclamé, et quelquefois peut-être avec imprudence, l’abolition de l’esclavage. Anjourd’hui c’est la nécessité politique qui l’impose.

Il vaut mieux qu’une main ferme et prudente vienne précipiter et conduire la crise, que de laisser les sociétés coloniales s’affaiblir et se dépraver dans son attente, et devenir enfin incapables de la supporter un jour.

Votre Commission, messieurs, a été unanimement d’avis que le temps est venu de s’occuper activement de l’abolition finale de l’esclavage dans nos colonies, et elle a dû rechercher quel était le meilleur moyen de l’abolir.

Deux systèmes généraux se sont naturellement présentés à sa pensée.

Le premier ne fait arriver les esclaves à la liberté qu’individuellement, et par une suite de mesures lentes et progressives.

Le second fait cesser simultanément pour chacun d’eux la servitude.

Votre Commission, après un mûr examen, a été d’avis unanime que l’émancipation simultanée présentait moins d’inconvénients et olfrait moins de périls que l’émancipation graduelle.

Cette opinion, qui parait du reste universellement admise dans les colonies elles-mêmes, peut surprendre au premier abord. Mais un examen attentif fait bientôt découvrir qu’elle se fonde sur des raisons qui paraissent sans réplique. Ces raisons avaient déjà fort préoccupé la Commission dernière. Le système de l’émancipation simultanée, avait dit le rapporteur, a paru préférable.

Toute émancipation graduelle a, en effet, trois inconvénients très-graves

1° Lorsque la métropole fait arriver à la fois, et par l’effet direct et visible de sa seule volonté, tous les esclaves à l’indépendance, elle peut aisément, en retour de ces droits nouveaux qu’elle leur confère, imposer à chacun d’eux certaines obligations particulières et étroites, et les soumettre tous à un régime transitoire qui les habitue graduellement à faire un bon usage de leur liberté.

Comme le changement est complet, que la société entière se transforme en même temps, il n’est pas impossible d’y introduire de nouvelles maximes de gouvernement, une nouvelle police, de nouveaux fonctionnaires, de nouvelles lois. Ces lois s’appliquant à tout le monde, personne ne se sent particulièrement blessé et ne résiste. La mère-patrie est préparée à faire un pareil effort, et les colonies à le subir.

Quand, au contraire, les esclaves n’arrivent qu’un à un à la liberté par un concours de circonstances qui semblent accidentelles, le changement social qui s’opère échappe aux esprits. A chaque affranchissement individuel, la société coloniale s’altère dans son essence, sans que son apparence extérieure en paraisse changée. Les affranchis continuant à ne former qu’une classe à part, il faudrait créer pour elle une législation spéciale, des magistrats parliculiers, un gouvernement exceptionnel : entreprises toujours difficiles et souvent périlleuses. Il semble plus simple et moins gênant de s’en rapporter au droit commun.

Or le droit commum d’une société à esclaves n’est pas en tout semblable au nôtre ; ce serait une grande erreur de le croire. Tous ceux qui ont parcouru les pays ù la servitude existe ont pu remarquer que le pouvoir social s’y mêlait de beaucoup moins d’affaires et se préoccupait d’infiniment moins de soins que dans les contrées où l’esclavage est inconnu.

L’autorité n’a pas besoin d’y réprimer le vagabondage et la paresse, puisque l’ouvrier est retenu dans un certain lieu et tenu au travail. La société n’y pourvoit pas aux nécessités des enfants, des vieillards et des malades : ces charges sont attachées à la propriété servile. La plupart des lois de police sont inutiles ; la discipline du maître en tient lieu. Dans les pays à esclaves, le maître est le premier magistrat, et quand l'État a établi, maintenu et réglé l’usage de la servitude, la plus grande partie de sa tâche est remplie.

La législation d’un pays à esclaves n’a pas prévu l’existence d’un grand nombre d’hommes libres et en même temps pauvres et dépravés. Elle n’a rien préparé pour subvenir à leurs besoins, pour réprimer leurs désordres et corriger leurs vices.

L’affranchi y abuse donc aisément de son indépendance pour y mener une vie oisive et vagabonde. Ce mal est d’abord peu sensible, mais il s’accroît à mesure que le nombre des affranchissements augmente, jusqu’à ce qu’on se trouve enfin tout à coup, sans l’avoir prévu, en face de toute une population ignorante, misérable et désordonnée, dans le sein de laquelle on ne rencontre que les vices des hommes libres, et qu’il est désormais impossible de moraliser et de conduire.

2° Le système de l'émancipation graduelle, qui rend plus difficile au pouvoir social la tâche de forcer l’affranchi au travail, a de plus cet effet qu’il écarte l'affranchi de vouloir travailler. Tous ceux qui ont parcouru les pays à esclaves se sont aperçus que l’idée du travail y était indissolublement liée à l’idée de la servitude. On n’y évite pas seulement le travail comme un effort pénible, on le fuit comme un déshonneur. Et l’expérience apprend que presque partout où il y a des esclaves qui travaillent, les hommes libres restent oisifs.

Tant que l’émancipation graduelle n’est pas terminée (et son opération doit être lente, pour qu’elle puisse remplir l’objet de ceux qui la préfèrent à l’émancipation simultanée), une partie de la population noire demeure attachée au travail forcé ; le travail reste le cachet de l’esclavage, et chaque nègre, en arrivant à la liberté, est naturellement conduit à considérer l’oisiveté tout à la fois comme le plus doux et le plus glorieux privilège de son nouvel état. L’émancipation graduelle a donc pour résultat nécessaire de livrer successivement chacun de ceux auxquels elle s’applique, au vagabondage et à la misère aussi bieu qu’à la liberté.

Ceci suffit pour expliquer ce qui se passe dans nos colonies.

On voit, par les dépèches de MM. les gouverneurs, que, parmi les trente-quatre mille esclaves qui ont été affranchis depuis 1850, il n’y en a eu qu’un très-petit nombre qui se soient livrés au travail. Aucun ne s’est adonné aux travaux de l’agriculture, travaux particulièrement déshonorés aux yeux des noirs, parce qu’ils n’ont jamais été entrepris et ne sont encore suivis que par des esclaves. « Qui ne connaît, dit le conseil privé de la Guadeloupe, que le passé du travail a compromis son avenir ? Qui ne connaît la répugnance du travail libre pour la continuation du travail esclave ? Qui ne conçoit enfin que la mise en présence de ces deux sortes de travail est une contradiction et un obstacle au but qu’on doit se proposer, celui de réhabiliter, par la liberté, la culture de la terre, déshonorée par l’esclavage ? »

3° Toute émancipation graduelle a d’ailleurs pour effet inévitable de mener par un chemin très-court à une émancipation complète.

On en a un exemple bien récent et bien frappant dans ce qui vient de se passer dans les colonies anglaises. Une partie des nègres devait arriver à la liberté complèle deux ans avant l’iiutre. Dès que le terme est arrivé pour les piemiers, il a fallu l’avancer pour les seconds ; et tous ont pris en mèuie temps possession de l’indépendance.

On peut affirmer sans crainte qu’il eu sera ainsi dans tous les pays qui voudront suivre cette même voie.

Lorsqu’au moyen du système de l’émancipation graduelle un grand nombre de nègres sont arrivés à la liberté, il devient comme impossible de garder les autres dans la servitude. Comment faire travailler le noir libre à côté du noir esclave ? Comment maintenir l’esclave dans l’obéissance en présence et au milieu de noirs libres ? Comment faire supporter la règle de la servitude, quand l’exception de la liberté devient très-fréquente, et que la dure loi de l’esclavage, détruite en principe pour tous, n’existe plus que temporairement et partiellement, pour quelques-uns.

On en arrive donc toujours à émanciper à la fois une multitude d’esclaves, mais on y arrive malgré soi, sans le savoir, sans pouvoir fixer son moment, sans préparer ses voies ; on y arrive avec une autorité affaiblie, et quand une partie de la population noire a déjà pris des habitudes d’oisiveté et de désordre qui en rendent le gouvernement difficile et la moralisation presque impraticable.

À ces difficultés premières et générales, il faut ajouter une foule de difficultés spéciales et secondaires, qui se découvrent dès qu’on vient à examiner attentivement les différents systèmes d’émancipation graduelle qui, jusqu’à présent, ont été proposés ou mis en pratique.

En 1831, une ordonnance royale vint détruire presque toutes les anciennes barrières qui entravaient le droit d’affranchir. Depuis cette époque, on a affranchi chaque année, soit par intérêt, soit par caprice, plusieurs milliers de noirs. La plupart de ces affranchis étaient des esclaves âgés ou sans valeur, ou bien des personnes jeunes et valides, que des préférences peu honorables faisaient introduire dans la société libre sans moyens assurés d’y pourvoir honnêtement à leurs besoins. Le résultat de cette ordonnance a donc été de faire arriver à la liberté la portion la moins morale et la moins valide de la population noire, tandis que la partie la plus respectable et la plus propre au travail restait dans la servitude.

L’honorable M. de Tracy a indiqué une autre voie : il propose de donner à l’esclave le droit absolu d’acheter sa liberté, moyennant un certain prix fixé d’avance par l’État.

Ce système amène naturellement des effets tout contraires à ceux qui viennent d’être signalés. Les plus forts, les plus jeunes, les plus laborieux, les plus industrieux des esclaves, arriveront assurément à la liberté ; les femmes, les enfants, les vieillards, les hommes déréglés ou paresseux resteront seuls dans les mains du maître. Ce résultat est, jusqu’à un certain point, plus moral ; mais il présente aussi de grands périls.

Il est à craindre que, réduit à des agents faibles ou impuissants, l’atelier ne soit bientôt désorganisé ; le travail forcé deviendra improductif, sans qu’on ait réhabilité et organisé le travail libre.

Il est vrai que le principe du rachat forcé existe depuis très-longtemps dans les colonies espagnoles, et qu’il ne paraît point y avoir produit de si fâcheux effets.

Mais il est de notoriété publique dans le Nouveau-Monde, que l’esclavage a toujours eu, chez les Espagnols, un caractère particulier de douceur. On peut, du reste, s’en convaincre en parcourant les ordonnances rendues par les rois d’Espagne à une époque où, chez toutes les nations de l’Europe, le code noir était encore si fortement empreint de barbarie. Les Espagnols, qui se sont montrés si cruels envers les Indiens, ont toujours conduit les nègres avec une humanité singulière. Dans leurs colonies, le noir a été beaucoup plus près du blanc que dans toutes les autres, et l’autorité du maître y a souvent ressemblé à celle du père de famille. L’esclave, mieux traité, y soupirait moins après une liberté qui devait èlre précédée de grands efforts. Le législateur lui accordait un droit dont il était peu fréquent qu’il voulût user.

Les règles dont on parle ont été d’ailleurs introduites chez les Espagnols dans un temps où l’esclavage, établi dans les lois et dans les mœurs, était le sort commun et paraissait la destinée naturelle de la race noire. La liberté n’apparaissait alors aux yeux des nègres que comme un état rare et singulier. Rien ne les sollicitait vivement de la saisir. Aujourd’hui tout les y excite : aujourd’hui que l’esclavage est frappé d’une réprobation universelle, et n’apparaît que comme un abus de la force ; qu’il est attaqué énergiquement par les mœurs et mollement défendu par les lois ; qu’il est devenu un fait transitoire et exceptionnel ; aujourd’hui que la liberté est assez générale et assez proche pour qu’à sa vue toutes les imaginations s’enflamment d’avance.

Un autre mode d’émancipation graduelle a été également proposé par l’honorable M. de Tracy.

Sans détruire l’esclavage de la génération présente, il consiste à déclarer libres tous les enfants à naître.

Ce moyen n’amène pas à sa suite les résultats fâcheux qui viennent d’être signalés ; mais il présente d’autres difficultés et d’autres périls.

Maintenant que le mariage est presque inconnu parmi les esclaves, il n’existe guère de rapport naturel et nécessaire qu’entre la mère et l’enfant. Ce dernier lien de la famille, qu’il serait si important de conserver, est rompu, si, tandis, que l’enfant est traité comme un homme libre, la mère reste dans l’esclavage ; si, par une interversion monstrueuse, l’une est placée dans l’échelle sociale plus bas que l’autre : état contre nature, et dont il ne saurait jamais sortir rien d’utile ni de bon.

Ici, d’ailleurs, se présentent, dans toute leur force, les objections générales déjà produites contre toute émancipation graduelle. Comment, au milieu des générations précédentes restées dans l’esclavage, obtenir le travail de la jeune génération affranchie ? Comment faire travailler les parents esclaves en présence de leurs enfants libres ?

Votre Commission, messieurs, étant ainsi demeurée convaincue que l’émancipation simultanée était, à tout prendre, le moyen le moins dangereux de détruire l’esclavage, ne s’est plus appliquée qu’à recbercher à quelles conditions générales et de quelle manière cette émaucipation devait avoir lieu.

Votre Commission a repoussé tout d’abord l’assimilation qu’on voudrait faire de la propriété de l’esclave aux autres propriétés que la loi protège. Elle n’admet pas que l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique soit rigoureusement applicable aux cas où l’État rend un nègre à la liberté. L’bomme n’a jamais eu le droit de posséder l’homme, et le fait de la possession a toujours été et est encore illégitime.

Alors même, d’ailleurs, que les principes en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique seraient ici applicables, il est évident que le colon ne saurait, d’après ces principes, réclamer d’avance le remboursement de la valeur totale de son esclave ; car, à la place de cet esclave qu’elle lui enlève, la loi lui offre un ouvrier libre. L’ouvrier libre ne sert, il est vrai, que moyennant salaire ; mais l’esclave ne pouvait non plus servir qu’à la condition d’être acheté, nourri, soigné et vêtu : c’était encore le salaire sous une autre forme. Le colon ne serait donc attaqué dans sa fortune par le fait de l’émancipation, et n’aurait un droit rigoureux à une indemnité que si, par le résultat encore inconnu de cette même émancipation, les nègres refusaient de travailler, ou si le salaire qu’ils demandaient pour leur travail excédait la somme pour laquelle on pouvait se procurer leur coopération forcée du temps de l’esclavage.

Toutefois, messieurs, votre Commission a unanimement pensé qu’il ne serait ni bumain, ni équitable, ni sage, de ne point venir au secours des colonies au moment où l’émancipation générale est prononcée, et pendant qu’elle s’opère.

C’est avec l’autorisation, c’est avec l’appui et le concours de la métropole, que les colons ont entrepris de cultiver la terre à l’aide d’esclaves. Dès 1679, un arrêt du conseil accorda une prime de 15 livres par chaque tête de nègre importée dans les colonies. Des lettres-patentes de 1696 et 1704 confirment ce privilège des vendeurs d’esclaves. Toute la législation relative aux colonies, pendant le dix-huitième siècle, est remplie d’encouragements semblables, et, cinq ans encore avant la Révolution, le 28 octobre 1784, un arrêt du conseil porte : « Les avantages faits aux armateurs qui s’occupent de la traite des nègres étant devenus insuffisants, et ces armateurs ne suivant pas le commerce de la traite avec autant d’activité que l’exigerait l’intérêt des colonies, Sa Majesté, toujours portée à donner à ses colonies et aux armateurs de son royaume des marques de protection, a bien voulu accorder de nouveaux encouragements à la traite. » Suit une longue énumération des nouveaux privilèges.

La France a donc favorisé de tout son pouvoir le trafic des esclaves pendant plus d’un siècle, et elle n’a cessé de le tolérer que depuis neuf ans ; aujourd’hui, plus éclairée et plus juste, elle veut substituer au travail forcé le travail libre. La science indique, et plusieurs expériences déjà faites dans l’intérieur même des tropique semblent prouver que la culture à l’aide des nègres affranchis peut devenir plus facile, plus productive et moins onéreuse que la culture à l’aide des noirs esclaves. Il est donc permis de croire que la révolution opérée dans nos îles serait heureuse pour les colons comme pour les nègres, et qu’après qu’elle serait terminée, il en coûterait moins au propriétaire du sol pour cultiver ses champs avec un petit nombre d’ouvriers dont il payerait le salaire suivant le travail, qu’il ne lui en coûte aujourd’hui où il est obligé d’acheter et d’entretenir, toute l’année autour de lui, une multitude d’esclaves dont une partie considérable reste toujours improductive.

Mais, d’un autre côté, il faut le reconnaître, le succès d’un si grand changement social est toujours accompagné d’incertitude ; alors même que le résultat final de la grande expérience que nous allons tenter serait de nature à nous satisfaire, comme il y a tant de justes raisons de le croire, le passage d’un état à l’autre ne se fera jamais sans péril ; il sera accompagné d’un malaise inévitable ; il amènera des changements d’habitude et de méthode toujours pénibles et souvent onéreux. Il est possible, il est probable même que, pendant un certain temps, jusqu’à ce que le nègre ait été amené par une législation nouvelle à des mœurs laborieuses, l’exploitation des terres dans les colonies sera moins productive et plus chère par le travail libre qu’elle ne l’est parle travail forcé ; en d’autres termes, que les salaires s’élèveront plus haut chaque année que ne s’élèvent aujourd’hui l’achat et l’entretien des esclaves. Laisser courir aux colons seuls ces chances, serait une iniquité flagrante. Il est indigne de la grandeur et de la générosité de la France de faire triompher enlin les principes de la justice, de l’humanité et de la raison, qui ont été si longtemps méconnus par elle et par ses enfants d’outremer, aux dépens de ces derniers seulement ; de prendre pour elle seule l’honneur d’une réparation si tardive, et de n’en laisser aux colons que la charge. Une grande injustice a été commise par les uns et par les autres : il faut que les uns et les autres contribuent à la réparer.

La Commission a pensé, d’ailleurs, que, quand cette manière d’agir ne serait pas indiquée par l’équité, l’intérêt seul en ferait une loi.

Pour arriver sans trouble au résultat heureux que l’émancipation doit produire, il est nécessaire d’obtenir et de conserver l’actif concours des colons. On n’y réussirait point en les abandonnant à eux-mêmes et en ne les aidant point à traverser la crise qu’on aurait fait naître.

Il y a une vérité qu’on ne saurait méconnaître : l’émancipation sera d’autant plus facile, la transition d’un état à l’autre d’autant plus paisible et plus courte, que les propriétaires du sol seront plus riches. Tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de leur gêne ; tout devient périlleux si elle commence au milieu de leur ruine. Il n va qu’une société coloniale prospère qui puisse aisément supporter le passage de la servitude à la liberté.

Or, il paraît certain que dans nos colonies, surtout dans les colonies des Antilles, la situation pécuniaire des propriétaires est depuis longtemps fort gênée.

Des renseignements que la Commission a lieu de croire dignes de foi portent les seules dettes hypothécaires contractées et non acquittées depuis dix ans, à la Guadeloupe et à la Martinique, à 130 millions ; c’est à peu près le quart du capital représenté par toutes les propriétés rurales de ces deux îles. L’intérêt de l’argent est à 16 pour 100 environ.

Avant de retirer au colon le travail forcé de ses esclaves, il est prudent de le mettre en état d’acheter le travail libre des ouvriers.

Votre Commission a pensé que ces considérations seraient suffisantes pour déterminer la Chambre à la dépense qui sera nécessaire.

La France, messieurs, ne veut pas détruire l’esclavage pour avoir la douleur de voir les blancs ruinés quitter le sol des colonies, et les noirs retomber dans la barbarie. Elle n’entend pas seulement donner la liberté à des hommes qui en sont privés, mais constituer des sociétés civilisées, industrieuses et paisibles. Elle ne refusera pas à son gouvernement les moyens d’y parvenir.

La France n’oubliera point qu’il s’agit ici de la liberté, du bonheur, de la vie de trois cent mille de nos semblables, qui tous parlent notre langue, obéissent à nos lois et tournent en ce moment vers nous leurs regards, comme vers leurs libérateurs ou leurs pères. Si la France croit que le moment est arrivé de régénérer et de sauver ces sociétés lointaines qui sont son ouvrage et dont elle a exposé l’avenir en introduisant dans leur sein la servitude, elle ne jugera pas qu’il convienne au rang qu’elle occupe dans le monde, de compromettre le succès d’une si glorieuse et si sainte entreprise par économie.

La Commission, d’ailleurs, a pensé que l'émancipation pouvait être conduite de telle manière et accompagnée de telle mesure, que le trésor ne fût appelé à faire qu’une avance, et que la nation pût se couvrir, par le produit du travail des affranchis, d’une portion des frais que l’émancipation aurait amenés. Ceci sera expliqué plus loin. La Commission, messieurs, a donc été d’avis unanime qu’on devait accorder aux colons une indemnité dont, quant à présent, le montant n’a pu être évalué par elle, mais dont la plus grande partie serait payée avant que l’émancipation ne fût accomplie.

La Commission ne regarde pas, du reste, l’indemnité comme la seule condition nécessaire au succès de l’entreprise ; il y en a plusieurs autres qui lui restent à indiquer.

Il importe d’abord de se fixer sur l’espèce de péril qui est à craindre.

Beaucoup de personnes, préoccupées des souvenirs de Saint-Domingue, sont portées à croire que l’émancipation des esclaves fera naître prochainement entre les deux races qui habitent nos colonies des collisions sanglantes, d’où l’expulsion, le massacre des blancs doivent bientôt sortir. Tout porte à penser que ces craintes sont entièrement imaginaires, ou du moins fort exagérées. La Commission a examiné avec le plus grand soin tous les documents relatifs à l’affranchissement des esclaves dans les colonies anglaises, et elle croit devoir déclarer que rien de ce qui s’est passé dans ces colonies ne lui a donné lieu de croire que l’émancipation dût être accompagnée des désastres que l'on redoute.

L’Angleterre possédait dix-neuf colonies à esclaves ; ces colonies contenaient en tout, environ neuf cent mille noirs on mulâtres, et seulement deux cent trente mille blancs, en à peu près. Parmi ces colonies, l’une d’elles, la Jamaïque, comptait à elle seule trois cent vingt-deux mille esclaves et trente-cinq mille blancs ; une autre, Demerari, est placée sur le continent et environnée de pays inhabités, où les nègres peuvent aisément se réunir loin de la puissance des blancs. L’émancipation a causé et cause encore du malaise dans les colonies anglaises ; mais nulle part elle n’a donné lieu à de graves désordres ni à des tentatives d’insurrection. L’Angleterre entretient cependant peu de troupes dans ses colonies, et l’émancipation y a été accompagnée de circonstances qui pouvaient aisément servir de cause aux désordres et à la violence.

Les colonies de la France ne sont qu’au nombre de quatre ; trois d’entre elles sont des îles qui n’offrent qu’une petite surface, et la quatrième est presque inhabitée. Sur ces îles, la population tout entière est sans cesse placée sous la main du gouvernement ; elle ne peut se soustraire à son action journalière. L’impossibilité où seraient les nègres de résister doit leur en ôter toujours le désir. L’esclavage, d’ailleurs, devenu assez doux depuis longtemps dans les colonies françaises, ne saurait appeler la vengeance des noirs sur leurs anciens maîtres.

Ce qui est à craindre de l’émancipation, ce n’est pas la mort violente de nos colonies, c’est leur dépérissement graduel et la ruine de leur industrie, par la cessation, la diminution considérable ou le haut prix du travail. On n’a pas à redouter que les noirs massacrent les blancs ; mais il faut appréhender qu’ils ne se refusent à travailler avec eux et pour eux, ou qu’ils se bornent à quelques efforts passagers, qui, sous le ciel des tropiques, peuvent suffire à satisfaire les premiers besoins de l’homme.

C’est là le seul péril qui paraisse à craindre : mais il est grave, et il faut le conjurer à tout prix ; car la France travaille à faire des sociétés civilisées et non des hordes de sauvages. Il faut donc que la métropole, après avoir agi sur le colon par l’indemnité, agisse à son tour, sur l’esclave, par une législation ferme et prudente, qui le familiarise d’abord et le plie ensuite, s’il en est besoin, aux habitudes laborieuses et viriles de la liberté.

La Chambre pensera, sans doute, qu’arrivé à ce point, et pour achever d’éclairer le côté pratique de la question, il convient de considérer ici de quelle manière l’émancipation a été opérée dans les colonies anglaises.

En 1832, la Chambre des communes déclara par une résolution que, dans dix ans, l’esclavage devait être aboli.

Rien n’indique que, durant les dix ans qui s’écoulèrent, en effet, à partir de cette époque, sans que la liberté des noirs fût proclamée, les colonies aient fait aucun effort pour se préparer au changement qui leur était annoncé. La plupart d’entre elles résistèrent, même opiniâtrement, aux tentatives que fit la mère-patrie pour les amener à prendre des mesures préparatoires. Dans plusieurs d’entre elles, principalement à la Jamaïque, une grande gêne régnait depuis longtemps dans la plupart des fortunes particulières.

C’est dans ces circonstances qu’en 1833 intervint le bill d’émancipation.

Personne n’ignore que les colonies anglaises ne sont pas toutes soumises au même régime.

Les plus anciennes, comme la Jamaïque, forment presque des États indépendants ; elles ont des assemblées politiques, qui s’attribuent le droit exclusif de faire des lois, et qui prétendent ne point relever du Parlement anglais, mais seulement du roi d’Angleterre. Les plus récentes, telles que la Guyane, n’ont point de corps représentatif proprement dit, et le pouvoir royal les administre à peu près sans conirôle.

Il était nécessaire de rappeler ces faits pour bien comprendre ce qui va suivre.

Le bill déclarait qu’à partir du 1er août 1854 la servitude serait abolie dans toutes les colonies anglaises ; l’esclave échappait alors pour toujours à l’arbitraire du maître, pour n’être plus soumis qu’à l’action de la loi.

Cependant le législateur ne lui accordait pas immédiatement tous les droits de l’homme libre.

Les esclaves âgés de plus de six ans au 1er août 1834 étaient forcés de demeurer, pendant un certain nombre d’années, près de leurs anciens maîtres, et de les servir comme apprentis. Le terme de l’apprentissage fut fixé au 1er août 1838 pour les esclaves attachés à la personne, et, pour ceux en bien plus grand nombre qui étaient occupés à la culture de la terre, au 1er août 1840.

L’apprenti agriculteur ou predial, suivant l’expression du bill, conservait de l’esclavage l’obligation de servir, sans salaire, pour le compte d’un maître qu’il ne pouvait quitter à volonté. Mais le maître ne pouvait plus arbitrairement le forcer au travail. Entre ces deux hommes venait s’interposer, pour la première fois, un magistrat chargé de veiller à ce qu’aucun des deux n’échappât aux obligations qui leur étaient imposées.

Le maître devait à l’affranchi la nourriture, le logement, l’entretien, comme au temps de l’esclavage.

L’affranchi devait au maître quarante-cinq heures de travail par semaine, ou cinq jours de travail à neuf heures par jour. Le reste du temps lui appartenait. L’espérance du législateur était que l’apprenti emploierait au service de son maître, et moyennant salaire, la plus grande partie du temps qu’on laissait chaque semaine à sa disposition.

Le maître était privé du pouvoir qu’il avait eu jusque-là d’infliger des punitions arbitraires. Le magistrat seul pouvait punir. Mais le magistrat restait armé de la faculté d’infliger des peines corporelles, dont les femmes seules étaient exemptes.

Dans les colonies anglaises, et particulièrement dans les colonies anciennes, la presque totalité des fonctionnaires publics étaient pris parmi les planteurs. La police était dans les seules mains des juges de paix, c’est-à-dire des propriétaires. Ces magistrats, suivant la coutume de la mère-patrie, n’étaient point payés.

Le Parlement jugea que, pour régler les obligations nouvelles et nombreuses que le bill imposait aux maîtres et aux ouvriers, il fallait introduire dans les colonies une magistrature rétribuée.

Le bill qui abolissait l’esclavage créait un certain nombre de magistrats salariés. Ces magistrats, qui furent la plupart choisis dans la mère-patrie, avaient une compétence exclusive, mais circonscrite et temporaire.

Ils ne devaient juger que les contestations entre les apprentis et les maîtres, et leur pouvoir devait expirer avec le terme de l’apprentissage, c’est-à-dire au 1er août 1840.

Dans tout ce qui précède, le Parlement se borna à faire connaître ses volontés générales. Quant aux règles secondaires et aux détails des moyens d’exécution, il s’en rapporta aux législations locales, pour les colonies qui avaient une représentation, et au gouvernement métropolitain pour les autres.

Ainsi, ce fut le pouvoir exécutif de la mère-patrie, ou les pouvoirs législatifs des colonies, qui durent promulguer tous les règlements relatifs au vagabondage, à la police, à la discipline, ainsi qu’au détail journalier des obligations respectives des ouvriers et des maîtres.

À ces premières mesures qui’on vient d’indiquer, !e Parlement anglais en ajouta une dernière, qui devait faciliter leur succès. Il accorda aux colons une indemnité qui fut fixée à la somme de 20 millions de livres sterling, ou 500 millions de francs, pour les dix-neuf colonies.

Le premier objet de cette indemnité était de réparer les torts qu’on supposait que l’émancipation devait causer aux propriétaires des esclaves.

Le second était de s’assurer le concours des pouvoirs coloniaux. Dans cette intention, le bill déclara que l’indemnité ne serait payée qu’après que chaque colonie se serait soumise aux volontés de la métropole, et aurait pris, de concert avec elle, les mesures que le gouvernement jugerait nécessaires pour que le bill ressortît son plein et entier effet.

Cette clause eut le résultat qu’on en attendait. Toutes les colonies, même celles qui avaient accueilli avec le plus de clameurs la première annonce de l’émancipation, se soumirent alors ; et chaque législature, après plus ou moins d’hésitation, fit les lois et prit les mesures que le gouvernement avait indiquées comme le complément nécessaire de l’émancipation.

Le Parlement avait déclaré que l’apprentissage ne pouvait durer au delà du 1er août 1840 ; mais les colonies étaient restées libres de le faire finir plus tôt, ou même de ne le point admettre.

Toutes les colonies anglaises admirent avec empressement le système de l’apprentissage, excepté dans une seule, Antigue, qui, profitant de la permission accordée par le bill, déclara au contraire que, dès le 1er août 1834, les esclaves seraient admis, sans transition, à tous les droits civils des hommes libres. On dira plus loin quel a été le résultat de cette tentative isolée d’Antigue. Il est convenable de ne s’occuper en ce moment que des colonies où l’apprentissage a été établi.

Dans toutes les colonies, et en Angleterre même, on craignait que de grands désordres, et peut-être de grands désastres, ne suivissent immédiatement la proclamation de la liberté. Ces craintes lurent trompées. Le 1eraoût 1854, sept cent mille noirs sortirent en même temps de l’esclavage, sans qu’il en résultât aucune perturbation profonde. Il n’y eut pas une goutte de sang répandue, ni une propriété détruite, dans toute la vaste étendue des colonies anglaises. Jamais événement plus considérable ne s’était accompli avec un calme et une facilité si extraordinaires.

Le même spectacle s’est continué jusqu’à ce jour ; et si l’on en croit les nombreux documents qui ont passé sous les yeux de la Commission, il est permis de dire que le nombre des crimes et des délits n’a pas augmenté dans les colonies anglaises depuis que l’esclavage y est aboli. « Il n’y a pas sur tous les domaines de Sa Majesté, dit le gouverneur de la Guyane, une province plus tranquille et mieux réglée que cette colonie. Cependant, sur chaque propriété, on ne compte que deux ou trois blancs. Nous n’avons, en tout, que trente gendarmes (policemen), qui, au besoin, se font assister par des affranchis, lesquels remplissent souvent, et sans rétribution, l’office de constables. Ces constables sont sans armes. Les policemen ont des épées ; mais mon intention est de la leur ôter bientôt, afin de faire disparaître la trace extérieure de l’obéissance forcée, »

Ceci était écrit en 1835, et à la date du 1er septembre 1836, on trouve dans une autre dépêche du même gouverneur : « Il y a déjà trois mois que j’ai remplacé par des bâtons les épées des policemen. La Guyane comptait en ce moment quatre-vingt-un mille affranchis, répandus sur un territoire immense.

L’expérience, du reste, a prouvé que la difficulté n’était pas d’empêcher les affranchis de se révolter, ni de punir ou de prévenir leurs crimes, mais de les plier à des habitudes laborieuses. Dans toutes les colonies, les commencements de l’apprentissage furent assez pénibles. Les nègres, sans se refuser au travail, travaillaient mal ou d’une manière incomplète. Sans être jamais rebelles, ils se montraient souvent indisciplinés.

Dans le principe, les magistrats salariés durent recourir contre eux à des punitions nombreuses et rigoureuses, qui devinrent de plus en plus douces et plus rares, à mesure que les esprits se familiarsaient avec le nouveau système du travail.

Dans la première année de l’apprentissage, c’est-à-dire du 1er août 1834 au 31 juillet 1835, les magistrats salariés ont infligé aux alTrancliis de la Barbade sept mille sept cent quatre-vingt-six punitions, dont mille sept cent quarante-deux cbàtiments corporels. Les affranchis de la Barbade étaient au nombre de trente mille à peu près.

Cette répression paraîtra moins sévère si on la rapproche d’un fait cité par le gouverneur de la Guyane, dans une dépêche du 20 juin 1835, relative à ce qui se passait du temps de l’esclavage.

« A la propriété de V…, dit-il, sur trois cent quinze esclaves, cent quarante-huit ont été fouettés en six mois, et sur la propriété de P… sur cent vingt-neuf esclaves, soixante-quatorze ont été également fouettés dans le même espace de temps. Ainsi, deux cent vingt-deux nègres sur quatre cent quarante-quatre ont été punis corporellement en six mois, c’est-à-dire que personne n’a échappé au fouet durant l’année. » Le gouverneur ajoute avec laison : « Si les esclaves ont mérité ces terribles châtiments, il fallait qu’ils fussent de grands misérables, et s’ils ne les ont pas mérités, on doit reconnaître que le système sous lequel ces châtiments ont été administrés était bien cruel et bien oppressif. » Ce qu’il y a de particulier, c’est que ces mêmes esclaves, devenus des affranchis et traités avec douceur, se firent remarquer par leur bonne conduite.

Du reste, ainsi que je l’ai dit plus haut, on voit, dans la plupart des colonies, le nombre des châtiments, et surtout des châtiments corporels, diminuer rapidement à mesure que l’apprentissage dure. Les punitions corporelles qui, à la Guyane, s’étaient élevées, en 1835, à cinq cent trente-neuf, ne s’élevaient qu’à quatre-vingt-trois en 1837.

Il est permis de croire que, dans plusieurs des colonies, et peut-être dans la plupart d’entre elles, l’apprentissage rencontra plus d’obstacles encore dans les dispositions des maîtres que dans celles des anciens esclaves. On ne peut guère douter, en lisant les documents qui ont été fournis à la commission, et particulièrement les règlements, les enquêtes, les mémoires et les journaux des colons, eux-mêmes, que ceux-ci, mécontents d’un changement qui leur avait été imposé par la mère-patrie, n’aient d’abord essayé de conduire les nègres affranchis de la même manière dont ils les conduisaient esclaves, et qu’ils n’aient ensuite cherché à se venger des résistances que ces façons d’agir faisaient naître. Cela paraît surtout sensible dans les colonies que leurs institutions rendaient le plus indépendantes de la métropole. Il est peu de lois coloniales rendues à la Jamaïque depuis le bill d’émancipation, qui ne paraissent avoir pour but de retirer aux nègres quelques-unes des garanties ou des avantages que ce bill leur avait assurés.

Lorsque les colons furent chargés de mettre eux-mêmes à exécution une mesure indiquée par le bill, il arriva souvent qu’ils le firent avec une rigueur très-contraire à l’esprit de cette loi et très-préjudiciable à l’intérêt bien entendu des colonies elles-mêmes.

C'étaient les magistrats salariés qui condamnaient les affranchis à la prison, mais c’étaient les autorités coloniales qui avaient seules le droit de gouverner les détenus. Il parait qu’on exerçait souvent sur les noirs que renfermaient les prisons les traitements les plus cruels et les plus opposés à l’esprit du bill d’émancipation.

Le Parlement avait établi que les affranchis pourraient se libérer de leurs obligations moyennant un prix ; mais il avait abandonné aux pouvoirs coloniaux le droit de déterminer les formes de l’arbitrage et de désigner les arbitres. Ces arbitres fixaient presque toujours un prix si élevé à la liberté, qui’il était impossible d’y atteindre. Les exemples de ceci se trouvent répandus en grand nombre dans tous les documents législatifs présentés à la commission.

Le bill avait fixé le temps du travail forcé à quarante-cinq heures par semaine, et le minimum du travail de chaque jour à neuf heures. Le désir du législateur était que les noirs travaillassent en effet neuf heures pendant les cinq premiers jours de la semaine, ce qui leur laissait entièrement libre l’usage du septième. Dans plusieurs colonies, les blancs, malgré les prières des nègres et les conseils des gouverneurs, s’obstinèrent à ne faire travailler leurs apprentis que sept heures par jour, ce qui enlevait à ceux-ci tous les bénéfices que le travail libre du samedi pouvait leur promettre.

Dans la plupart des colonies, mais particulièrement à la Jamaïque, la discorde et la défiance ne tardèrent donc pas à s’introduire entre les anciens maîtres et les nouveaux affranchis ; une lutte cachée, mais continuelle, s’établit entre eux. Dans presque toutes les colonies un double effet se fit voir : les noirs montrèrent bientôt une grande confiance dans les autorités métropolitaines et dans les magistrats salariés. Ces mêmes magistrats furent souvent, au contraire, en butte au mépris et à l’animadversion des colons. Plusieurs fois les cours coloniales infligèrent à ceux-ci des amendes que le trésor de la métropole acquitta.

Malgré ces circonstances fâcheuses, il faut reconnaître que l’apprentissage n’a pas produit le plus grand mal qu’en attendaient les colons, c’est-à-dire la cessation du travail.

On voit, dans les documents anglais, qu’au commencement de l’apprentissage, la plupart des planteurs répétaient sans cesse que la culture du sucre allait être abandonnée.

Il est certain que, pendant les années que dura l’apprentissage, la production du sucre ne diminua pas d’une manière sensible dans les colonies anglaises. Dans plusieurs d’entre elles elle augmenta considérablement.

A la Guyane, le produit de 1856 excéda en valeur celui de 1855 de 12 millions environ. Le gouverneur annonçait, le 17 septembre 1856, que, « depuis l’abolition de l’esclavage, la valeur des propriétés s’était prodigieusement accrue dans la colonie. »

On trouve également dans les mêmes documents relatifs à cette colonie, que dans le cours de 1836 et de 1837, le nombre des mariages a été, par trimestre, d’environ 500, et que celui des adultes ou des enfants fréquentant les écoles s’est élevé à 9 ou 10,000. Ces faits sont d’autant plus à remarquer, qu’à la Guyane plus du quart des affrancbis étaient nés en Afrique et provenaient de la traite.

Des résultats plus satisfaisants encore furent obtenus dans l’île d’Antigue, où la liberté complète avait été accordée dès 1854 par les maîtres eux-mêmes. La transition du travail forcé au travail libre se fit dans cette colonie avec une facilité vraiment surprenante. Le bon accord n’ayant pas cessé de régner entre les blancs et les noirs, ceux-ci restèrent volontairement près de leurs anciens maîtres, dont ils ne cherchèrent pas à obtenir des salaires exagérés.

M. Halley, commandant le brick de l’État le Bisson, ayant été envoyé, en décembre 1838, pour constater l’état d’Antigue, faisait le rapport suivant :

« A Antigue, le prix de la journée est assez modique ; il est à peu près en rapport avec l’entretien de l’esclave autrefois. Les propriétaires sont dans une situation satisfaisante ; ils sont unanimes sur les bons effets qui résultent de l’émancipation, et ils se félicitent de l’avoir hâtée. Depuis cette époque, les plantations et les terres sont recherchées ; elles ont en quelque sorte doublé de valeur, puisqu’elles pourraient être vendues plus cher que lorsque les esclaves y étaient attachés. »

Ce sont là des résultats admirables, mais qu’il serait dangereux, on doit le dire, d’attendre ailleurs ; car Antigue est dans une situation toute particulière.

L’île d’Antigue ne contenait, lors de l’émancipation, que vingt-neuf mille trois cent soixante-dix esclaves, quatre mille soixante-six noirs libres et deux mille blancs ; en tout trente cinq mille quatre cent trente-six habitants. Cette population, quelque minime qu’elle soit, couvrait toute la surface du pays ; presque toutes les terres d’Antigue étaient occupées, toutes étaient possédées : on y était presque aussi serré qu’en Europe. Le nègre se trouva donc placé dans cette alternative de mourir de faim ou de travailler, A Antigue, d’ailleurs, et cette cause est plus puissante encore que la première aux yeux de tout homme qui sent et qui raisonne, l’esclavage a toujours été d’une mansuétude toute particulière, et les maîtres y ont fait d’eux-mêmes, depuis très-longtemps, les plus grands efforts pour améliorer les mœurs des nègres et se concilier leur affection. On se rappelle que ce sont eux seuls qui, en 1834, ont voulu faire passer leurs esclaves de la servitude à la liberté complète, sacrifiant ainsi le travail gratuit que le bill d’émancipation leur permettait d’exiger pendant six ans. Ce fait suffit pour expliquer tout ce qui la précédé et suivi. Des hommes qui sont capables d’en agir ainsi vis-à-vis de leurs esclaves, montrent qu’ils ont été des maîtres pleins de douceur et de miséricorde et l’on conçoit aisément qu’ils n’aient pas rencontré d’affranchis rebelles.

Les choses étaient en cet état, dans les colonies anglaises, an commencement de 1838.

À cette époque, l’opinion publique s’émut de nouveau en Angleterre ; de nombreuses réunions populaires eurent lieu ; diverses propositions lurent faites au Parement dans le but d’adoucir le sort des apprentis et de les soustraire aux violences dont on accusait quelques colons, surtout ceux de la Jamaïque, d’user à leur égard. Cela donna naissance au bill du 18 avril 1838, dont l’objet était d’accorder des garanties nouvelles aux affranchis. Mais on alla plus loin.

L’apprentissage devait finir, pour les nègres artisans ou domestiques, le ler août 1838 ; pour les autres, le bill avait fixé deux ans de plus.

On propsa dans le sein du Parlement et on fut prêt de faire adopter une loi qui donnait la liberté complète à tous les nègres, le 1er août 1838.

Les efforts du ministère empêchèrent que cette loi ne passât ; mais l’effet moral était produit ; et il devint dès lors impossible de prolonger l’apprentissage. Le gouvernement anglais crut devoir mettre cette nécessité nouvelle sous les yeux des autorités coloniales et les inviter à s’y soumettre d’elles-mêmes.

Ces événements émurent la population noire des colonies, et produisirent chez la plupait des colons une surprise fort grande et une irritation très-profonde.

Beaucoup de transactions avaient en lieu dans les colonies anglaises, dans la prévision que l’apprentissage durerait jusqu’en 1840, et sa destruction prématurée lésait des intérêts considérables.

D’une autre part cependant, les colonies sentirent qu’en présence des manifestations de la mère-patrie, il serait désormais très-dangereux de refuser à une partie de leurs noirs la liberté, tandis qu’ils l’accordaient à l’autre. Cela eût été difficile, si on avait pu s’appuyer sur l’opinion publique de la métropole ; il était impossible de le tenter après ce qui venait de se passer en Angleterre.

Toutes les colonies consentirent donc, mais de mauvaise grâce et à regret, à abolir dans leur sein l’apprentissage, à partir du 1er août. Plusieurs ne se déterminèrent à cette mesure que très-tard : à la Trinité, ce ne fut que le 25 juillet 1838 que les colons purent s’y résoudre.

La liberté complète fut donc [iroclamée dans toutes les colonies anglaises le 1er août de la même année. Il est presque inutile de faire remarquer qu’elle le fut dans les circonstances les plus défavorables qui se puissent imaginer.

Elle apparut tout à coup un milieu de l’irritation et des embarras des maîtres. Les nègres devenaient entièrement libres au moment même où les griefs qu’ils pouvaient avoir contre les blancs venaient d’être exposés, et quelquefois exagérés, dans les assemblées politiques de la mère-patrie. Rien n’était préparé pour cette liberté nouvelle. Les instructions du gouvernement anglais n’arrivèrent, dans plusieurs des colonies, que plusieurs mois après que l’apprentissage eut été aboli. Ce furent les autorités coloniales qui, livrées à elles-mêmes, prirent à la hâte les premières mesures nécessaires. Près d’un an s’est déjà écoulé depuis que cette grande et redoutable expérience a été faite. Le résultat de dix mois seulement est déjà connu.

Ce temps est trop court pour qu’il soit permis de porter un jugement assuré. Déjà, cependant, quelques vérités sont acquises.

Il est certain que, dans toutes les colonies anglaises, la liberté complète a été reçue, comme l’apprentissage, avec joie, mais sans désordre. Il est également certain que les nègres devenus libres n’ont nulle part fait voir le goût de la vie sauvage et errante qu’ils devaient, disait-on, manifester. Ils se sont, au contraire, montrés très-altachés aux lieux dans lesquels ils avaient vécu et aux habitudes de la civilisation qu’ils avaient déjà contractées. « Une chose remarquable, dit le capitaine Halley, dans un rapport déjà cité, à la date du 3 décembre 1838, c’est qu’à la Jamaïque (celle de toutes les colonies qui était la plus exposée), l’émancipation s’est opérée sans désordres et sans que la tranquillité de l’île ait été troublée. Les nègres n’ont pas manifesté l’intention de fuir la civilisation ni de se retirer dans l'intérieur ou dans les bois. Ils sont restés, en général, sur les habitations où ils vivaient. »

Quant à la nature et à la durée de leur travail, la commission a eu sous les yeux des documents si contraires, elle a vu se reproduire des assertions si opposées, qu’elle ne peut s’arrêter dans une entière certitude. Voici pourtant le spectacle spécial que lui semblent présenter en ce moment les colonies anglaises.

Dans les colonies où la population est considérable relativement au territoire, comme aux Barbades, à Antigue, à Saint-Cbristophe, les nègres, n’ayant d’autre ressource que le travail, travaillent bien et à un prix peu élevé.

Dans les colonies qui n’ont point cet avantage, mais où la terre est très-fertile et son exploitation facile, comme à la Guyane et à la Trinité, les nègres ont demandé des salaires exagérés, et souvent n’ont pas mis de continuité dans leurs travaux ; cependant les propriétaires continuent à pouvoir cultiver le sol avec profit.

Mais à la Jamaïque, où la culture de la canne est naturellement coûteuse, à cause de l’épuisement des terres ou de la difficulté qu’on éprouve à transporter leurs produits au marcbé, où les nègres peuvent facilement vivre sans travailler pour les blancs ; à la Jamaique ou dans les îles placées dans des circonstances analogues, les noirs travaillent moins bien et beaucoup moins constamment depuis que l’esclavage a cessé qu’avant cette époque, et l’avenir de la production du sucre est compromis.

Cette situation fâcheuse paraît tenir à plusieurs causes qui auraient pu être évitées. Il faut l’attribuer d’abord aux mauvais rapports qui se sont établis, durant l’apprentissage, entre les maîtres et les affranchis, dans la plupart des colonies. La défiance et la haine qui ont pris naissance alors rendent très-difficile anjourd’hui la fixation équitable des salaires. Il est évident que presque toujours le colon veut faire travailler le nègre à trop bas prix, et que celui-ci demande un prix beaucoup trop haut. Comme ces deux hommes ne sont pas seulement opposés d’intérêts, mais secrètement ennemis, il est presque impossible qu’ils arrivent jamais à bien s’entendre.

On peut expliquer également le peu de penchant que montrent les noirs dans quelques colonies pour travailler d’une manière continue au service des grands propriétaires du sol, par cette circonstance qu’ils sont eux-mêmes de petits propriétaires.

Presque tous les anciens affranchis des colonies anglaises ont conservé la jouissance gratuite de la cabane qu’ils habitaient pendant l’esclavage et du jardin dont ils avaient alors l’usage. Ce champ, que chacun d’eux possède, occupe une partie de son temps, et suffit à presque tous ses besoins. Le nègre préfère, en le cultivant, travailler pour lui-même, que d’aller servir chez autrui. Cela est d’autant plus facile à comprendre, que quelque chose d’analogue se fait voir dans les pays de l’Europe où la terre est très-partagée. Le petit propriétaire, occupé sur son propre fonds, ne consent qu’avec peine à louer ses services au riche fermier son voisin. C’est ainsi que, dans plusieurs de nos provinces, le nombre des ouvriers devient chaque jour plus restreint et leur assistance plus précaire.

Si l’on jugeait qu’il était nécessaire à l’exploitation des denrées coloniales et à la permanence de la race blanche dans les Antilles que le nègre affranchi louât ses services d’une manière permanente aux grands propriétaires du sol, il est évident qu’il ne fallait pas lui créer un domaine où il pût vivre avec aisance en ne travaillant que pour lui.

La commission manquerait à son devoir si, après avoir fait connaître, avec quelques détails, à la chambre, de quelle manière le gouvernement anglais a conduit l’émancipation, et quel a été, jusqu’à présent, le résultat de son entreprise, elle ne cherchait à tirer de ces faits les lumières qui pourraient nous guider nous-mêmes.

On a vu que le Parlement britannique avait voulu que le montant intégral de l’indemnité fût versé dans les mains des planteurs le jour où les colonies auraient acquiescé au principe de l’émancipation, et avant que l’émancipation ne fût accomplie.

Cette dernière disposition de la loi a été plusieurs fois critiquée en Angleterre. On a dit qu’il eût été plus prudent et plus sage de retenir pendant un certain temps, dans les mains de l’État, une portion du capital accordé, et qu’en le distribuant d’avance aux colons, la métropole s’était ôtée, dès l’abord, un puissant moyen de tenir ceux-ci dans sa dépendance et de s’assurer leur concours.

Il est permis de croire qu’il en est ainsi, si l’on considère qu’à partir de l’époque où l’indemnité a été soldée, une lutte sourde, mais incessante, s’est établie entre toutes les colonies où il existait des législatures et la métropole : lutte qui, en ce moment même, n’est point encore terminée.

Le bill d’émancipation n’avait soumis à l’apprentissage que les enfants âgés de plus de six ans. Ceux qui se trouvaient au-dessous de cet âge étaient sur-le-champ classés au nombre des personnes libres.

Il ne paraît pas qu’aucune mesure ait été prise pour procurer à ces derniers une éducation convenable. Ce fut là, on doit le dire, une grande erreur. Il fallait ou laisser ces enfants dans la condition de leurs pères, ou charger l’État de les diriger et de les instruire. En les livrant à eux-mêmes et en les abandonnant au hasard, on s’est créé de grands embarras dans le présent, et on a peut-être préparé de grands dangers pour l’avenir.

La mesure de l’apprentissage a été aussi, en Angleterre, l’objet de très-vives critiques ; des hommes d’État éminents ont condamné le principe même de la mesure ; ils ont dit qu’un travail forcé, quel qu’il fut, ne préparait pas l’homme à un travail volontaire, et qu’on ne pouvait apprendre que dans la liberté à être libre. D’autres ont combattu le système d’apprentissage qui avait été adopté, tout en admettant qu’un apprentissage était nécessaire.

Votre commission a partagé ce dernier sentiment.

Elle a pensé qu’un temps d’épreuve, pendant lequel les nègres, déjà pourvus de plusieurs droits de l’homme libre, sont encore forcés au travail, était indispensable pour familiariser les colons aux effets de l’émancipation, et pour leur permettre d’introduire dans leurs habitudes et dans leur méthode de culture les divers changements que l’émancipation doit amener.

Cet état intermédiaire, entre la servitude et l’indépendance , ne lui a pas paru moins nécessaire pour préparer l’éducation de la population noire, et la mettre en état de supporter la liberté.

Tant que la servitude existe en son entier, le maître ne souffre pas que la puissance publique intervienne entre lui et son esclave. Lui seul le dirige, et l’esclave ne connaît que lui. Cela est de l’essence même de l’esclavage. On peut prévoir que, tant que l’esclavage n’est pas aboli, le gouvernement doit trouver mille difficultés à arriver jusqu’au noir et à le préparer à la liberté. Les mêmes obstacles n’existent plus lorsque le nègre, cessant d’appartenir au blanc, n’est plus qu’un ouvrier temporairement obligé à travailler pour le compte de celui-ci.

D’un autre côté, lorsque les dernières traces de la servitude sont enfin effacées et que le nègre est élevé au rang d’homme libre ; quand il a déjà goûté l’indépendance complète, et qu’il croit n’avoir plus rien à attendre du magistrat et peu à en craindre, le pouvoir social n’a presque plus de prise sur sa volonté, sur ses opinions et sur ses mœurs.

Mais durant le temps où la liberté déjà promise n’est pas encore entièrement donnée ; où les habitudes de respect et d’obéissance qu’avait fait naître l’esclavage sont encore entretenues par le travail forcé, mais où cependant l’àme de l’esclave se relève déjà à rapproche de l’indépendance ; dans ce temps intermédiaire, l’action du pouvoir est facile et efficace. Le colon n’écarte plus la main du gouvernement, et le nègre s’y livre de lui-même sans regret et sans peine. Il ne voit pas encore dans le magistrat un maître, mais un guide et un libérateur. C’est le moment où il est le plus aisé au gouvernement de fonder son empire sur l’esprit et les habitudes de la population noire, et d’acquérir l’influence salutaire dont il aura bientôt besoin de se servir pour la diriger dans la liberté complète.

Votre commission, messieurs, a donc été unanimement d’avis qu’il était nécessaire de placer un état intermédiaire et transitoire entre l’esclavage et la liberté, et cle s’est appliquée à rechercher quel il devait être.

Il semble qu’en établissant l’apprentissage, les Anglais n’aient eu en vue que le maintien du travail : intérêt immense, sans doute, mais non pas unique. Le bill d’émancipation n’a pris aucune mesure générale et efficace pour favoriser l’éducation des jeunes apprentis et la moralisation des adultes. Il n’a rien établi pour faire naître l’émulation entre eux, ni pour les amener graduellement en les faisant passer par des états successifs jusqu’à l’usage de l’indépendance complète.

L’apprentissage devait durer jusqu’à la fin, tel qu’il avait été établi le premier jour. Au bout de six ans, comme durant la première année, l’apprenti ne pouvait avoir le libre emploi de son travail et la jouissance d’un salaire que pendant un seul jour de la semaine au plus.

Dans le système d’apprentissage des Anglais, la priorité du colon sur le noir n’est pas, à vrai dire, entièrement abolie ; l’État en a seulement réglé et limité l’usage. Le nègre est toujours forcé de travailler sans salaire pour le compte du même homme qui l’a tenu en esclavage. L’aspect de la servitude est changé plutôt que détruit.

La commission, messieurs, a pensé que l’apprentissage pouvait être conçu dans un autre esprit et mis en pratique d’une autre manière qu’il ne l’a été par les Anglais.

Un plan a été produit dans son sein : le moment n’est pas venu de le discuter , mais elle doit du moins en faire connaître les traits principaux à la chambre.

Aussitôt après que l’esclavage serait aboli, toutes les anciennes relations entre les blancs et les noirs seraient substantiellement changées. Le lien qui existait entre l’un et l’autre serait entièrement détruit.

L’État seul deviendrait le tuteur de la population affranchie, et c’est lui qui concéderait suivant sa volonté, et à des conditions qu’il fixerait, les services des noirs aux colons : l’usage des moyens disciplinaires restant en ses mains.

Ce travail ne serait plus gratuit.

Il y a environ deux cent cinquante mille esclaves dans les colonies. Les deux tiers, ou cent soixante-six mille, à peu près, sont âgés de quatorze à soixante ans, c’est-à-dire capables d’efforts habituels et productifs.

Les documents qui ont été soumis et les renseignements recueillis permettent de croire qu’en n’exigeant pour le travail de ces cent soixante-six mille ouvriers qu’un salaire modéré, l’État pourrait, non-seulement couvrir l’intérêt de l’indemnité et faire un fonds pour l’amortissement de son capital, mais abandonner chaque jour une portion du salaire au travailleur.

Celui-ci aurait, en outre, pendant l’apprentissage, l’usage du samedi et la possession d’une quantité de terre suffisante pour se nourrir ; il vivrait à ces conditions avec aisance.

Quant aux enfants, le propriétaire continuerait à s’en charger moyennant un contrat d’apprentissage qui lui assurerait les services de celui-ci jusqu’à l’âge de vingt et un ans.

Il aurait aussi le soin des vieillards et de ceux des ouvriers qui seraient malades. Des règlements établiraient sur ce point des habitudes uniformes.

Ces mesures, qui satisferaient l'humanité, seraient favorables aux colons eux-mêmes ; il est à croire qu’ils gagneraient en travail, en sécurité et en avenir, beaucoup plus qu’ils ne perdraient en argent.

La commission n’est point appelée à discuter les détails de ce plan ni à en proposer l’adoption à la chambre ; mais son devoir est de dire qu’elle en a unanimement approuvé les idées mères.

Dans le système anglais, c’était la loi qui avait fait de l’esclave l’apprenti de son ancien maî(re. Le maître perdait une partie de sa puissance, il conservait l’autre. Sou pouvoir n’était pas emprunté, il continuait à l’exercer directement en vertu de son même droit ; le gouvernement n’intervenait que pour régler l’usage et empêcher l’abus de ce droit.

Une partie des embarras qu’a rencontrés l’apprentissage est sortie de cette source.

La commission a pensé qu’il serait infiniment plus conforme à l’intérêt des nègres, aussi bien qu’à celui des colons, de détruire d’un seul coup tous les anciens rapports qui existaient entre le maître et son esclave, et de transporter à l’État la tutelle de toute la population afiranchie. Cette manière d’agir a plusieurs avantages considérables.

Des gênes inévitables accompagnent le passage de l’esclavage à la liberté. Il faut éviter, autant que possible, qu’elles soient ou qu’elles paraissent imposées au nouvel affranchi par son ancien maître. En pareille matière, il est sage de laisser au gouvernement toute la responsabilité, avec le pouvoir.

L’État devenant ainsi le tuteur des anciens esclaves, il se trouve en pleine liberté de prendre tous les moyens qui peuvent le mieux et le plus vite préparer ceux-ci à l’entier usage de l’indépendance. Il peut leur imposer les conditions qu’il juge indispensables, et leur faire subir les épreuves nécessaires avant d’achever de les livrer à eux-mêmes. Il est libre de prendre, suivant les cas, toutes les mesures qui doivent répandre l’instruction parmi eux, y régler les mœurs, y favoriser efficacement le mariage. Ces mesures, émanant de l’État et non de l’ancien maître, ne feraient pas naître entre les deux races ces sentiments de défiance et de haine dont on a vu les funestes effets dans les colonies britanniques ; imposées au blanc comme condition du travail, au noir comme prix de l’indépendance, elles seraient facilement admises et exactement exécutées.

La commission a également approuvé l’idée du salaire.

Le salaire est une juste indemnité des sacrifices de l’État.

Il est utile au noir, car, indépendamment de l’aisance qu’il lui donne, il lui fait sentir les avantages du travail, il réhabilite le travail à ses yeux. L’absence du salaire est le cachet de l’esclavage. Le salaire, enfin, a cet avantage qu’il ôte tout prétexte aux défiances injustes que les colons ont quelquefois entretenues contre le gouvernement de la métropole.

Par le salaire, l’intérêt pécuniaire de l’État est visiblement lié au maintien d’un travail productif dans les colonies, et le salaire forme, par conséquent, aux yeux de ces colonies, la plus puissante garantie des efforts que fera la métropole pour maintenir le travail.

La commission, messieurs, est donc convaincue qu’un système d’apprentissage fondé sur les bases qu’on vient d’indiquer, pourrait concilier tout à la fois les droits du Trésor et les intérêts des colons. Elle y a vu surtout la plus heureuse combinaison qui se put adopter en faveur des noirs, de cette race opprimée et dégradée par l’esclavage, qu’il est de l’honneur et du devoir de la France de régler, d’éclairer et de moraliser, aussi bien que d’affranchir.

Sur tous les points principaux qui viennent d’être successivement exposés aux yeux de la Chambre, la commission a été unanime ; elle ne s’est divisée que sur la forme qu’il convenait de donner à ses opinions.

Plusieurs membres pensaient que la commission, après avoir écarté le projet de loi présenté par l’honorable M. de Tracy, devait se borner à exprimer son propre sentiment, quant à ce qu’il convenait de mettre à la place, mais sans chercher à attirer le gouvernement et les chambres dans une autre voie.

La majorité n’a point été de cet avis : elle a pensé que la discussion et l’examen auxquels la commission s’était livrée avait amené k découverte ou fourni la preuve de plusieurs vérités importantes. qu’il convenait de revêtir, dès à présent, des formes de la loi.

La nécessité de faire une émancipation simultanée, la nécessité de i’indemnité, de l’apprentissage et du règlement de travail, ont paru tellement démontrées à la commission, qu’elle n’a pas hésité à faire, dès aujourd’hui, de ces mesures, les hases de la loi future.

La majorité a été surtout vivement et profondément frappée des dangers que faisait courir l’état actuel, et du péril auquel on s’exposait en remettant à un autre temps pour prendre un parti.

Dans cette situation, elle a cru qu’elle serait infidèle à son devoir si, dès à présent, elle ne proposait pas à la chambre de fixer, non point le terme de l’esclavage, mais le moment où l’on s’occuperait définitivement de le fixer. Elle a pensé que l’époque la mieux choisie et la plus naturellement indiquée était la session de 1841. Elle vous propose donc de déclarer que, dans la session de 1841, il sera proposé un projet de loi qui fixera l’époque de l’abolition de l’esclavage.

Cette rédaction, il est nécessaire de le dire à la Chambre, n’a point été admise de l’avis unanime des memhres dont la commission se compose.

Un membre a fait observer qu’il ne reconnaissait ni à la commission ni à la Chambre le droit d’imposer au gouvernement l’obligation de présenter un projet de loi ; qu’une semblable manière de procéder intervertissait l’ordre naturel des pouvoirs constitutionnels et portait atteinte à leur indépendance.

Ces raisons, quelque puissantes qu’elles puissent paraître, n’ont pas semblé suffisantes à la majorité de votre commission.

La majorité a d’abord fait observer que la rédaction attaquée n’était point nouvelle ; qu’on en trouvait la trace dans plusieurs lois antérieures rendues depuis le commencement du régime représentatif en France ; que notamment les lois de finances en offraient de fréquents exemples.

Elle a fait observer de plus que ceux de MM. les ministres qui se sont rendus dans le sein de la commission avaient paru désirer eux-mêmes, dans l’intérêt de la mesure, que l’époque où la prochaine loi d’émancipation serait présentée et les principales dispositions qu’elle devait contenir fussent dès à présent arrêtées ; qu’ainsi l’apparence même de la violence faite au pouvoir exécutif disparaissait, et qu’il ne fallait voir, au contraire, dans ce que proposait la commission, qu’une résolution prise de concert par le gouvernement et les chambres.

La majorité de la commission a jugé qu’il y aurait de la précipitation et du danger à annoncer, dès aujourd’hui, le moment précis où l’esclavage devait cesser dans nos colonies ; mais elle a cru, au contraire, qu’il était très-prudent de fixer le moment où il faudrait lui donner un terme, et d’indiquer en même temps, d’une façon générale, de quelle manière il finirait. Elle a pensé qu’en agissant ainsi on donnerait aux esprits le calme qui leur est nécessaire ; qu’on arrêterait l’élan de craintes et d’espérances exagérées, et qu’on fournirait enfin au gouvernement une grande force pour préparer d’avance et assurer une révolution que, désormais, il n’est ni désirable ni possible d’empêcher.

En conséquence, messieurs, la commission m’a chargé de vous soumettre les résolutions suivantes :

CONCLUSIONS DE LA COMMISSION

1° Dans la session de 1841, il sera proposé un projet de loi qui fixera l’époque de l’abolition générale et simultanée de l’esclavage dans les colonies françaises ;

2° Ce projet de loi déterminera quelles seront les indemnités qui seront dues en conséquence de cette mesure, et en assurera le remboursement à l’État, au moyen d’un prélèvement sur le salaire des nouveaux affranchis ;

3° Le même projet posera les bases d’un règlement destiné à assurer le travail, à éclairer et à moraliser les affranchis, et à les préparer aux habitudes du travail libre.

Cette commission était composée de MM. le baron Roger, de Tocqueville, le comte de Sade, Wustemberg, de Rémusat, Cadeau-d’Acy, Dugabé, Odilon Barrot, le vicomte de Panat. Sur les travaux de Tocqueville relatifs à l’abolition de l’esclavage, voir la préface mise en tête du tome I, p. 38 et 39. Voyez les statistiques du mariage, dans les documents imprimés par ordre du ministre de la marine. Voyez les notices statistiques publiées par le ministre de la marine. La Martinique et la Guadeloupe ne sont séparées que par des bras de mer très-étroits de Sainte-Lucie, de la Dominique, de Montserrat et d’Antigue. Toutes ces îles se voient. Sainte-Lucie et la Dominique ayant été françaises, l’exemple de ce qui s’y passe est encore plus contagieux pour nos îles. Voyez aussi les Considérans de l’ordonnance du 11 juin 1839. Arrêt du 25 mars 1679. Voyez notamment ce que dit Flinter sur la colonie espagnole de Porto-Rico. La valeur des terres à la Martinique est évaluée à 330,385,450 fr. ; la valeur des terres de la Guadeloupe à 268,371,925 fr. Voyez Documents statistiques publiés par le ministre de la marine. La Commission a reconnu que cette situation fâcheuse était due en partie à ce que, dans les colonies des Antilles, l’expropriation forcée n’existait pas, et elle a accueilli avec reconnaissance l’assurance que lui ont donnée MM. les ministres qu’à la session de 1840 un projet de loi avant pour objet d’introduire la saisie immobilière dans nos Antilles, serait présenté en temps utile. En mettant à part le Sénégal, qui n’est qu’un comptoir. La plus grande longueur de la Martinique est 16 lieues et sa largeur 7 lieues. Les deux îles de la Guadeloupe, mises ensemble, présentent une longueur de 22 à 23 lieues, et une largeur moyenne de 5 à 7 lieues.
Bourbon a 14 lieues de long sur 9 à 10 de large.
La surface de la Guyane est évaluée à 18,000 lieues carrées, mais cette colonie ne compte encore que 5,000 habitants libres et 16,000 esclaves. Voyez les notices statistiques publiées par le ministre de la marine.
Excepté à l’île de France, où elle devait durer six mois de plus, et au cap de Bonne-Espérance, où l’époque de l’abolition était retardée de quatre mois. La raison de cette différence est celle-ci : le législateur n’avait imposé que certaines heures de travail au nègre cultivateur, tandis qu’il avait été obligé de laisser constamment le nègre domestique à la disposition du maître. Il paraissait donc juste que l’apprentissage du second finit plus fût que celui du premier. On en plaça soixante dans la seule colonie de la Jamaïque, qui comptait 522,000 esclaves ; c’était à peu près un magistrat pour 5,000 affranchis. A la Guyane, il y en eut quinze pour 80,000 esclaves, ou environ un magistrat pour 5,500 noirs. Parliamentary papers, publiés en 1836. p. 26. Parliamentary papers, publiés en 1836. p. 475. Parliamentary papers, II, part. iii, p. 6. Id., p. 24. Id. Id., XXI part. v, p. 205. Il serait, du reste, très-injuste de juger toutes les colonies anglaises à esclaves par la Jamaïque. Non-seulement la Jamaïque est une île très-grande et très-peuplée, puisqu’elle a environ 64 lieues de long sur 25 lieues de large, et 427,000 habitants, dont 592,000 nègres ; mais la population y présente un caractère particulier, qui ne se trouve nulle part au même degré.
Presque tous les propriétaires de la Jamaïque sont absents. La direction de leurs biens est livrée à des gens d’affaires qui ne restent sur les lieux qu’autant de temps qu’il faut pour s’enrichir. Le même agent est communément chargé de la direction de plusieurs propriétés. On en voit, dans les documents parlementaires, qui ont jusqu’à 10,000 nègres sous leurs ordres. L’administration de ces agents était en général très-dure : ils ne pouvaient surveiller la conduite de leurs inférieurs, et ils ne prenaient aucun intérêt à la population noire qui leur était confiée. Il parait certain que presque partout où les propriétaires habitaient eux-mêmes, la transition de l’esclavage à l’apprentissage a été facile ; ce qui semble bien indiquer que les plus grands obstacles sont venus des blancs et non des noirs. Cette même idée se trouve, du reste, reproduite très-souvent dans la correspondance des gouverneurs anglais, et surtout dans celle des gouverneurs de la Guyane et de la Jamaïque. On trouve notamment cette phrase dans une dépêche du gouverneur de la Guyane, à la date du 18 novembre 1855 : « Sur toutes les propriétés où on a eu à se plaindre des apprentis, il a été invariablement reconnu, après examen, que les gérants ou gens d’affaires avaient tué les porcs des nègres ou avaient détruit leurs jardins ; que les heures de travail avaient été divisées par eux de manière à ce que les noirs ne gagnassent pas au change ; partout quelques autres actes imprudents de la même nature avaient été commis, et avaient eu pour résultat d’enlever aux blancs la confiance de leurs apprentis et de créer le mécontentement et la colère, etc. ». Voyez Documents parlementaires publiés en 1836, p.99.
Voyez le discours de lord Glenelg, prononcé en 1858, et le bill du 18 avril de la même année, qui eut pour objet d’apporter un remède à ces abus. Voyez Rapport des douanes. Documents parlementaires publiés en 1836, p. 135. Id., p. 475. Voyez Documents parlementaires publiés en 1838. La liberté avait été donnée le 1er août, et ce ne fut que dans le mois de septembre qu’on transmit aux colonies dépendantes de la couronne les ordres du Conseil destinés à régler l’état des pauvres, à organiser la police, à réprimer le vagabondage, à fixer les rapports entre l’ouvrier et le maître. Voyez Parliamenlary papers publiés en 1839, p. 4 et suiv. On voit, il vrai, par les rapports officiels, qu’en 1838 la récolte du sucre a été plus abondante qu’en 1836 et 1837. Elle avait été de 4,699,695 cwts en 1836, de 3,844,863 en 1837, et de 4,124,162 en 1858. Mais il est difficile de tirer une conclusion de ces chiffres, la canne récoltée en 1838 ayant été plantée et cultivée lorsque l’apprentissage existait encore. Il serait d’une très-grande importance pour la France d’obtenir des notions plus précises qu’on ne les possède sur l’état réel des colonies anglaises où l’esclavage a été aboli. La Commission a appris avec une grande satisfaction, de MM. les ministres, que l’intention du gouvernement était d’envoyer prendre sur les lieux des renseignements exacts. Voyez, entre autres, le discours prononcé par lord Howich, le 30 mars 1830. Cette même obligation a été imposée aux maîtres par les règlements locaux d’Antigue. « Le gouvernement local d’Antigue, dit M. le capitaine Halley, dans son rapport du 15 décembre 1858, a adopté des mesures sages dictées par une humanité fort louable, relativement aux vieillards et à tous les gens infirmes qui sont dans l'impossibité de pourvoir à leur subsistance. Il a arrêté que tous les individus placés dans ces catégories resteraient à la charge des anciens propriétaires. »

DE

L’ÉMANCIPATION DES ESCLAVES

PREMIER ARTICLE

Nous sommes souvent injustes envers notre temps. Nos pères ont vu des choses si extraordinaires que, mises en regard de leurs œuvres, toutes les œuvres de nos contemporains semblent communes. Le monde de nos jours offre cependant quelques grands spectacles qui étonneraient nos regards s’ils n’étaient pas fatigués et distraits.

Je suppose qu’il y a soixante ans, la première des nations maritimes et coloniales du globe eût tout à coup déclaré que l’esclavage allait disparaître de ses vastes domaines, que de cris de surprise et d’admiration se seraient élevés de toutes parts ! Avec quelle curiosité inquiète et passionnée l’Europe civilisée eût suivi des yeux le développement de cette immense entreprise ! De combien de craintes et d’espérances eussent été remplis tous les cœurs !

Cette œuvre hardie et singulière vient d’être entreprise et achevée devant nous. Nous avons vu, ce qui était absolument sans exemple dans l’histoire, la servitude abolie, non par l’effort désespéré de l’esclave, mais par la volonté éclairée du maître ; non pas graduellement, lentement, à travers ces transformations successives qui, par le servage de la glèbe, conduisaient insensiblement vers la liberté ; non par l’effet successif des mœurs modifiées par les croyances, mais complètement et en un instant, près d’un million d’hommes sont passés à la fois de l’extrême servitude à l’entière indépendance, ou, pour mieux dire, de la mort à la vie. Ce que le christianisme lui-même n’avait fait qu’en un grand nombre de siècles, peu d’années ont suffi pour l’accomplir. Ouvrez les annales de tous les peuples, et je doute que vous trouviez rien de plus extraordinaire ni de plus beau .

Un pareil spectacle doit-il être seulement pour nous un sujet d’étonnement, ou faut-il y puiser l’idée d’un exemple à suivre ? Devons-nous, comme les Anglais, chercher à abolir l’esclavage ? Faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? On ne saurait guère traiter aujourd’hui des questions plus importantes ni plus grandes. Ces questions sont grandes par elles-mêmes ; elles le paraîtront bien plus encore si on les compare à toutes celles que la politique du jour soulève.

La France possède deux cent cinquante mille esclaves. Les colons déclarent tous unanimement que l’affranchissement de ces esclaves est la perte des colonies, et ils poursuivent de leurs injurieuses clameurs tous les hommes qui expriment une opinion contraire ; ils n’épargnent pas même leurs amis les plus sincères. De pareilles colères ne doivent point surprendre : les colons sont dans une grande détresse, et leur irritation contre tout ce qu’ils se figurent de nature à aggraver leurs maux est assurément fort excusable. Les colons, d’ailleurs, forment une des aristocraties les plus exclusives qui aient existé dans le monde. Et quelle est l’aristocratie qui s’est jamais laissé dépouiller paisiblement de ses privilèges ? Si, en 1789, la noblesse française, qui ne se distinguait plus guère des autres classes éclairées de la nation que par des signes imaginaires, a obstinément refusé d’ouvrir à celles-ci ses rangs, et a mieux aimé se laisser arracher à la fois toutes ses prérogatives que d’en céder volontairement la moindre partie, comment la noblesse coloniale, qui a pour traits visibles et indélébiles la couleur de la peau, se montrerait-elle plus tolérante et plus modérée ? Les émigrés ne répondaient d’ordinaire que par des outrages à ceux de leurs amis qui leur montraient l’inutilité et le péril de la résistance. Ainsi font les colons. Il ne faut pas s’en étonner, la nature humaine est partout la même.

Ce que les colons disent aujourd’hui, ils l’ont déjà dit bien des fois. Quand, il y a treize ans, il s’est agi d’abolir l’infâme trafic de la traite, la traite, à les entendre, était indispensable à l’existence des colonies. Or, la traite a été. Dieu merci, abolie dans nos possessions d’outre-mer, et le travail n’en a pas souffert. Le nombre des noirs s’est même accru ; et les mêmes hommes qui se sont si longtemps opposés à la mesure se félicitent maintenant qu’elle ait été prise. L’émancipation des gens de couleur devait jeter dans la confusion et dans l’anarchie le monde colonial. Les gens de couleur sont émancipés et l’ordre n’a pas souffert. Les colons se trompaient donc alors ? Il est permis d’affirmer qu’ils se trompent encore aujourd’hui. C’est le statu quo qui perdra les colonies ; tout observateur impartial le reconnaît sans peine. Et, s’il y a pour la France un moyen de les conserver, c’est l’abolition seule de l’esclavage qui peut le fournir.

Les colons ont l’air de croire que, s’ils parvenaient à réduire au silence les hommes qui prononcent en ce moment en France le mot d’abolition, ou s’ils obtenaient du gouvernement l’assurance positive que toute idée d’abolition est abandonnée, l’esclavage serait sauvé et avec lui la vieille société coloniale. C’est se boucher les yeux pour ne point voir. Un homme sensé peut-il croire que deux ou trois petites colonies à esclaves, environnées et pour ainsi dire enveloppées par de grandes colonies émancipées, puissent longtemps vivre dans une semblable atmosphère ? Est-ce que, d’ailleurs, l’abolition dans les colonies anglaises peut être considérée comme un accident ? Faut-il y voir un fait isolé de l’histoire particulière d’un peuple ? Non, sans doute. Ce grand événement a été produit par le mouvement général du siècle, mouvement qui, grâce à Dieu, dure encore. Il est le produit de l’esprit du temps. Les idées, les passions, les habitudes de toutes les sociétés européennes poussent depuis cinquante ans de ce côté. Quand, dans tout le monde chrétien et civilisé les races se confondent, les classes se rapprochent et se mêlent parmi les hommes libres, l’institution de l’esclavage peut-elle durer ? On ignore encore par quel accident elle doit finir dans chacun des pays qu’elle occupe, mais il est déjà certain que dans tous elle finira. Si elle a de la peine à subsister dans les colonies qui appartiennent à des peuples d’Europe chez lesquels les institutions, les mœurs nouvelles n’ont pas encore pu établir leur empire, comment des colons qui font partie de la nation la plus libre et la plus démocratique du continent de l’Europe pourraient-ils se flatter de la maintenir ?

Les chambres, le gouvernement, presque tous les hommes politiques de quelque valeur ont déjà solennellement reconnu que l’esclavage colonial devait avoir un terme prochain. Dépend-il d’eux de se rétracter ? De pareilles paroles prononcées dans une semblable affaire se reprennent-elles ? N’est-il pas évident que l’idée de l’abolition de l’esclavage naît en quelque sorte forcément de toutes nos autres idées et que, tant que l’abolition ne sera pas faite, il se trouvera en France des voix nombreuses pour la réclamer, une opinion publique pour y applaudir, et bientôt un gouvernement pour la prononcer ? Il n’y a pas d’homme raisonnable et placé en dehors des préjugés de couleur qui n’aperçoive cela avec la dernière clarté, et qui ne voie que la société coloniale est tous les jours à la veille d’une révolution inévitable. L’avenir lui manque, par conséquent la condition première de l’ordre, de la prospérité et du progrès. Donc déjà l’esclave ne porte qu’en frémissant une chaîne qui doit bientôt se briser. Qu’est-ce aujourd’hui que l’esclavage, dit un des premiers magistrats d’une de nos colonies, sinon un état de choses où l’ouvrier travaille le moins qu’il peut pour son maître, sans que celui-ci ose lui rien dire ? De son côté, le maître, sans certitude du lendemain, n’ose rien changer, il redoute d’innover, il n’améliore point ; à peine a-t-il le courage de conserver ; les propriétés coloniales sont sans valeur ; on n’achète point ce qui ne doit pas avoir de durée. Les propriétaires coloniaux sont sans ressources et sans crédit. Qui pourrait consentir à s’associer à une destinée qu’on ignore ?

Les embarras se multiplient donc tous les jours, la gêne s’augmente, la détresse et le découragement gagnent sans cesse. Au lieu de faire d’énergiques efforts, les colons se livrent de plus en plus à de vains regrets, à des colères impuissantes, à un désespoir improductif ; et la métropole, détournant ses regards d’un si triste spectacle, finit par se persuader que de pareils établissements ne valent pas la peine d’être conservés.

Il est incontestable que les colonies ne tarderont pas à se consumer d’elles-mêmes au milieu d’un statu quo si déplorable ; il faut de plus reconnaître que la moindre action exiérieure précipiterait leur ruine.

Dans les îles anglaises, non-seulement le travail est libre, mais il est énormément rétribué ; le salaire de l’ouvrier s’élève à quatre, cinq et jusqu’à huit francs par jour, indépendammentd’autres avantages qu’on accorde encore aux travailleurs. Malgré cette immense prime accordée aux travailleurs, les bras manquent encore. Toute la cupidité et toute l’activité britannique s’exercent donc en ce moment à s’en procurer. On va en demander à tous les rivages. La contrebande des hommes est devenue le commerce le plus nécessaire et le plus lucratif. Déjà on sait qu’il existe dans les îles anglaises les plus voisines des nôtres, îles qui jadis ont été françaises et sont même peuplées de Français, des compagnies d’embauchage dont l’objet est de faciliter la fuite de nos esclaves. Si ce moyen était mis en pratique sur une grande échelle, il est à craindre que nos planteurs ne vissent bientôt échapper de leurs mains les premiers instruments de leur industrie. Comment pourrait-il en être autrement ? Ici le noir est esclave, là il est libre ; ici il végète dans une misère et dans une dégradation héréditaire, là il vit dans une abondance inconnue à l’ouvrier d’Europe. Les deux rivages sur lesquels se passent des choses si contraires sont en vue l’un de l’autre. Ils ne sont séparés que par un canal étroit qu’on franchit eu quelques heures et qui chaque jour est parcouru par des rivaux intéressés à fournir au fugitif les moyens de briser ses chaînes. Qui donc retient encore le nègre paimi nous ? Il est facile de répondre : l’espoir d’une émancipation prochaine. Otez-lui cet espoir, et il vous échappera bientôt.

Si, dès à présent et en temps de paix, les Anglais peuvent porter un immense préjudice à nos colonies, que serait-ce eu temps de guerre ?

Depuis l’émancipation des colonies anglaises, les anciens esclaves ont conçu pour la métropole un attachement si ardent et on pourrait presque dire si fanatique, que, s’il survenait une attaque étrangère, il y a tout lieu de croire qu’ils se lèveraient en masse pour la repousser : tout le monde en Angleterre est d’accord sur ce point ; ceux mêmes qui nient les autres avantages de la mesure avouent celui-là.

Il résulte au contraire des observations de tous les gouverneurs de nos colonies, des avis des conseils spéciaux et du langage même des assemblées coloniales que, dans leur état actuel, nos îles à esclaves seraient très-difficiles à défendre. La cbose parle d’elle-même ; comment résister à une attaque extérieure qui prendrait son point d’appui dans les intérêts évidents et dans les passions tant de fois excitées de l’immense majorité des habitants ? A la Martinique et à Bourbon, la population esclave est double de la populalion libre ; à la Guyane, elle est triple, et presque quadruple à la Guadeloupe. Qu’arriverait-il si les régiments noirs des îles anglaises débarquaient dans ces colonies en appelant nos esclaves à la liberté ?

L’impossibilité de soutenir avec succès une pareille lutte n’a pas besoin d’être démontrée. Elle saute aux yeux. Au premier coup de canon tiré sur les mers, il faudrait procéder brusquement à une émancipation nécessairement désastreuse, parce qu’elle ne serait pas préparée, ou se résigner à voir nos possessions conquises. Où allons-nous donc ? Si la paix dure, le statu quo amène une ruine graduelle, mais certaine ; si la guerre survient, il rend inévitable une catastrophe. Une existence convulsive et misérable, une agonie lente ou une mort subite, voilà le seul avenir qu’il réserve aux colonies. Il n’y a pas d’hommes politiques ayant quelque peu étudié les faits qui n’aperçoivent cela avec la dernière évidence ni qui supposent qu’au point où en sont arrivées les choses, on puisse sauver nos possessions d’outre-mer sans faire subir une modification profonde à leur état social. Mais, parmi ceux-là même, il en est bon nombre qui ne veulent point abolir l’esclavage. Pourquoi ? Il faut bien s’en rendre compte. Parce qu’ils pensent que les colonies ne valent ni le temps, ni l’argent, ni l’effort que coûterait une pareille entreprise. Les colons se font, en ceci comme en beaucoup d’autres choses, une illusion singulière : ils attribuent à une sorte d’ardeur coloniale les résistances que l’abolition de l’esclavage rencontre au sein des chambres et dans les conseils de la couronne. Malheureusement, ils se trompent. On repousse l’émancipation, parce qu’on tient peu aux colonies et qu’on préfère laisser mourir le malade que payer le remède.

Je suis si convaincu, pour ma part, que l’indifférence croissante de la nation pour ses possessions tropicales est aujourd’hui le plus grand et pour ainsi dire le seul obstacle qui s’oppose à ce que l’émancipation soit sérieusement entreprise, que je croirai la cause de celle-ci gagnée le jour où le gouvernement et le pays seraient couvaincus que la conservation des colonies est nécessaire à la force et à la grandeur de la France. C’est donc à établir cette première venté qu’il faut d’abord s’attacher.

DEUXIÈME ARTICLE

Dans le principe on a trop exalté l'importance commerciale des colonies. Il est bien vrai qu’une partie considérable du commerce maritime de la France se fait avec elles, et que la marine marchande qui s’occupe de ce commerce y emploie un très-grand nombre de nos vaisseaux et plusieurs milliers de nos marins ; mais de pareils faits ne sont pas concluants ; car s’il n’y avait pas de colonies on irait chercher ailleurs les denrées tropicales que nous sommes obligés d’aller prendre dans nos îles, et avec les pays qui nous fourniraient ces denrées, nous ferions un commerce certainement égal et probablement supérieur à celui que nous faisons avec nos colons. D’une autre part, on a, dans ces derniers temps, déprimé outre mesure l’importance commerciale de nos possessions d’outre-mer. Ce qui fait la principale sécurité de ces établissements, ce n’est pas la grandeur, c’est la stabilité des marchés qu’ils présentent.

Voyez le spectacle que donnent, de nos jours, toutes les grandes nations de l’Europe : partout la classe ouvrière devient plus nombreuse ; elle ne croît pas seulement en nombre, mais en puissance ; ses besoins et ses passions réagissent si directement sur le bien-être des États et sur l’existence même des gouvernements, que toutes les crises industrielles menacent de plus en plus de devenir des crises politiques.

Or, ce qui amène principalement ces perturbations redoutables, c’est l’instabilité des débouchés extérieurs. Lorsqu’une grande nation industrielle dépend uniquement, pour l’écoulement de ses produits, des intérêts ou des caprices des peuples étrangers, son industrie est perpétuellement livrée aux chances du hasard. Il n’en est point ici quand une partie considérable de son commerce extérieur se fait avec ses colonies, car il y a rarement de variations très-considérables, et surtout de variations très-brusques sur le marché de nos colonies. Le commerce y est établi sur des bases qui ne changent guère, et si, à certain moment, l’écoulement qui se fait de ce côté est moins considérable qu’il ne pourrait être dans des contrées étrangères, du moins il ne s’arrête jamais tout à coup. Le gain est souvent moins grand, mais il est sûr, et la métropole, un peu moins riche, est plus tranquille. Tel est, à mes yeux, le grand avantage que présente le commerce colonial, avantage qu’il ne faudrait pas sans doute acheter trop cher, mais qu’il serait très-injuste de méconnaître et très-imprudent de négliger.

Je reconnais cependant que le principal mérite de nos colonies n’est pas dans leurs marchés mais dans la position qu’elles occupent sur le globe. Cette position fait de plusieurs d’entre elles les possessions les plus précieuses que puisse avoir la France.

Cette vérité paraîtra évidente si l’on veut bien regarder un moment la carte.

Le golfe du Mexique et la mer des Antilles forment, en se réunissant, une mer intérieure qui est déjà et doit surtout devenir un des principaux foyers du commerce.

Je vais écarter tout ce qui n’est que probable : le percement de l’isthme de Panama, qui ferait de la mer des Antilles la route habituelle pour pénétrer dans l’océan Pacifique, le développement de la civilisation dans les vastes régions à moitié désertes et barbares, qui bordent la mer des Antilles du côté de l’Amérique méridionale ; la pacification du Mexique, vaste empire qui compte déjà presque autant d’habitants que l’Espagne, le progrès commercial des Antilles elles-mêmes. Si toutes ces admirables contrées, différentes, par les coutumes de ceux qui les habitent, par leurs goûts, leurs besoins, et placées cependant en face les unes des autres, achevaient de se couvrir de peuples civilisés et industriels, la mer qui les rassemble toutes serait, à coup sûr, la plus commerçante du globe. Tout cela est problématique, dit-on, et n’arrivera peut-être jamais. Cela est déjà arrivé en partie. Mais venons au certain. C’est dans ces mers qu’aboutit le Mississipi et l’incomparable vallée qu’il arrose. Que le Mississipi soit appelé très-prochainement à être le plus grand débouché commercial qui soit au monde, c’est ce qui ne saurait être mis en doute par personne. La vallée du Mississipi forme, en quelque sorte, l’Amérique du Nord tout entière. Cette vallée a mille lieues de long et presque autant de large ; elle est arrosée par cinquante-sept grandes rivières navigables dont plusieurs, comme le fleuve auquel elles affluent, ont mille lieues de longueur. Presque tout le sol dont est formée la vallée du Mississipi est le plus riche du Nouveau Monde. Aussi, cette vallée qui, il y a quarante ans, était déserte, contient-elle aujourd’hui plus de dix millions d’hommes. Chaque jour, de nouveaux essaims d’émigrants y arrivent ; chaque année, il s’y forme de nouveaux États.

Or, pour communiquer de presque tous les points de cette immense vallée avec le reste du monde, il faut descendre vers le Mississipi ; pour en sortir, l’embouchure du fleuve dans le golfe du Mexique est pour ainsi dire la seule porte. C’est donc par l’ouverture du Mississipi que viendront de plus en plus s’épandre les richesses que tout le continent du Nord renferme et que la race anglo-américaine exploite avec un succès si prodigieux et une si rare énergie. Assurément, la mer qui sert de chemin au commerce des Antilles elles-mêmes, à celui de la Colombie, du Mexique et peut-être de la Chine, et qui est de plus le débouché reconnu de presque tous les produits de l’Amérique du Nord, cette mer doit être considérée comme un des points les plus importants du globe. Pour me faiie comprendre, en un mot, je dirai qu’elle est déjà et qu’elle deviendra de plus en plus la Méditerranée du Nouveau Monde. Comme celle-ci, elle sera le centre des affaires et de l’influence maritime.

C’est là que la domination de l’Océan sera disputée et conquise. Les États-Unis forment déjà le troisième pouvoir naval du monde, dans un avenir prochain ils disputeront la prépondérance à l’Angleterre. On ne peut douter que le golfe du Mexicpie et la mer des Antilles ne soient les principaux théâtres de cette lutte, car la guerre maritime est toujours là où est le commerce. Elle a pris pour principal objet de protéger celui-ci ou de lui nuire.

La France possède aujourd’hui près du golfe du Mexique, à l’entrée de la mer des Antilles, au sud de l’isthme de Panama, des colonies où deux cent mille habitants parlent notre langue, ont nos ^mœurs, obéissent à nos lois. L’une de ces îles, la Guadeloupe, a le meilleur port de commerce ; l’autre, la Martinique, possède le plus grand, le plus sûr et le plus beau port militaire des Antilles. Ces deux îles forment comme deux citadelles d’où la France observe au loin ce qui se passe dans ces parages, que de si grandes destinées attendent, et se tient prête à y jouer le rôle que lui indiqueront son intérêt ou sa grandeur. Pourrait-il être question d’abandonner ou, ce qui revient au même, de laisser prendre des positions semblables ? Resteront-elles plus longtemps ouvertes au premier adversaire ? Il n’y a pas assurément un seul parti en France qui puisse supporter une pareille idée, et l’opposition surtout, qui réclame sans cesse et à grands cris contre l’oubli que nous semblons faire de notre force et de notre dignité, ne saurait l’admettre. Que dit-on tous les jours pour calmer la légitime impatience qu’éprouve le pays en voyant l’attitude réservée, ou, pour parler le langage officiel, l’attitude modeste de sa politique ?

On dit que l’époque que nous traversons, époque consacrée à l’acquisition nécessaire de la richesse, n’est pas propre aux entreprises lointaines, qu’elle se refuse à l’exécution de vastes desseins. Soit ; mais si, en effet, la fatigue de la nation, ou plutôt les intérêts et la pusillanimité de ceux qui la gouvernent nous condamnent à rester en dehors du grand théâtre des affaires humaines, conservons du moins les moyens d’y remonter et d’y reprendre notre rôle, dès que les circonstances deviendront favorables. Ne faisons pas usage de nos forces, j’y consens ; mais ne les perdons pas. Et si nous n’acquérons pas au loin les positions nouvelles qui nous permettraient de prendre facilement une part principale dans les événements qui s’approchent, tâchons du moins de conserver celles que nous avons prudemment acquises.

S’il est prouvé jusqu’à l’évidence que, tant que l’esclavage ne sera pas aboli dans nos colonies, nos colonies ne nous appartiendront pour ainsi dire pas ; que, jusque-là, nous n’en aurons que les charges, tandis que les avantages passeront en d’autres mains le jour où il s’agira d’en user, ayons le courage d’abolir l’esclavage ; le résultat vaut bien l’effort.

Les nations, d’ailleurs, ne montrent pas impunément de l’indifférence pour les idées et les sentiments qui les ont longtemps caractérisées parmi les peuples, et à l’aide desquels elles ont remué le monde ; elles ne sauraient les abandonner sans descendre aussitôt dans l’estime publique, sans entrer en décadence.

Ces notions de liberté et d’égalité qui, de toutes parts aujourd’hui, ébranlent ou détruisent la servitude, qui les a répandues dans tout l’univers ? Ce sentiment désintéressé et cependant passionné de l’amour des hommes qui a tout à coup rendu l’Europe attentive aux cris des esclaves, qui l’a propagé, dirigé, éclairé ? C’est nous, nous-mêmes. Ne le nions pas ; ça été non-seulement notre gloire, mais notre force. Le christianisme, après avoir longtemps lutté contre les passions égoïstes qui, au seizième siècle, ont fait rétablir l’esclavage, s’était fatigué et résigné. Notre philanthropie a repris son œuvre, elle l’a réveillé et l’a fait rentrer, comme son auxiliaire, dans la lice. C’est nous qui avons donné un sons déterminé et pratique à cette idée chrétienne que tous les hommes naissent égaux, et qui l’avons appliquée aux faits de ce monde. C’est nous enfin qui, traçant au pouvoir social de nouveaux devoirs, lui avons imposé, comme la première de ses obligations, le soin de venir au secours de tous les malheureux, de défendre tous les opprimés, de soutenir tous les faibles, et de garantir à chaque homme un droit égal à la liberté.

Grâce à nous, ces idées sont devenues le symbole de la politique nouvelle. Les déserterons-nous quand elles triomphent ? Les Anglais ne font autre chose, en ce moment, qu’appliquer dans leurs colonies nos principes. Ils agissent en concordance avec ce que nous avons encore le droit d’appeler le sentiment français. Seront-ils plus Français que nous-mêmes ? Tandis que, malgré ses embarras financiers, en dépit de ses institutions et de ses préjugés aristocratiques, l’Angleterre a osé prendre l’initiative et briser d’un seul coup la chaîne de huit cent mille hommes, la France, la contrée démocratique par excellence, restera-t-elle seule parmi les nations européennes à patroniser l’esclavage ? Quand, à sa voix, toutes les inégalités disparaissent, maintiendra-t-elle une partie de ses sujets sous le poids de la plus grande et de la plus intolérable de toutes les inégalités sociales ?

S’il en est ainsi, qu’elle se résigne à laisser passer en d’autres mains cet étendard de la civilisation moderne que nos pères ont levé les premiers, il y a cinquante ans, et qu’elle renonce enfin au grand rôle qu’elle avait eu l’orgueil de prendre, mais qu’elle n’a pas le courage de remplir.

Il ne suit pas assurément de ce qui précède qu’il faille se précipiter dans la mesure de l’émancipation en aveugle, ni qu’il convienne d’y procéder sans prendre aucune des précautions nécessaires, pour en assurer les avantages et en restreindre les frais et les périls. L’émancipation, je le reconnais, est une entreprise sinon très-dangereuse, au moins très-considérable. Il faut se résoudre à la faire, mais en même temps il faut étudier, avec le plus grand soin, le plus sûr et le plus économique moyen d’y réussir.

Les Anglais, ainsi que je l’ai déjà dit, ont pris l’initiative. Il convient d’abord d’examiner leurs actes et de s’éclairer de leur exemple.

Une commission composée de pairs et de députés, formée en 1840, atin d’étudier cette question, vient de proposer un plan nouveau. Le droit et le devoir du public est de le juger.

Ce double examen sera le sujet des articles subséquents.

TROISIÈME ARTICLE

Il faut savoir être juste, même envers ses rivaux et ses adversaires. On a dit que la nation anglaise, en abolissant l’esclavage, n’avait été mue que par des motifs intéressés ; qu’elle n’avait eu pour but que de faire tomber les colonies des autres peuples, et de donner ainsi le monopole de la production du sucre à ses établissements dans l’Inde. Cela ne supporte pas l’examen. Un homme raisonnable ne peut supposer que l’Angleterre, pour atteindre les colonies à sucre des autres peuples, ait commencé par ruiner les siennes propres, dont plusieurs étaient dans un état de prospérité extraordinaire. C’eût été le machiavélisme le plus insensé qui se puisse concevoir. A l’époque où l’abolition a été prononcée, les colonies anglaises produisaient deux cent vingt millions de kilogrammes de sucre, c’est-à-dire près de quatre fois plus que n’en produisaient, à la même époque, les colonies françaises. Parmi les colonies de la Grande-Bretagne se trouvaient la Jamaïque, la troisième des Antilles en beauté, eu fertilité et en grandeur, et, sur la terre ferme, Démérari, dont le territoire était pour ainsi dire sans bornes et dont les richesses et les produits croissaient depuis quelques années d’une manière prodigieuse. Ce sont ces admirables possessions que l’Angleterre aurait sacrifiées afin d’arriver indirectement à détruire la production du sucre dans tous les pays où on le cultive par des mains esclaves, et de la concentrer dans l’Inde où elle peut l’obtenir à bas prix sans avoir recours à l’esclavage. Ceci eût été moins difficile à concevoir si, d’une part, l’Inde eût déjà été un pays de grande production et, de l’autre, si le sucre n’eût pas déjà été cultivé ailleurs et avec plus de succès par des mains libres. Mais à l’époque où l’abolition a été prononcée, l’Inde ne produisait encore annuellement que quatre millions de kilogrammes de sucre, et les Hollandais avaient déjà créé à Java cette belle colonie qui, dès son début, envoya sur les marchés de l’Europe soixante millions de kilogrammes. Ainsi, après avoir détruit la concurrence du travail esclave dans une hémisphère, les Anglais se seraient trouvés immédiatement aux prises dans l’autre avec la concurrence du travail libre. Pour atteindre un tel résultat, ce peuple, si éclairé sur ses intérêts, aurait non seulement conduit ses plus belles possessions à la ruine, mais encore il se serait imposé à lui-même, entre autres sacrifices, l’obligation de payer cinq cents millions d’indemnité à ses colons ! L’absurdité de pareilles combinaisons est trop évidente pour qu’il soit besoin de la démontrer.

La vérité est que l’émancipation des esclaves a été, comme la réforme parlementaire, l’œuvre de la nation et non celle des gouvernants. Il faut y voir le produit d’une passion et non le résultat d’un calcul. Le gouvernement anglais a lutté tant qu’il l’a pu contre l’adoption de la mesure. Il avait résisté quinze ans à l’abolition de la traite ; il a résisté vingt-cinq ans à l’abolition de l’esclavage. Lorsqu’il n’a pu l’empêcher, il a, du moins, voulu la retarder ; et, quand il a désespéré de la retarder, il a cherché à en amoindrir les conséquences, mais toujours en vain ; toujours le flot populaire l’a dominé et entraîné.

Il est bien certain qu’une fois l’émancipation résolue et accomplie, les hommes d’État d’Angleterre ont mis tout leur art à ce que les nations étrangères profitassent le moins possible de la révolution qu’ils venaient d’opérer dans les colonies. Assurément, ce n’est pas par pure philanthropie qu’ils ont déployé cette ardeur infatigable pour gêner sur toutes les mers le commerce de la traite et pour arrêter de cette manière le développement des pays qui conservaient encore des esclaves. Les Anglais, en abolissant l’esclavage, se sont privés de certains avantages dont ils désirent ne pas laisser la jouissance aux nations qui n’imitent pas leur exemple, cela est évident, Il est visible que, pour arriver à ce but, ils emploient, selon leur usage, tous les moyens, tantôt la violence, tantôt la ruse, souvent l’hypocrisie et la duplicité ; mais tous ces faits sont subséquents à l’abolition de l’esclavage et n’empêchent pas que ce ne soit un sentiment philantliropique et surtout un sentiment chrétien qui ait produit ce grand événement. Cette vérité est incontestable dès qu’on étudie pratiquement la question. Cependant, elle avait été obscurcie par tous ceux que gêne l’exemple de l’Angleterre. Il était nécessaire de la remettre dans tout son jour avant d’expliquer les détails de l’émancipation anglaise, qui, sans cela, auraient été mal compris.

C’est le 15 mai 1825 que le principe de l’abolition de l’esclavage, qui était débattu depuis longtemps dans le sein du Parlement britannique, finit par y triompher. La chambre des communes déclara ce jour-là qu’il fallait préparer les nègres à la liberté et la leur donner dès qu’ils seraient en état d’en jouir. Cette résolution, en apparence si sage, n’eut que des conséquences funestes : les maîtres, qui étaient ainsi avertis à l’avance que tous les progrès faits par leurs esclaves vers la civilisation allaient être autant de pas vers l’indépendance, se refusèrent à entrer dans les vues bienfaisantes du Parlement. De leur côté, les esclaves, auxquels on montrait la liberté sans leur dire quand on la leur donnerait, devinrent impatients et indociles. Il y eut une insurrection à la Guyane et trois à la Jamaïque. La dernière surtout fut une des plus sanglantes qu’on ait jamais vues. Aussi l’enquête solennelle de 1832 démontra-t-elle que presque aucun progrès n’avait été fait pendant les neuf années qui venaient de s’écouler. Les esclaves étaient restés aussi ignorants et aussi dépravés qu’avant cette époque. Ce fut alors que le Parlement, poussé par les cris incessants de la nation, se détermina enfin à couper le nœud qu’il avait vainement essayé de dénouer.

Le bill du 25 août 1833 déclara donc que le 1er août 1834 l’esclavage cesserait d’exister dans toutes les colonies anglaises. Les colonies à esclaves étaient au nombre de dix-neuf : dix-huit en Amérique et une dans la mer des Indes. Toutefois, le bill du 25 août 1833 ne fit pas passer immédiatement les nègres de la servitude à l’indépendance : il créa un état intermédiaire sous le nom d’apprentissage. Durant cette période préparatoire, les noirs continuaient de travailler gratuitement pour leurs anciens maîtres ; seulement, le travail non rétribué qu’on pouvait encore exiger d’eux était limité à un certain nombre d’heures par semaine. Le reste de leur temps leur appartenait. C’était encore là, à vrai dire, l’esclavage sous un autre nom ; mais c’était un esclavage temporaire. Au bout de sept ans, cette dernière trace de la servitude devait disparaître.

L’apprentissage avait pour but d’essayer, en quelque sorte, l’effet que produirait l’indépendance sur les noirs, et de les préparer à la supporter. Il était surtout aux yeux du gouvernement anglais un moyen de réduire le chiffre de l’indemnité due par la métropole aux colons. En laissant à ceux-ci, pendant quelques années de plus, le travail gratuit de leurs anciens esclaves, on pouvait leur donner moins en argent.

Cette indemnité fut fixée moyennant un chiffre de 1,400 francs par tête d’esclave, quel que fût son âge ou son sexe. La moitié, à peu près fut immédiatement payée en argent ; le reste devait être représenté par le travail gratuit des nègres pendant sept ans. On eut soin, de plus, de maintenir très-élevés les tarifs qui fermaient le marché anglais aux sucres étrangers, afin que, pendant la crise qui allait avoir lieu, les colons fussent du moins assurés de vendre avec profit leurs marchandises.

Ainsi, abolition générale et simultanée de l’esclavage ; état intermédiaire et préparatoire placé entre la fin de la servitude et le commencement de l’indépendance ; indemnité préalable ; garantie d’un prix rémunérateur de la production des sucres, tel est, dans ses traits généraux et en laissant de côté les détails, le système anglais. Nous allons voir ses résultats.

Il n’y a peut-être jamais eu dans le monde d’événement qui ait fait autant écrire et parler que l’émancipation anglaise. Les Anglais, les étrangers eux-mêmes, ont publié à cette occasion une multitude de livres, de brochures, d’articles, de sermons, de rapports officiels, d’enquêtes ; ce sujet est revenu cent fois depuis dix ans dans les discussions du Parlement britannique ; ces documents suffisent pour remplir seuls une grande bibliothèque ! On est d’abord surpris et presque effrayé eu les lisant de voir de quelle façon diverse et souvent fort opposée, les hommes peuvent apprécier le même fait, non pas les hommes qui sont nés longtemps après qu’il a eu lieu, mais les contemporains sous les yeux desquels il s’est passé. Cette diversité vraiment prodigieuse s’excuse cependant et s’explique ici, si l’on songe d’une part aux intérêts personnels et aux passions de parti qui animaient la plupart des témoins et surtout à l’immensité de la révolution dont ils rendaient compte. Une pareille transformation sociale, se poursuivant en même temps dans dix-neuf contrées différentes, devait nécessairement, suivant le moment et le lieu où on l’étudiait, présenter des aspects fort différents, souvent fort contraires, et ceux qui en ont parlé ont pu dire des choses tout à la fois très-contradictoires et très-vraies.

Ce serait mener nos lecteurs dans un labyrinthe que de les obliger à parcourir ces dépositions opposées : il est plus court et plus efficace de ne s’attacher qu’aux faits, en choisissant parmi ceux qui sont incontestables et de les leur montrer.

Les colons assuraient qu’aussitôt que les nègres seraient mis en liberté, ils se livreraient aux excès les plus condamnables. Ils prédisaient des scènes de désordre, de pillage et de massacres. C’est également là le langage que tenaient les planteurs de nos colonies.

Voyons les faits : jusqu’à ce moment, l’abolition de l’esclavage dans les dix-neuf colonies anglaises n’a pas donné lieu à une seule insurrection ; elle n’a pas coûté la vie à un seul homme, et cependant, dans les colonies anglaises, les nègres sont douze fois plus nombreux que les blancs. Comme le remarque avec justice le rapport de la commission des affaires coloniales, cet appel de huit cent mille esclaves à la liberté, le même jour et à la même heure, n’a pas causé, en dix ans, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire chez les nations les plus civilisées de l’Europe la moindre question politique qui agite tant soit peu les esprits ; que n’en a causé, par exemple, en France, la simple question du recensement.

Non-seulement il n’y a pas eu de crimes contre la société, mais les crimes contre les particuliers, les crimes ordinaires n’ont point augmenté ou n’ont augmenté que dans une proportion insensible, et par conséquent on peut dire qu’ils ont diminué, car un grand nombre des fautes qui ont été punies par le magistrat depuis l’abolition de l’esclavage, auraient été réprimées dans la maison du maître, du temps de la servitude, sans qu’on en sût rien.

Autre fait incontestable : dès que les nègres ont senti l’aiguillon de la liberté, ils se sont en quelque sorte précipités dans les écoles. On jugera de l’ardeur vraiment incroyable qu’ils mettent à s’instruire, quand on saura qu’aujourd’hui on compte dans les colonies anglaises une école par six cents âmes. Un individu sur neuf la fréquente ; c’est plus qu’en France. En même temps que l’esprit s’éclaire, les habitudes deviennent plus régulières : ceci est mis en évidence par un fait également irrécusable.

On sait quel désordre de mœurs, approchant de la promiscuité, existe parmi les nègres de nos colonies. L’institution du mariage y est, pour ainsi dire, inconnue, ce qui n’a rien de surprenant, car on voit, en y réfléchissant, que cette institution est incompatible avec l’esclavage. Les mariages étaient aussi extrêmement rares parmi les nègres des colonies anglaises ; ils s’y multiplient avec une grande rapidité depuis que la liberté a été donnée. Dès 1835, on célébrait à la Jamaïque mille cinq cent quatre-vingt-deux mariages ; mille neuf cent soixante-deux, en 1836 ; trois mille deux cent quinze, en 1837, et en 1838, dernière année connue, trois mille huit cent quatre-vingt-un.

Avec les lumières et la régularité des mœurs devaient arriver le goût du bien-être et le désir d’améliorer sa condition. De même que les colons avaient prédit que les esclaves émancipés se livreraient à toutes sortes de violences, ils avaient assuré qu’ils retourneraient vers la barbarie. Les nègres, au contraire, une fois libres, n’ont pas tardé à faire voir tous les goûts et à acquérir tous les besoins des peuples les plus civilisés. Avant l’émancipation, les produits de la Grande-Bretagne, exportés dans ses colonies à esclaves, ne dépassaient pas 75 millions de francs ; ce chiffre s’est successivement accru, et, en 1840, il dépassait la somme de 100 millions. Ainsi il s’était augmenté de près du tiers en dix ans. De pareils chiffres ne permettent point de réplique.

Voilà les résultats incontestables de l’émancipation, quant aux noirs. On doit reconnaître que ses effets, sous d’autres rapports, ont été beaucoup moins satisfaisants. Mais ici encore, il faut se hâter de sortir du nuage des allégations contradictoires pour se placer sur le terrain solide des faits constatés.

La plupart des adversaires de l’émancipation anglaise eux-mêmes reconnaissent maintenant que cette mesure a amené les résultats qui viennent d’être montrés ; mais ils soutiennent encore que si l’émancipation n’a pas été aussi fatale à la tranquillité des colonies, au commerce de la métropole et à la civilisation des noirs qu’on aurait pu le croire, elle n’a pas été et elle ne sera pas moins désastreuse pour les colons qu’on ne l’avait craint.

Il est bien vrai qu’un assez grand nombre de nègres ont entièrement quitté, depuis qu’ils sont libres, les travaux des sucreries qui, dans les colonies anglaises comme dans les nôtres, forment la grande industrie.

Parmi ceux qui sont restés dans les ateliers, beaucoup ont peu travaillé ou ont exigé des salaires fort exagérés. Ce mal est constant. Mais quelle est son étendue précise ? Est-il aussi grand qu’on l’avait prévu on tel qu’on le représente ? Ici ce sont encore des chiffres qui répondront.

De 1830 à 1834, période d’esclavage, les colonies ont produit 900,237,180 kilog. de sucre, qui ont été vendus 578,536,395 fr. De 1838 à 1841, période de liberté complète, les colonies ont produit 666,375,077 kilog., qui ont été vendus 659,570,649 fr.

Ainsi, dans la seconde période, la production réelle a diminué d’un quart.

Quoique, par suite de renchérissement du sucre sur le marché de la Grande-Bretagne, les colons aient, en définitive, comme on vient de le voir, reçu plus d’argent depuis que l’esclavage est aboli qu’avant cette époque, il est incontestable que leur position a été bien moins bonne, car les salaires aux colonies se sont plus élevés comparativement que le prix du sucre dans la métropole, et conséquemment, en vendant plus cher, les colons ont fait en réalité de moins bonnes affaires. Plusieurs même se sont ruinés, presque tous éprouvent une gêne plus ou moins grande.

En résumé, point de désordres, progression rapide de la population noire vers les bonnes mœurs, les lumières et l’aisance, accroissement d’un tiers dans les exportations de la métropole aux colonies, diminution d’un quart dans la production du sucre, élévation notable du prix de cette denrée sur les marcliés de la métropole, accroissement excessif des salaires, et, par suite, gêne des colons et ruine de quelques-uns, tels sont, jusqu’à ce jour, les résultats bons et mauvais que l’émancipation a produits, ainsi qu’ils ressortent des faits prouvés el des cbilïres officiels.

Quand on songe à l’immensité de la révolution opérée, on doit reconnaître qu’à tout prendre, jamais changement plus grand n’a eu lieu si paisiblement ni à moins de frais.

C’est ce que proclamait en 1841 le ministère whig auteur de la mesure, c’est ce que reconnaissait en 1842 le ministère tory qui a pris après lui les affaires, En somme, disait lord Stanley, le 22 mars 1842, à la chambre des communes, « le résultat de la grande expérience d’émancipation a surpassé les espérances les plus vives des amis mêmes les plus ardents de la prospérité coloniale. »

Et il ne faut pas dire que ces résultats tiennent uniquement au caractère particulier des colons anglais et à l’éducation qu’ils avaient su donner à leurs esclaves. Parmi les dix-neuf colonies où l’esclavage a été aboli, plusieurs ont appartenu à la France et sont encore peuplées de Français : l’émancipation n’y a pas produit plus de désordres qu'ailleurs.

QUATRIÈME ARTICLE

Quoique l’émancipation anglaise ait eu, sous plusieurs rapports, un succès éclatant, et qu’elle ait, suivant l’expression de lord Stanley, cité dans notre dernier article, surpassé les espérances des amis de la prospérité coloniale, il est facile de reconnaître cependant que le gouvernement britannique a commis, dans l’exécution de cette grande mesure, plusieurs fautes très-considérables qui ont amené la plupart des embarras auxquels les colons et la métropole sont et seront encore longtemps en proie. Pour ne pas dépasser les limites d’un article, je ne signalerai que les principales.

On se souvient qu’après avoir aboli nominativement l’esclavage, les Anglais l’avaient, en quelque sorte, rétabli pour un certain temps, sous le nom d’apprentissage. L’apprentissage était une préparation à la liberté ; dès qu’on y eut mis fin, la liberté complète fut donnée, et la société coloniale entra dans les mêmes conditions d’existence que les sociétés européennes. Les blancs formèrent la classe riche ; les nègres, la classe ouvrière ; aucun pouvoir ne fut institué pour surveiller et régler les rapports qui allaient s’établir entre les deux parties du corps social. Les ouvriers des colonies eurent précisément les mêmes droits dont jouissaient ceux de la métropole ; comme eux, ils purent, suivant leur caprice, décider souverainement de l’emploi de leur temps, fixer le taux et déterminer l’usage de leurs salaires.

Cette transformation complète de la société coloniale en société libre était prématurée. Les Anglais s’étaient aperçus, durant la demi-liberté de l'apprentissage, que la plupart des craintes que les colons avaient fait concevoir sur le naturel des noirs étaient mal fondées. Le nègre leur avait paru ressembler parfaitement à tous les autres hommes. Ils l’avaient vu actif quand il travaillait moyennant salaire, avide des biens que la civilisation procure lorsqu’il pouvait les acquérir, attaché aux lois quand la loi lui était devenue bienveillante, prêt à apprendre dès qu’il avait senti l’utililé de l’instruction, sédentaire dès qu’il avait eu son domicile, régulier dans ses mœurs dès qu’il lui avait été permis de jouir des joies de la famille. ils en avaient conclu que ces hommes ne différaient pas assez de nous pour qu’il fut nécessaire de leur appliquer une autre législation que la nôtre. Les colons, en menaçant sans cesse le gouvernement anglais de dangers imaginaires, avaient détourné son attention des dangers réels.

Le vrai péril contre lequel il fallait se préparer à lutter naissait en effet bien moins du caractère particulier des noirs que des conditions spéciales dans lesquelles la société coloniale allait se trouver placée.

Avant l’émancipation, il n’y avait, à vrai dire, dans les colonies anglaises, qu’une seule industrie, celle des sucres. Tout ce que celle-là ne produisait pas était apporté d’ailleurs. Cbaque colonie était une vaste manufacture à sucre ; c’était là un état évidemment factice, il ne pouvait se maintenir que parce que la population sucrière étant esclave pouvait être attacbée tout entière aux mêmes travaux.

Du moment où les ouvriers ont été libres de choisir leur industrie, il était naturel qu’un certain nombre d’entre eux, suivant la diversité des facultés et des goûts, en ait choisi une autre que celle des sucres, et, sans renoncer au travail, ait quitté ses anciens ateliers, pour aller chercher fortune ailleurs. Du moment surtout où les ouvriers, au lieu de travailler pour un maître, ont pu acquérir des terres et gagner, en travaillant pour eux-mêmes, plus qu’ils n’auraient pu obtenir par un salaire, beaucoup d’entre eux ont quitté les sucreries ou n’y ont paru que de temps en temps, lorsque la culture de leur propre champ leur laissait du loisir.

Or, le nombre des fabricants de sucre restant le même, et le nombre des ouvriers qui s’adonnaient à l’industrie saccharine étant moins grand, l’ancien rapport entre la demande et l’offre du travail s’est trouvé tout à coup changé, et les salaires se sont accrus dans une progression effrayante. Si la cause continue à subsister, il est à craindre que l’effet ne continue à se produire jusqu’à ce que le nombre des fabriques de sucre étant réduit ou la masse des ouvriers s’étant accrue, l’équilibre se rétablisse entre les profits et les salaires. Mais, avant d’en arriver là, les colonies émancipées souffriront un long et profond malaise.

Tout ceci est parfaitement conforme aux lois générales qui régissent la production dans les pays libres, et pour expliquer les causes d’un pareil accident, il était bien inutile de remonter jusqu’à de prétendues différences entre les instincts des diverses races humaines. Placez des ouvriers anglais au français dans les mêmes circonstances, et ils agiront précisément de la même manière.

Lu cause du mal étant bien comme, quels en étaient les remèdes ? Plusieurs se présentaient, mais il y en avait un surtout dont l’emploi eût été facile et très-efficace. Qu’un certain nombre d’ouvriers quittassent les sucreries, aimant mieux s’adonner à d’autres industries, ceci était la conséquence nécessaire de la liberté. Mais on pouvait du moins faire en sorte qu’ils en eussent rarement le désir. Pour cela, il suffisait de leur interdire pendant un certain temps la faculté de devenir propriétaires fonciers.

Dans toutes les colonies anglaises il existe d’immenses espaces de terrain très-fertile qui ne sont pas encore mis en valeur. Il y a des colonies où les terrains de cette espèce surpassent infiniment en étendue les terrains cultivés. Presque toutes ces terres peuvent être acquises à très-bas prix. Dès que les nègres ont été libres, ils se sont naturellement tournés de ce côté. Pouvant aisément devenir de petits propriétaires fonciers, ils n’ont pas voulu rester de simples ouvriers. Toute l’économie qu’ils ont pu faire sur leur salaire a été employée à acheter les terres, et la possession de la terre les a mis à même d’exiger de meilleurs salaires. On peut très-bien imaginer ce qui s'est passé dans les colonies anglaises eu songeant à ce qui arrive en France depuis que la révolution a mis la propriété fonucière à la portée du peuple. Partout où l’ouvrier de nos campagnes est ainsi parvenu à se rendre propriétaire, il travaille d’ordinaire la moitié de l’année au moins pour son propre compte ; il ne loue ses services que de loin en loin et ne consent à les louer que moyennant un fort salaire. Ainsi fait le nègre émancipé. La seule diflérence est qu’en France le prix des terres étant élevé, les ouvriers ne peuvent devenir propriétaires que graduellement, tandis que dans les colonies les terres étant à vil prix, la plupart des noirs ont pu s’en procurer sur-le-champ.

En France, le changement s’est fait lentement, et la richesse nationale s’en est fort accrue ; mais aux colonies, où il s’opère brusquement, il ne peut manquer de porter un coup fatal à l’industrie des sucres. Or, l’industrie des sucres étant encore le premier agent de la production, l’emploi nécessaire des grands capitaux et Ja source presque unique des échanges, on ne peut la ruiner sans amener une crise générale qui, après avoir atteint d’abord les blancs, s’étendra nécessairement à toutes les autres classes.

Le gouvernement anglais aurait donc dû refuser, au moins pour quelque temps, aux nègres le droit d’acquérir des terres ; mais il n’a eu une idée très-claire du péril que quand il n’était plus temps de le conjurer. Au sortir de l’esclavage, une pareille restriction à la liberté eût été acceptée sans murmures par la population noire ; plus tard, il eût été imprudent de l’imposer. Les Anglais cependant n’ont pas perdu courage ; ce même peuple, auquel on attribue tant d’indifférence pour le sort de ses colonies à sucre, a fait et fait encore des efforts gigantesques pour réparer les suites fâcheuses de son erreur. Il va demander à l’Afrique, à l’Inde, à l’Europe, aux îles Açores, les bras qui lui manquent. Tous les esclaves que ses croisières arrêtent en si grand nombre sur les mers ne sont point ramenés au lieu d’où ils viennent : on les transporte comme ouvriers libres dans les colonies émancipées. Ce sont les Anglais qui profitent le plus aujourd’hui de la traite, qu’ils répriment, et peut-être faut-il attribuer à cette considération le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’emparer des vaisseaux négriers, et l’apathie singulière qu’ils montrent dès qu’on leur propose de prendre des moyens efficaces pour supprimer les marchés mêmes où les nègres se vendent.

Bientôt, si l’Europe le leur permeet, ils iront acheter des noirs sur la côte de Guinée, afin d’en faire des ouvriers libres à la Jamaïque et à Démérari, favorisant ainsi les développements de l’esclavage en Afrique au même moment où ils l’abolissent dans le Nouveau Monde.

Malgré l’emploi de ces remèdes héroïques, on peut prévoir que le gouvernement anglais sera encore longtemps avant de guérir le mal que son inexpérience a fait naître.

Les Anglais, en abolissant l’esclavage, ont montré en même temps aux autres peuples ce qu’il fallait faire et ce qu’il fallait éviter. Ils leur ont donné tout à la fois de grands exemples et de grandes leçons.

Nous verrons, dans un prochain article, quel parti la France jiourrait tirer des uns et des autres.

CINQUIÈME ARTICLE

Nous avons vu dans les précédents articles à quel point en était arrivée la question de l’émancipation des esclaves chez les Anglais. Voyons en quel état se trouve cette même question en France.

Un des premiers actes du gouvernement de Juillet fut d’arrêter la traite dans nos colonies. Depuis cette époque il n’y a plus été introduit de nouveaux esclaves ; à partir de ce moment, chacun de ceux qui s’y trouvaient, devenant un instrument de travail plus difficile à remplacer, fut l’objet de plus de soin, et la population noire, qui perdait annuellement 5 pour 100 du temps de la traite, devint stationnaire et tendit bientôt à croître.

L’opinion publique ne tarda pas à demander davantage. L’adoucissement de l’esclavage et enfin son abolition furent réclamés. Plusieurs des hommes les plus considérables du parlement prirent en main cette grande cause. Sur une proposition faite, en 1838, par l’honorable M. Passy, une commission fut nommée. Cette commission était présidée par M. Guizot, et elle donna lieu à un l’apport très-remarquable dont M. de Rémusat fut l’auteur. La commission ne demandait point l’abolition immédiate de l’esclavage, mais elle ne cachait point qu’elle considérait cet événement comme prochain et nécessaire, et que toutes les mesures qu’elle proposait avaient pour but d’y préparer. La chambre ayant été dissoute, le rapport ne fut pas discuté.

En 1839, la question fut reprise sur une proposition semblable de M. de Tracy. Une nouvelle commission, dans laquelle se trouvait M. Barrot, fut nommée. La commission de 1839, dont M. de Tocqueville était le rapporteur, suivant la même voie qu’avait ouverte la commission précédente, mais tirant des principes posés par elle une conséquence plus rigoureuse, conclut à l’abolition de l’esclavage et proposa un plan pour y parvenir.

Ce rapport de 1839 ne parvint, pas plus que l’autre, à discussion, le ministère, par la bouche de M. Thiers, étant venu déclarer à la tribune qu’il entrait dans les vues de la commission, et qu’il allait s’occuper de préparer lui-même un plan d’abolition. Il réunit en effet un certain nombre de pairs, de députés, d’amiraux et d’anciens gouverneurs des colonies, pour procéder à ce travail préliminaire. M. le duc de Broglie fut leur président et leur rapporteur.

Après plusieurs années de recherches et de travaux, dont de volumineux procès-verbaux, récemment publiés, portent la trace, cette commission a publié, il y a six mois, son rapport. Par son étendue, et bien plus encore par la manière dont le sujet y est traité, ce rapport doit être mis à part de tous les documents de la même espèce. C’est un livre, et un beau livre qui restera et fera époque dans l’histoire de la grande révolution qu’il raconte et prépare.

Nous avons souvent eu l’occasion de combattre les actes de M. le duc de Broglie. Mais la haute estime que nous avons toujours professée pour ses talents et pour son caractère nous fait saisir avec plaisir toutes les occasions de lui rendre justice. M. le duc de Broglie réunissait mieux que personne, nous le reconnaissons volontiers, les conditions nécessaires pour exceller dans le travail dont la commission l’avait chargé : une connaissance pratique des grandes affaires du gouvernement, et l’habitude ainsi que le goût des études philosophiques ; un amour vrai de l’humanité, éclairé par l’expérience politique des hommes, et enfin du loisir. La commission dont M. le duc de Broglie a été l’organe, reconnaissant que l’incertitude au milieu de laquelle vivent, depuis plusieurs années, les colons, les esclaves et la métropole, ne peut se prolonger plus longtemps sans de grands périls, est d’avis que le moment est arrivé d’y mettre un terme par l’abolition de l’esclavage. Mais comment l’abolir ? Ici la commission se partage. Deux plans sont proposés. Nous nous bornerons à faire connaître celui que la majorité a adopté.

Une loi fixerait dès aujourd’hui, à dix ans, le terme irrévocable de l’esclavage. Ces dix années seraient employées à préparer les nègres et les colons à supporter l’état social nouveau qu’on leur destine. Tout en restant astreint au travail forcé et habituellement gratuit, signe principal de la servitude, le nègre acquerrait cependant certains droits dont il n’a jamais joui jusqu’ici, et sans lesquels il n’y a pas de progrès en morale et en civilisation, tels que ceux de se marier, d’acquérir, de se racheter ; des écoles lui seraient ouvertes ; l’éducation religieuse et l’instruction lui seraient abondamment fournies.

On voit qu’entre la fin de l’esclavage et l’indépendance proprement dite, la commission a pensé, comme le gouvernement britannique, qu’il convenait de placer une époque intermédiaire, principalement destinée à l’éducation des nègres ; mais elle a conçu cet état intermédiaire d’une autre manière que les Anglais. Ceux-ci avaient commencé par proclamer que l'esclavage était aboli ; mais chaque esclave, transformé en apprenti, n’en avait pas moins continué à rester chez son ancien maître et à travailler pour lui sans salaire. Cette condition mixte, où la liberté, après avoir été donnée, semblait retenue, n’avait été bien comprise par personne. Elle avait donné naissance à des discussions interminables entre les deux races ; les nègres s’en étaient aigris, et les blancs n’en avaient point été satisfaits. Éclairée par cette expérience, la commission a jugé qu’il fallait ne supprimer le nom de l’esclavage qu’au moment où on effacerait réellement les traits principaux qui le caractérisent ; au lieu d’annoncer, comme les Anglais, plus qu’on ne donnait, elle a trouvé plus sage d’accorder en réalité plus qu’on ne semblait avoir promis.

Au bout de l’époque préparatoire, la relation forcée du serviteur et du maître aurait un terme ; le travail deviendrait productif ; la servitude cesserait de fait comme de nom.

Mais cela ne veut pas dire que la société coloniale dût tout à coup prendre exactement le même aspect que la grande société française, ni que le nègre émancipé fût sur-le-champ appelé à jouir de tous les droits que possède parmi nous l’ouvrier. L’exemple de l’Angleterre était là pour empêcher de tomber dans une pareille faute. La commission l’a parfaitement compris ; elle a jugé que les plus grands périls qu’auraient à courir les colonies à l’époque de l’émancipation ne naîtrait pas, comme on l’a cru jusqu’ici, des mauvaises inclinations des noirs, et que, quand même ils auraient fait en morale et en civilisation, durant les dernières années de l’esclavage, tous les progrès dont l’expérience a prouvé qu’ils sont capables, il serait encore imprudent de leur accorder tout à coup la même indépendance dont jouissent en France les classes ouvrières ; que si, au moment où le travail forcé n’aura plus lieu, on ne prenait pas quelques moyens artificiels pour attirer et retenir les nègres dans les sucreries et pour prévenir l’exagération des salaires, la production du sucre recevrait une soudaine et grave atteinte, et que les colonies, exposées à une perturbation subite dans leur principale et presque unique industrie, auraient fort à souffrir.

En conséquence, la commission propose de soumettre, pendant les premières années qui suivront l’abolition de l’esclavage, la liberté des nègres émancipés aux trois institutions principales que voici :

Les anciens esclaves seront tenus de résider dans la colonie.

Libres de choisir la profession à laquelle ils désirent se livrer et le maître sous la direction duquel ils veulent travailler, ils ne pourront rester oisifs ni se borner à travailler pour leur propre compte.

Chaque année, le maximum et le minimum des salaires seront fixés par le gouverneur en conseil. C’est entre ces limites extrêmes que les prix seront débattus.

Le motif de ces trois dispositions transitoires est facile à saisir.

Par la première, la commission veut prévenir l’embauchage anglais, qui ne tarderait pas à diminuer sensiblement la population ouvrière de nos îles.

Le but de la seconde est de s’opposer à ce que les nègres de nos colonies n’imitent ceux des colonies anglaises et n’abandonnent comme eux les grandes industries pour se retirer sur des portions de sol fertile qu’ils auraient acquises à très-bas prix ou usurpées.

Le principal objet de la troisième, enfin, est d’empêcher qu’à leur tour les maîtres, abusant de l’obligation où sont les noirs de louer leurs services et de la facilité qu’ils trouvent eux-mêmes, vu leur petit nombre, à se coaliser, n’imposent à leurs ouvriers des salaires trop bas.

On comprend que toutes ces dispositions sont transitoires : elles ne sont faites que pour faciliter aux colonies le passage d’un état social à un autre et empêcher que, dans les premiers moments, il ne se fasse un déclassement rapide des travailleurs, et, par suite, une perturbation industrielle aussi préjudiciable, on ne saurait trop le redire, à la race noire qu’à la race blanche.

Quand les nègres, après avoir adopté une résidence fixe, auront embrassé définitivement une profession et en auront contracté les habitudes ; dès que l’usage aura indiqué de certaines limites aux salaires, les dernières traces de la servitude pourront disparaître. La commission estime que cet état transitoire pourra cesser au bout de cinq ans.

Les chambres auront à examiner si, au lieu de recourir à cet ensemble de mesures exceptionnelles, ou ne pourrait pas se borner, d’une part, à faire exécuter à la rigueur les lois existantes contre le vagabondage et, de l’autre, à interdire aux nègres, pendant un certain nombre d’années, l’achat ou l’occupation des terres. Cela paraît plus simple, plus net et peut-être aussi efficace.

C’est principalement la possession et la culture de la terre qui, dans les colonies anglaises, ont fait sortir les noirs des sucreries. Les mêmes causes amèneraient infailliblement dans les nôtres les mêmes effets.

Sur 263,000 hectares que contiennent la Martinique et la Guadeloupe, il y en a 180,000 non cultivés.

La Guyane, qui a 125 lieues de long sur près de 200 de profondeur, n’a pas 12,000 hectares en culture. Il n’y a donc pas de nègre qui, dans ces colonies, ne puisse se procurer de la terre et qui ne s’en procure si on lui laisse la liberté de le faire. Car, tant que la trace de l’esclavage ne sera pas effacée, les noirs auront naturellement peu de penchant à travailler pour le compte d’un maître. Ils préféreront vivre indépendants sur leur petit domaine, alors même qu’ils retireraient ainsi de leur travail une moindre aisance. Si, au contraire, les nègres émancipés, ne pouvant ni demeurer en vagabondage, ni se procurer un petit domaine, en étaient réduits pour vivre à louer leurs services, il est très-vraisemblable que la plupart d’entre eux resteraient dans les sucreries et que les frais d’exploitation de ces établissements ne s’élèveraient pas outre mesure.

Qu’on y regarde de près, l’on verra que l’interdiction temporaire de posséder de la terre est non-seulement de toutes les mesures exceptionnelles auxquelles on peut avoir recours la plus efficace, mais aussi en réalité la moins oppressive.

Ce n’est point par une conséquence naturelle et nécessaire de la liberté que les nègres des colonies peuvent ainsi passer tout à coup de l’état d’esclaves à celui de propriétaires fonciers : c’est par suite d’une circonstance très-extraordinaire, le voisinage de terrains fertiles qui appartiennent pour ainsi dire au premier occupant. Rien de semblable ne s’est jamais vu dans nos sociétés civilisées.

Malgré tous les efforts que nous avons faits en France pour mettre la propriété immobilière à la portée des classes travaillantes, la terre est demeurée si chère que ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts que l’ouvrier peut en acquérir quelque partie. Il n’y arrive qu’à la longue et après s’être enricbi par son industrie. Chez toutes les autres nations européennes, il est presque sans exemple qu’un ouvrier devienne propriétaire foncier. Pour lui, le sol est en quelque sorte hors du commerce.

En interdisant momentanément aux nègres la possession de la terre, que fait-on donc ? On les place artificiellement dans la position où se trouve naturellement le travailleur d’Europe.

Assurément il n’y a pas là de tyrannie, et l’homme auquel on n’impose que cette gêne au sortir de l’esclavage ne semble pas avoir droit de se plaindre.

SIXIÈME ET DERNIER ARTICLE

Quelque respectable que soit la position des noirs, quelque sainte que doive être à nos yeux leur infortune, qui est notre ouvrage, il serait injuste et imprudent de ne se préoccuper que d’eux seuls. La France ne saurait oublier ceux de ses enfants qui habitent les colonies ni perdre de vue sa grandeur, qui veut que les colonies progressent.

Si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres. Les colons ont profilé, il est vrai, de l’esclavage ; mais ce n’est pas eux qui l’ont établi : la métropole a, pendant plus de deux cents ans, favorisé de tout son pouvoir les développements de cette institution détestable, et c’est elle qui a inspiré à nos compatriotes d’outre-mer les préjugés dont maintenant l’impression nous étonne et nous irrite.

Les injures et souvent les calomnies que les colons adressent ou font adresser tous les jours à tant d’bommes honorables ne doivent pas nous empêcher de voir ce qu’il y a de juste dans leurs demandes et de fondé dans leurs griefs.

La commission, examinant cette portion du sujet, n’a pas hésité à reconnaître que, si la métropole devait aux esclaves des colonies la liberté, elle devait aux colons plusieurs garanties qu’elle a résumées de cette manière :

D’abord un délai suffisant pour que les propriétaires coloniaux se préparent à subir la révolution qu’on a en vue et se procurent de quoi faire face aux nouveaux frais que la production du sucre par des mains libres doit leur occasionner.

Une de nos colonies vient d’éprouver un désastre immense ; il faut lui donner le temps de le réparer.

En ce moment d’ailleurs la propriété coloniale est partout obérée ; on pourrait presque dire qu’elle n’existe pas, car la plupart des colons ayant plus de dettes que de biens, nul ne sait précisément à qui appartiennent en réalité les terres qu’ils cultivent ; il n’y a que l’introduction dans les colonies de l’expropriation forcée qui puisse amener la fin de ce désordre, liquider les fortunes et faire apparaître les propriétaires véritables. Alors seulement les colons possédant un capital ou un crédit pourront faire les avances que nécessitera la substitution du travail salarié au travail gratuit.

Un projet de loi ayant pour objet d’introduire l’expropriation forcée dans les Antilles est soumis eu ce moment à l’examen des chambres, et sera vraisemblablement adopté l’an prochain. Il est bon de laisser la nouvelle loi d’expropriation opérer pendant un certain temps avant d’abolir définitivement l’esclavage.

La seconde garantie que les colons, suivant la commission, ont le droit de demander à la mère-patrie, c’est un prix rémunérateur pour leurs sucres. L’émancipation, en effet, avec quelque ménagement qu’elle soit conduite, entraînera nécessairement, comme le dit le rapporteur, un certain degré de perturbation dans le travail colonial. Dans les premiers moments, la production sera nécessairement réduite. Si, dans ce même temps, le prix des sucres ne s’élève point, à plus forte raison s’il vient à baisser, les colons, déjà gênés, souffriront dans leurs revenus une perte qui leur rendra difficile et peut-être impossible de faire face à leurs obligations nouvelles.

Un très-léger sacrifice imposé aux consommateurs suffirait au contraire pour les tirer d’affaire et mener à bien l’entreprise. Quelques chiffres mettront ceci en évidence. Les colonies nous vendent anjourd’bui 80 millions de kilogrammes de sucre, à raison de 125 francs les 100 kilogrammes : ce qui leur rapporte 100 millions de francs. Supposez qu’après l’abolition de l’esclavage, l’importation du sucre colonial tombe à 70 millions de kilogrammes, et que, par suite de l’introduction du sucre étranger, ou grâce à une faveur particulière accordée au sucre de betterave, le prix de vente reste à 125 francs les 100 kilogrammes, le revenu des colons sera diminué de 12,500,000 francs, perte écrasante, qu’il faudra répartir sur un très-petit nombre de producteurs. Que le prix du sucre, au contraire, s’élève à 145 francs les 100 kilogrammes, ce qui n’a rien d’extraordinaire et s’est vu plusieurs fois dans ces dernières années, les colons ne perdent rien et le consommateur ne paye la livre de sucre que deux sous de plus.

C’est précisément ce qui est arrivé en Angleterre. La production du sucre colonial a diminué d’un quart après l’émancipation, ainsi que nous l’avons vu. Mais grâce aux tarifs protecteurs, le prix du sucre colonial s’étant élevé par suite de la rareté même de la denrée, les colons n’ont pas reçu moins d’argent, ce qui leur a permis jusqu’ici de résister aux conséquences désastreuses de l’élévation des salaires.

Il est même arrivé cette circonstance bien remarquable que le gouvernement ayant voulu, en 1840, baisser de près de moitié le droit qui s’opposait à l’entrée des sucres étrangers, la chambre des communes, c’est-à-dire la branche de la législature qui représentait le plus directement les consommateurs, s’y opposa et plutôt que de le souffrir, aima mieux renverser le ministère.

Ces considérations ont porté la commission des affaires coloniales à déclarer qu’à son avis il était nécessaire, avant de procéder à l’émancipation, d’établir l’égalité entre le sucre de betterave et le sucre colonial et que, tant que durerait la crise produite par ce grand événement, il ne fallait pas abaisser le droit qui frappe à son entrée le sucre étranger.

La dernière garantie qu’il est équitable d’accorder aux colons c’est une indemnité représentant la valeur vénale des esclaves mis en liberté. Durant les dix ans qui, dans le système de la commission, s’écoulent entre le moment où le principe de l’abolition de l’esclavage est adopté et celui où, en fait, l’esclavage est détruit, on prépare les esclaves à la liberté et on liquide la propriété coloniale. Durant cette période, les colons n’éprouvent aucun préjudice et conséquemment n’ont droit à aucune indenmité. Mais le jour où la servitude venant à cesser, le travail des nègres cesse d’être gratuit, la question de l’indemnité se présente. L’esclave est-il réellement une propriété ? De quelle nature est cette propriété ? A quoi l’État, qui la fait disparaître, est-il obligé en droit et en équité ? M. le duc de Broglie a traité cette partie si difficile et si délicate de son rapport en économiste, en philosophe et en homme d’État. C’est la portion la plus saillante de ce grand travail ; nous voudrions pouvoir la mettre sous les yeux de nos lecteurs ; mais les limites que nous devons nous imposer nous en empêchent. Nous nous bornerons donc à dire que la commission arrive à démontrer qu’il serait contraire à toutes les notions de l’équité et à l’intérêt évident de la métropole, d’enlever aux colons leurs esclaves sans les indemniser de leurs pertes.

La commission, à la suite d’un long et consciencieux travail, a cru devoir fixer cette indemnité à 1, 200 francs par tête de nègre. Les Anglais avaient acquitté l’indemnité de deux manières : au moment de l’abolilion, ils avaient remis la moitié de la somme promise aux planteurs et, en outre, ils leur avaient assuré, pendant sept ans, une partie du travail gratuit des affranchis. Ils avaient calculé que le prix de ce travail équivaudrait au bout de sept ans à l’argent qu’on ne payait pas. La commission a adopté une mesure, sinon semblable, au moins analogue.

Le capital dû pour les deux cent cinquante mille esclaves des colonies, à 1, 200 francs par tête, étant 300 millions, la moitié, ou 150 millions, représentée par une rente de 6 millions à 4 p. 0/0, serait accordée aux colons et placée à leur compte à la caisse des dépôts et consignations. Par celle opération, la métropole s’acquitte de la moitié de sa dette et acquiert, en conséquence, le droit de retirer aux colons le moitié du travail gratuit de leurs esclaves ; au lieu de cela, elle continue à leur en laisser la jouissance entière pendant dix ans. Or le prix du travail journalier d’un nègre peut-être évalué à 50 centimes. C’est donc 25 centimes dont la métropole gratifie chaque jour le maître, et cet avantage, en se continuant pendant dix ans, équivaut précisément aux 150 millions qu’on ne donne pas.

Comme on le voit, les frais de l’émancipation se répartissent d’une manière qui semble équitable entre tous ceux qui ont intérêt au succès de la mesure : la moitié de l’indemnité est fournie par la métropole, l’autre par le travail des noirs, et l’élévation de la main d’œuvre est supportée par les colons.

En résumé, liberté simultanée accordée aux esclaves au bout de ces dix ans ;

D’ici là, un ensemble de mesures qui aient pour but de moraliser et de civiliser les nègres et de liquider la propriété des blancs ; Après ce terme, une législation spéciale dont l’objet soit d’aider la société coloniale à se rasseoir ;

Avec la liberté donnée aux esclaves, une indemnité suffisante accordée aux maîtres.

Tel est, dans ses traits principaux, le plan d’émancipation que la majorité de la commission propose. Il était difficile, ce semble, d’atteindre im plus grand but à moins de frais, et de mieux accorder ce que l’humanité et l’intérêt de la France exigent avec ce que la prudence commande.

Ce plan, si laborieusement préparé par la commission, exposé avec tant de talent par M. le duc de Broglie, sera-t-il adopté sincèrement par le gouvernement et sérieusement présenté par lui à l’adoption des chambres ? Cela est fort douteux.

M. Guizot a l’esprit trop élevé pour être insensible à la beauté et à la grandeur de l’œuvre qu’on propose. Nous lui rendons cette justice de croire qu’il l’accomplirait s’il était libre de le faire. On peut croire que plusieurs de MM. les ministres veulent aussi l’émancipation, mais tous ceux qui voient de près les affaires savent bien que le gouvernement n’en veut pas. Nous ne sommes pas dans le temps des entreprises généreuses, pas même dans celui des entreprises utiles, quand en même temps elles sont difficiles et grandes.

Il y a plusieurs manières de repousser l’émancipation. On peut maintenir hautement l’esclavage, comme l’avaient fait Napoléon et la Restauration. Mais cela n’est pas facile dans le temps de liberté démocratique où nous vivons, quand on représente une révolution qui a été faite tout entière au nom de l’égalité, et dont ce glorieux principe fait le symbole et la force.

Sans maintenir l’esclavage, on peut du moins ne pas s’occuper de le détruire. Comme il est impossible d’émanciper les nègres sans que le gouvernement ne se mette à la tête de l’entreprise, pour rendre tous les efforts des abolitionistes inutiles, il n’a pas besoin de résister, il lui suffit de s’abstenir. C’est la politique qu’on suit depuis dix ans.

Un dernier expédient consiste à prôner l’émancipation, mais à en exagérer tellement les périls, les incertitudes et les frais devant les chambres, que l’obstacle vienne d’elles. De cette manière, on garde l’honneur de ses principes sans mettre en péril son pouvoir, et l’on reste à la fois, chose difficile, libéral et ministre. Il est à craindre que ce ne soit là la méthode que se propose de suivre le ministère : quelques mots prononcés à la fin de la session dernière semblent l’indiquer. Interpellé sur les intentions du gouvernement, M. Guizot protesta d’abord de son dévouement pour la grande cause de l’abolition ; puis il étala complaisamment devant l’assemblée, en les exagérant immensément, les difficultés et les frais de la mesure. Il ne craignit pas, entre autres, d’annoncer officiellement que l’émancipation coûterait au Trésor public plus de 250 millions, ce qui fit naître, comme il était facile de s’y attendre, les exclamations improbatives de la chambre.

Or, dans ce moment même, M. Guizot avait sous les yeux le rapport de M. le duc de Broglie, rapport qui montre jusqu’à l’évidence que 6 millions de rente, au capital de 150 millions, représentent, à très-peu de chose près, le chiffre total de la dépense. Que signifient donc de semblables paroles ? Doit-on les attribuer à l’ignorance ? Mais comment admettre l’ignorance du gouvernement dans une affaire si grande et si connue ? Voulait-on indisposer par avance l’opinion publique et susciter des résistances salutaires ? C’est ce que la session prochaine fera bien voir.

Si le ministère, montrant que nos soupçons étaient injustes, entre franchement dans l’émancipation, le devoir de l’opposition est de l’y soutenir de tout son pouvoir, car c’est de l’intérêt de la France, de sa grandeur, de son honneur, des doctrines que sa révolution a fait prévaloir dans le monde, et que l’opposition surtout se fait gloire de professer, qu’il s’agit ici. Mais que l’opposition prenne bien garde de se payer de vains mots ; qu’elle sache que, quand on lui parle désormais de nouveaux délais destinés à foire des études nouvelles, on la trompe.

Tout ce que la statistique peut faire connaître est appris ; tout ce que peut montrer l’expérience est vu. Jamais question mieux éclairée de tous les côtés n’a été mise sous les yeux des chambres. La mesure est nécessaire, tous les hommes sensés le reconnaissent. Le temps de la prendre est venu, on ne saurait sérieusement le contester ; les moyens de la mener à bien sont trouvés ; il suffit de lire le rapport de M. le duc de Broglie pour s’en convaincre. Il ne reste absolument qu’une seule chose à décider : celle de savoir si, pour conserver au pays des positions qui dominent une grande partie du commerce du globe, si, pour arracher deux cent cinquante mille de nos semblables à l’esclavage dans lequel nous les tenons contre tout droit ; enfin si, pour rester fidèles à notre rôle et ne pas déserter les nobles principes que nous avons fait triompher nous-mêmes chez nos voisins, c’est trop payer que d’inscrire 6 ou 7 millions de plus au grand-livre de notre dette. Il n’y a plus d’autre question que celle-là.

Ces articles sur l’émancipation des esclaves parurent dans le journal le Siècle, à la fin de l’année 1843, sous la date des 25 et 29 octobre, 9 et 20 novembre, 7 et 15 décembre 1843. Ils n’étaient signés d’aucun nom ; seulement l’honorable rédacteur en chef du Siècle, M. Chambolle, qui les avait reçus de Tocqueville, avait appelé sur eux l’attention de ses lecteurs dans des termes propres à faire deviner le nom de l’auteur. Voyez la préface mise en tête du t. 1°, p. 59. Le Siècle, 25 octobre 1843. 29 octobre 1843. 9 novembre 1843. 20 novembre 1843. 7 décembre 1843. 15 décembre 1843.

RÉFORME DES PRISONS

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION CHARGEE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI TENDANT A INTRODUIRE UNE RÉFORME DANS LE RÉGIME GÉNÉRAL DES PRISONS.. — SÉANCE DU 20 JUIN 1840.

Messieurs,

Il y a plus d’un demi-siècle que chez les nations civilisées de l’Europe et de l’Amérique, on se préoccupe de la réforme des prisons. Un grand nombre d’expériences ont déjà été faites. Une multitude d’écrits ont été publiés. Il n’y a pas de question qui ait été plus examinée et plus débattue par les hommes de théorie et de pratique. Votre commission a pensé que ces études préliminaires la dispensaient d’entrer dans de très-longs détails ; elle a jugé qu’il lui suffirait, pour remplir sa tâche, de vous exposer les principales raisons qui avaient motivé ses votes et les principaux faits sur lesquels elle avait cru devoir s’appuyer. En 1827, la population de la France était de 52, 049, 707. Elle était, en 1841, de 54, 214, 029. Pendant cette même période de quinze années, le nombre total des accusés et des prévenus des délits ordinaires a été chaque année ainsi qu’il suit :

1827________________ 65,226
1828 66,775
1829 69,350
.
1830 62,544
1831 69,225
1832 73,061
.
1833 69,994
1834 72,299
1835 75,022
.
1836 79,930
1837 85,226
1838 88,940
.
1839 91,742
1840 98,556
1841 96,524

On remarquera que, sur ces quinze années, il n’y en a que trois, 1850, année exceptionnelle, 1855, 1841, qui présentent un chiffre inférieur à celui de l’année précédente. Pour toutes les autres, le chiffre s’élève graduellement d’année en année.

Si l’on divise les quinze ans dont nous venons de parler en cinq périodes de trois années chacune, et que l’on compare la moyenne de la population de la France, pendant la première de ces périodes, à la moyenne de la population durant la dernière, on trouvera que la population de la dernière excède la population de la première de l/17e.

Si l’on divise de même le nombre des accusés et des prévenus en cinq périodes, et que l’on compare la première et la dernière, on découvre que le nombre des accusés et des prévenus de la dernière période excède le nomhre des accusés et des prévenus de la première d’environ du tiers. De telle sorte que le nombre des délinquants se revint accru, relativement au nombre des citoyens, dans la proportion de 3 à 17.

Il est du reste, juste de faire observer que la plus grande partie de cette augmentation porte sur les délits, c’est-à-dire les infractions à la loi pénale, les moins dangereuses pour la tranquillité publique. Toutefois, ces chiffres, que nous avons cru de notre devoir de mettre sous les yeux de la Chambre, paraissent à la commission de nature à faire naître des craintes très-sérieuses. Ils accusent un mal auquel il est urgent d’apporter remède.

Quelles sont les causes de ce mal ?

Ce serait envisager une si grande question d’une manière bien étroite, que de prétendre qu’un si considérable accroissement des crimes n’est du qu’au mauvais état des prisons. La commission n’est pas tombée dans cette erreur. Elle sait que le développement plus ou moins rapide de l’industrie et de la richesse mobilière, les lois pénales, l’état des mœurs, et surtout l’affermissement ou la décadence des croyances religieuses, sont les principales causes auxquelles il faut toujours recourir pour expliquer la diminution ou l’augmentation des crimes chez un peuple.

Il ne faut donc pas attribuer uniquement, ni même peut-être principalement à l’état de nos prisons, l’accroissement du nombre des criminels parmi nous ; mais la commission est restée convaincue que l’état des prisons avait été une des causes efficaces de cet accroissement.

Un mauvais système d’emprisonnement peut augmenter le nombre des crimes de deux manières :

1° Il peut faire disparaître aux yeux des citoyens une partie de la terreur de la peine, ce qui accroît le nombre des premiers crimes ;

2° Il peut ne pas corriger, ou achever de corrompre les condamnés, ce qui multiplie les récidives.

Les anciennes prisons de l’Europe avaient été toutes bâties dans un but d’intimidation et non de réforme. Rien n’y était préparé pour y améliorer l’état de l’âme, mais le corps y souffrait, il y était fréquemment chargé de chaînes. La nourriture était insuffisante ou malsaine ; on y était mal vêtu ; on y couchait, d’ordinaire, sur la paille ; on y endurait le froid et souvent la faim. Toutes les précautions de l’hygiène y étaient parfois méconnues d’une manière inhumaine ; la mortalité y était très grande.

Tel était encore, à peu d’exceptions près, l’état de beaucoup d’entre nos prisons en 1817.

Depuis cette époque, plusieurs millions ont été dépensés dans nos seules maisons centrales, dans le but d’y rendre la condition matérielle des détenus plus douce, avant qu’on ait commencé à chercher le moyen de produire sur l’esprit de ces coupables une impression profonde et salutaire, que le mal physique ne produisait plus. Il est résulté de là que la plupart des prisons ont cessé d’être intimidantes, sans devenir réformatrices.

Les conséquences fâcheuses de cet état de choses se sont manifestées par l’augmentation des premiers crimes et par l’accroissement plus marqué encore des récidives.

En 1828, sur mille accusés, il y en avait cent huit en récidive.

En 1841, on en comptait deux cent trente-sept ou plus du double.

En 1828, sur mille prévenus, il y en avait soixante en récidive.

En 1841, on en comptait cent cinquante-quatre en récidive, ou près du triple.

Ce sont là les chiffres officiels fournis par les tableaux de la justice criminelle ; mais ils n’indiquent qu’une partie du mal. Beaucoup de récidives échappent entièrement à la connaissance des autorités judiciaires, et ne sont reconnues que dans la prison. Il résulte des pièces fournies par M. le ministre de l’intérieur, et des tableaux mis sous les yeux de la commission, que, sur 18,522 condamnés que contenaient, le 1er janvier 1843, les maisons centrales, il s’en trouvait 7,565 en récidives, ou 40 sur 100 du nombre total. La commission a donc eu raison de dire que notre système d’emprisonnement a exercé une grande influence sur l’accroissement graduel des crimes. S’il ne faut pas s’exagérer outre mesure cette influence, il serait déraisonnable de nier qu’elle ne soit très-considérable, et qu’elle ne mérite d’attirer vivement l’attention du gouvernement et des chambres.

Édifiée sur ce premier point, votre commission s’est occupée de rechercher ce qu’il convenait de faire pour rendre la peine de l’emprisonnement plus efficace.

Les prisons, messieurs, sont de plusieurs espèces. Mais toutes les espèces de prisons se classent dans l’une des deux catégories suivantes :

1o Prisons où sont placés les prévenus ou accusés ;

2o Prisons qui renferment les condamnés.

La commission, comme le projet de loi, s’est d’abord occupée des maisons destinées à contenir les prévenus et accusés. Ces maisons forment une catégorie absolument séparée, puisqu’elles n’ont pour objet, comme les prisons proprement dites, ni d’effrayer ni de moraliser les détenus qu’elles contiennent, mais seulement de les garder sous la main de la justice.

Les écrivains qui ont traité jusqu’ici de la réforme des prisons sont restés fort divisés sur la question de savoir à quel régime il fallait soumettre les condamnés. Mais tous ont fini par tomber d’accord qu’il convenait d’isoler les prévenus les uns des autres, et de les empêcher, d’une manière absolue, de communiquer ensemble. Tous les hommes qui, en France et ailleurs, se sont occupés pratiquement de la question, sont arrivés à une conclusion semblable. Ils ont jugé qu’il y avait très-peu d’inconvénients, et beaucoup d’avantages à empêcher toute communication quelconque de prévenu à prévenu.

Des pays mêmes qui s’étaient prononcés contre l’emprisonnement séparé, quant aux condamnés, l’ont adopté lorsqu’il s’agissait des détenus avant jugement. C’est ainsi que, dans l’État de New— York, où le système d’Auburn a pris naissance, à Boston, où on le préconise, à Genève, où on l’a adopté en partie, des maisons cellulaires pour les accusés sont construites ou vont l’être. Le projet de loi actuel, comme celui de 1840, a reproduit cette idée. C’est aussi celle à laquelle la commission, après un mûr examen, s’est arrêtée.

Elle a pensé que s’il était un cas où le droit de la société pût aller jusqu’à séparer les détenus les uns des autres, c’était assurément celui où il s’agissait non plus d’empêcher des coupables de se corrompre davantage, mais de s’opposer à ce que des hommes honnêtes ne devinssent, malgré eux, corrompus par le contact impur des criminels. Détenir un accusé jusqu’à ce que son innocence soit prouvée, est rigoureux ; mais le forcer de vivre, en attendant son jugement, au milieu d’une population de malfaiteurs, est tout à la fois imprudent et cruel.

Afin de diminuer les dangers et la rigueur de ce contact des accusés entre eux, sans leur imposer la solitude, on avait imaginé d’abord et on a quelquefois essayé le système des catégories et des falssifications de détenus. L’expérience n’a pas tardé à en démontrer l’impuissance.

Il n’y a en effet rien de mieux prouvé que l’inutilité des classifications des détenus pour prévenir leur corruption mutuelle. Sur ce point, tous les hommes qui ont vu de près les prisons sont aujourd’hui d’accord. Mettre ensemble des hommes d’une immoralité égale, c’est déjà vouloir que chacun d’eux devienne, à la longue, plus mauvais qu’il n’était ; mais, de plus, il eût été impossible de savoir quels sont les criminels dont l’immoralité est égale. Il n’y a pas de signe extérieur ipii puisse indiquer avec quelque certitude le degré de corruption auquel est arrivé un accusé, non plus que les moyens qu’il possède pour communiquer autour de lui ses vices. Le fait punissable qui lui est imputé ne jette sur ce point que très-peu de lumière. M. le ministre de l’intérieur ayant demandé, en 1850, aux directeurs des maisons centrales, si, parmi les détenus qu’ils avaient sous les yeux, les condamnés pour crimes leur paraissaient plus corl’ompus que les condamnés pour délits, presque tous répondirent que la différence entre ces deux catégories était insaisissable, et qu’en tous cas elle serait plutôt en faveur des criminels. Si l’on veut que des accusés ne se corrompent pas les uns les autres, il n’est qu’un seul moyen d’y parvenir, c’est de mettre chacun d’eux à part.

Il ne faut pas confondre cet isolement avec le seciet. Le prévenu mis au secret est d’ordinaire plongé dans la solitude la plus profonde, au moment même où il aurait le plus d’intérêt à interroger tous ceux dont il attend quelque secours ; il est privé des avis de ses parents, de ses amis, de son défenseur, quand il sent le plus vivement le besoin de leur parler ou de leur écrire. Ce seul fait, qu’il est l’objet d’une mesure exceptionnelle, contraire aux habitudes de la justice, suffit d’ailleurs pour produire une très-vive impression sur son esprit et pour le remplir de terreur. Dans le système du projet de loi, le prévenu est séparé, il est vrai, de la population vicieuse qui remplit la prison, mais on lui facilite, autant que l’ordre de la maison peut le permettre, toute espèce de rapport avec la société honnête du dehors. Ses parents, ses amis, son défenseur peuvent le visiter chaque jour, et correspondre avec lui. Il se livre au travail qu’il préfère, et le fruit de son travail lui appartient tout entier ; en un mot, si on le sépare des autres détenus, l’on ne saurait dire qu’il soit mis dans la solitude.

On ne croira pas qu’un pareil régime puisse porter d’atteinte sérieuse à la santé non plus qu’à la raison des détenus, surtout si l’on songe à la courte durée qu’a d’ordinaire la détention préventive. En 1858, sur près de 19,000 individus arrêtés pour crimes ou délits, et qui ont été déchargés des poursuites ou acquittés, 15,000, ou les deux tiers, ont passé moins d’un mois en prison ; 285 seulement y ont passé six mois ou plus de six mois.

Or on peut affirmer aujourd’hui, avec la dernière certitude, que l’emprisonnement individuel, appliqué aux courtes détentions, lors même que le régime est plus dur que celui que nous venons de décrire, ne présente aucun danger et ne peut compromettre ni la santé ni la raison.

Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que si ce régime est pénible pour quelques accusés ou pour quelques prévenus, ceux-là sont en général des hommes déjà corrompus ou coupables, pour lesquels la vie commune, dans une société de malfaiteurs, n’a rien de nouveau et qui ne ressentent ni honte ni douleur à la mener : ceux-là souffriront sans doute de l’isolement où on les place. Mais quel est l’accusé honnête qui ne le considérera pas comme un bienfait ? Dans l’état actuel de nos prisons préventives, c’est le détenu corrompu ou coupable qui se sent bien ; c’est le détenu innocent ou honnête qui se sent mal. Dans le régime indiqué par le projet de loi, l’inverse aura lieu : il faut s’en applaudir.

Votre Commission, messieurs, s’est donc prononcée à l’unanimité pour le principe du projet de loi en ce qui concerne les maisons destinées à renfermer les accusés et les prévenus. Elle en a également adopté les différentes dispositions, et elle est passée à l’examen du titre III, qui traite des prisons pour peines.

La première question que nous nous soyons posée est celle-ci :

Est-il nécessaire d’adopter un nouveau système d’emprisonnement, et, par suite, de modifier à grands frais l’état matériel de nos prisons ? Ne suffirait-il pas plutôt de perfectionner l’ancien système sans opérer de changements considérables dans les maisons où on le met en pratique ?

La Commission est demeurée convaincue que ce dernier parti ne pouvait être adopté.

C’est celui auquel s’était d’abord arrêté le gouvernement. Avant de demander aux Chambres d’instituer un nouveau régime d’emprisonnement, l’administration, comme cela était de son devoir, avait cherché pendant plusieurs années à tirer parti du régime actuel en l’améliorant. Depuis 1859 surtout, elle a déployé dans cette tâche un zèle persévérant que la Commission doit reconnaître. Avant cette époque les maisons centrales présentaient encore l’image d’une manufacture, et souvent d’une manufacture mal réglée, bien plus que d’une prison. Les détenus y jouissaient d’un bien-être supérieur à celui que trouvent la plupart des ouvriers honnêtes de la société. La prison avait donc perdu son caractère intimidant, et les criminels sortis de ses murs, y rentraient bientôt sans peine et quelquefois avec plaisir.

L’arrêté du 10 mai 1859 a changé cet état de choses : depuis lors, l’argent a cessé de circuler librement dans les mains des détenus, comme on le tolérait précédemment au grand détriment de l’ordre et de la moralité.

L’usage du vin et du tabac leur a été interdit, ainsi que cela se pratique depuis longtemps dans les prisons d’Amérique et d’Angleterre. Les abus de la cantine ont été détruits. Le travail est devenu plus obligatoire.

On a établi dans les maisons centrales la règle du silence. Les dortoirs ont été mieux surveillés. On a choisi de meilleurs gardiens. Des sœurs de différents ordres ont été introduites dans les prisons de femmes. Des écoles primaires ont été fondées. Partout l’action bienveillante de la religion est devenue plus facile et plus continue.

Ces réformes ont été opérées avec une fermeté et quelquefois avec une rigueur que la Chambre aura bientôt l’occasion d’apprécier. La plupart de leurs effets ont été salutaires. Les désordres extérieurs qui choquaient le plus les regards ont disparu. Les prisons ont pris l’aspect soumis et austère qui leur convient. Comme l’ordre était plus grand et les distractions plus rares et plus difficiles, le travail a été plus soutenu et plus productif. Depuis quatre ans les produits se sont accrus de 221/100es tandis que la population des prisons ne s’est augmenté que de 9/100es. Mais qu’a-t-on obtenu quant aux deux grands objets que tout système pénitentiaire a en vue, savoir : la réforme des criminels et la diminution des crimes ?

La Commission a pu consulter sur ce point capital les documents les plus propres à l’éclairer. Les rapports des inspecteurs-généraux des prisons pour l’année 1842, et ceux des divers directeurs de maisons centrales durant le dernier trimestre de la même année, ont été mis sous ses yeux.

L’examen de ces documents a convaincu la Commission qu’un certain effet de moralisation avait été produit par le nouveau régime, principalement dans les prisons de femmes où les sœurs avaient remplacé les anciens gardiens. Mais elle pense que ce bien reste renfermé dans de très-étroites limites.

Presque tous les inspecteurs-généraux semblent croire que la réforme obtenue n’est ni étendue ni profonde.

Parmi les directeurs de prisons, quelques-uns nient positivement qu’il y ait eu réforme morale, quoique leur intérêt personnel dut souvent les porter à présenter les choses sous un autre jour.

Dans toutes les prisons, il est vrai, les détenus ont suivi avec un grand empressement les cérémonies du culte, et se sont adonnés aux pratiques religieuses. Rien ne saurait être de meilleur augure que ces manifestations si elles étaient sincères ; car, ainsi que le dit avec raison un inspecteur-général dans son rapport, « nulle puissance humaine n’est comparable à la religion pour opérer la réforme des criminels, et c’est sur elle surtout que repose l’avenir de la réforme pénitentiaire. »

Il est indubitable que chez plusieurs détenus ce symptôme de conversion a été accompagné d’un changement réel dans les sentiments et dans la conduite. Mais cela est-il vrai pour un grand nombre ? La plupart des directeurs de prison, et presque tous les inspecteurs en doutent. Quelques-uns le nient et donnent des preuves du contraire. Plusieurs de MM. les aumôniers paraissent eux-mêmes concevoir des craintes à cet égard, si l’on en juge par cette phrase du rapport de l’un d’entre eux : « Je suis toujours en garde, dit-il, contre l’hypocrisie qui, en général, a remplacé le faux respect humain, qui autrefois exerçait sur les détenus un si grand empire. »

On a remarqué que, depuis que le nouveau régime est en vigueur, les détenus ont envoyé à divers membres de leur famille, principalement à leurs femmes, une partie de l’argent qu’ils gagnaient dans la prison. C’est là un bon signe, sans doute, mais dont il ne faut pas s’exagérer la portée ; car, ainsi que le font observer plusieurs directeurs et inspecteurs dans leur rapport, un envoi de cette espèce peut être attribué à plusieurs motifs fort étrangers à la moralité de celui qui le fait. Ces envois, d’ailleurs, sont la conséquence pour ainsi dire nécessaire des réformes introduites par l’arrêté du 10 mai 1839. Aujourd’hui les détenus gagnent plus d’argent qu’autrefois qu’autrefois, parce qu’ils travaillent davantage, et en même temps ils sont privés de presque tous les moyens qu’ils pouvaient avoir pour dépenser leur argent en prison. Il est tout naturel qu’ils en envoient une petite portion (1/20e) à leur femme et à leurs enfants.

« En résumé, comme le dit avec un grand sens l’un des inspecteurs-généraux dans son rapport, les réformes et mesures prescrites par l’arrêté du 10 mai 1839 sont excellentes en elles-mêmes, mais il ne faut leur demander que les résultats qu’elles peuvent donner.

« Ainsi, la défense faite aux détenus d’avoir de l’argent a détruit les jeux, les trafics, les vols, les prêts usuraires.

« La réforme de la cantine a mis un terme aux orgies scandaleuses qui convertissaient un séjour de pénitence en une maison de débauche.

« La suppression du tabac est un bienfait pour un grand nombre de détenus qui vendaient leurs vivres afin de satisfaire une passion qui était devenue plus impérieuse que toutes les autres.

« Toutes ces mesures ont établi l’ordre, la décence, la gravité, dans les maisons centrales ; elles ont fait disparaître une foule d’abus. Mais là se bornent leurs effets. Les condamnés se soumettent à la nouvelle discipline ; mais ils ne se convertissent pas. Une grande partie des libérés se font condamner de nouveau dans l’année qui suit leur sortie de prison. »

Nous avons vu, en effet, que si depuis 1859 le chiffre des récidives ne s’était pas accru dans une proportion aussi rapide que durant les époques précédentes, du moins il n’avait pas cessé de croître, et qu’au 1° janvier 1843, les maisons centrales contenaient encore 40 récidivistes sur 100 détenus.

Quant aux crimes et aux délits en général, le tableau placé en tête de ce rapport fait voir qu’ils n’ont jamais augmenté aussi vite que depuis 1879, la moyenne des années 1809, 1840 et 1841, dépassant de plus de 11,000 accusés ou prévenus la moyenne de la période précédente, ce qui ne s’était jamais vu.

Il faut donc avoir enfin recours à des remèdes plus puissant que ceux dont on a fait usage jusqu’ici.

En 1840, l’administration espérait pouvoir se borner à améliorer le système actuel de nos prisons.

Aujourd’hui, convaincue par son expérience qu’il faut renoncera cet espoir, elle vous demande les moyens de procéder à une réforme plus profonde et plus efficace.

Il faut bien remarquer d’ailleurs qu’alors même que le soin de la sécurité et de la moralité publiques ne forcerait pas les Chambres à indiquer dès aujourd’hui celui des systèmes d’emprisonnement qu’elles jugent le meilleur, les besoins du service et les règles d’une bonne administration les contraindraient encore à faire, sans plus tarder, un pareil choix. Il ne s’agit pas seulement en effet de régir les prisons anciennes ; il faut savoir d’après quel plan on bâtira un grand nombre de prisons nouvelles, qu’en tout état de cause il est nécessaire de créer.

Si, comme semble le réclamer impérieusement l’opinion publique, les bagnes doivent cesser d’exister, il faut bien songer à élever les prisons qui devront contenir les sept mille forçats qui y sont aujourd’hui renfermés.

Il n’y a rien de plus contraire au bon ordre d’une prison que la réunion dans les mêmes murs de détenus des deux sexes, quelque disposition qu’on prenne pour séparer les deux établissements. Cet état de choses existe aujourd’hui dans cinq maisons centrales. Tout le monde est d’accord qu’il faut le faire cesser. Il est un autre point sur lequel tous les hommes pratiques s’entendent : c’est qu’une prison, quel qu’en soit le régime, ne doit guère, pour pouvoir remplir son objet, dépasser en population cinq cents détenus. Au-dessus de ce chiffre, la surveillance devient très difficile et l’action du directeur sur chaque détenu à peu près nulle. Plusieurs de nos maisons centrales présentent une population double et quelquefois triple de ce chiffre normal. A cet encombrement, autant qu’aux imperfections du système, sont attribués par les inspecteurs et les directeurs les vices qui règnent dans ces maisons, et tous signalent qu’il est urgent de travailler à diminuer graduellement l’étendue du mal, en multipliant le nombre des établissements.

Enfin, il a été prouvé à la Commission, par les documents que M. le ministre de l’intérieur lui a fournis, qu’en encombrant ainsi, au préjudice de la santé des détenus et de leur réforme, nos maisons centrales, on ne pouvait plus suffire à y placer tous les condamnés qui doivent, aux termes de leur arrêt, y être envoyés. Ainsi, en admettant même qu’on laisse subsister nos prisons actuelles et le système qui les régit, il est hors de doute que l’État va être obligé d’en bâtir de nouvelles.

Si l’État est forcé à bâtir un nombre assez considérable de prisons nouvelles, il est évident qu’il lui faut se fixer d’avance sur le régime à suivre dans ces prisons ; car le plan d’une prison et le régime qu’il convient d’appliquer aux détenus qu’elle doit renfermer, sont deux choses corrélatives et qu’on ne saurait envisager à part.

Le moment est donc arrivé de prononcer et de choisir entre les différents systèmes d’emprisonnement celui qui paraîtra le plus efficace.

Le gouvernement a pensé que c’est le système cellulaire qui doit être préféré.

La Chambre doit-elle penser de même ? C’est ce qui reste à examiner.

Les différents systèmes d’emprisonnement qui ont été, depuis vingt ans, préconisés ou adoptés tant en Amérique qu’en Europe, peuvent tous se réduire à deux.

Le premier consiste à renfermer, pendant la nuit, les condamnés chacun dans une cellule, et, pendant le jour, à les faire travailler en commun, mais en silence.

Le second sépare absolument les condamnés les uns des autres, pendant le jour aussi bien que pendant la unit. On pourrait l’appeler le système de l’emprisonnement individuel.

Le premier a été d’abord mis en pratique à Auburn. Onze États de l’Union américaine l’ont depuis adopté. La république de Genève l’a introduit, avec quelques modifications, dans son pénitencier. En Sardaigne, plusieurs prisons ont été adaptées à ce système.

Le second est en vigueur dans les États de Pensylvanie, de New-Jersey et de Rhodes-Island. Il est depuis longtemps admis dans la prison de Glasgow, en Écosse ; et, en vertu d’un bill du 17 août 1859, il s’étend peu à peu à toutes les prisons d’Angleterre. La Prusse l’a adopté. En France, il existe depuis plus de cinq ans, bien que d’une manière partielle, dans la prison de la Roquette, à Paris, et depuis plus de trois ans il y règne d’une manière générale et complète.

La Chambre n’attend pas de nous que nous entrions dans l’examen détaillé des avantages et des inconvénients que chacun de ces deux systèmes présente. Elle nous permettra seulement de rappeler les principaux d’une manière sommaire.

Le système d’isolement de nuit, avec travail commun, mais en silence, pendant le jour, empêche les plus grossiers désordres des mœurs ; il prévient, en partie, la contagion morale qui règne dans nos prisons ; il rend le travail des détenus plus productif. Son établissement est moins onéreux que dans le système opposé.

Voici les inconvénients qui sont liés à ces avantages :

Ce système est très-compliqué dans son exécution ; il exige non-seulement dans le directeur de la prison, mais dans tous les agents qui sont sous ses ordres, une perpétuelle vigilance, un zèle constamment éclairé et actif.

La Chambre comprendra aisément quelle immense entreprise cela doit être de maintenir dans un silence continuel et absolu une multitude d’hommes qu’on met chaque jour en présence les uns des autres, qui souvent s’asseoient sur le même banc et mangent à la même table, et qu’on emploie en même temps aux mêmes travaux dans de vastes ateliers remplis de métiers, où le bruit des instruments couvre incessamment celui des paroles. Dans toutes prisons d’Amérique soumises à ce système, la moindre violation de la loi du silence est punie par un certain nombre de coups de fouet. La seule prison américaine où l’on ne fît point usage du fouet en 1801, l’a adopté depuis. Dans la plupart de ces prisons, chaque gardien administre lui-même cette correction disciplinaire aux détenus, au moment où il les surprend causant entre eux.

Plusieurs des commissaires envoyés aux États-Unis pour visiter les pénitenciers, en ont rapporté cette opinion, que le silence ne pouvait être obtenu qu’à l’aide du châtiment dégradant et cruel dont nous venons de parler, et contre lequel nos mœurs se révoltent.

Les Anglais cependant ont essayé de s’en passer ; mais pour y suppléer, il leur a fallu ; 1° augmenter de la manière la plus extraordinaire les punitions d’une autre nature ; 2° accroître la surveillance en multipliant les gardiens.

C’est ainsi que, dans la prison de Coldbathfield, où la moyenne de la population détenue n’excède pas 1,100, on compte 142 employés. Dans cette même prison, 18,071 punitions ont été infligées dans l’année 1841, dont 9,687 pour infraction à la règle du silence-. En 1842, 16,918 punitions ont été infligées, dont 9,652 pour infraction à la même règle.

Malgré cette extrême rigueur, il est généralement reconnu en Angleterre que, dans les prisons dont le silence forme la règle, on n’est point encore parvenu à empêcher que les détenus ne communiquent de temps en temps entre eux.

Des faits analogues se sont produits dans nos maisons centrales dès qu’on s’est sérieusement occupé d’y introduire le silence.

Il y a une maison centrale où, en 1842, il y a eu, sur une population d’environ 1,200 détenus, plus de 10,000 punitions prononcées pour infraction à la règle du silence ; dans une autre, près de 6,000 ont été prononcées pur la même cause sur une population de 300 détenus à peu près. Ce sont les seules maisons centrales pour lesquelles le chiffre total des punitions, dans l’année 1842, nous ait été fourni. Pour toutes les autres, la Commission n’a eu sous les yeux que les rapports du dernier trimestre ; et, quoiqu’on puisse conclure de ces rapports que le nombre des punitions a dû être moindre dans les prisons auxquelles ils se réfèrent que dans celles dont on vient de parler, dans toutes il est très-considérable. Il existe, de plus, des différences très-grandes, quant à la sévérité du régime, entre les diverses maisons centrales. Dans telle maison, il y a 20 punitions pour un détenu ; dans telle autre, il y en a à peine une. Cela résulte naturellement du caractère des différents directeurs, de l’importance plus ou moins grande qu’ils attachent à l’observation du silence, et des facilités qu’ils trouvent pour le faire observer.

Le nombre des punitions est très-grand. Le genre des punitions auquel on a recours, peut, à la longue, devenir fort dangereux.

Dans une prison où l’usage du fouet est prohibé, où l’on ne peut aggraver la tâche journalière du détenu récalcitrant, parce que le travail habituel est aussi grand qu’il peut l’être ; où l’on ne peut infliger le silence comme peine disciplinaire, puisque le silence est la loi commune ; où enfin l’on ne saurait faire que rarement usage du cachot, parce que le nombre des cachots est limité, et que d’ailleurs le cachot arrache le détenu à son atelier et le plus souvent au travail : dans une pareille prison, il n’est pas aisé de savoir à quelle punition avoir recours pour maintenir la discipline. Il est difficile d’atteindre les délinquants autrement qu’en réduisant leur nourriture. La réduction de nourriture est, en effet, la peine la plus habituellement prononcée dans les prisons où le silence est la règle et où l’on ne fait point usage du fouet. Sur les 20,974 punitions infligées en 1840 dans la prison de Coldbathfield, on en trouve 10,728 qui ont consisté dans une réduction de nourriture. Les rapports des directeurs de nos maisons centrales font voir également que la mise au pain et à l’eau est une peine disciplinaire très-souvent appliquée ; il est impossible qu’un si fréquent usage d’une semblable peine ne produise pas à la longue de fort fâcheux effets sur le corps et même sur l’esprit des détenus. C’est ce que montre avec une grande force l’un des inspecteurs-généraux dans son rapport.

« Les détenus qui se font le plus souvent punir, dit-il, sont des hommes jeunes et vigoureux, dans la force des passions. Si le régime du pain et de l’eau se prolonge pour eux pendant plusieurs jours, la faim devient un mal, non-seulement pour le corps, mais encore et surtout pour l’esprit. Alors le cerveau se vide, l’imagination s’exalte, et la prolongation de la peine ne fait qu’accroître l’exaspération, au lieu de la calmer. »

Peut-être faut-il attribuer à cette cause l’augmentation de mortalité qui a été observée dans les maisons centrales durant les années 1840, 1841 et 1842, c’est-à-dire depuis qu’on a cherché à y introduire la règle du silence. Cette augmentation est assez grande dans toutes les prisons, mais elle est surtout remarquable dans la prison où le silence a été le plus énergiquement et le plus complètement maintenu. Le silence existe pourtant dans les prisons des États Unis, qui sont les prisons du monde où la mortalité est la moindre. Ce ne peut donc pas être l’obligation du silence qui altère ainsi la santé de nos détenus ; ce sont évidemment les moyens dont on est obligé de se servir pour obtenir ce silence. À tout prendre, la discipline brutale et dégradante qui est en vigueur dans la plupart des prisons d’Amérique, est en même temps plus efficace et moins dangereuse pour la santé de ceux qui la subissent, que le régime actuel de nos maisons centrales. Cela est pénible à dire ; mais cela est vrai.

Il est difficile de croire d’ailleurs que cette multiplicité de punitions disciplinaires, qui est indispensable dans nos prisons pour faire respecter la règle du silence, ne soit pas, sous un certain rapport, contraire à la réforme même du criminel qu’on a principalement en vue. Il n’est pas indifférent de punir sans cesse un homme pour un fait qui en lui-même est indifférent.

Une pareille méthode doit souvent exaspérer, les criminels endurcis et abattre le courage de ceux qui veulent revenir au bien.

« Il arrive parfois que des détenus bons sujets, dit un de MM. les inspecteurs-généraux, ouvriers laborieux, s’imposant des privations pour secourir leurs familles, ont malheureusement la tête un peu légère, et ne peuvent résister à la tentation de laisser échapper quelque paroles  ; ils sont punis. Quelques jours après, ils retombent dans la même faute et encourent une nouvelle punition ; ainsi, les punitions se succèdent et deviennent plus fortes à mesure que les infractions se multiplient. Enfin, tant de châtiments, et pour une faute si légère, aigrissent l’esprit du détenu, ils le rebutent et le changent souvent en un homme insubordonné, dont les actions démentent bientôt la bonne conduite antérieure. » Encore si le silence qu’on cherche à imposer à l’aide de cette rigueur était obtenu ! Les rapports des directeurs ne l’affirment point, et les rapports de presque tous les inspecteurs-généraux le nient. Les bruyants propos ont cessé, les longues conversations sont interdites. Mais le silence complet, le silence pénitencier, comme le nomme heureusement un inspecteur, c’est à-dire celui qui empêche absolument les confidences immorales et les accords dangereux, ce silence n’existe nulle part.

Parmi les maisons centrales de France, il en est une où, de l’aveu de tout le monde, la règle du silence est mieux observée que dans toutes les autres.

Or, voici ce que dit de cette maison l’inspecteur-général chargé de la visiter :

« L’ordre physique règne partout : point de bruit, point de tumulte, pas de conversation à voix hautes. Les mouvements y sont si réguliers, si calmes, si parfaits, qu’on dirait une machine accomplissant sa fonction mécanique sans le frottement d’aucun rouage. On voit qu’une volonté ferme et unique imprime son action à tous les exercices de la journée, et que tous ces exercices se rattachent à une idée de moralisation et d’intimidation. Sous ce rapport, je regarde cette maison comme la mieux ordonnée qui soit peut-être en Europe. Mais quant au silence, il m’est facile de prouver qu’il n’existe pas, malgré les prescriptions rigoureuses du règlement et malgré les rigoureuses punitions qui suivent de près les infractions les plus légères. »

Suit le procès-verbal d’un interrogatoire subi devant l’inspecteur par un certain nombre de détenus. Il en résulte que ces criminels, non-seulement savent le nom de leurs voisins d’ateliers, mais connaissent le lieu de naissance de ceux-ci, leur histoire, la cause de leur condamnation, l’époque de leur sortie, leurs desseins ultérieurs, en un mot, tout ce que la règle du silence a pour but de leur cacher. »

L’inspecteur-général dit en terminant : « Si le silence n’est pas observé ici, il l’est encore bien moins ailleurs. »

Il faut ajouter qu’en admettant même qu’une grande administration comme la nôtre puisse arriver, à un moment donné, à à établir dans nos prisons un silence complet, il serait très-difficile qu’elle le maintînt pendant longtemps. Il n’y a pas de matière dans laquelle il soit plus aisé de se relâcher. Chaque infraction au silence, prise isolément, a peu d’importance et ne saurait paraître bien criminelle. Celui qui en est témoin ne se sent guère disposé à punir un délit si excusable. L’infraction, en se renouvelant souvent et en beaucoup d’endroits, finit cependant par détruire ou par énerver la règle. Mais c’est là un résultat général que n’aperçoit pas clairement et d’avance chaque gardien qui n’a que le petit fait particulier sous les yeux.

Il est donc à croire que, dans la plupart de nos prisons, le silence cesserait peu à peu d’être observé. Or, le silence formant le trait principal du système, le système lui-même perd avec lui la plus grande partie de sa valeur.

En supposant, d’ailleurs, que le silence puisse être observé d’une manière continuelle et absolue, possibilité que l’on conteste même en Amériqne, resterait encore un danger fort grave, dont la Commission a été très—occupée.

Si, dans le système que nous venons de décrire, les détenus ne peuvent pas se parler, ils se voient du moins tous les jours, ils se connaissent, et, sortis de la prison, il se retrouvent dans le sein de la société libre. Là ils s’empêchent réciproquement de revenir au bien ; ils se portent nmtuellement au mal, et ils forment ces associations de malfaiteurs qui , dans ces derniers temps surtout, ont compromis la sûreté publique et la vie des citoyens. Il y a dix-sept ans que la règle du silence a été introduite pour la première fois dans quelques-unes des prisons d’Angleterre, et qu’on a cherché à l’y maintenir sans avoir recours au fouet. Le résultat de cette longue expérience a été de convaincre tous les Anglais qui s’occupent pratiquement de la question, que ce système devait être abandonné. « Le système du silence, disent les inspecteurs-généraux, est un système sévère dans sa discipline, impuissant et contraire à la réforme. Le système du silence, avaient-ils dit précédemment, quoique favorable à l’ordre de la prison et à la discipline, a des conséquences si fâcheuses et qui nous paraissent si redoutables, qu’à notre avis il ne parviendra jamais à éloigner du crime et à réformer les criminels ». Ces mêmes fonctionnaires recommandent de toutes leurs forces l’adoption du système de l’emprisonnement individuel, et on a vu plus haut que c’est en effet celui-là que le gouvernement anglais a choisi. Votre Commission, messieurs, a également pensé que le système du travail commun en silence, quand on le séparait des châtiments corporels et qu’on voulait l’appliquer à près de quarante mille détenus, par l’effort combiné d’une multitude de fonctionnaires peu rétribués et placés dans une situation qui n’attire pas les regards, que le système présentait des difficultés d’exécution trop grandes et des résultats trop douteux pour qu’il fût sage de l’adopter. Sa conviction sur ce point s’est encore affermie quand elle a vu que, pour achever d’introduire un pareil régime dans nos prisons, il fallait encore faire des dépenses très-considérables. En effet, le système d’Auburn n’a pas seulement pour condition de succès le silence, mais encore la séparation individuelle de nuit ; ces deux choses se tiennent et ne peuvent être séparées. En vain parviendrait-on à imposer le silence pendant le jour, si l’on ne pouvait empêcher que pendant la nuit les détenus n’aient des rapports entre eux. Il n’y a pas un seul des documents dont il a déjà été parlé qui ne montre l’indispensable nécessité de créer des cellules de nuit dans nos maisons centrales.

Parmi les rapports qui ont été soumis à notre examen, il en est plusieurs qui prouvent jusqu’à la dernière évidence que, malgré les progrès incontestables de la surveillance et la sévérité de la discipline, il se passe dans les dortoirs des désordres dont la gravité ainsi que la fréquence doivent faire profondément gémir la morale et l’humanité.

Or, pour pourvoir de cellules les 20,000 détenus environ qui habitent ou qui doivent habiter les maisons centrales, et les 7,000 détenus qui occupent aujourd’hui les bagnes, il faudrait dépenser trente millions au moins. La Chambre remarquera que, dans ce chiffre, ne figurent point les sommes nécessaires pour pourvoir de cellules les condamnés à moins d’un an qui restent dans les prisons départementales.

Les avantages qu’on peut raisonnablement attendre en France du régime du silence, n’ont pas paru à la Commission assez grands pour qu’on dût les payer si cher.

Restait le système de l’emprisonnement individuel que le gouvernement vous propose d’adopter.

La Commission en a fait aussi l’objet du plus sérieux examen.

Une première considération l’a frappée : la plupart de ceux qui ont reçu la mission d’aller aux États-Unis pour étudier sur les lieux l’état des prisons, sont revenus partisans très-zèlés de l’emprisonnement individuel, bien qu’avant leur départ ils eussent conçu ou même publiquement exprimé une opinion qui lui était contraire ; tous en ont reconnu les puissants effets sur l’esprit des criminels. Cependant, les commissaires envoyés à différentes reprises et à différentes époques en Amérique par les gouvernements de France, d’Angleterre et de Prusse, n’avaient eu sous les yeux que la forme la plus austère et la plus dure que ce système puisse prendre.

Le système de l’emprisonnement individuel a, en effet, des avantages spéciaux et très-grands qui ne peuvent manquer de frapper les regards.

La discipline en est facile et peut être réduite à des règles simples et uniformes qui, une fois posées, sont aisément suivies. On comprend que quand des criminels sont séparés les uns des autres par des murailles, ils ne peuvent offrir aucune résistance ni se livrer à aucun désordre : ce système une fois bien établi, l’administration de la prison une fois bien choisie, les-choses marchent donc en quelque sorte d’elles-mêmes, obéissant à la première impulsion qui leur est donnée. Cette raison, qui n’aurait que peu de puissance dans un pays comme la république de Genève, où le pénitencier, bien qu’il ne contienne en moyenne que cinquante détenus, attire directement et chaque jour l’attention particulière du gouvernement et de la législature ; cette première raison, disons-nous, a paru très-puissante à votre Commission. Il s’agit en effet d’indiquer à la Chambre le système de détention le mieux applicable à une multitude de prisons disséminées sur un très-vaste territoire et dans un pays où l’administration centrale, quelles que soient son habileté et sa puissance, ne saurait jamais raisonnablement se flatter de diriger et de surveiller à chaque instant tous ses agents dans l’exercice de règles compliquées et minutieuses.

Votre Commission a également été convaincue que l’emprisonnement individuel était, de tous les systèmes, celui qui rendait le plus probable la réforme morale des criminels, et exerçait sur leur âme l’influence la plus énergique et la plus salutaire ; mais elle ne s’est point exagéré cet avantage. Suggérer à un condamné adulte des idées radicalement différentes de celles qu’il avait conçues jusqu’alors, lui inculquer des sentiments tout nouveaux, changer profondément la nature de ses habitudes, détruire ses instincts, faire en un mot d’un grand criminel un homme vertueux, c’est là assurément une entreprise si ardue et si difficile, qu’on ne saurait y réussir que rarement, et qu’il ne serait peut-être pas sage à la société d’en faire l’unique objet de ses efforts. Le système de l’emprisonnement individuel est plus propre qu’aucun autre à favoriser ce genre de réforme ; mais il ne le garantit pas. Sur ce point il ne présente qu’un résultat probable ; mais il offre sur d’autres des certitudes absolues qui ont particulièrement fixé l’attention de votre Commission.

S’il n’est pas sûr que le système de l’emprisonnement individuel, pas plus que tout autre système, rende les détenus meilleurs qu’ils n’étaient, il est sûr du moins qu’il les empêche de devenir pires ; et c’est là un résultat immense, le seul résultat peut-être qu’il soit prudent à un gouvernement de se proposer. Non-seulement nos prisons actuelles ne corrigent pas, mais elles dépravent : cela est hors de doute. Elles rendent à la société des citoyens beaucoup plus dangereux que ceux qu’elles ont reçus. Il en sera ainsi partout où les condamnés pourront communiquer ensemble ; et le seul système qui garantisse d’une manière absolue et surtout permanente qu’ils ne communiquent pas, c’est le système de l’emprisonnement individuel.

Voilà une première certitude. En voici une seconde : De tous les systèmes d’emprisonnement, celui-ci est le plus propre à frapper vivement l’imagination des citoyens, et à laisser des traces profondes dans l’esprit des détenus. En d’autres termes, il n’y en a point qui, par la crainte qu’il inspire, soit plus propre à arrêter les premiers crimes et à prévenir les récidives. L’emprisonnement individuel n’empêche pas seulement les détenus de se parler, mais de se voir. Ils ne se connaissent pas les uns les autres. Ils ignorent qu’ils habitent sous le même toit. Cela a de grandes conséquences.

Il faut bien reconnaître qu’il existe en ce moment parmi nous une société organisée de criminels. Tous les membres de cette société s’entendent entre eux ; ils s’appuient les uns sur les autres ; ils s’associent chaque jour pour troubler la paix publique. Ils forment une petite nation au sein de la grande. Presque tous ces hommes se sont connus dans les prisons, ou s’y retrouvent. C’est cette société dont il s’agit aujourd’hui de disperser les membres ; c’est ce bénéfice de l’association qu’il faut enlever aux malfaiteurs, afin de réduire, s’il se peut, chacun d’eux à être seul contre tous les honnêtes gens unis pour défendre l’ordre. Le seul moyen de parvenir à ce résultat est de renfermer chaque condamné à part ; de telle sorte qu’il ne fasse point de nouveaux complices et qu’il perde entièrement de vue ceux qu’il a laissés au dehors.

Ces avantages, messieurs, ont paru assez graves à votre Commission, pour qu’à l’exemple du gouvernement elle se déclarât en faveur de ce dernier système.

Avant, cependant, de proposer à la Chambre de l’adopter, la Commission croit de son devoir de vous faire connaître quelles sont les principales objections que ce système a soulevées, et quelles réponses y ont été faites.

En admettant que le système d’emprisonnement individuel ait d’heureux résultats, n’imposera-t-il pas des charges trop lourdes à la fortune publique ?

Une prison où chaque détenu habite séparément, dans un lieu où il peut travailler et vivre pendant des années, sans que son existence soit compromise, une pareille prison doit coûter des sommes très-considérables à bâtir.

L’entretien doit, de plus, en être fort onéreux au trésor, car une prison de cette espèce exige un grand nombre d’agents, et le travail des détenus y est peu productif.

À cela, on répond :

Une maison régie d’après le système de l’emprisonnement individuel coûte, en effet, plus cher à bâtir qu’une prison dirigée d’après l’autre système. Mais il est très-douteux que le nombre des emplois y soit plus grand ; car on a vu précédemment qu’à la terreur qu’inspire dans les prisons américaines le fouet et l’arbitraire des gardiens, ou ne pouvait substituer dans nos prisons qu’une surveillance de tous les instants, exercée par une multitude d’agents. n’est pas certain non plus que, dans une prison cellulaire, le produit du travail soit moindre.

Cette question du travail des détenus dans l’emprisonnement individuel a tant d’importance, par rapport au trésor public et à l’avenir même de la réforme des criminels, que la Chambre nous permettra de nous y arrêter un moment.

Au point de vue de la réforme, ou dit : les professions exeicées dans une prison cellulaire sont nécessairement en très-petit nombre ; or, il faut que les professions enseignées dans une prison soient très-variées, afin que chaque détenu mis en liberté puisse trouver les moyens de vivre en travaillant.

Le nombre des métiers qui peuvent s’exercer dans la solitude est sans doute limité ; mais c’est une erreur de croire qu’il est très-petit. La commission a eu sous les yeux la liste d’un grand nombre lie professions profitables, et qu’un homme peut exercer étant seul. A mesure que la division du travail devient plus grande, et que chaque détail du même produit est confectionné à part, le nombre de ces travaux solitaires augmente. On compte treize professions dans la seule prison de la Roquette, qui n’est habitée cependant que par des enfants.

Il ne faut pas s’exagérer, d’ailleurs, la nécessité qu’il peut y avoir à multiplier les métiers dans les lieux de détention, aliu que tous les libérés qui en sortent puissent exercer au dehors celui qu’ils y ont appris. Les comptes de la justice criminelle nous apprennent que plus du tiers des accusés appartient aux classes agricoles. L’agriculture est leur véritable industrie ; il n’est pas désirable qu’ils la quittent pour entrer dans les carrières industrielles déjà encombrées. Plus du cinquième ont des professions industrielles qu’ils peuvent reprendre à leur sortie. Parmi le reste, les uns n’ont point de profession, et plusieurs n’ont pas besoin d’en avoir pour vivre, ou ne peuvent pas, à cause de leur éducation, vivre d’une profession manuelle. Un voit donc que, pour le plus grand nombre, la profession qui est apprise en prison est inutile en liberté et pourrait peut-être devenir nuisible ; et, quant aux autres, celle que leur enseigne en prison peut leur suffire. Il est de notoriété, parmi les hommes pratiques, que même aujourd’hui, où l’instruction professionnelle dans les prisons est aussi variée qu’elle peut l’être, la grande majorité des libérés n’exerce point en liberté le métier qu’on leur a enseigné en prison. Il est cependant très-nécessaire d’apprendre un métier au détenus, non pas seulement afin de les mettre en état d’exercer ce métier au dehors, mais afin de leur donner au dedans des habitudes réglées et laborieuses, et de leur faire faire sentir l’utilité du travail et son prix.

Au point de vue de l’intérêt financier, on ajoute : Le nombre des métiers étant limité, l’administration ne sera pas libre de choisir les travaux les plus productifs. L’apprentissage qu' elle sera obligée de donner dans la solitude sera plus coûteux et plus long.

Il est vrai que l’administration ne sera pas toujours libre d’employer les détenus aux travaux les plus productifs, mais tous les détenus qu’elle emploiera travailleront beaucoup plus vite, beaucoup plus assidûment et beaucoup mieux dans la solitude.

C’est une grande erreur de croire que l’apprentissage sera plus long dans la solitude ; il sera, au contraire, plus court, parce que toutes les forces de l’intelligence de l’ouvrier seront naturellement dirigées vers son travail.

Ces vérités n’avaient point été trouvées par la théorie ; ce sont des expériences faites en Amérique, en Angleterre et en France qui les ont mises en lumière. « Les entrepreneurs sont unanimes, disait M. le préfet de police dans son rapport de 1840, sur l’augmentation et la perfection du travail produit dans la prison de la Roquette ; sur l’abrègement et la facilité de l’apprentissage dans l’état actuel. »

L’année dernière, des agents désignés par le président du tribunal de commerce de la Seine ont, sur la demande du préfet de police, visité la prison de la Roquette. Voici la conclusion de leur rapport : « Nous avons reconnu et constaté les immenses progrès que l’application du système cellulaire a apportés dans l’instruction scolaire et l’éducation professionnelle des enfants.

En 1839, les inspecteurs-généraux des prisons, réunis en conseil sous la présidence de M. le directeur de l’administration départementale et communale, débattirent cette question si importante du travail. Le procès - verbal de ces séances a été mis sous les yeux de la Commission.

Après de longues discussions, la grande majorité du conseil (sept contre deux) conclut :

1° Qu’il était possible de donner au détenu, dans l'emprisonnement individuel, un métier réel, d’un usage constant, et qui puisse lui servir après sa libération ;

2° Que l’apprentissage d’un semblable métier peut avoir lieu dans l’emprisonnement individuel. Il n’est donc pas certain que le produit du travail soit moindre dans une prison où l’emprisonnement est individuel, ni que, par conséquent, l’entretien d’une pareille prison soit beaucoup plus onéreux, que l’entretien d’aucune autre.

Il est vrai qu’à Philadelphie les produits de la prison ne couvrent pas ses dépenses, contrairement à ce qui se voit dans la plupart des prisons américaines, où le travail est commun. Mais cela peut tenir à beaucoup d’autres causes qu’au régime. C’est ainsi qu’en Amérique même, la prison de Washington, qui est bâtie sur le plan d’Auburn, est très-loin de couvrir ses dépenses. Qu’à Auburn même, en 1838, la recette était de plus de 200,000 fr. au-dessous des dépenses, tandis que, pendant les six premiers mois de cette année 1858, dans la nouvelle prison de New-Jersey-, bâtie sur le plan de Philadelphie, les recettes excédaient les dépenses. Il résulte d’un rapport fait en 1858, à M. le ministre de l’intérieur, que, dans la prison de Glasgow, prison bâtie d’après le système de Philadelphie, et, de plus, dans une situation très-défavorable, puisque les détentions y sont très-courtes, le travail des détenus a couvert, pendant les années 1855, 1834, 1835, les 85 centièmes des frais de l’établissement : aucune prison d’Europe n’a encore obtenu un résultat si favorable.

La Commission persiste toutefois à croire que si l’on met en ligne de compte l’intérêt des sommes employées à fonder les prisons nouvelles, l’on trouvera que l’entretien de chaque détenu coûtera plus cher à l’État dans l’emprisonnement individuel que dans le système actuel. Mais il reste à savoir si la somme totale de la dépense que nécessitent les criminels ne finira point par être moindre. La Commission ne doute pas que l’emprisonnement individuel n’ait pour effet de rendre beaucoup plus rares les premiers crimes et les récidives, et, par conséquent, de diminuer les frais de justice criminelle.

En 1827, ces frais s’élevaient à 3,300,000 fr. ; en 1841, à environ 4,490,000 fr, c’est-à-dire que leur accroissement avait suivi à peu près les mêmes proportions que celui des crimes et des délits. Si, par suite d’un système d’emprisonnement plus répressif et plus réformateur, le nombre des crimes et délits était seulement resté stationnaire, ou qu’il n'eût crû que dans la proportion de la population, l’État aurait dépensé en 1841 environ 1 million de moins qu’il n’a fait.

L’emprisonnement individuel rendant les crimes plus rares, rendra les détenus moins nombreux. De plus, il permettra d’appliquer aux criminels des peines plus courtes, ce qui diminuera encore la population des prisons. Raccourcir d’un cinquième la durée des peines, c’est à la longue (le nombre de ceux qui commettent des crimes restant le même) diminuer du cinquième le nombre des détenus. Il est donc permis de croire que, sous le régime de l’emprisonnement individuel, les prisons contiendront beaucoup moins de condamnés qu’aujourd’hui. Or, la dépense actuelle d’un condamné dans les maisons centrales s’élevant à 220 fr., à peu près, la Chambre comprendra aisément quelle grande économie pourrait être obtenue sur ce point. Il en est un autre où l’épargne ne serait pas moindre. Dans la solitude, le détenu n’a pas besoin d’être excité à travailler, l’expérience l’a mille fois prouvé. Il n’est donc pas nécessaire de lui abandonner les deux tiers du produit de son travail, comme on le fait dans nos maisons centrales actuelles ; un sacrifice moins grand peut suffire.

La Commission, messieurs, a cru devoir s’étendre sur l’objection relative aux frais ; mais elle sent le besoin de dire qu’en pareille matière une objection de cette nature, fût-elle en partie fondée, ne lui paraîtrait pas suffisante pour vous arrêter. La grande question est de savoir, non pas quel est le système d’emprisonnement le moins coûteux, mais quel est celui qui réprime le mieux les crimes et assure le plus la vie et la fortune des citoyens. Une société intelligente croira toujours regagner en tranquillité et même en richesse ce qu’elle dépense utilement pour ses prisons. Une autre objection a souvent été présentée contre le système de l’emprisonnement individuel. On a dit :

L’emprisonnement individuel constitue à lui seul une peine de telle nature, qu’on ne peut atténuer ou aggraver cette peine que par sa durée. Cela est un grave inconvénient : il est bon de frapper l'imagination du public du public par la vue d’une échelle de peines. C'est le système du code, qui ne fait en cela que suivre les principes respectés par toute bonne législation répressive.

À cette objection, qui peut paraître grave, il a été répondu qu’alors même que, dans le système de l’emprisonnement individuel, on ne graduerait la peine de l’emprisonnement que par la durée, il serait encore inexact de dire qu’on renverse l’échelle des peines, telle qu’elle est dressée dans le code pénal. Le code pénal, en effet, gradue la peine de plusieurs manières : par la mort civile, par l’infamie, par la privation temporaire des droits civils ou politiques. L’introduction de l’emprisonnement individuel laisse subsister dans leur entier tous ces degrés. Il ne change que la portion de la peine qui consiste dans la privation de la liberté, et, là encore, il n’est pas exact de dire qu’il soit impossible d’établir des différences entre les condamnés.

Il est vrai qu’on ne saurait, sans des inconvénients très-graves, accroître avec la grandeur du crime l’état d’isolement comparatif dans lequel le condamné doit vivre. Mais des différences considérables peuvent être établies sur d’autres points. Le vêtement et les aliments peuvent être plus grossiers pour certains criminels ; le travail peut être plus pénible, et la rémunération quelconque qui lui est accordée peut être plus ou moins grande. Ainsi les classifications du code pénal se retrouvent en partie.

Indépendamment de ces deux objections, le système d’emprisonnement individuel en a soulevé une dernière ; elle mérite d’attirer toute l’attention de la Chambre.

L’emprisonnement individuel, a-t-on dit quelquefois, n’améliore pas les détenus ; bien plus, il les déprave, les abrutit, et à la longue il les tue.

Un homme renfermé entre quatre murailles est entièrement privé de son libre arbitre ; il ne peut faire un mauvais emploi de sa volonté, il est vrai, mais il ne saurait non plus apprendre à en faire un bon usage. On ne lui enseigne point à se vaincre, puisqu’il est hors d’état de faillir. Il ne devient pas sensible à l’opinion de ses semblables, puisqu’il est seul. Pour lui, le grand mobile des progrès, l’émulation, n’existe pas. Il ne devient donc pas meilleur qu’il n’était, et il est à craindre qu’il ne devienne pire. La solitude est un état contre nature. Elle aigrit, elle irrite tous les esprits qu’elle n’abat point. L’homme énergique qui y est soumis finit par considérer la société comme un tyran implacable dont il n’attend que l’occasion de se venger. La solitude a enfin pour résultat presque assuré de troubler la raison, et, au bout d’un certain temps, d’attaquer le principe même de la vie. Elle est surtout de nature à produire tous ces effets chez les peuples où les besoins de la sociabilité sont aussi prononcés que parmi nous.

Quant à la portion de l’argument qui est spéciale à une race d’hommes plutôt qu’à une autre, elle ne s’appuie sur le résultat d’aucune expérience.

Des individus appartenants des nations très-diverses ont été renfermés dans le pénitencier de Philadelphie. On n’a point vu que ces hommes fussent autrement affectés par le régime que les Américains. Même observation a été faite dans les prisons du système d’Auburn, où le silence est maintenu par la force. Il a été remarqué, au contraire, dans ces différentes prisons, que les hommes qui se soumettaient le plus résolument à leur sort, une fois qu’ils le jugeaient inévitable, et qui, par conséquent, en souffriraient le moins, étaient les Français. Il semble, en effet, que cette facilité à supporter les maux inséparables d’une condition nouvelle soit un des traits du caractère national. On le retrouve dans nos prisons comme ailleurs. Il n’y a presque personne qui ne fût tenté de croire, au moment où la cantine, le vin et le tabac furent supprimés dans les maisons centrales et le silence ordonné, que l’ordre de la maison ne tarderait pas à être violemment troublé. Aujourd’hui, toutes nos maisons centrales sont soumises à ce régime. Laissons donc de côté cet argument spécial pour revenir aux raisons plus générales et plus fortes qui ont été données. Il est sans doute bon d’apprendre aux hommes à faire usage de leur volonté pour vaincre leurs mauvais penchants. Mais c’est une grande question de savoir si l’habitude que prend un détenu de résister à ses passions, non par amour du bien, mais par la crainte toute matérielle que lui cause à chaque instant le fouet, le cachot ou la faim, dont le menacent des geôliers auxquels il ne peut échapper ; c’est une grande question, disons-nous, de savoir si une pareille habitude est fort utile à la réforme. Ce qui porterait à en douter, c’est une remarque que tous les directeurs de prison ont faite, et qui se trouve consignée dans les réponses de plusieurs des chefs de nos maisons centrales ; savoir que les détenus qui se conduisent en généial le mieux en prison et se plient le plus aisément à la règle, sont d’ordinaire les plus corrompus. Leur intelligence leur démontre aisément qu’ils ne peuvent se soustraire aux rigueurs de la discipline, et la bassesse de leur cœur les aide à s’y soumettre. Les plus dociles de tous sont les récidivistes.

Quant à l’action que les hommes peuvent avoir les uns sur les autres, elle ne saurait être que pernicieuse. Dans ces petites sociétés exceptionnelles que renferment les prisons, le mal est populaire ; l’opinion publique pousse vers le vice et non vers la vertu, et l’ambition ne saurait presque jamais porter à bien faire.

D’ailleurs, en admettant qu’il y eût quelque chose à perdre de ce côté, il y a beaucoup plus à gagner d’un autre.

Le plus simple bon sens indique que, s’il est un moyen puissant de produire une impression profonde et salutaire sur un condamné, ce moyen est de l’isoler de ses compagnons de débauche ou de crimes, et de le livrer à sa conscience, à la paisible considération des maux que ses fautes lui ont proiluits, et au contact des gens honnêtes. Un pareil système d’emprisonnement ne peut guère manquer de faire prendre aux condamnés des résolutions, sinon vertueuses, au moins raisonnables, et il leur en rend, cà leur sortie, l’application plus facile, parce qu’il a rompu ou détendu le lieu qui, avant la condamnation, unissait chacun d’eux à la population libre des malfaiteurs.

Tous ceux qui ont visité le pénitencier de Philadelphie et conversé avec les détenus qu’il renferme, ont été très-frappés de la tournure grave et sérieuse qu’avait prise leur pensée. Tous ont été témoins de l’impression profonde que produisait sur eux la peine à laquelle ils étaient soumis, et des bonnes résolutions qu’elle faisait naître.

Mais, dit-on, ce système qui fait une si grande impression sur l’esprit, le trouble ; il détruit la santé, amène la mort. Ce sont là des objections bien graves, et qui méritent assurément plus que autres les autres de nous préoccuper.

Il est bon de s’entendre d’abord sur un premier point ; il est bien certain que l’emprisonnement est un état contre nature, qui, en se prolongeant, ne peut guère manquer d’apporter un certain trouble dans les fonctions de l’esprit et du corps. Cela est inhérent à la peine qui en fait partie. L’objet des prisons n’est pas de rétablir la santé

des criminels ou de prolonger leur vie, mais de les punir et d’arrêter leurs imitateurs. Il ne font donc pas s’exagérer les obligations de la société sur ce point, et si dans les prisons les chances de longévité ne sont pas très-inférieures à ce qu’elles eussent été pour les mêmes hommes dans la liberté, le but raisonnable est atteint. L’humanité est satisfaite.

Cette idée générale admise, interrogeons les faits.

À Glasgow, où l’emprisonnement individuel existe depuis près de vingt ans, l’état sanitaire de la prison a toujours été excellent ; mais la moyenne de la détention n’excède pas six mois. À la prison de la Roquette, dont nous avons parlé, où depuis quatre ans quatre cents enfants sont soumis à l’emprisonnement individuel complet, la santé des détenus a presque toujours été meilleure et jamais plus mauvaise qu’elle n’était avant l’introduction du système. Les rapports de cotte prison constatent que, dans l’isolement, la moyenne des malades durant les trois dernières année a été de 7/77° sur 100, tandis qu’elle était de 10 à 11 sur 100 dans le système de vie commune.

Quant au pénitencier de Philadelphie, le seul qui fournisse l’exemple de longues détentions, voici l’état réel des choses. Dans son dernier rapport (1841), le médecin de la prison constate que, parmi les condamnés qui ont été mis en liberté durant l’année, 88 sur 100 étaient très-bien portants ; et que, parmi ceux qu’avait reçus la prison durant la même période, 50 seulement sur 100 étaient dans le même cas. Une remarque analogue a été faite durant les années antérieures : ce qui tend à prouver que la santé des détenus se rétablit plutôt qu’elle ne se détériore dans la prison.

Une base d’appréciation encore plus solide se trouve dans la liste des décès. La Commission a eu sous les yeux la table de morlalité du pénitencier de Philadelphie, de 1850 à 1840 ; elle a constaté que la moyenne de la mortalité, durant cette période, avait été environ de 1 décès sur 30 détenus.

À Auburn, la moyenne n’a été que de 1 sur 56 ; mais à Sing-Sing, grande prison de l’État de New-York, qui suit le même régime qu’Auburn, elle a été de 1 sur 37 ; à Genève, où la douceur du régime a été poussée jusqu’au point d’énerver la loi pénale, de 1 sur 30. Ainsi Philadelphie n’a d’infériorité que comparativement aux pénitenciers américains, et cette infériorité s’explique très-bien par des circonstances particulières. D’ailleurs, l’infériorité de Philadelphie, quant aux prisons de l’Amérique, n’existe que par rapport aux prisons réformées. Dans cette même ville de Philadelphie, il existait, antérieurement au pénitencier actuel qui n’a que treize ans d’existence, une autre prison, et dans cette prison où l’on rencontrait avec la vie commune tous les vices qu’elle entraîne avec elle, et que l’emprisonnement individuel fait disparaître, la mortalité n’était pas de l sur 50, mais de 1 sur 7. Le résultat obtenu à Philadelphie paraîtra encore plus favorable, si on le compare à ce qui se passe en France. Les tableaux publiés par le ministre du commerce nous apprennent que de 1817 à 1855, pendant l’époque où la discipline était la plus relâchée, la mortalité dans nos maisons centrales a été de 1 détenu sur 14 ou sur 15. Elle a été moyennement, dans les trois dernières années, de 1 sur 12 ou 13.

M. le ministre de l’intérieur a chargé un médecin, M. le docteur Chassinat, de faire une étude spéciale de la mortalité dans les prisons et de ses causes.

Pour remplir sa mission, M. le docteur Chassinat a pris note de tous les condamnés entrés dans les bagnes du royaume pendant dix ans, de 1822 à 1851 inclusivement, et il les a classés de manière à pouvoir étudier quelle action pouvaient avoir eu sur la mortalité différentes circonstances telles que le séjour antérieur dans les prisons, la nature du crime, la profession exercée en liberté, la nationalité.

Un travail moins étendu, mais analogue et embrassant la même période, a été fait par M. le docteur Chassinat sur les maisons centrales.

M. Chassinat a ensuite comparé la mortalité des prisons à celle qui a lieu dans la société libre, d’après les tables de Duvilard.

Ce document a passé sous les yeux de la Commission. Il mériterait d’être mis en entier sous ceux de la Chambre, car il jette une grande lumière non-seulement sur la question du régime des prisons, mais sur plusieurs points importants de la législation pénale : voici, quant au sujet qui nous occupe, ce qui en résulte.

Pendant le même espace de temps, et parmi les hommes du même âge, il meurt deux personnes dans la société libre et cinq forçats. Dans les mêmes circonstances, il meurt deux personnes dans la société libre, et de six à sept détenus dans les maisons centrales. Un homme de trente ans, au bagne, a la même chance de vie qu’un homme de cinquante-huit dans la société libre. Un homme de trente-trois ans, dans la maison centrale, a la même chance de vie qu’un homme de soixante-quatre dans la société libre.

Il meurt dans les maisons centrales 17 hommes sur 13 o femmes.

L’âge où la mortalité sévit le plus dans les maisons centrales est l’âge de seize à vingt ans. On y meurt à cet âge une fois plus que ne le comporte la moyenne générale. Lorsqu’il meurt deux jeunes gens de seize à vingt ans dans la société libre, il est pénible de remarquer qu’il en meurt douze en prison. Il est donc absolument faux de dire que le système d’emprisonnement suivi à Philadelphie ait compromis outre mesure la vie des détenus, puisque dans nos maisons centrales, à l’époque même où le régime y était le plus doux, les décès ont été beaucoup plus nombreux qu’en Amérique.

Il y a plus, la Commission de 1840 a constaté que, dans notre armée, composée d’hommes jeunes et choisis, la mortalité dans les grandes villes de garnison, et particulièrement à Paris, était plus considérable que dans le pénitencier de Philadelphie. L’État doit-il donc à des criminels une garantie d’existence plus grande que celle qu’il accorde à ses soldats ? L’emprisonnement individuel de Philadelphie, qui n’a point été fatal à la vie des condamnés, paraît avoir eu, dans quelques circonstances, il faut le reconnaître, une influence fâcheuse sur leur raison.

En 1858, quatorze cas de surexcitation mentale ou de folie ont été constatés dans la prison (la population était de trois cent quatre-vingt-sept détenus) ; en 1859, le nombre des cas a été de vingt-six (la population étant de quatre cent vingt-cinq). Sur ce nombre, les inspecteurs du pénitencier, nommés par la législature de Pensylvanie, constatent que huit sont relatifs à des détenus dont les facultés intellectuelles étaient plus ou moins altérées avant d’entrer en prison ’, et quinze se l’apportent à des condamnés qui n’avaient été sujets qu’à une irritation momentanée, calmée par un traitement de quelques jours, ou au plus de quelques mois. En 1840, il y a eu dix ou douze cas d’hallucination. Parmi les détenus atteints de cette maladie, deux étaient fous avant d’entrer en prison, presque tous les autres ont été guéris à l’aide d’un traitement qui a duré de deux à trente-deux jours. y a donc eu à Philadelphie un certain nombre de surexcitations mentales, qui, s’étant manifesté dans la prison, peut être attribué au régime qui y est en vigueur. L’emprisonnement individuel avait, en effet, au pénitencier de Philadelphie, à l’époque où les personnes envoyées par le gouvernement français l’ont visité, des caractères particulièrement austères, et qu’il n’est pas dans l’intention de la Commission de préconiser.

La prison de Philadelphie a été créée dans un but de religion plus encore que d’intérêt social. On a surtout voulu en faire un lieu de pénitence et de régénération morale.

Partant de ce principe absolu, on avait entrepris, non pas seulement de séparer le détenu de la société de ses pareils, mais de le plonger dans une profonde et irrémédiable solitude. Une fois entré dans sa cellule, il n’en sortait plus. Il n’y trouvait que son métier et un seul livre, la Bible. Aucun visiteur, si ce n’est un très-petit nombre d’individus désignés par la loi, n’était admis à le voir ni à lui parler. Aucun bruit du dehors ne parvenait à son oreille. C’étaient ses gardiens seuls qui lui apprenaient une profession. Il ne les voyait même que de loin en loin. Ils lui passaient sa nourriture à travers un guichet. Il n’était pas témoin des cérémonies du culte. Le condamné entendait la voix, mais n’apercevait pas les traits du prédicateur. En un mot, tout semblait avoir été combiné pour accroître la sévérité naturelle du système, au lieu de s’efforcer de l’adoucir.

On comprend que, parmi quatre cents individus soumis à un pareil régime, l’imaginalion de quelques-uns arrive à s’exalter ; que les esprits l’aibles ou bizarres que renferme toujouis en grand nombre une prison, soient surexcités, et que des cas d’hallucination aient dû se présenter.

La Commission de 1840, qui était fermement convaincue que l’emprisonnement individuel est le meilleur système de détention qui ait été trouvé, repoussait cependant les rigueurs inutiles dont les législateurs de la Pensylvanie avaient voulu l’entourer. Le système qu’elle préconisait et dont elle proposait l’adoption à la Chambre, n’avait pas tant pour objet de mettre le détenu dans la solitude que de le placer à part des criminels. C’était dans cette vue qu’après avoir posé dans la loi le principe de la séparation des détenus, elle n’avait pas voulu abandonner à lui règlement d’administration publique le droit d’indiquer les différents moyens à l’aide desquels ce principe devait être appliqué. Elle avait cru que ces détails faisaient

partie intégrante de la peine, et que, par conséquent, le législateur ne devait pas laisser à d’autres qu’à lui-même le soin de les fixer. Votre Commission, messieurs, s’est pleinement associée à ces différentes pensées. Comme sa devancière, ce n’est pas la solitude absolue qu’elle prétend imposer aux détenus, c’est la séparation des criminels les uns des autres. Ainsi que la Commission de 1840, elle juge qu’il ne suffit pas d’indiquer ce but, et qu’il faut que la loi elle-même prenne les mesures les plus propres à le faire atteindre. Le projet du gouvernement est entré dans celle voie. Voire Commission vous propose d’y entrer encore plus avant. Quant à la prison elle-même, nous n’avons pas cru que la loi dût indiquer un mode de construction plutôt qu’un autre. Le projet du gouvernement se borne avec raison à dire que chaque détenu devra être renfermé dans un lieu suffisamment spacieux, sain et aéré.

Cependant nous devons faire observer que toutes les prisons cellulaires bâties en Angleterre sont construites de façon à ce que chaque détenu puisse tous les jours prendre de l’exercice en plein air. La plupart des plans dressés en France contiennent aussi des promenoirs. L’expérience a prouvé que cet exercice, dont on peut fournir aux détenus le moyen sans entraîner l’Etat dans de grandes dépenses, est indispensable à leur santé. La Commission espère que toutes les nouvelles prisons seront bâties de manière à ce que cet exercice salutaire puisse être donné.

Elle a également pensé qu’il était fort nécessaire de bâtir des prisons cellulaires de telle façon, que l’air pût pénétrer très-aisément dans toutes leurs parties. En conséquence, elle émet le vœu que, quand les nouveaux pénitenciers seront composés de plusieurs ailes, ces ailes ne soient pas rapprochées les unes des autres : erreur préjudiciable à la santé des détenus dans laquelle on est souvent tombé.

La Commission croit enfin devoir rappeler qu’il ne s’agit pas d’élever de somptueux monuments, mais de bâtir des maisons de répression dans la construction desquelles toutes les dépenses inutiles doivent être évitées avec grand soin. L’avenir de la réforme pénitentiaire en France dépend en partie de la sage économie qui présidera à son introduction. C’est ce que ne doivent jamais oublier ceux qui entreprennent cette grande œuvre Nous avons dit que le hut de la loi était de séparer les détenus entre eux, mais non de les plonger dans la solitude. Après s’être occupée de la prison elle-même, la Commission a donc dû examiner si les détenus y étaient mis, le plus souvent possible, en contact avec la société honnête.

Le projet de loi indique qu’à chaque prison serait attachés, indépendamment du directeur et du médecin, un instituteur.

Les comptes de la justice criminelle font connaître qu’en 1858 la proportion de ceux qui ne savent ni lire ni écrire était de 56 sur 100, et que presque tous sont plus ou moins dans l’ignorance des notions les plus élémentaires des connaissances humaines. D’une autre part, l’expérience a prouvé en Amérique et prouve encore tous les jours à la prison de la Roquette, que les détenus soumis à l’emprisonnement individuel s’adonnent très-volontiers à l’étude et y font aisément de grands progrès. « Les résultats de l’instruction élémentaire, dit M. le préfet de police dans son rapport du 22 février 1840, tels qu’ils se sont révélés depuis deux ans dans le quartier de la correction paternelle (le plus anciennement divisé en cellules), m’autorisent à dire qu’il est hors de doute que les progrès des élèves seront bien plus marqués dans la séquestration solitaire où l’étude devient une distraction, que dans l’école commune. »

Les rapports subséquents prouvent que cette prévision s’est réalisée.

Les hommes les plus grossiers, réduits à eux-mêmes, ne considèrent plus les efforts de l’esprit comme un travail, mais comme un délassement. Il est utile de leur procurer, avec ce soulagement de la solitude, l’instruction élémentaire dont ils manquent. A la prison sera attaché un aumônier. La Commission vous propose d’ajouter qu’on placera également dans la prison lui ministre appartenant à l’un des cultes non catholiques autorisés par la loi, si les besoins l’exigent. Si le nombre des détenus non catholiques n’était pas assez grand pour qu’un ministre de leur culte fût attaché à la prison, il est bien entendu, du moins, que le détenu non catholique ne sera jamais forcé de recevoir la visite de l’aumônier s’il s’y refuse, et qu’il lui sera loisible de se procurer les secours religieux au dehors.

Trente et une pétitions ont été adressées à la Chambre à l’occasion du projet de loi des prisons. Ces pétitions ont été mises sous les yeux de la Commission, qui en a fait l’objet d’un très-sérieux examen. La plupart d’entre elles émanent de consistoires protestants. Toutes ont pour but de réclamer la création d’un pénitencier uniquement destiné à recevoir des détenus appartenant à la religion réformée. La Commission reconnaît tout ce qu’a de respectable une demande qui prend son origine dans la première de toutes nos libertés, la liberté religieuse ; cependant elle ne croit pas pouvoir vous proposer d’ajouter à la loi les dispositions qu’on réclame. Elle a pensé que la réunion en un même lieu de tous les condamnés protestants de France présenterait dans la pratique des difficultés très-grandes. Elle a jugé surtout que ce système serait souvent fort contraire à l’intérêt même de ces individus ; qu’il éloignerait beaucoup d’entre eux de leur famille, qui est souvent pour eux une source de moralité aussi bien que de consolation, et les soumettrait à de longs et pénibles transports qui leur fourniraient vraisemblablement de nouvelles occasions de se corrompre. Tous ceux qui se sont occupés spécialement du système pénitentiaire, savent, en effet, que rien n’est plus dangereux que ces voyages pendant lesquels les condamnés, mal surveillés, achèvent d’ordinaire de se dépraver.

« C’est surtout par l’influence des croyances religieuses, dit un inspecteur-général dans son rapport, qu’on peut espérer la réforme morale d’un certain nombre de condamnés ; la discipline ne peut que lui préparer les voies. »

La Commission a la même pensée : le régime cellulaire lui paraît, de tous les modes d’emprisonnement, le plus propre à ouvrir les cœurs des détenus à cette influence réformatrice. C’est là un des plus grands avantages de ce régime à ses yeux.

Dans le système de l’emprisonnement individuel, le condamné, isolé de ses pareils, écoute sans distraction et retient sans peine les vérités qui lui sont enseignées ; il reçoit sans rougir les conseils honnètes qu’on lui donne ; le prêtre n’est plus pour lui un objet de dérision et de haine, sa seule présence est un grand soulagement de la solitude ; le détenu souhaite sa venue et s’afflige en le voyant partir.

L’emprisonnement individuel est assurément, de tous les systèmes, celui qui laisse le plus de chances à la réforme religieuse. Il est donc à espérer que lorsqu’il s’établira, ou verra non-seulement les ministres de toutes les religions, mais les hommes religieux de toutes les communions, tourner du côté des prisons leur zèle ; jamais champ plus fertile et plus vaste ne leur aura été ouvert. La Commission pense qu’il importe beaucoup au succès du régime pénitentiaire que ce mouvement naisse et soit encouragé et facilité.

Après l’aumônier, le projet de loi indique, parmi ceux qui doivent visiter le plus possible les détenus, les membres de la Commission de surveillance.

Toutes ces visites sout de droit. Elles sout obligatoires une fois ; par semaine pour le médecin et l’instituteur. Afin de rendre l’exécution de cette dernière prescription possible, la Commission de 1840 avait prévu le cas où la prison contiendrait plus de cinq cents détenus. L’expérience, ainsi qu’on l’a dit plus haut, indique qu’une prison, quel que soit le système en vigueur dans ses murs, ne doit pas contenir plus de cinq cents détenus. Il est évident que les prisons qu’on aura désormais à bâtir, ne devront pas dépasser cette limite ; mais il y a beaucoup de prisons déjà bâties et qui sont faites dans le but de renfermer un plus grand nombre de criminels. Pour celles-là, la Commission de 1840 indiquait que le nombre des médecins, instituteurs et aumôniers, y devrait être augmenté proportionnellement au nombre des détenus, c’est-à-dii e que si les détenus étaient plus de cinq cents, deux médecins, deux aumôniers, deux instituteurs devaient être attachés à la prison, et trois si elles contenaient plus de mille criminels. Votre Commission, messieurs, a pensé qu’il était très-désirable que l’Administration suivit cette règle, mais elle n’a pas cru qu’il convint de l’y enchaîner d’une manière absolue.

Indépendamment des visites que certains fonctionnaires ont le droit ou l’obligation de faire aux condamnés, le projet de loi indique que les parents des détenus, les membres des sociétés charitables, les agents des travaux, pourront être autorisés à les visiter. Pour ces visites, qui peuvent se reproduire régulièrement, et qui sout faites par des personnes dont on connaît d’avance les intentions et la moralité, une permission générale du préfet est suffisante : pour toutes les autres, une permission spéciale est nécessaire. La Chambre voit clairement quel a été le but général de la Commission mission dans tout ce qui précède. Le point de départ des fondateurs du système pénitencier de Philadelphie avait été de rendre la solitude aussi complète qu’on peut rimaginer. Le système du projet de loi s’efforce de la diminuer autant que possible, pour ne la léduire qu’à la séparation des criminels entre eux. Après les visites que le condamné peut recevoir, le plus grand adoucissement de l’emprisonnement individuel, c’est le travail. Dans ce système, le travail est un plaisir nécessaire, l’oisiveté n’est pas seulement très-pénible, elle devient, en se prolongeant, très-dangereuse. L’emprisonnement individuel sans travail a été essayé en Amérique, et il y a produit les plus funestes effets. Aussi, votre Commission est-elle d’avis de déclarer dans la loi que le travail est obligatoire, et qu’il ne peut être refusé, si ce n’est à titre de punition temporaire.

Ce que nous disons du travail matériel doit s’entendre, quoiqu’à un degré bien moindre, de celui de l’esprit. Il est sage et utile de permettre aux détenus la lecture, non-seulement de l’Ecriture-Saintç, ainsi que l’ont fait les Américains, mais des livres que la prison pourrait se pi-ocurer et dont le choix sera déterminé par la Commission de surveillance.

A toutes ces précautions dont l’ulijct, ainsi que le voit la Chambre, est de faire que l’emprisonnement individuel soit sans danger pour la vie et la raison des condamnés, votre Commission a pensé qu’il était nécessaire d’en joindre une dernière, sans laquelle toutes les autres pourraient devenir presque illusoires. En vain aurait-on disposé la prison de manière à ce que le détenu pût prendre de l’exercice , inutilement aurait-on permis à celui-ci de voir un certain nombre de personnes indiquées par la loi elle-même, si la discipline de la maison ou l’exigence de l’entrepreneur ne lui laissaient aucun moment de loisir. La Commission, qui jugeait indispensable de tempérer la rigueur de l’emprisonnement solitaire, devait en assurer les moyens. En conséquence, un amendement introduit par elle déclare que deux heures au moins chaque jour seront réservées pour l’école, les visites des persomies désignées ci-dessus, et la lecture des livres dont il a été parlé plus haut. Tous ces amendements ont été consentis par le gouvernement.

Votre Commission, messieurs, a jugé que l'emprisonnemont individuel ainsi adouci, non-seulement ne compromettrait pas la vie dos condamnés, l’exemple de Philadelphie le prouve, mais qu’il produirait très-rarement les accidents dont ce pénitencier a été témoin. Sa conviction sur ce point a été corroborée par l’opinion exprimée, il y a quatre ans, par une Commission de l’Académie de médecine de Paris.

L’Académie avait à examiner l’ouvrage que lui avait soumis M. Morcau-Christophe, inspecteur-général des prisons de France, intitulé : De la mortalité et de la folie dans le système pénitentiaire.

Le Rapport fut fait le 5 janvier 1859 par une Commision composée de MM. Pariset, Villermé, Marc, Louis et Esquirol, ce dernier faisant les fonctions de rapporteur ; il se termine ainsi : « Si la Commission avait eu à exprimer son opinion sur la préférence à accorder à un système pénitentiaire ; elle n hésiterait pas à se prononcer pour le système de Philadelphie comme le plus favorable à la réforme.

« La Commission, n’ayant à se prononcer que sur la question sanitaire, est convaincue que le système de Pensylvanie, c’est-à-dire la réclusion solitaire et continue de jour et de nuit avec travail conversation avec les chefs et les inspecteurs, n’abrège pas la vie des prisonniers et ne compromet pas leur raison. » Pour achever enfin de s’éclairer sur cette portion capitale de sa fâche, votre Commission a cru devoir se transporter tout entière dans le pénitencier de la Roquette, où le système qu’elle préconise est depuis plus de quatre ans en vigueur. La vue de cette prison a achevé de la confirmer dans l’opinion qu’elle avait déjà. A l’aide du regard qui existe à la porte de chaque cellule, les membres de la Commission ont pu voir tous les détenus sans que ceux-ci sussent qu’on les regardait. Tous s’occupaient de leurs travaux avec l’apparence de l’application la plus soutenue et du plus grand zèle. La Commission en a interrogé un grand nombre  ; ils lui ont semblé avoir l’esprit tranquille et soumis. Elle a vu appliquer sous ses yeux la méthode simple et ingénieuse à l’aide de laquelle on parvient sans peine à enseigner à ces enfants le catéchisme et les premiers éléments des connaissances humaines. La Commission a pu se convaincre que les détenus ne restaient jamais longtemps seuls. Les visites du directeur et de l’aumônier, les soins de l’école, les nécessités même du travail manuel qui forcent les gardiens à entrer souvent dans les cellules pour apprendre au jeune condamné son métier, diriger ses efforts ou en constater les résultats, interrompent fréquemment la solitude. Le bruit de l’industrie dont tous les corridors retentissent sans cesse, le mouvement incessant qui règne dans toutes les parties de la maison, ôtent à cette prison la physionomie morne et glacée qu’ont certains pénitenciers d’Amérique. Le vœu de la Commission est qu’un grand nombre des membres de la Chambre aille visiter la maison de la Roquette. Il serait imprudent sans doute de conclure de ce qui se passe dans cette prison, que le système qui y est en pratique, appliqué à des hommes faits, ne produirait pas sur ceux-ci une impression plus profonde que celle qu’il fait naître chez des enfants. Toutefois, la Commission se croit en droit d’affirmer qu’un pareil système ne fera pas naître dans l’intelligence des détenus le trouble qu’on redoute. Alors même, d’ailleurs, que les affections mentales seraient un peu moins rares dans les prisons nouvelles que dans les anciennes, la Commission n’hésiterait pas encore à dire que cette raison, quelque puissante qu’elle soit, n’est pas suffisante pour faire abandonner, avec le système de l’emprisonnement individuel, tous les biens sociaux qu’on en doit attendre. Les anciennes prisons causaient une souffrance physique ; c’est par ce côté qu’elles étaient surtout répressives. Les améliorations introduites successivement depuis dans le régime, ont permis qu’on y jouît souvent d’une sorte de bien-être.

Si la peine de l’emprisonnement épargne le corps, il est juste et désirable qu’elle laisse du moins dans l’esprit des traces salutaires, attaquant ainsi le mal dans sa source. Or, il est impossible qu'un régime spécialement destiné à faire une impression vive sur nu grand nombre d’esprits, n’en pousse pas quelques-uns vers la folie Si ce mal devient, comme le croit la Commission, très-rare, quelque déplorable qu’il soit, il faudrait encore le préférer maux de mille espèces que le système actuel engendre. Le code pénal n’accorde lien aux forçat sur les produits de leur travail, mais il permet d’abandonner aux condamnés à la réclusion une portion de ce produit, et il crée un véritable droit en faveur des condamnés pour délits correctionnels ; ainsi qu’il résulte de l’article 41, qui dispose « que les produits du travail de chaque détenu pour délit correctionnel, seront appliqués, partie aux dépenses de la maison, partie à lui procurer quelques adoucissements s’il les mérite, partie à former pour lui, au temps de sa sortie, un fonds de réserve.

Une ordonnance de 1817 a voulu que ces trois parts fussent égales ; conséquemment, dans l’état actuel de la législation, les deux tiers du produit du travail des détenus pour délits correctionnels leur appartiennent. La même faveur est faite aux reclusionnaires que renferment nos maisons centrales. Le projet de loi change complètement cet ordre de choses, et propose de déclarer d’une manière générale que le produit du travail de tous les condamnés appartient à l’État, qu’une portion déterminée de ce produit pourra seulement leur être accordée. Ainsi il fait plus pour les forçats, et moins pour les condamnés correctionnellement que n’avait fait le code pénal, et il traite tous les condamnés comme ce même code avait traité les seuls réclusionnaires.

La Commission de 1840 avait refusé d’admettre une disposition semblable ; rentrant dans l’esprit du code pénal, elle avait établi que les condamnés aux travaux forcés ne recevraient rien ; que les condamnés à la réclusion pourraient recevoir, et que les condamnés pour délits correctionnels devraient recevoir une partie du produit de leur travail. Le minimum de ce salaire était fixé, non aux deux tiers comme le portait l’ordonnance de 1817, mais au tiers seulement, et les détenus pouvaient en être privés comme punition disciplinaire ; quelques membres de votre Commission ont reproduit ces idées.

Ils pensaient que bien qu’en droit strict l’Etat puisse s’attribuer le produit complet du travail des criminels, l’usage de ce droit était très-rigoureux, et qu’il pourrait être dangereux d’y recourir au sortir d’un régime dans lequel on avait poussé la condescendance à cet excès, d’accorder comme règle générale au plus grand nombre des condamnés les deux tiers de ce qu’ils gagnaient en prison ; que, d’ailleurs, le but de l’emprisonnement pénitentiaire n’était pas seulement de forcer au travail, mais d’en donner le goût et d’en faire sentir le prix ; qu’un travail sans salaire ne pouvait inspirer que du dégoût.

La majorité répondait qu’il était sans doute utile et nécessaire de salarier dans une certaine mesure le travail des condamnés ; que l’article même du gouvernement supposait qu’il en serait ainsi, mais qu’il était immoral et dangereux de reconnaître à des condamnés quelconque un droit au salaire ; que le travail dans les prisons était obligatoire, et que ses produits étaient une indemnité due par les coupables à la société, pour la couvrir des dépenses que leur crime lui occasionnait.

La minorité, envisageant la question sous un nouveau jour, faisait remarquer que le système du code pénal suivi par la Commission de 1840 avait ce résultat d’établir une distinction importante entre les peines, et de permettre de les graduer suivant la gravité des crimes : avantage très-grand que le projet du gouvernement faisait perdre, et qu’il fallait cependant d’autant plus apprécier aujourd’hui, que l’adoption du système cellulaire allait rendre fort difficile de graduer la peine de l’emprisonnement autrement que par la durée.

La majorité, qui persistait à ne vouloir accorder aucun droit aux condamnés sur le produit de leur travail, et qui cependant trouvait utile d’établir dans la loi, quant au salaire, une gradation analogue à celle du code pénal, après avoir adopté l’article du projet, y a ajouté une disposition, d’après laquelle l’administration ne peut accorder aux condamnés aux travaux forcés plus des 3/10° du produit de leur travail, aux condamnés à la réclusion plus des 4/10° et aux condamnés à l’emprisonnement plus des 5/10°. Cette disposition forme, avec les deux premiers paragraphes détachés de l’art. 23, l’art.’24 du projet amendé par la Commission. La Commission ayant examiné, approuvé, et, suivant son opinion, amélioré dans quelques détails le système d’emprisonnement que le projet de loi indique, plusieurs questions très difficiles et très-graves lui restaient encore à résoudre. La première était de savoir dans quelles prisons le nouveau système serait introduit.

Deux membres ont pensé que la suppression des bagnes présenterait quelques dangers.

Une grande partie de l’accroissement des crimes, ont-ils dit, doit être attribuée aux adoucissements peut-être imprudents qu’on a fait subir en 1852 à la loi pénale. Il faut prendre garde d’énerver encore cette loi en faisant disparaître celle des peines qui frappent le plus l’imagination du public. La peine des travaux forcés, ou, comme rappelle encore le peuple, des galères, n’est pas, il est vrai, favorable à la réforme de ceux qui la subissent ; mais plus qu’aucune autre elle est redoutée par ceux que leurs penchants vicieux ou leurs passions violentes peuvent amener à la subir. L’appareil infamant et terrible qui l’environne frappe de terreur les hommes qui seraient tentés de commettre les grands crimes. C’est là une terreur salutaire qu’il ne faut pas se hâter de faire disparaître.

On a répondu :

D’abord la terreur qu’inspire le bagne au criminel est beaucoup moindre qu’on ne le suppose. Dans le bagne, la vie est moins monotone, moins contrainte et plus saine que dans les prisons proprement dites ; le chiffre de la mortalité y est moindre. Aussi a-t-on vu des accusés et des condamnés préférer hautement le bagne à certaines maisons centrales. De telle sorte qu’avec toutes les apparences de l’extrême rigueur, il arrive souvent que la peine du bagne n’est pas suffisamment réprimante.

En second lieu, croit-on qnc l’emprisonnement individuel, surtout quand il doit durer longtemps, ne soit pas de nature à faire naître ces craintes utiles que la loi pénale veut inspirer ? L’expérience a prouvé le contraire. Il n’y a rien que le condamné redoute plus qu’une longue solitude, ni qui produise une impression plus profonde sur les âmes les plus endurcies et les plus fermes. Alors même que la peine du bagne serait plus intimidante que celle de l’emprisonnement individuel, pourrait-elle, d’ailleurs, être préférée ? Est-ce de nos jours, et dans notre pays, qu’on peut chercher à intimider les coupables eu les plongeant sans ressources dans une atmosphère inévitable de corruption et d’infamie, en les chargeant de chaînes, en les accouplant les uns aux autres, et en leur imposant le contact incessant et nécessaire de leur immoralité réciproque ?


L’opinion publique dit hautement que non ; et à plusieurs reprises elle a trouvé un interprète dans vos Commissions elles-mêmes. Voici notamment ce qu’on lit dans le rapport de la Commission du budget de cette année, à l’article Chiourmes, p. 271 : « N’y a-t-il donc rien à faire pour changer l’état des bagnes ? On avait pensé qu’il y avait à s’en préoccuper dans l’intérêt de la société ; qu’il y avait là une école permanente de crime d’où les hommes sortaient plus corrompus et plus dégradés. Au nom de la morale et de l’humanité, une réforme du système actuel qui régit les bagnes avait été demandée ; la Commission croit de son devoir d’appeler de nouveau l’attention du gouvernement sur un état de choses qui se continue pour le plus grand dommage de la société : » Le projet actuel réalise ce vœu. Le gouvernement a eu d’autant plus de facilité à y céder, que, sous le point de vue de l’économie publique, les bagnes sont une détestable institution. Voici ce qu’on lit dans le rapport présenté au ministre de la marine, en 1858, par M. le baron Tupinier, alors directeur des ports : « Les forçats ne sont pas des auxiliaires nécessaires pour les travaux des ports ; ils y sont, au contraire, des collaborateurs fâcheux pour les ouvriers qu’ils corrompent, des hôtes fort dangereux pour la sûreté des arsenaux et du matériel.

« Il s’en faut de beaucoup que la marine retrouve dans la valeur du travail des forçats l’équivalent des sommes qu’elle dépense pour l’entretien des bagnes. Il y aurait environ neuf cent mille francs d’économie chaque année à employer des ouvriers libres : on rendrait ainsi un grand service à la population des ports, qui souffre faute de pouvoir trouver un salaire, et on débarrasserait la marine d’un véritable fléau. »

Les mêmes assertions se retrouvent dans une lettre écrite, en 1858, par M. le ministre de la marine à M. le ministre de l’intérieur, lettre qui a passé sous les yeux de la Commission. La majorité de votre Commission croit devoir vous proposer d’adopter la disposition du projet de loi qui supprime les bagnes et les remplace par des maisons de travaux forcés où le système de l’emprisonnement individuel sera introduit.

La Commission de 1840 avait été unanime, quant à la destruction des bagnes. Mais elle s’était divisée sur le point de savoir s’il fallait, soumettre dès à présent les condamnés aux travaux forcés, les réclusionnaires, et même tous les détenus correctionnellement, au système de l’emprisonnement individuel.

La minorité de cette époque avait jugé qu’il fallait commencer par n’appliquer la détention cellulaire qu’aux individus condamnés à de courtes peines. Cette opinion moyenne a été de nouveau soutenue avec beaucoup de vivacité et de talent par un membre de votre Commission.

D’abord, a-t-il dit, est-il vrai que la société ait un aussi grand intérêt qu’on le prétend à s’occuper immédiatement de la réforme des bagnes et des maisons centrales ? Le contraire est prouvé par les tableaux de la justice criminelle. Ces documents statistiques démontrent qu’on s’exagère beaucoup le nombre et l’atrocité des crimes commis par les bommes qui sortent des maisons centrales et des bagnes, et, qu’à tout prendre, ces hommes sont moins redoutables à l’ordre public que les autres libérés. Alors même, d’ailleurs, que l’intérêt social serait aussi pressant qu’on se l’imagine, serait-il sage d’entreprendre immédiatement la réforme ?

Une très-grande incertitude règne encore, de l’aveu de tout le monde, sur les effets physiques et moraux que doit produire l’emprisonnement cellulaire sur les criminels condamnés à de longues peines. Il est probable que ces effets seront salutaires ; mais, enfin, l’expérience sur ce point est muette ou incomplète. Attendons qu’elle se soit expliquée avant de demander au trésor public les sacrifices considérables qu’exige la construction des maisons cellulaires, destinées à remplacer les bagnes et les maisons centrales. Bornons nous à la portion de l’œuvre qu’on peut entreprendre avec certitude de succès.

À ces raisons, il a été répondu : Fût-il vrai que, comparativement aux autres libérés, les libérés des bagnes et des maisons centrales commissent moins de crimes et des crimes moins graves qu’on ne se le figure, il n’en resterait pas moins constant que tous ces hommes sortent des prisons dans un état d’immoralité profonde et radicale, qui en fait un objet de terreur légitime pour les populations au sein desquelles ils retournent après avoir subi leur peine. Le mal social peut être moindre qu’on ne le suppose ; mais nul ne saurait nier qu’il ne soit très-grand et qu’il n’y ait nécessité pressante à y appliquer le remède.

On veut, dit-on, attendre que l’expérience de l’emprisonnement individuel à long terme soit complètement faite : c’est rejeter à un avenir indéfini la réforme des bagnes et la construction des nouvelles maisons centrales dès à présent nécessaires. Une grande prison dirigée d’après le régime de l’emprisonnement individuel existe depuis treize ans aux États-Unis ; des commissaires envoyés par plusieurs des principales nations de l’Europe font vue et l’ont préconisée. Si l’on ne veut pas se contenter de cet exemple, il faut donc attendre que des prisons semblables à celle de Philadelphie s’élèvent en Europe ; si cela a lieu, il faut encore surseoir jusqu’à ce que les peines les plus longues aient été subies dans ces prisons, et si l’on tient à connaître exactement l’effet réformateur du régime, il conviendra de rester inactif jusqu’à ce que les récidives soient reconnues. Ce point éclairci, la question ne sera pas encore tranchée, car l’effet qu’un système d’emprisonnement peut produire sur les détenus ne peut être complètement apprécié que quand on agit sur des criminels qu’un autre système d’emprisonnement n’a pas déjà dépravés ; c’est-à-dire que, pour juger en parfaite connaissance de cause un nouveau système, il est nécessaire que toute la génération de ceux qui ont été condamnés et emprisonnés sous le précédent ait disparu. Quand enfin ces diverses notions seront acquises, on pourra encore se demander si l’emprisonnement qui réussit chez un peuple ne trouve pas dans le caractère et les dispositions naturelles d’un autre des obstacles insurmontables.

La vérité est que tout changement considérable dans le régime des prisons est une opération difficile qui entraîne avec elle, quoi qu’on fasse, quelques incertitudes. C’est là un mal nécessaire, mais qui n’est pas irrémédiable ; car il n’est personne qui prétende changer tout à coup, et d’un bout à l’autre d’un grand royaume comme la France, la construction et l’appropriation de toutes les prisons qu’il referme. Une pareille réforme ne saurait se faire que graduellement : si le changement est graduel et ne peut s’opérer qu’à l’aide d’un certain nombre d’années, l’expérience acquise dans les premières prisons construites apprendra ce qu’il finit ajouter ou retrancher dans les autres.

De quoi s’agit-il aujourd'hui  ? de changer à l’instant l’état de toutes nos prisons ? Non. Il s’agit seulement d’indiquer un régime en vue duquel on devra agir désormais toutes les fois qu’on aura à modifier d’anciennes prisons ou à en bâtir de nouvelles. Or, quelles sont les prisons dont il est, en ce moment, le plus urgent de s’occuper ? Ce ne sont pas les maisons départementales ; car ces prisons peuvent contenir les six à sept mille individus qui y sont détenus. Ce qui va manquer, ce sont les prisons destinées à renfermer les condamnés aux travaux forcés, puisque la destruction des bagnes, depuis si longtemps demandée par l’opinion publique, est enfin arrêtée. Ce qui manque déjà, ce sont des maisons appropriées à l’usage des condamnés réclusionnaires et correctionnels que les maisons centrales ne peuvent plus contenir. La nécessité de bâtir des prisons à long terme est pressante. Elle contraint dès aujourd’hui l’administration et les Chambres à prendre parti, et à adopter dès aujourd’hui un système de détention qui puisse être mis en vigueur dans les prisons nouvelles. Car, ainsi que nous l’avons déjà dit, il est impossible de bâtir des prisons, et surtout de grandes prisons, sans savoir quel régime doit y être mis en pratique. Y eût-il encore quelques doutes sur ce régime, et par conséquent sur la construction à adopter, il serait encore sage, ainsi que le disait M. le ministre de l’intérieur dans son exposé des motifs en 1840, puiqu’on est forcé d’élever des prisons nouvelles, de bâtir celles-ci eu égard au régime de l’emprisonnement individuel, plutôt que dans la prévision de la vie commune, parce que la construction qui se prête à l'emprisonnement individuel peut, jusqu’à un certain point, se prêter à la communication des détenus entre eux ; tandis que la cellule, construite en vue de la vie commune, ne saurait s’approprier à l’emprisonnement individuel. A Philadelphie, on pourrait faire communiquer de temps en temps les détenus entre eux, ne fût-ce que dans les préaux, si cette communication devenait nécessaire. A Auburn, il serait impossible de les isoler, sans compromettre leur santé et rendre impossibles presque tous leurs travaux.

Il y a d’ailleurs ici un intérêt social du premier ordre qui nous oblige à ne point appliquer le nouveau système aux seuls individus condamnés à de courtes peines.

L’emprisonnement individuel est une chose nouvelle, qui est de nature à frapper les imaginations et à exciter d’avance de la terreur. Si ce mode d’emprisonnement n’était usité que pour les petits délits, il arriverait ceci : on semblerait appliquer le régime le plus sévère aux moins coupables, et réserver le plus doux pour les plus criminels : ce qui est aussi contraire à tous les principes de l’équité naturelle qu’aux notions du droit pénal. Un pareil système serait, de plus, fécond en dangers. On pourrait craindre qu’il ne fût considéré comme une excitation donnée par la loi elle-même à la perpétration des grands délits ou des crimes.

Nous en avons l’exemple sous les yeux : depuis quatre ans, le régime de nos maisons centrales a été rendu beaucoup plus sévère, tandis que celui de nos bagues est resté le même. Il en résulte qu’un certain nombre d’individus, détenus dans les maisons centrales, ont commis de nouveaux délits, dans le but unique de se faire condamner aux travaux forcés. Tout se tient en effet dans le régime des prisons. Se borner à rendre plus dure la maison départementale, c’est pousser aux délits qui conduisent aux maisons centrales. Rendre plus austère le régime des maisons centrales, c’est engager à commettre les crimes qui mènent au bagne. La raison et l’intérêt public indiquent que, quand on aggrave un mode d’emprisonnement, il faut que l’aggravation se fasse sentir à la fois sur tous les degrés de l’échelle pénale.

La majorité de votre Commission a pensé que le nouveau système d’emprisonnement devait être appliqué aux maisons centrales et aux maisons des travaux forcés, aussi bien qu’aux prisons départementales.

Mais la question s’est élevée de savoir s’il convenait de l’appliquer indistinctement, et de la même manière à tous les détenus. L’article 23 du projet de loi porte que le travail est obligatoire pour tous les condamnés, à moins qu'ils n’en aient été dispensés par l' arrêt de condamnation.

Cet article est-il applicable eaux individus condamnés à la détention? La Chambre n’ignore pas qu’il existe dans le code pénal une peine spécialement destinée à réprimer la plupart des crimes contre la sûreté de l’Etat, c’est la détention. Dans l’emprisonnement connu sous le nom de détention, tel que le définit l’article 20 du code pénal, les détenus ne sont pas contraints au travail. Le projet de loi doit-il laisser subsister cet état de choses ?

Plusieurs membres ont pensé que les règles indiquées par l'article 23 du projet s’étendaient et devaient s’étendre aux condamnés à la détention comme à tous les autres ; qu’il était contraire à la raison et à l’intérêt social que la loi eût l’air de faire une classification à part des condamnés pour crimes contre la sûreté de l’État, et qu’elle exceptât du travail ceux qui en faisaient partie, tandis qu’elle y assujettirait tous les autres ; qu’en donnant au juge le droit de soustraire à l’obligation du travail, suivant les circonstances et exceptionnellement, ceux des condamnés pour lesquels il était naturel défaire une pareille exception, la loi avait suffisamment pourvu à toutes ces éventualités.

La majorité de votre Commission a été d’un avis contraire. Suivant un membre, il fallait s’applaudir de ce que la loi du 18 avril 1832, devenue en cette partie l’art. 20 du code pénal, avait soustrait au travail manuel la plupart des auteurs des crimes contre la sûreté de l’Etat. Elle n’avait fait ainsi que suivre l’exemple du plus grand nombre des législations pénales, qui, d’ordinaire, réservent à ces grands crimes des peines particulières et évitent avec soin de leur infliger un châtiment dégradant. Considérez les peines que les différents peuples ont destinées à réprimer les crimes contre la sûreté de l’Etat, et vous verrez que ces peines ont souvent été plus dures, quelquefois plus douces, mais presque toujours autres que celles appliquées aux auteurs des crimes ordinaires. Les autres membres ont été mus principalement par cette considération que le caractère essentiel de la peine de la détention, telle qu’elle apparaît dans le Code, est l’emprisonnement sans travail obligatoire ; qu’introduire le travail forcé dans la détention, c’était en quelque sorte faire disparaître cette peine qui, cependant, est souvent prononcée dans le Code ; que tout changement profond dans le code pénal était un danger qu’il ne fallait courir que quand il était nécessaire de le faire. Que c’était une chose très-grave que de modifier un grand nombre d’articles de ce code par occasion, et à propos de la loi des prisons.

M. le ministre de l’intérieur, entendu dans le sein de la Commission, a paru adhérer à cet avis.

En conséquence, nous avons l’ honneur de vous proposer d’ajouter à l’article 25 du projet, après ces mots : « Le travail est obligatoire pour tous les condamnés, à moins qu’ils n’en aient été dispensés par l’arrêt, » ceux-ci : « Ou qu’ils n’aient été condamnés en vertu de l’article 20 du code pénal. »

Elle vous propose également de retrancher, ainsi que l’avait fait la Commission de 1840, de l’art. 38 du projet, ces mots : « Sont abrogés les paragraphes 1 et 2 de l’article 20 du code. » Un membre a été plus loin. Il a soulevé la question de savoir si la dispense du travail obligatoire que le code pénal accorde dans la plupart des cas aux auteurs des crimes contre la sûreté de l’Etat, ne devait pas être étendue jusqu’aux auteurs des déhts politiques ? Si on soustrait les grands criminels au travail forcé, disait-il, pourquoi y astreindre les moindres ?

Si, en général, le principe du code pénal est de ne point contraindre au travail les auteurs des crimes contre la sûreté de l’Etat, pourquoi punir de cette manière les auteurs des délits qui ont le même caractère ?

On a répondu qu’il était impossible de tirer du code pénal une conclusion aussi rigoureuse ; que le code pénal n’avait point, connue on le prétendait, classé d’une manière absolue dans un rang spécial, par la nature de la peine, les auteurs des crimes contre la sûreté de l’État ; qu’en effet, il y avait quelques crimes qui, malgré qu’ils eussent plutôt le caractère de crime ordinaire que de crime politique, étaient cependant punis de la même manière que les crimes contre la sûreté de l’État ; qu’il arrivait quelquefois que des crimes contre la sûreté de l’État étaient punis comme des crimes ordinaires ; qu’ainsi l’enchaînement logique qu’on voulait former n’existait pas ; que le même motif qui venait de porter la majorité à ne point modifier l’article 20 du code pénal, devait à plus forte raison l’arrêter ici ; que c’était toujours une innovation très-considérable et très-dangereuse que de créer une classe particulière de condamnés, et d’établir pour eux une peine spéciale ; que, d’ailleurs, les limites de cette classe seraient toujours fort incertaines et par conséquent très-difficiles à poser dans la loi ; qu’enfin le projet du gouvernement, en permettant au tribunaux de dispenser du travail qui, auparavant, était toujours obligatoire, apportait déjà un adoucissement notable à la législation actuelle, adoucissement qui devait suffire à tous les besoins.

La majorité de votre Commission a partagé cet avis, et elle a décidé à huit contre un qu’on ne modifierait pas le code pénal dans le sens qui avait été proposé.

Plusieurs membres ont enfin ouvert l’avis que la loi dispensât du travail les auteurs d’écrits punis par les lois relatives à la presse.

Il s’agit ici, disaient-ils, d’un délit d’une espèce absolument particulière. Sa nature est tellement intellectuelle que, par lui-même, il indique que ceux qui l’ont commis ont des mœurs et des habitudes intellectuelles. Convient-il de soumettre ces condamnés aux travaux manuels et grossiers des maisons centrales ? L’opinion publique, l’usage même de l’administration disent le contraire. Pourquoi donc ne pas introduire dans la loi une exception qui est déjà dans les mœurs ? Pourquoi exposer le juge à faillir quand on peut lui tracer une règle ? La maxime tutélaire du droit criminel, c’est que le législateur ne doit abandonner à l’appréciation des tribunaux que ce qu’il lui est impossible de décider lui-même. Ici la règle est facile à indiquer et à suivre, car les auteurs d’écrits punis par les lois de la presse forment naturellement une catégorie à part dont les limites sont toujours reconnaissables.

On répliquait : qu’il y avait, au contraire, des différences très-grandes à établir parmi les individus condamnés en vertu des lois de la presse ; que dans le nombre, figuraient notamment les auteurs de ces livres anti-sociaux qui attaquent la morale publique et les mœurs, classe particulièrement et justement flétrie par l'opinion ; qu’il y avait sans doute beaucoup d’écrivains qu’il était convenable de ne point astreindre au travail ; mais qu’en laissant l’appréciation de ce fait au juge, on avait suffisamment répondu à ce besoin ; qu’d y aurait un très-grand inconvénient à faire plus ; qu’indiquer qu’il y avait une espèce de délit qui, par lui-même et indépendamment des circonstances, méritait à ses auteurs des égards particuliers, était dangereux ; que c’était accorder d’avance une sorte de privilège légal que ne reconnaissait pas le code et que la raison ne saurait admettre ; qu’enfin, c’était porter une atteinte profonde à nos lois pénales.

La Commission, messieurs, après avoir paru quelque temps partagée, a fini par décider, à la majorité de cinq contre quatre, qu’il ne serait apporté aucune modification à la législation existante en matière de délits de la presse.

La Commission, après avoir examiné quel.serait le nouveau système d’emprisonnement, dans quelles maisons il convenait de l’introduire, et à quels détenus on l’appliquerait, s’est demandé s’il ne devait pas réagir sur la durée des peines.

Plusieurs membres ont vivement contesté qu’il dût en être ainsi. Suivant eux, il y avait beaucoup d’exagération dans l’idée qu’on se faisait des rigueurs du régime cellulaire. En tous cas, les effets que ce régime devait produire étaient encore trop peu connus pour qu’il fût convenable, en diminuant la durée des peines, de porter une atteinte indirecte au code pénal. La majorité de la Commission n’a pas été de cet avis.

Elle a pensé que le mode d’emprisonnement et la durée de l’emprisonnement sont deux idées corrélatives qu’on ne saurait séparer. Il est évident que, pour atteindre le même résultat, un emprisonnement dont le régime est doux doit être plus long, et un emprisonnement dont le régime est dur, plus court. Modifier le régime sans toucher à la durée, c’est vouloir que la loi pénale soit cruelle ou impuissante.

Cette vérité générale paraîtra surtout applicable dans le cas présent, si l’on examine l’état actuel de notre législation, et si l’on songea la nature particulière du nouveau régime d’emprisonnement qu’il s’agit d’admettre.

Il est hors de doute que les rédacteurs du code pénal n’ont jamais prévu que chaque condamné dût être placé dans l’isolement.


continu. L’emprisonnement intdividuel, comme caractère général de la peine, n’était usité nulle part en 1810. Non-seulement les rédacteurs du code pénal n’ont pas songé à faire subir au criminel la peine de l’emprisonnement individuel, mais on peut dire qu’ils ont eu formellement l’intention contraire. Il existait, en effet, dans le code pénal de 1791, une peine plus dure que celle dont il s’agit en ce moment, mais dont l’isolement formait également la base. C’était la gêne. Le code pénal l’a fait disparaître.

L’article 614 du code d’instruction criminelle, antérieur au code pénal, porte que si le prisonnier use de menace, d’injures ou de violences, il pourra être resserré plus étroitement et enfermé seul.

Si l'emprisonnement individuel est entré dans l’esprit des rédacteurs du code, il a été considéré par eux comme le fait exceptionnel, sans qu’ils imaginassent qu’il dût jamais dégénérer en règle générale.

Le changement qui consiste à introduire dans nos prisons l’isolement des détenus les uns par rapport aux autres, n’est donc pas, il faut le reconnaître, une modification de détail, une de ces variations de régime que l’administration a le droit de faire subir aux condamnés, quand le pouvoir judiciaire les lui livre. Le changement dont il s’agit ici altère profondément la nature et le caractère de la peine d’emprisonnement ; il lui donne une face nouvelle ; non-seulement la peine est nouvelle, mais elle est, quoi qu’on en dise, beaucoup plus sévère que celle qu’elle remplace. Le sentiment public indique qu’il en est ainsi, l’expérience et l’observation des hommes spéciaux le prouvent, le sens pratique des gouvernements n’a pas tardé à le découvrir.

Si la peine nouvelle est plus sévère que celle qui l’a précédée, le projet de loi a raison de vouloir que sa durée soit plus courte. Mais ici se présente une question, on doit l’avouer, très- difficile à résoudre.

Un temps fort long doit nécessairement s’écouler entre l’adoption du système cellulaire et son application dans toutes les prisons du royaume : que fera-t-on pendant cette époque transitoire ? Comment changer, dès à présent, la loi pénale, puisque les anciennes prisons, en vue desquelles cette loi a été faite, existent encore ? Si on ne change pas la loi pénale, comment arriver à diminuer la durée des peines subies dans les prisons nouvelles ?

Plusieurs membres ont pensé que le seul moyen de sortir de la difficulté qu’on vient de signaler, était de s’en rapporter entièrement au zèle et à l’intelligence du pouvoir exécutif. Jusqu’à ce que toutes nos prisons fussent réformées, et tant que la loi pénale actuelle resterait en vigueur, l’administration devait veiller à ce que son application dans les nouvelles prisons ne donnât pas lieu à des rigueurs excessives ni à des inégalités choquantes. Elle y parviendrait aisément, soit en adoucissant temporairement le régime de ces prisons, soit en transportant au besoin les détenus, après un certain temps, dans d’autres établissements, soit enfin en abrégeant elle-même leur détention à l’aide du droit de grâce.

La majorité de la Commission a été d’un avis opposé.

Il lui a paru contraire à l’idée d’une justice régulière qu’on abandonnât à l’administration d’une manière générale et pour un temps considérable, le soin de régler les conséquences pénales des arrêts du tribunal ; de telle façon qu’il fut établi que, suivant son bon plaisir, la peine subie pour le même crime pût être longue ou courte, douce ou dure. Rien n’eût été plus propre, suivant elle, à jeter du trouble dans la conscience publique : le droit de grâce ne saurait, d’ailleurs, dans une société bien réglée, être employé comme moyen habituel d’administrer les prisons. La Commission de 1840 avait déjà repoussé à l’unanimité ce système, contre lequel, du reste, l’administration elle-même s’est prononcée.

Mais si on écarte en cette matière l’arbitraire, comment arriver à faire prononcer la loi ?

La Commission de 1840 avait cru pouvoir immédiatement procéder à une réforme du code, et elle avait ensuite restreint l’application de cette nouvelle loi pénale aux portions du territoire où les prisons cellulaires seraient d’abord établies.

Ce moyen a paru au gouvernement présenter des difficultés d’exécution très-graves, et il y a substitué celui qu’indique le projet de loi : moyen qui, du reste, avait déjà été proposé et presque adopté dans le sein de la Commission de 1840.

On se bornerait à déclarer que toutes les fois qu’un condamné serait renfermé dans une des nouvelles prisons cellulaires, la peine subie de cette manière serait nécessairement plus courte d’un cinquième que celle qui aurait été subie dans les prisons ordinaires. On conserverait ainsi à l’administration la liberté d’action qu’il peut paraître utile de lui reconnaître à l’époque transitoire, et l’on donnerait aux condamnés les garanties qu’il est nécessaire en tous temps de leur laisser.

C’est à ce système que la majorité de la Commission s’est arrêtée. Toutefois, cette résolution n’a pas été prise sans un vif débat.

Les honorables membres qui pensaient qu’il fallait s’en rapporter entièrement aux lumières et au zèle de l’administration pour faciliter la transition du régime actuel au nouveau régime, ces honorables membres ont représenté que la loi avait ici la prétention de faire ce qu’en réalité elle ne faisait pas : elle voulait poser une règle, et elle livrait tout au hasard.

Chaque article d’une loi pénale a besoin d’être examiné à part avant d’être révisé. La raison qui doit porter à diminuer la durée de telle peine, peut ne pas porter à diminuer la durée de telle autre. Ce qui peut se faire sans danger pour un long emprisonnement, pourrait rendre entièrement inefficace et presque dérisoire un emprisonnement court. Cependant la règle posée par le projet de loi est générale et absolue ; elle frappe en aveugle et du même coup tous les articles du code pénal.

Le but de la loi est d’établir une sorte d’égalité entre les peines subies dans les deux systèmes, afin que l’administration puisse, sans injustice et sans arbitraire, soumettre les détenus soit à l’un, soit à l’autre. Mais qui peut dire, dès à présent, que l’un des deux systèmes est, à tout prendre, plus dur que l’autre ? Et, en tous cas, qui peut affirmer que l’aggravation de peine qui résulte de l’application du plus sévère doit être représentée par le cinquième de la durée ? L’expérience seule peut donner des certitudes sur ce. point, et le projet ne veut pas l’attendre.

Enfin, il n’y a pas seulement dans le code des peines temporaires ; ou y rencontre aussi des peines perpétuelles. Comment, en vue du régime d’emprisonnement, diminuer d’un cinquième la durée d’une peine perpétuelle ? Les condamnés à perpétuité, que l’administration renfermera dans les maisons cellulaires, seront donc traités autrement et plus durement que ceux qui resteraient dans les prisons actuelles ? Ici, il faut bien le reconnaître, la loi est impuissante, il n’y a plus de remède que dans l’intelligence et le zèle de l’administration.

Ces raisons n’ont pas convaincu la majorité de votre Commission. Elle a pensé que, parce qu’il était impossible de faire disparaître entièrement un mal, ce n’était pas une raison pour renoncer au moyen qui s’offrait de le réduire.

Si le danger de l’inégalité des peines est grand quand il s’agit d’une classe de condamnés, on doit avouer qu’il est bien plus grand encore, quand on opère sur l’ensemble de ces mêmes condamnés. Si l’arbitraire renfermé dans de certaines limites fait peur, il semble qu’on le doive redouter bien plus encore quand il n’a pas de limites.

Sans doute, il y a certaines peines d’emprisonnement dont il pourrait être dangereux de diminuer du cinquième la durée. Mais en fait, où est le péril, puisque le gouvernement conserve le pouvoir de ne renfermer dans les maisons cellulaires que ceux qu’il désigne ?

Sans doute, il n’est pas pratiquement démontré, et il ne pourra jamais l’être, que quatre ans d’une prison cellulaire équivalent précisément à cinq ans des prisons actuelles. Mais parce qu’on ne peut atteindre cet équilibre rigoureux, s’ensuit il qu’il faut renoncer à s’en approcher ? Parce qu’on n’est pas sur de diminuer la peine dans la proportion exacte, faut-il courir la chance qu’elle ne soit point du tout diminuée ?

Quand on raisonne sur cette matière, il ne faut, d’ailleurs, jamais perdre de vue cette vérité, qu’ici il y a un mal auquel on ne saurait entièrement se soustraire.

Entre le moment où un nouveau système d’emprisonnement commence à être mis en vigueur dans un grand pays comme le nôtre, et celui où on peut l'appliquer d’une manière universelle à tout le monde à la fois, il se passe toujours un certain temps durant lequel, quoi qu’on fasse, on verra apparaître quelques inégalités dans les peines, et une part quelconque d’arbitraire dans la manière dont les peines sont subies. Le devoir du législateur est de rendre ces inégalités aussi rares et cette portion d’arbitraire aussi petite que possible. Mais se flatter qu’on réussisse complètement à les faire disparaître, c’est se croire plus fort que la nécessité même des choses.

En définitive, que veut-on ? changer un système d’emprisonnement qu’on juge dangereux à la société. Pour être efficace, il faut que le changement soit considérable ; si le changement est considérable, il constituera une peine différente de celle qui l’a précédée ; si les peines sont différentes, îl arrivera toujours que, pendant réponse transitoire durant laquelle elles seront concurremment appliquées, un certain nombre de détenus sera traité d’une autre manière que le reste. Si vous ne voulez pas subir cet inconvénient inévitable, et supporter ces embarras passagers, laissez les prisons dans l’état où elles se trouvent. C’est le seul moyen qui reste pour échapper à une difficulté de cette espèce.

Une dernière et importante question relative au nouveau régime d’emprisonnement a partagé la Commission.

Le projet de loi porte que, quelle que soit la durée de la peine prononcée, ou ne pourra subir plus de douze années consécutives dans la cellule ; après ces douze ans, le condamné sera employé à un travail commun en silence.

Cette disposition, que le projet de loi a empruntée au projet de la Commission de 1840, a été l’objet de plusieurs critiques très-vives dans les bureaux de la Chambre. Il a été aussi fort attaqué dans le sein de la Commission ; on a dit :

Quel est le principal but que se propose la loi ? Séparer les criminels les uns des autres ; empêcher qu’ils ne se corrompent mutuellement, et qu’ils ne forment en prison de nouveaux complots. Or, qu’arrive-t-il ici ? Après avoir poursuivi ce but pendant douze ans, on y renonce. On défait le bien si laborieusement produit. On rend le criminel à la société corruptrice de ses pareils, afin qu’après avoir repris les habitudes et les idées du vice, il les transporte de nouveau au dehors. Ou agit ainsi, non point à l’égard des coupables ordinaires, mais à l’égard des criminels les plus dangereux, ceux qui sont condamnés aux plus longues peines. Le gouvernement, en proposant une pareille infraction à sa propre règle, a été évidemment violenté par l’idée qu’il se faisait

de la rigueur du nouveau système. Il a craint qu’on ne pût, sans inhumanité, y soumettre indéfiniment les condamnés ; mais, suivant l'opinion des honorables membres, cette idée que le gouvernement se forme de l’emprisonnement cellulaire est fort exagérée. On l’a dit, l’emprisonnement cellulaire n’est pas la solitude : c’est l’obligation, on pourrait plutôt dire le privilège, de vivre à part d’une société de criminels. Cet emprisonnement n’est accompagné d’aucune souffrance physique ; il est distrait plutôt qu’aggravé par le travail. Il n’y a pas de détenus qui ne le préfèrent au système actuel, pour peu qu’il leur reste quelque trace d’honnêteté dans l’âme.

La majorité a répondu :

Cette appréciation du régime cellulaire est de nature à surprendre, car elle est nouvelle. Parmi les auteurs qui ont traité la matière, les uns ont repoussé le système cellulaire comme trop sévère ; les autres ont pensé que, malgré sa sévérité, on pouvait sans inhumanité l’appliquer  ; mais nul n’a mis en doute ses rigueurs. On peut en dire autant des hommes qui s’occupent pratiquement des prisons, et surtout de ceux qui ont eu l’occasion de visiter des pénitenciers cellulaires d’adultes. Il serait bien difficile, sinon impossible, d’en citer un seul qui n’ait exprimé cette opinion, que si l’emprisonnement individuel peut paraître, dans quelques cas très-rares, un adoucissement à certains condamnés, il est pour la presque totalité d’entre eux une peine beaucoup plus forte que l’emprisonnement ordinaire. Tous ont remarqué quelle impression salutaire, mais en même temps douloureuse, ce système laissait dans l’âme des hommes qui y étaient soumis ; quelle agitation profonde, et parfois quel trouble il jettait dans leur imagination ! Voilà ce que la théorie et la pratique avaient jusqu’ici appris. Non-seulement la peine est- sévère, mais sa sévérité s’accroît beaucoup plus par sa durée que cela ne se voit dans l’emprisonnement ordinaire.

Quand un homme a passé plusieurs années de sa vie en prison, les relations qu’il peut entretenir avec ceux de ses parents et de ses amis qui sont restés libres deviennent plus rares et finissent souvent par cesser entièrement. La société du dehors est un monde qu’il ne connaît plus et où il se figure aisément qu’on ne songe plus à lui. Ce changement se fait sentir dans toutes les prisons, quel qu’en soit le régime. Mais on le supporte sans peine dans les prisons où règne la vie commune, parce que le détenu remplace les liens qui se brisent hors de la prison, par des liens qu’il forme en dedans parmi ses compagnons de captivité. Cette aggravation qu’amène la durée de l’emprisonnement est au contraire sentie de la manière la plus vive dans l’emprisonnement individuel. Un homme qui a passé dix ou douze années détenu de cette manière, se croit de plus en plus abandonné de ses semblables, réduit à lui-même et mis à part du reste de l’espèce humaine. C’est ce qui a fait penser au gouvernement de la Pensylvanie qu’au delà d’un certain nombre d’années, ce mode d’emprisonnement devenait si sévère, qu’il plaçait l’esprit humain dans une situation si exceptionnelle et si violente, qu’il valait mieux condamner le criminel à mort que de l’y soumettre. Dans le nouveau code de cet État, la peine immédiatement supérieure à douze années d’emprisonnement est le gibet.

Nous avons lieu de croire que, frappé des mêmes considérations, le gouvernement prussien, sans abolir les peines perpétuelles, ainsi que l’a fait la Pensylvanie, a cru devoir cependant poser des limites assez étroites à la durée de l’emprisonnement cellulaire. Le gouvernement français peut-il, en cette matière, se montrer plus hardi que les américains, plus sévère que l’administration prussienne ? La majorité de la Commission l’approuve de ne pas l’avoir voulu.

Les inconvénients qu’on signale sont d’ailleurs beaucoup moins grands en fait qu’ils ne paraissent.

Il y a péril pour la société, dit-on, à remettre dans la vie commune des criminels qu’on a isolés pendant douze ans.

D’abord, le raisonnement ne s’applique point aux condamnés à perpétuité. Ceux-là ne doivent jamais revenir dans le monde ; et, au point de vue social, ce qui leur arrive en prison importe peu.

Reste les condamnés à temps, qui, après avoir passé plus de douze ans en cellule, devront être replacés durant un certain temps dans la vie commune avant d’être mis en liberté.

Il y en a 1,350 environ dans ce cas ; et, sur ces l,350, on en libère au plus, chaque année, 60. Encore la Commission a-t-elle des raisons de croire qu’il en rentrerait annuellement dans la société un bien moindre nombre, sans le fréquent exercice du droit de grâce. Voilà l’étendue réelle du mal.

On ne saurait admettre, d’ailleurs, que l’emprisonnement individuel soit inefficace, parce qu’il n’a pas duré jusqu’à la fin de la peine. Croit-on qu’un homme, séparé du monde pendant douze ans, dont l’âme a été durant ce temps soumise à ce travail intérieur et puissant qui se fait dans la solitude, apporte dans la vie commune le même esprit qu’il y aurait apporté douze ans plus tôt ? Il est bien improbable que, parmi le très-petit nombre de criminels avec lesquels il va se retrouver en contact, il rencontre quelques-uns de ses anciens amis de débauche ou de crime. Il est plus improbable encore qu’à sa sortie de la prison il se retrouve jamais avec quelques-uns de ceux qu’il y a vus. Le nombre des détenus qui, après avoir passé douze ans dans la solitude, seront réunis par un travail commun, ce nombre sera dans chaque prison très petit, et il est difficile à croire que plusieurs d’entre eux soient jamais mis en liberté en même temps.

Les dangers qu’on redoute sont donc bien plus imaginaires que réels ; cependant ils existent dans une certaine mesure. Il serait plus conforme à la logique de ne mêler dans aucun cas les deux systèmes. Mais la Commission a pensé avec le gouvernement, qu’après tout il valait encore mieux manquer à la logique que de s’exposer à manquer à l’humanité.

Le meilleur moyen d’éviter les embarras qui naissent de l’application du régime cellulaire aux individus condamnés à des peines perpétuelles ou à des peines temporaires de longue durée, ne serait-il pas de combiner le système pénitentiaire et le système de la déportation ? Un membre a ouvert cet avis. Après avoir tenu, pendant douze ans, le criminel dans sa cellule, a-t-il dit, on le rendrait à la vie commune, mais on le transporterait hors du territoire continental de la France. Le système de la déportation appliqué d’une manière générale a donné lieu à des reproches très-graves et très-mérités. L’expérience a fait voir que ce système n’est pas assez répressif et qu’il est excessivement onéreux. Mais quand la déportation est précédée d’un long et sévère emprisonnement, et qu’elle ne s’applique qu’à un très-petit nombre de grands criminels, presque tous les inconvénients qu’on lui trouve disparaissent ou deviennent peu sensibles, et elle conserve son principal avantage qui est de délivrer radicalement le pays d’ un dangereux élément

de désordre, et de placer le condamné dans une situation nouvelle qui lui permette de mettre à profit la leçon que l'emprisonnement lui a donnée.

La Commission, messieurs, n’a pas cru devoir discuter cette opinion, non qu’elle ne la crùt très-digne d’attention, mais elle a jugé qu’en se livrant à un pareil travail, elle sortirait du cercle naturel de ses pouvoirs. Le système de la déportation, lors même qu’on ne l’applique que par exception et à un petit nombre de condamnés, constitue encore une innovation trop considérable pour qu’on puisse le discuter accidentellement et l’admettre sans un long et spécial examen. Ce système ne peut manquer, en effet, de réagir sur l’économie du code pénal ; il soulève des questions de haute administration et de politique proprement dite. La Chambre n’est saisie de rien de semblable. La Commission n’a été chargée que d’examiner un projet relatif aux prisons, et c’est à l’étude de cette seule matière qu’elle doit borner son travail.

Ayant ainsi réglé tout ce qui concernait les prisons ordinaires, la Commission a dû s’occuper des maisons spéciales destinées aux jeunes délinquants. Le projet du gouvernement indique d’une manière générale que des maisons spéciales seront affectées aux enfants condamnés en vertu des articles 67 et 69 du code pénal, et aux enfants détenus, soit en vertu de l’article 66 du même code, soit par voie de correction paternelle.

La Commission a admis à l’unanimité le même principe. Une maison de jeunes détenus doit être soumise à un régime tout différent et conduite par d’autres principes qu’une prison d’adultes. Il faut dans l’homme qui la dirige des qualités particulières. Il est donc à désirer non-seulement qu’il y ait des quartiers séparés pour les jeunes détenus, mais encore des maisons spéciales. Cependant, la Commission approuve le gouvernement de n’avoir pas voulu faire de cette dernière prescription une règle absolue.

On comprend, en effet, que le nombre des enfants détenus, en vertu des différents articles dont on vient de parler, n’excédant pas en ce moment deux mille pour toute la France, le nombre des maisons qui leur sont destinées, doit être fort petit, et que ces maisons devront être fort éloignées les unes des autres.

Or, le jeune délinquant peut être condamné à une peine dont la durée soit courte. Dans ce cas, ce serait faire une dépense inutile que de l’envoyer à la maison centrale. Parmi les jeunes détenus, il y a des enfants qui ont été arrêtés sur la demande de leur père ; à chaque instant, la volonté du père peut faire cesser la détention. Il est évident que les enfants appartenant à cette catégorie ne sauraient être renfermés que sous les yeux de leur famille. La même considération peut s’appliquer aux jeunes condamnés dont les parents sont honnêtes. Dans ce cas, malheureusement assez rare, il y aurait de l’inconvénient à envoyer au loin ces jeunes délinquants.

L’article 21 du projet de loi relatif aux jeunes détenus a fait, naître une discussion assez longue dans le sein de la Commission. Aujourd’hui, l’administration ne peut mettre un jeune condamné en apprentissage, ou le réintégrer dans la prison, qu’avec le concours de l’autorité judiciaire.

L’article 21 l’affranchit de cette obligation ; est-ce à raison ou à tort ?

Plusieurs membres de la Commission pensaient qu’à l’autorité judiciaire seule devait, dans ce cas, comme dans tous les autres, appartenir le droit de veiller à ce que les peines portées à un arrêt fussent subies. Ils ajoutaient que, pour juger s’il convenait de mettre un jeune condamné dans la demi-liberté de l’apprentissage, il était nécessaire de savoir non-seulement quelle était sa conduite en prison, mais encore quels faits avaient amené sa condamnation, ce que le dossier judiciaire pouvait seul apprendre. Les autres membres, tout en reconnaissant qu’en général il fallait laisser à l’autorité judiciaire le droit de veiller à ce que les peines prononcées par les arrêts fussent subies, faisaient remarquer qu’il s’agissait ici d’un cas tout spécial. Le jeune détenu était moins un condamné aux yeux de la loi, qu’un enfant pauvre que l’Etat se chargeait de ramener au bien. L’emprisonnement était ici une affaire d’éducation plus que de punition et d’exemple. Tout le monde était d’accord de l’utilité réformatrice de la mise en apprentissage. N’était-il pas juste de remettre le droit d’y procéder au fonctionnaire qui seul était en état de savoir dans quelles dispositions se trouvait le jeune délinquant, quelle occasion se rencontrait de le ramener à l’honnêteté par la liberté jointe au travail, quelles personnes consentiraient à le recevoir en apprentissage, etc., etc. ? Toutes ces circonstances étaient ignorées des magistrats. Il pouvait sans doute arriver que les faits antérieurs à la condamnation fussent de nature à retarder ou à hâter la mise en apprentissage ; mais ces faits n’étaient point complètement inconnus de l’autorité administrative. D’ailleurs, il était possible de tout concilier en établissant que l’élargissement provisoire ne pourrait être accordé par l’administration qu’après avoir consulté l’autorité judiciaire. C’est à ce système que la Commission s’est arrêtée. Elle vous propose de déclarer que la mise en apprentissage et la réintégration auront lieu en vertu des ordres de l’administration, et sur l’avis de l’autorité judiciaire.

Le système de mise en apprentissage des détenus, pour être fécond, a besoin d’être mis en action par les sociétés de patronage.

Ces sociétés ont déjà produit de grands biens et promettent d’en produire de plus grands encore. La Commission pense que toutes les mesures que l’administration pourrait prendre dans le but de favoriser le développement de sociétés semblables seront d’un secours efficace à la réforme des criminels et serviront puissamment à la diminution des crimes.

Quant au régime à suivre dans les maisons spéciales créées par l’article 18, le projet du gouvernement n’en dit rien, et la Commission a cru devoir imiter ce silence. Voici quelles ont été ses raisons.

Les jeunes détenus qui sont renfermés dans les prisons forment une classe à part très-différente de toutes les autres. Les uns, et c’est le plus petit nombre, sont condamnés pour des crimes et des délits que leur âge rend excusables aux yeux de la raison aussi bien qu’aux yeux de la loi. Le but de l’emprisonnement auquel on les condamne, est bien moins de les punir que de les corriger, et de changer, pendant qu’il en est temps encore, les instincts d’un mauvais naturel ou les penchants qu’une mauvaise éducation a fait naître.

Les autres, et c’est le plus grand nombre, ont été déclarés non coupables par les tribunaux qui, n’osant pas les rendre à leur famille, les ont confiés, pendant un certain nombre d’années, aux soins de l’administration.

Le but principal de l'emprisonnement, pour ces deux catégories, est donc de réformer. C’est, ainsi qu’on l’a dit plus haut, une affaire d’éducation plutôt que de vindicte publique ; c’est une mesure de précaution plutôt qu’une peine ; et il faut considérer ici le gouvernement moins comme un gardien que comme un tuteur. Comme il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une peine, le législateur n’est point étroitement obligé d’en fixer lui-même les détails d’exécution, et d’en rendre l’application générale et uniforme. Cela n’est pas nécessaire, et pourrait aller contre le but qu’il est sage de se proposer principalement ici, la réforme. Les moyens de préparer un enfant à la vie civile, et d’en faire un citoyen laborieux et honnête, varient suivant les individus, suivant les lieux, les professions, les âges. Il peut être bon, dans certains cas, d’isoler les jeunes détenus pendant un temps plus ou moins long les uns des autres, ainsi que cela se pratique à la Roquette, avec un succès que les amis mêmes du système de l’emprisonnement individuel n’espéraient pas. Dans d’autres, il peut être utile de les réunir, et de les occuper des travaux industriels qui sont en usage dans les lieux qu’ils doivent habiter. Un autre système consiste à les employer aux travaux de l’agriculture. Il en est un dernier enfin suivant lequel on réunirait dans un même établissement un atelier industriel et les travaux d’une ferme. Presque tous ces systèmes ont été heureusement appliqués, soit en France, soit en Amérique, soit en Angleterre et en Allemagne. Tous peuvent concourir à l’œuvre de la moralisation des jeunes détenus ; et il est sage de laisser à l’administration le droit de faire entre eux un choix, ou de les employer simultanément.

Dans tout ce qui précède, la Commission a indiqué quels devaient être la nature et le régime des maisons consacrées aux différentes espèces de détenus ; la tâche qui lui reste à remplir est d’examiner à quelle autorité il convient de confier la direction de ces maisons, et de quelle manière on doit pourvoir aux dépenses de premier établissement et d’entretien qu’elles entraînent. Le projet du gouvernement centralise au ministère de l’intérieur l’administration des prisons ; la Commission a été d’avis qu’il en devait être ainsi.

Le régime de la prison fait partie, comme il a été dit précédemment, de la peine même de l’emprisonnement. Or, la morale publique et l’intérêt général exigent que des châtiments égaux soient appliqués à des délits semblables, et cette uniformité de la répression ne peut être obtenue qu’en confiant la direction de toutes les prisons à la puissance centrale.

Il ne s’agit pas d’ailleurs d’appliquer un système d’emprisonnement déjà établi, mais de mettre en pratique un nouveau système, entreprise vaste et compliquée qui ne .saurait être confiée qu’à un seul pouvoir.

La Commission a donc admis la centralisation administrative que le projet du gouvernement propose. Mais en même temps elle a voulu que le rapporteur fit remarquer à la Chambre que cette disposition n’a nullement pour objet de changer ou de diminuer, quant aux prisons, les attributions judiciaires telles qu’elles sont réglées. Il est donc bien entendu que l’autorité judiciaire conserve, comme par le passé, tous les droits qui lui permettent de veiller à ce que les décisions de la justice reçoivent leur plein et entier effet, et à ce que les condamnés ne restent en prison ni moins ni plus que ne le porte l’arrêt. M. le ministre de l’intérieur s’est, du reste, empressé de reconnaître devant la Commission que l’intention du gouvernement avait toujours été qu’il en fût ainsi. L’ordonnance du 9 avril 1819, modifiée en 1822, a créé des commissions de surveillance auprès des prisons départementales. Les membres en sont pris dans la localité ; mais tous, à une seule exception près, sont choisis par l’administration. Ces commissions, qui ne peuvent jamais administrer, sont chargées de surveiller tout ce qui a rapport à la salubrité, à l’instruction religieuse et à la réforme morale.

Votre Commission a été unanime pour reconnaître l’utilité de cette institution. Elle a jugé qu’il était nécessaire de l’étendre, et de soumettre à la surveillance de ces comités locaux nou-seulement les prisons départementales, mais toutes les prisons, et principalement celles qui doivent remplacer les maisons centrales et les bagnes. Telle paraît être, du reste, l’intention du gouvernement, ainsi qu’on en peut juger si on étudie attentivement l'économie du projet de loi, et si l’on fait attention au sens général qui s’attache à toutes les dispositions qu’il renferme. Toutefois, pour rendre cette idée encore plus claire et plus obligatoire, la Commission a cru devoir ajouter à l’article 2, qui parle des Commissions de surveillance, ces mots : Qui seront instituées dans chaque arrondissement.

Quant à la composition de ces comités locaux, l’article s’en rapporte, pour la déterminer, à une ordonnance royale portant règlement d’administration publique.

La Commission de 1840 avait jugé utile de faire régler les bases de cette composition par la loi elle-même.

Cette pensée a été reproduite dans le sein de votre Commission, et y a donné naissance à un très-long débat. On demandait que, indépendamment des membres dont la nomination est entièrement laissée au choix de l’administration, la loi désignât certains fonctionnaires qui dussent nécessairement faire partie de la Commission de surveillance, et que d’autres ne pussent être choisis par l’administration que dans certaines catégories. C’est ainsi qu’on proposait d’appeler comme membre de droit le premier président et le procureur général dans le chef-lieu de la cour royale ; le président du tribunal et le procureur du roi, dans les autres chefs-lieux d’arrondissements ; deux des membres du conseil général, et deux des membres du conseil d’arrondissement, choisis par le ministre tous les trois ans, leur eussent été nécessairement adjoints. A l’appui de cette proposition, on disait :

Le projet de loi enlève aux autorités locales la portion d’administration qu’elles possèdent aujourd’hui, pour centraliser toute la puissance executive dans les mains du ministre. Ce changement ne saurait produire que de bons effets, pourvu qu’en ôtant aux localités le pouvoir d’agir, qui, en cette matière, ne leur appartient pas, on leur permît d’exercer sur les prisons la surveillance réelle et efficace qu’il est à désirer qu’elles conservent. Or, la meilleure méthode qu’on puisse suivre pour atteindre ce but, c’est d’introduire dans toutes les commissions de surveillance des hommes considérables par les places qu’ils tiennent du gouvernement, ou par les positions qu’ils occupent en vertu du vote des électeurs. On disait encore :

Le système qu’il s’agit d’introduire dans nos prisons est nouveau. Il peut donner lieu, dans son exécution, à des abus qu’il est difficile de prévoir ; il rencontre dans le juge des préjugés enracinés , il excite dans beaucoup d’esprits des appréhensions assez vives. En même temps qu’on met on pratique un semblable régime, il est juste et il peut être utile de donner au public une garantie sérieuse de surveillance et de publicité. Il convient donc de placer, dans les

commissions chargées de cette surveillance, des hommes déjà revêtus, à d’autres titres, de la confiance du pays. On disait enfin :

Une vérité sur laquelle tous les hommes de théorie et de pratiqua sont d’accord, c’est que le système pénitentiaire ne peut produire les heureux effets qu’on est en droit d’en attendre, que si l’administration proprement dite parvient à faire naitre en dehors d’elle l’intérêt des populations, à s’assurer le concours libre d’un certain nombre de citoyens. Le meilleur moyen d’y parvenir n’est-il pas d’attirer et de retenir dans les commissions de surveillance les hommes les plus considérables de la localité ?

À ces raisons on répondait qu’en effet il était nécessaire d’appeler dans les commissions de surveillance les citoyens les plus éminents de chaque localité ; qu’à ce titre, ainsi que l’avait reconnu sans hésitation M. le ministre de l’intérieur, il était naturel que des membres du conseil-général et du conseil d’administration fissent partie de ces commissions ; que la seule question était de savoir si la loi elle-même les y appellerait, ou si on laisserait ce soin à l’ordonnance dont parle l’article 2. La composition des commissions pour la surveillance doit naturellement varier suivant les lieux, le nombre des prisons à visiter, leur importance : toutes circonstances que la loi peut difficilement prévoir, et dont l'appréciation doit être laissée à l’ordonnance.

Ces raisons ont déterminé la Commission, qui, après avoir paru hésiter, a enfin écarté l’amendement proposé à la majorité de cinq contre quatre.

Restait à examiner la partie financière de la loi. Aujourdhui, ce sont les départements qui construisent et entretiennent les prisons destinées aux prévenus, aux accusés et aux condamnés à un emprisonnement de moins d’un an. L’État est chargé des maisons centrales et des bagnes. Le projet de loi consacre ce classement des dépenses, et la Commission ne vous propose pas de le changer.

C’est donc l’État qui se chargera de pourvoir graduellement aux dépenses nouvelles que fera naître la destruction des bagnes et la réforme des maisons centrales.

Voici, d’après les documents qui ont été fournis à la Commission, à quelle somme s’élèverait cette dépense.

On a vu plus haut qu’en 1838, quatre architectes, qui avaient déjà fait des études spéciales relativement à la construction des prisons, ont parcouru, par l’ordie de M. le ministre de l’intérieur, les différentes maisons centrales de France. Ils ont trouvé que 17 seulement pouvaient être appropriées au nouveau régime, ce qui nécessiterait une dépense de 20,540,080 fr.

Mais ces prisons, ainsi appropriées, ne devant plus contenir que 9,559 détenus, 10,641 resteraient à pourvoir, pour lesquels il faudrait bâtir des maisons nouvelles. A ces 10,641 détenus des maisons centrales, il faut ajouter les 7,000 détenus des bagnes, — 17,641. Les mêmes architectes ont calculé que les prisons nouvelles coûteraient à bâtir 12,750 fr par détenu, ce qui donnera pour les 17,641, 48,682,750 fr.

Total 69,223,450 fr.

La Chambre remarquera que les architectes en question ont pris pour base de leur évaluation, quant aux prisons nouvelles, la somme de 2,750 fr par détenu.

Or, depuis 1858, trente prisons départementales, contenant

2,740 cellules, ont été bâties d’après le système de l’emprisonnement individuel, ou sont en cours avancé d’exécution. La moyenne de la dépense de ces prisons ne s’élève qu’à 2,900 fr. environ par cellule. Proportion gardée, cependant, il est beaucoup plus cher de bâtir une petite prison qu’une grande. Pour la plupart des maisons dont on vient de parler, la dépense est restée au-dessous de la somme de 2,750 fr. indiquée par les architectes ; c’est le département de la Seine et celui de Seine-et-Oise qui ont fait monter la moyenne jusqu’à 2,900 fr. par cellule.

Déjà, d’ailleurs, de grandes prisons cellulaires existent en Angleterre. On y a construit, notamment dans la banlieue de Londres, à Pentonville, un pénitencier pour 500 détenus. Cette prison passe généralement pour le modèle le plus parfait qu’on connaisse de ces sortes d’établissements. On y a pris les précautions les plus minutieuses pour que les détenus n’aient point à souffrir de l’habitation de la cellule et qu’ils n’y courent aucun danger, indépendamment des bâtiments qui constituent d’ordinaire une prison cellulaire, on y a bâti une chapelle qui peut contenir tous les détenus sans qu’ils se voient les uns les autres.

Le gouvernement anglais a fait dresser un devis de ce que doit coûter en Angleterre une prison cellulaire, en prenant pour base le plan de Pentonville et les dépenses qui y ont été faites. Ce devis a été envoyé, sur sa demande, au gouvernement français, et il a passé sous les yeux de la Commission. Il en résulte qu’une prison, en tout semblable à celle de Pentonville, doit coûter à Londres la somme de 71,655 livres sterling, et dans les comtés, à Manchester, par exemple, 35,227 livres sterling : ce qui donne une dépense de 3,500 fr. à peu près par détenu dans le premier cas, et environ 2,700 fr. dans le second.

Il est évident que si, malgré la grande élévation de la main d’œuvre, une prison semblable à Pentonville ne coûte pas plus de 2,700 fr. par cellule dans les comtés d’Angleterre, une pareille prison doit coûter moins cher dans nos départements. On peut donc compter que si le chiffre du devis est atteint, il ne sera pas, du moins, dépassé.

Tel qu’il est, il constitue assurément une forte charge ; mais la Chambre n’oubliera pas qu’il ne s’agit pas de dépenser sur-le-champ la somme demandée, mais seulement d’indiquer au gouvernement de quelle manière doit être désormais dépensé l’argent que l’État consacre aux prisons. Elle se souviendra surtout que ce dont il est ici question, c’est de la moralité du pays et de la sécurité des citoyens.

Les départements auront à supporter une charge analogue quant aux maisons où sont renfermés les accusés, les prévenus et les condamnés à moins d’un an.

En 1840, on estimait que le nombre de cellules nécessaires pour remplir cet objet s’élevait à 20,985. Sur ces 20,985, 10,260 peuvent être obtenus par des travaux d’appropriation estimés à 10,818,070 fr.

Et 10,725 nécessiteront des constructions nouvelles évaluées à 27,708,515 fr.

Total 38,526,585 fr.

Sur ces 38 millions, il y en a 7 qui doivent être dépensés et qui le sont déjà en partie par le seul département de la Seine.

Pour engager les départements à faire de prompts et d’utiles efforts, le projet de loi indique qu’une somme annuellement fixée par les Chambres sera accordée à titre de subvention à ceux d’entre eux qui feront des dépenses de construction ou d’appropriation, afin de hâter l’accomplissement de la réforme. L’expérience a déjà montré, en d’autres matières, l’utilité de ce système, et la Commission lui a donné son entier assentiment.

Elle en espère d’autant plus le succès, que c’est dans les départements, il faut le reconnaître, que la réforme pénitentiaire a été entreprise d’abord. L’administration centrale ne s’est prononcée que plus tard. Aujourd’hui, cette même réforme se poursuit dans les départements avec activité. Depuis très-peu d’années, diverses localités ont demandé ou obtenu l’autorisation de bâtir des prisons cellulaires ; la plupart de ces prisons sont en voie d’exécution, plusieurs sont terminées. Le département de la Seine se prépare à pourvoir de cellules 1,200 détenus ; le devis s’élève à 3,500,000 fr.

Si les départements ont ainsi pris l’initiative à un moment où le gouvernement n’avait pas encore fait un choix et où l’État ne pouvait leur venir en aide, il est à croire qu’ils procéderont rapidement aux changements nécessaires, dès que le projet dont nous avons l’honneur d’entretenir la Chambre aura été converti en loi.

Tel est, messieurs, l’ensemble des considérations que la Conmission a dû vous présenter. Elle aurait voulu resserrer son rapport dans des limites plus étroites ; mais la difficulté aussi bien que l’importance du sujet qu’elle avait à traiter, ne le lui ont pas permis, et justifieront sans doute à vos yeux l’étendue un peu inusitée de son œuvre.

Le projet de loi avait été présenté par M. de Rémusat, ministre de l’intérieur. La commission était composée de MM. Amilhau, de Beaumont (Gustave), Chegaray, Ressigeac, de Chasseloup-Laubat (Prosper), de Tocqueville, Lanjuinais, Duvergier de Hauranne, Carnot. Nous laissons au rapport de M. de Tocqueville sa première date du 20 juin 1840, quoiqu’on le trouve aussi dans le Moniteur à d’autres dates. En 1840, 1841 et 1842, les chambres n’eurent pas le temps de discuter la loi des prisons : c’est seulement en 1845 que celle discussion eut lieu, le rapport fut donc réimprimé d’année en année ; ce qui, du reste, fut pour Tocqueville l’occasion de revoir son travail et d’y faire quelques corrections que nous avons constatées avec grand soin ; et c’est aussi ce qui explique comment dans ce rapport, daté de 1840, se trouvent mentionnés des faits qui se rapportent aux années 1841 et 1842. Le texte le plus complet est celui du 5 juillet 1843. — V. Moniteur de cette date. Une circulaire de l’an IX, citée dans un rapport fait au roi par M. le ministre de l’intérieur, semble indiquer qu’à cette époque la nourriture des détenus n’était pas encore considérée comme une charge obligatoire de l’État ; car cette circonstance recommande de ne procurer le pain de la soupe aux détenus qu’en cas d’indigence absolue. Il est juste, toutefois, de faire remarquer que le nombre des récidives a crû beaucoup moins vite durant les trois dernières années de la période, que pendant les années antérieures.

En 1836, l’administration fit une enquête auprès des directeurs des maisons centrales. Les réponses de ces fonctionnaires ont été communiquées à la Commission. Nous croyons devoir en mettre quelques-unes sous les yeux de la Chambre. La question était ; Quel effet produit d’abord sur les condamnés en récidive leur réintégration dans l’établissement ?

L’un des directeurs répond : Les mauvais sujets sont honteux, mais c’est de n’avoir pu échapper à la justice.

Un second : La rentrée dans la prison cause, en général, aux récidivistes, un effet de satisfaction qu’on ne prend guère la peine de dissimuler qu’en présence du directeur et de l’inspecteur.

Un troisième : C’est avec la plus grande indifférence qu’ils se voient réintégrés dans la prison. Point de larmes, point de tristesse. Ils semblent rentrer chez eux après une absence.

Un quatrième : Les récidivistes rentrent au sein de la prison avec la gaité et le contentement de parents qui, après une longue absence, rentreraient dans leur famille.

Un cinquième : Les récidivistes saluent leurs camarades comme s’ils venaient de faire un voyage. Ceux-ci paraissent tout satisfaits de les revoir : c’est ce qu’ils appellent de bons prisonniers.

Un sixième : Parmi les récidivistes, il y en a dix-sept au moins qui ont déclaré n’avoir pris aucun soin pour éviter les nouvelles poursuites de la justice, désireux qu’ils étaient de revenir passer un an ou deux dans la maison centrale pour y remettre leur santé délabrée par la débauche.

Il est vrai qu’à partir de 1841, l’administration a introduit le matin et le soir le travail à la lumière dans les ateliers, ce qui a permis d’utiliser pendant l’hiver des heures qui restaient improductives. C’est là une sage réforme, aussi favorable à la moralité des détenus, qui achevaient de se pervertir durant de longues nuits de douze à treize heures, qu’à la prospérité financière de la prison. À ce point que l’un des directeurs d’une des plus grandes maison centrales déclare qu’il a dû s’opposer à plusieurs envois de cette espèce, qui, dans sa conclusion, étaient fait dans une intention coupable. Beaulieu, Clairvaux, Fontevrault, Limoges et Loos.

La Commission a cru devoir se faire une loi ne prendre pour base de son examen que ceux d’entre les systèmes d’emprisonnement dont l’expérience avait déjà pu manifester les inconvénients et les avantages. On parle ici des prisons dirigées d’après le système d’Auburn. Le fouet n’a jamais été introduit dans aucune des prisons américaines où l’emprisonnement cellulaire est en vigueur. Le fouet n’est cependant pas entièrement proscrit des prisons d’Angleterre comme des nôtres. Mais il est extrêmement rare qu’on ait recours à cette ressource extrême. Sur les 18,074 détenus qui, en 1814, ont été punis dans la prison de Coldbathfield, dix seulement ont subi la peine du fouet. Six report of the inspectors of prison for the home district. p. 251. Seventh report of the inspectors, p. 164. Il y a une prison dans laquelle l’inspecteur déclare qu’il a trouvé le cinquième de la population valide on punition. La tentation de parler est si puissante chez quelques condamnés, dit un directeur de maison centrale dans son rapport, que ni sermons, ni punitions, quelle qu’en soit la rigueur, ne peuvent rien sur eux. Il en est qui, après leur vingt-cinquième punition dans l'année pour ce motif, ne sont pas plutôt de retour à l'atelier, qu’ils me sont de nouveau signalés pour leurs bavardages. Les moins vicieux me demandent alors comme une faveur de les placer dans une cellule pour les soustraire à l’irrésistible penchant qui les entraîne à causer dès qu’ils en trouvent l’occasion ; et tous les jours ces scènes se renouvellent. Septième rapport (1842), p. 175. Cinquième rapport (1840), p. 235. Voici la manière dont ce chiffre a été établi, d’après le rapport des quatre architectes chargés par M. le ministre de l'intérieur, en 1857, de visiter les maisons centrales, et d’étudier les questions relatives à la construction des pénitenciers d’après le système d’Auburn.
Appropriation de dix-huit maisons centrales pouvant contenir, dans leur état actuel, 18,000 détenus : 13,351,221 fr.
(Elles en ont réellement contenu moyennement, durant l’année 1842, 18,616.)
Ainsi appropriées, ces maisons ne pourront plus contenir que 14,179 détenus. Reste 3,821 détenus, pour lesquels il faut bâtir des prisons nouvelles. Ces prisons, dans le système d’Auburn, devant revenir, suivant l’estimation des mêmes architectes, à 1,550 fr. par cellule, coûteraient 5,158,350 fr.
Plus, pour les 2,000 condamnés à plus d’un an, qui restent, faute de place, dans les prisons départementales : 2,700,000 fr.
Plus, pour les 7,000 forçats renfermés dans les bagnes : 9,450,000 fr.
Total : 30,659,571 fr.
Une circonstance qui n’est pas sans importance, c’est que l’un de ces commissaires était médecin, membre correspondant de l’Académie royale de médecine de Paris, et très-propre, par conséquent, à juger l’influence fâcheuse que le système d’emprisonnement individuel pouvait exercer sur la santé des détenus. A la Roquette, prison située à Paris, où rien n’a été disposé pour la vie cellulaire, où par cette raison l’éclairage, le chauffage, la surveillance coûtent plus cher qu’ils ne coûteraient ailleurs, le changement de système n’a amené qu’une augmentation de 7 centimes par journée de détenu. Cette prison n’a été habitée qu’à partir du 30 septembre 1857. La principale de ces circonstances est celle-ci. la prison d'Auburn contient comparativement peu de nègres relativement à celle de Philedelphie, où les nègres forment près de la moitié de la population, —40 sur 100. Or, il est reconnu en Amérique que la mortalité parmi les nègres est beaucoup plus grande que la mortalité parmi les blancs, et ce qui le prouve, c’est que bien que les nègres du pénitencier de Philadelphie ne figurent au nombre total des détenus que dans la proportion de 40 sur 100, les décès appartenant à cette classe sont au nombre total des décès dans la proportion de 73 à 100. Un fait analogue se produit dans la société libre. En 1800, la mortalité parmi la race blanche de la ville et du comté de Philadelphie n’a été de 1 blanc sur 50 blancs, et de 1 nègre sur 25 nègres. On comprend dès lors qu’il est impossible de comparer, quant à la mortalité, une prison qui contient beaucoup de nègres à une prison qui n'en contient que peu. Cette assertion ne paraîtra pas extraordinaire, si l'on songe que la Pensylvanie ne possède point d’hôpital d’aliénés où les indigents ou bien les gens sans famille puissent être envoyés. C’est ainsi que dans la prison de Connecticut, qui est régie d’après le système d’Auburn, il se trouvait, en 1858, huit détenus en état de démence sur cent quatre-vingt-onze détenus que contenait la prison. L’État de Connecticut, comme celui de la Pensylvanie, n’a point d’hôpital d’aliénés. - Nous disons peut. Il est naturel, en effet, de concevoir un doute dont il est de notre devoir de faire part à la Chambre. En 1838, un ou deux détenus, présumés fous, obtiennent pour cette raison leur grâce. A partir de ce moment, les cas de folie se multiplient ; mais, contrairement à la marche habituelle des maladies mentales, quelques jours suffisent d’ordinaire pour guérir le malade. N’est-il pas permis de croire que quelques-unes de ces affections, si facilement surmontées, et qui apparaissent au milieu d’une prison où la santé générale des détenus est remaquablement bonne, ont été simulées, soit dans l’espérance d’échapper momentanément à la rigueur du régime commun, soit dans l’espoir de la grâce ?

’Voici les principaux passages de cette lettre : « Paris le 22 août 1858. « Toutes les personnes qui se sont occupées d’examiner à fond le régime des arsenaux maritimes, ont été frappées des inconvénients graves qui sont attachés à l’emploi des forçats dans ces établissements, et des dangers de leur présence au milieu d’une grande masse d’ouvriers libres parmi lesquels ils circulent sans cesse, et dont ils partagent les travaux. n y a, en effet, un scandale de tous les instants : et, indépendamment des inconvénients déplorables qui en résultent pour la morale, c’est la source d’un grand nombre de vols qui occasionnent à la marine des pertes annuelles fort considérables sur la masse de ses approvisionnements. « Ma conviction est entière à cet égard : elle se fonde sur l’expérience que j’ai acquise comme préfet maritime, de ce qui se passe dans nos ports ; et je partage complètement les opinions émises sur ce sujet par M. le baron Tupinier dans son rapport sur le matériel de la marine. « Ainsi, je crois fermement qu’il y a danger pour la sûreté des arsenaux maritimes et pour la conservation de ce qu’ils renferment, à employer des forçats dans ces établissements.
« Je suis également convaincu qu’il y aurait pour la marine un très-grand avantage, sous le rapport financier, à n’avoir plus l’obligation d’entretenir les bagnes.
« Ainsi que le fait remarquer M. Tupinier, il y a beaucoup de travaux dont il eût été possible de se passer, et qu’on n’aurait pas même songé è entreprendre sans la facilité d’y employer des forçats auxquels on n’avait à payer que des salaires insignifiants, et dont la dépense véritable devait demeurer inaperçue tant qu’on ne réglerait pas les comptes de l’année.
« Il est à remarquer, d’ailleurs, que si, pour ramener le régime des bagnes à ce qu’il aurait dû toujours être dans l’intérêt de la morale publique et suivant le vœu de la loi, on s’arrangeait de manière à ce que les condamnés fussent constamment séparés des ouvriers libres, sans communication avec le dehors, et occupés seulement à des travaux de force au lieu d’être employés à des ouvrages d’art, la marine éprouverait encore un plus grand mécompte dans l’appréciation de leur travail.
« Il est évident aussi qu’on suppléerait facilement et économiquement par des machines à une partie des travaux que font les forçats.
« Par toutes ces considérations, je demeure persuadé que M. le baron Tupinier n’a pas exagéré en portant à 900, 000 fr. la perte réelle que fait la marine sur son budget, par l’obligation où elle est d’employer dans les arsenaux les criminels condamnés aux travaux forcés.’
«  La misère dont se plaignent les masses d’ouvriers sans travail qui peuplent les villes maritimes et les campagnes d’alentour, suffirait à prouver qu’il sera toujours facile de se procurer le nombre de journaliers nécessaires pour l’exécution des travaux auxquels les forçats sont maintenant appliqués, d’autant plus que ceux-ci travaillent avec tant de nonchalance, que six d’entre eux font à peine autant de besogne que deux hommes libres.
« L’expérience de ce qui s’est passé lors de la suppression des bagnes de Cherbourg et de Lorient, vient à l’appui de cette assertion, et je ne doute pas qu’il n’en soit absolument de même dans les autres ports.
« Je n’hésite donc point à me ranger à l’opinion de ceux qui pensent que la marine n’a aucun intérêt à rester chargée de la garde des forçats. Je crois qu’il y aurait pour elle comme pour la morale publique un très- grand avantage à ce que les criminels condamnés aux travaux forces fussent détenus dans l’intérieur du royaume, et renfermés dans des prisons où ils seraient appliqués à des ouvrages qui n’exigeraient aucun contact avec des ouvriers libres.

«Signé ROSAMEL»

C’est ainsi qu’en 1841, sur 126 assassinats, meurtres, empoisonnements imputables aux récidivistes, 55 seulement ont été commis par les hommes qui sortaient des bagnes et des maisons centrales, tandis que 71 ont eu pour auteurs des individus qui sortaient des prisons départementales. Voici ce qu’on lit dans une circulaire adressée par M. le ministre de l'intérieur aux préfets, le 8 juin 1842 : « Vous pouvez savoir que des condamnés ont commis de nouveaux crimes dans les maisons centrales, uniquement pour se soustraire à leur régime et aller au bagne. Dans ce cas.... (Suit l’instruction sur ce qu’il y a à faire dans ce cas.) » Tout condamné à la peine de la gêne, portait l'art. 14 du titre premier du Code pénal, sera renfermé seul, dans un lieu éclairé, sans fers ni liens ; il ne pourra avoir, pendant la durée de la peine, aucune communication avec les autres condamnés ou avec les personnes du dehors. On voit que cet article ne parlait point du travail, et n’admettait aucune communication au dehors. Quand les Anglais ont établi la grande prison cellulaire de Pentonville, ils n’en ont pas abandonné la direction au gouvernement seul ; celui-ci est assisté par une commission nommée par lui, mais dans laquelle figuraient, en 1842, les hommes les plus éminents du pays, le duc de Richemond, lord John Russel, le président de la Chambre des communes. Cette commission fait chaque année un rapport sur l'état de la prison, et ce rapport est mis sous les yeux du Parlement. Dans les comtés, les juges de paix prennent une part considérable à l'administration des prisons, et une grande publicité est donnée à tout ce qui s’y passe. On a vu, de plus, que chaque année le gouvernement anglais faisait imprimer et distribuer aux Chambres les volumineux rapports qui lui sont adressés par les inspecteurs généraux des prisons. Cette grande publicité, qui est utile dans tous les systèmes, est plus nécessaire dans le régime cellulaire que partout ailleurs. On doit ajouter que M. le préfet de police, qui dirige avec tant de zèle la prison de la Roquette, a institué près de cette maison une commission de surveillance, composée d’hommes très-considérables, et que dans tous ses rapports il reconnaît la grande utilité de cette institution. 17 sur 19. La vingtième maison centrale a été occupée depuis 1838. Le projet de loi sur les prisons, dont Tocqueville fit le rapport, donna lieu, dans la Chambre des députés, à une longue et solennelle discussion, à laquelle prirent part un grand nombre d’orateurs éminents, entre autres MM. Odilon Barrot, Duchâtel, ministre de l’intérieur, Lamartine, de Peyramont, de Malleville, Carnot, etc., etc. (V. le Moniteur d’avril et mai 1845.) Tocqueville fut, comme rapporteur, appelé naturellement à prendre plusieurs fois la parole ; et il prononça à cette occasion deux discours remarquables, l’un à la date du 26 avril 1815, pour résumer le débat ; l’autre, le 10 mai suivant, en réponse à M. de Malleville. Nous ne donnons pas ici ces discours, parce que, malgré le talent de l’orateur et l’intérêt du débat, les opinions et les idées qui y sont exprimées sont les mêmes que celles qui se trouvent déjà dans le texte du rapport, avec lequel la reproduction de ces discours semblerait faire double emploi.

Rapport du 28 mai 1847, au nom de la commission de la Chambre sur les affaires d’Afrique 

Objet et plan de ce rapport 

Première partie. — Domination et gouvernement des indigènes 

Distribution de la population indigène sur le sol. — Aspect général qu’elle présente au point de vue de notre domination. — Kabylie indépendante 

Division du Tell en deux régions distinctes 

Maintien de l’effectif de 94, 000 hommes 

Pourquoi notre occupation ne doit plus s’étendre 

Comment nous sommes arrivés à connaître les meilleurs moyens à prendre pour dominer le pays 

Quels moyens il faut prendre pour diminuer graduellement l’effectif 

Organisation du gouvernement indigène 

Quel doit être l’esprit général de notre gouvernement à l’égard des indigènes 

Deux excès à éviter 

Instruction publique chez les indigènes 

Comment nous devons procéder à l’égard des Turcs 

Les transactions immobilières entre Arabe et Européen ne doivent pas être entièrement libres 

Quels effets on peut espérer de produire sur les indigènes, par un bon gouvernement 

L’esclavage en Afrique 

Seconde partie. — Administration civile. — Gouvernement des Européens 

Division administrative du territoire 

Personnel administratif 

Centralisation des affaires à Paris et à Alger 

Conseils administratifs 

Organisation des services dans les provinces 

Maux qui découlent de l’organisation administrative actuelle 

Conséquences financières 

Conséquences administratives 

Absence d’unité dans la direction des affaires 

Impuissance et lenteur de l’administration 

Quels sont les changements à faire 

Rendre la législation de l’Algérie plus claire et plus stable 

Liberté individuelle 

Garanties de la propriété 

Centralisation des affaires à Alger 

Organisation municipale 

Intervention des citoyens dans l’administration locale 

Règlement de la presse 

État des étrangers 

Quelle est pour notre entreprise la première condition de succès 

Incident relatif à l’expédition de Kabylie 

Examen détaillé des crédits 

Rapport du 2 juin 1847, de la même commission de la Chambre des députés, sur le projet d’établissement en Afrique de camps agricoles 

L’Algérie doit être colonisée 

Raisons qui facilitent l’introduction d’une population européenne 

Quels sont les effets du climat sur les Européens 

État actuel de la colonisation 

Province d’Alger 

Système suivant lequel ces villages ont été bâtis 

Population des villages 

Situation économique des villages 

Colonisation dans les provinces de Constantine et d’Oran 

Analyse du projet de loi 

On ne peut comparer ce que veut le projet de loi avec aucune entreprise tentée ailleurs 

Objections diverses faites au projet de loi 

La mesure proposée doit être jugée par des considérations économique plus que par des considérations militaires 

Les camps agricoles auraient beaucoup d’analogie avec les villages créés 

L’essai des camps agricoles a déjà été fait 

Rejet du projet de loi 

Mesure proposée à sa place 

Raison pour et contre l’amendement 

Coup d’oeil jeté sur les plans de colonisation proposés dans les provinces de Constantine et d’Oran 

Quelles sont, pour la colonisation, les conditions naturelles de succès ? 

Conditions économiques 

Pourquoi en Afrique la production est difficile et chère 

Pourquoi on y manque de débouchés pour les produits 

Projet de loi 

Texte sur une seule page

RAPPORT

FAIT A LA CHAMBRE DES DÉPUTES, AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI RELATIF AUX CRÉDITS EXTRAORDINAIRES DEMANDÉS POUR L’ALGÉRIE (24 MAI 1847).

Contrairement à ses usages, la Chambre a composé, cette année, la Commission des crédits extraordinaires d’Afrique de dix-huit membres au lieu de neuf. En prenant une mesure aussi exceptionnelle, elle a, sans doute, voulu manifester une pensée dont votre Commission a dû recherche avec empressement le vrai sens. Jamais notre domination en Afrique n’a semblé menacée de moins de dangers qu’en ce moment. La soumission dans la plus grande partie du pays, succédant à une guerre habilement et glorieusement conduite ; des relations amicales ou paisibles avec les princes musulmans nos voisins ; Abd-el-Kader réduit à se livrer à des actes de barbarie, qui attestent de son impuissance plus encore que de sa cruauté ; la Kabylie disposée à reconnaître notre empire ; l’instigateur de la dernière insurrection réduit à se remettre entre nos mains et venant faire appel à notre générosité après avoir vainement essayé de résister à notre force, tel est le spectacle qu’offrent aujourd’hui nos affaires. Ce n’est donc pas dans la vue de conjurer des périls, que la Chambre a voulu provoquer, cette année, un examen plus solennel de la question d’Afrique. On peut dire, au contraire, que c’est le succès de nos armes et la paix qui en a clé la suite, qui créent aujourd’hui à ses yeux un état nouveau et appellent des résolutions nouvelles.

La longue guerre qui a promené nos drapeaux dans toutes les parties de l’ancienne Régence, et nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des rapports nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. Les progrès que nous avons fait ; ils en ce sens sont de nature à surprendre. Aujourd’hui, on peut le dire, la société indigène n’a plus pour nous de voile. L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patiente et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. Non-seulement nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements, mais nous sommes descendus jusqu’aux détails des faits secondaires. Nous avons donné et reconnu les divers éléments dont la population indigène, se compose ; l’histoire des différentes tribus nous est presque aussi bien comme qu’à elles-mêmes ; nous possédons la biographie exacte de toutes les familles puissantes ; nous savons, enfin, où sont toutes les véritables influences. Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux et ce qu’il est sage d’en craindre.

À mesure que nous connaissons mieux le pays et les indigènes, L’utilité et même la nécessité d’établir une population européenne sur le sol de l’Afrique, nous apparaissent plus évidentes.

Déjà, d’ailleurs, nous n’avons plus, en cette nature, de choix à faire ni de résolution à prendre. La population européenne est venue. La société civilisée et chrétienne est fondée. Il ne s’agit plus que de savoir sous quelles lois elle doit vivre, et ce qu’il faut faire pour hâter son développement.

Le moment est également venu d’étudier de plus près, et plus en détail qu’on n’a pu le faire jusqu’à présent, ce grand côté de la question d’Afrique. Tout nous y convie : l’expérience déjà acquise des vices de l’élat de choses actuel, la connaissance plus grande que nous avons du pays et de ses hcsoins, la paix qui permet de se livrer, sans préoccupation, à une telle étude, et qui la rend facile et fructueuse.

Notre domination sur les indigènes, ses limites, ses moyens, ses principes ;

L’administration des Européens, ses formes, ses règles ; La colonisation, son emplacement, ses conditions, ses procédés. Tels sont donc les trois grands problèmes que soulèvent les deux projets de lois qui vous sont soumis, et dont la Chambre veut qu’on cherche en ce moment la solution devant elle. Nous allons traiter dans le présent rapport toutes les questions qui se rattachent directement à la domination du pays conquis et à l’administration des Européens qui l’habitent. Nous examinerons toutes les questions de colonisation dans le le rapport sur la loi des camps agricoles.

Sur les travaux de Toqueville relatifs à l’Algérie, voir la préface mise en tête du tome 1°, pages 40 et suivantes.

PREMIERE PARTIE

DOMINATION ET GOUVERNEMENT DES INDIGÈNES.

La domination que nous exerçons dans le territoire de l’ancienne régence d’Alger est-elle utile à la France ? Plusieurs membres de votre Commission ont vivement soutenu la négative.

La majorité, messieurs, tout en respectant, comme elles méritent de l’être, les convictions anciennes et très-sincères qui faisaient parler les honorables membres, et en constatant leur opinion, n’a pas cru qu’il fût nécessaire d’agiter de nouveau devant vous des questions si souvent débattues et depuis longtemps tranchées. Nous admettrons donc, comme une vérité démontrée, que notre domination en Afrique doit être fermement maintenue. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’est aujourd’hui cette domination, quelles sont ses limites véritables, et ce qu’il s’agit de faire pour l’affermir.

Au point de vue de notre domination, la population indigène de l’Algérie doit être divisée en trois groupes principaux. Le premier réside dans la vaste contrée,’généralement connue sous le nom de Petit-Désert, et qui s’étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu’au commencement du Sahara. La Chambre sait que les habitants de ce pays sont tout à la fois plus errants et plus sédentaires que la plupart des autres indigènes de l’Algérie. Le plus grand nombre parcourt chaque aimée des espaces immenses sans reconnaître, pour ainsi dire, de territoire. Les autres, au contraire, vivent dans des oasis où la propriété est individuelle, délimitée, cultivée et bâtie. Nos troupes n’ont point visité tout le Petit-Désert. Elles n’en occupent aucun point. Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très-loin. Elle nous obéit sans nous connaître. A vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette.

A l’opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent nous n’avions jamais parcouru leur territoire. Mais, entourés aujourd’hui de toutes parts par nos établissements, gênés dans leurs industries, bloqués dans d’étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir. Le reste des habitants de l’Algérie, Arabes et Berbers, répandus dans les plaines ou sur les montagnes du Tell, depuis les frontières de Maroc jusqu’à celles de Tunis, forment le troisième groupe de population dont il reste à parler.

C’est dans cette partie du pays que se trouvent les villes, qu’habitent les plus grandes tribus, que se voient les plus grandes existences individuelles, que se rencontrent les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les plus habitables. Là ont eu lieu les principales expéditions militaires, et se sont livrés les grands combats. C’est là, enfin, que nous avons nos grands établissements, et que notre domination n’est pas seulement reconnue, mais assise. La paix la plus profonde règne aujourd’hui sur ce vaste territoire ; nos troupes le parcourent en tous sens sans trouver la moindre résistance. L’Européen isolé peut même en traverser la plus grande partie sans redouter de péril.

La soumission y existe partout ; mais elle n’y a pas partout le même caractère.

A l’est, notre domination est moins complète ’peut-être qu’à l’ouest, mais infiniment plus tranquille et plus sûre. En général, nous y administrons les indigènes de moins près et d’une manière moins impérative ; mais notre suprématie y est moins contestée. Beaucoup de chefs indigènes y sont plutôt nos feudataires que nos agents ; notre pouvoir y est tout à la fois moins absolu et moins en péril. Une armée de 20 à 22 mille hommes suffit à la garde de cette partie du pays, qui forme cependant la moitié de toute l’ancienne régence, et qui compte plus de la moitié de ses habitants. La guerre y a été depuis quelques années presque inconnue. Les populations de l’ouest , celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises, et en même temps plus frémissantes. Notre pouvoir sur elles est plus grand et moins stable. Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée. A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. Mais à l’est ou la tolère, tandis qu’à l’ouest l’on ne fait encore que la subir. Ici on comprend que notre pouvoir peut avoir certains résultats utiles qui le rendent moins pesant ; là, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire.

Tel est l’aspect général que présente l’Algérie au point de vue de notre domination.

En présence de ce tableau, messieurs, à la vue de cet état de choses satisfaisant dans son ensemble, mais précaire dans quelques unes de ses parties, doit-on maintenir l'effectif actuel de notre armée ?

Deux membres ont demandé que l’effectif fût diminué, parce que, à leur avis, notre occupation devait être restreinte ; d’autres ont pensé que, sans exposer notre domination et sans restreindre notre occupation, il était possible de diminuer de quelques milliers d’hommes le chiffre actuel de notre armée. La Commission, tout en exprimant le vœu de voir diminuer l’effectif, n’a pas cru cependant qu’il fût sage de refuser au gouvernement, qui seul connaît parfaitement les faits et porte la responsabilité de leurs conséquences, les 94,000 hommes qu’il réclame. En conséquence, elle vous propose d’accorder le crédit porté au projet de loi.

Votre Commission, messieurs, ne s’est pas déterminée à vous proposer le maintien de l’effectif, sans avoir examiné avec un très-grand soin les conséquences et la portée de cette résolution ; elle s’est demandé si le chiffre de 94,000 qu’on pose devant vous était encore un chiffre provisoire, qui, comme tant d’autres, dût bientôt s’accroître.

Elle n’oublie pas plus que vous quelles augmentations graduelles et incessantes ont été données à l’armée d’Afrique depuis dix-sept ans. En 1831, l’effectif des troupes françaises ne s’élevait qu’à 18,000 hommes de toutes armes ; en 1834, à 30,000 ; en 1838, à 48,000 ; en 1841, à 70,000 ; en 1843, à 76,000 ; en 1845, à 83,000, et à 101,000 en 1846.

Cette progression doit-elle continuer à se suivre ? Le chiffre qu’on nous demande représente-t-il, comme par le passé, une évaluation provisoire, doit-il impliquer un état final ? Cela importe à savoir, non-seulement dans l’intérêt de la France, mais dans celui de l’Algérie. Ce qui fatigue le pays, ce qui pourrait, à la longue, finir par le dégoûter de sa conquête, c’est moins la pesanteur même des charges qu’elle lui impose, que l’incertitude où on le tient sur leur étendue probable ou possible.

Nous croyons que le temps est venu d’éclaircir ces doutes, et nous allons essayer de le faire.

Pour que le chiffre de l’armée d’Afrique dût croître, il faudrait nécessairement admettre une de ces deux choses : Ou que notre occupation dût encore s’étendre, ou que, dans les limites qu’elle a aujourd’hui, nos forces fussent insuffisantes pour assurer le maintien de notre domination. Examinons ces deux hypothèses :

Il est très-difficile, sans doute, on doit le reconnaître, de savoir où l’on doit s’arrêter dans l’occupation d’un pays barbare. Comme on n’y rencontre d’ordinaire devant soi, ni gouvernement constitué, ni population stable, on ne parvient presque jamais à y obtenir une frontière respectée. La guerre qui recule les limites de votre territoire ne termine rien ; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. C’est ainsi que les choses ont paru se passer longtemps dans l’Algérie elle-même. Une conquête ne manquait jamais de manifester la nécessité d’une nouvelle conquête ; chaque occupation amenait une occupation nouvelle, et l’on conçoit très-bien que la nation, voyant cette extension graduelle et continue de notre domination et de nos sacrifices, se soit quelquefois alarmée, et que les amis mêmes de notre conquête se soient demandé avec inquiétude quand seraient enfin posées ses extrêmes limites, et où s’arrêterait le chiffre de l’armée.

Ces sentiments et ces idées naissaient au sein de l’ignorance profonde dans laquelle nous avons vécu longtemps sur la nature du pays que nous avions entrepris de dominer. Nous ne savions ni jusqu’où il était convenable d’aller, ni où il était non-seulement utile, mais nécessaire de s’arrêter.

Anjouurd’hui on peut dire que, sur ces deux points, la lumière est faite.

Nous ne ferons que rappeler à la Chambre que l’Algérie présente ce bizarre phénomène d’un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l’une de l’autre, et cependant absolument unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. L’une, le Petit-Désert, qui renferme les pasteurs nomades ; l’autre, le Tell, où habitent les cultivateurs relativement sédentaires. Tout le monde sait maintenant que le Petit-Désert ne peut vivre, si on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le maître du Petit-Désert ; il y a toujours commandé sans l’occuper, il l’a gouverné sans l’administrer. Or, nous occupons aujourd’hui, sauf la Kabylie, la totalité du Tell ; pourquoi occuperions-nons le Petit-Désert ? Pourquoi ferions-nous plus ou autrement que les Turcs, qui, pendant trois cents ans, y ont régné de cette manière ? L’intérêt de la colonisation ne nous force point à nous y établir, car nous ne pouvons songer à fixer des populations européennes dans ces contrées. On peut donc dire sans tromper personne que la limite naturelle de notre occupation au sud est désormais certaine. Elle est posée à la limite même du Tell. Il est vrai que dans l’enceinte du Tell existe une contrée que nous n’avons pas encore occupée, et dont l’occupation ne manquerait pas d’augmenter, d’une manière très-considérable, l’effectif de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de là Kabylie indépendante. La Chambre nous permettra de ne point nous étendre en ce moment sur la question de la Kabylie ; nous aurons plus loin l’occasion d’en parler, en rendant compte d’un incident qui a eu lieu dans le sein de la Commission. Nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu’il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie. Ainsi, nous sommes fondés à dire qu’aujourd’hui les limites vraies et naturelles de notre occupation sont posées. Voyons si l’on peut également dire que dans ces limites les forces que nous possédons aujourd’hui seront désormais suffisantes. L’expérience ne nous a pas seulement montré où était le théâtre naturel de la guerre. Elle nous a appris à la faire. Elle nous a découvert le fort et le faible de nos adversaires. Elle nous a fait connaître les moyens de les vaincre, et, après les avoir vaincus, d’en rester les maîtres. Aujourd’hui, on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît les lois, et dont chacun peut faire l’application presque à coup sûr. Un des plus grands services que M. le maréchal Bugeaud ait rendus à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle. Nous avons d’abord reconnu que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même. La vue de cette première vérité nous a bientôt conduit à la connaissance de cette autre, à savoir, que tant que cette population nous serait aussi hostile qu’aujourd’hui, il faudrait, pour se maintenir dans un pareil pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre, car il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple. L’expérience a aussi fini par nous apprendre de quels moyens il fallait se servir pour comprimer le peuple arabe. Ainsi, nous n’avons pas tardé à découvrir que les populations qui repoussaient notre empire n’étaient point nomades, comme on l’avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles d’Europe. Chacune avait son territoire bien délimité dont elle ne s’éloignait pas sans peine, et où elle était toujours obligée de revenir. Si on ne pouvait occuper les maisons des habitants, on pouvait donc s’emparer des récoltes, prendre les troupeaux et arrêter les personnes.

Dès lors, les véritables conditions de la guerre d’Afrique sont apparues.

Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à opérer en masses contre des armées semblables, mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course, ou qui, placés près de leur territoire, les forçassent d’y rester et d’y vivre en paix. Rendre les troupes aussi mobiles que possible et les tenir toujours à portée des populations suspectes, telles furent les deux conditions du problème.

Ou renonça d’abord à presque tout ce qui encombre la marche des soldats en Europe. Ou supprima presque entièrement le canon ; à la voiture on substitua le chameau ou le mulet. Des postes-magasins, placés de loin en loin, permirent de n’emporter avec soi que peu ou point de vivres. Nos officiers apprirent l’arabe, étudièrent le pays et y guidèrent les colonnes sans hésitation et sans détour. Comme la rapidité faisait bien plus que le nombre, on ne composa les colonnes elles-mêmes que de soldats choisis et déjà faits à la fatigue. On obtint ainsi une rapidité de mouvement presque increvable. Anjourd’hui nos troupes, aussi mobiles que l’Arabe armé, vont plus vite que la tribu en marche.

En même temps qu’on rendait les troupes si mobiles, on recherchait et l’on trouvait les lieux où il était le plus utile de les cantonner. La guerre nous faisait démêler quelles étaient les populations les plus énergiques, les mieux organisées, les plus ennemies. C’est à côté ou au milieu de celles-là, que nous nous établissions pour empêcher ou pour comprimer leurs révoltes.

Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très-serrées à l’ouest, vont s’élargissant à mesure qu’on remonte vers l'est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour, de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire.

On peut encore discuter pour savoir si les postes sont tous placés où ils doivent l’être pour rendre le plus de services (nous parlerons de cette question à propos d’un crédit spécial), il est permis de rechercher s’il ne serait pas convenable d’accroître la force de quelques-uns, en diminuant celle de quelques autres. Mais on est d’accord que l’effectif de l’armée d’Afrique suffit très-largement à l'organisation de tous les postes nécessaires, et qu’à l’aide de ces postes, on est sûr de rester toujours maîtres du pays aujourd’hui conquis. Cette vérité, messieurs, est importante, et elle valait la peine d’être constatée.

Nous ne voulons point exagérer notre pensée. Nous ne prétendons pas dire qu’à l’aide de l’effectif actuel l’Algérie puisse lutter contre tous les périls qui pourraient naître d’une guerre étrangère, ni même qu’elle soit à l’abri des funestes effets que pourraient produire les passions ou les fautes de ceux qui la gouverneront désormais. Si l’on faisait dans le Petit-Désert des expéditions et des établissements inutiles, il est probable que l’effectif, quelque considérable qu’il soit, aurait de la peine à suffire. Si, contrairement au vœu exprimé à plusieurs reprises par les Chambres, et, nous pouvons le dire, aux lumières de l’expérience et de la raison, on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ; enfin, si, par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranniques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. Nous n’avons pas voulu prouver le contraire. Il n’y a pas de force matérielle, quelque grande qu’elle soit, qui puisse dispenser les hommes de la modération et du bon sens. La tâche du gouvernement est d’empêcher de tels écarts ; ce n’est pas la nôtre. Tout ce que nous voulons dire est ceci : longtemps on a ignoré quelles étaient les vraies limites de notre domination et de notre occupation en Afrique. Aujourd’hui elles sont connues. Longtemps on n’avait pas acquis les notions exactes de l’espèce et du nombre des obstacles qui pouvaient se rencontrer dans ces limites ; aujourd’hui on les possède. On a pu se demander longtemps à l’aide de quelles forces, par quels moyens, suivant quelle méthode ou pouvait être sur de vaincre les difficultés naturelles et permanentes de notre entreprise ; on le voit nettement aujourd’hui, l’effectif actuel, bien qu’il ne pût peut-être pas suffire aux besoins factices et passagers que feraient naître l’ambition et la violence, doit répondre largement à tous les besoins naturels et habituels de notre domination en Afrique. Une étude très-attentive et très-détaillée de la question en a donné, à la majorité de la Commission, la conviction profonde.

Mais elle n’a pas voulu s’arrêter là, elle a désiré rechercher quels moyens on pourrait prendre pour diminuer graduellement cet effectif, et le réduire enfin à des proportions beaucoup moindres, sans mettre notre établissement en péril.

Plusieurs membres ont pensé qu’il était peut-être possible de distribuer les troupes de manière à leur faire produire les mêmes effets, en restant moins nombreuses. D’autres ont dit que l’établissement et le perfectionnement des routes faciliteraient puissamment notre domination, et pourraient permettre de diminuer l’armée. Nous reviendrons, dans une autre partie du rapport, sur cette question capitale des routes. Nous ne nions pas, messieurs, que ces moyens ne soient très-efficaces. Nous pensons que leur judicieux emploi nous permettrait de diminuer d’une manière assez notable notre armée ; mais nous ne croyons pas qu’ils puissent suffire. Ce serait, à notre sens, une illusion de croire que, par une organisation nouvelle de la force matérielle, ou en mettant cette force matérielle dans des conditions meilleures de locomotion, on put amener une diminution très-grande dans l'effectif de notre armée. L’art des conquérants serait trop simple et trop) facile, s’il ne consistait qu’à découvrir des secrets semblables et à surmonter des difficultés de cette espèce. L’obstacle réel et permanent qui s’oppose à la diminution de l’effectif, sachons le reconnaître, c’est la disposition des indigènes à notre égard.

Quels sont les moyens de modifier ces dispositions ; par quelle forme de gouvernement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite doit-on espérer y parvenir ? Ce sont là, messieurs, les vraies et sérieuses questions que le sujet de la réduction de l’effectif soulève.

En fait, le système que nous suivons pour gouverner le pays qui nous est soumis, quoique varié dans ses détails, est partout le même. Différents fonctionnaires indigènes, établis ou reconnus par nous, administrent, sous des noms divers, les populations musulmanes ; ce sont nos intermédiaires entre elles et nous. Suivant que ces chefs indigènes sont près ou loin du centre de notre puissance, nous les soumettons à une surveillance plus ou moins détaillée, et nous pénétrons plus ou moins avant dans le contrôle de leurs actes, mais presque nulle part les tribus ne sont administrées par nous directement. Ce sont nos généraux qui gouvernent ; ils ont pour principaux agents les officiers des bureaux arabes. Aucune institution n’a été, et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique, que celle des bureaux arabes. Plusieurs Commissions de la Chambre l’ont déjà dit, nous nous plaisons à le répéter. Ce système, qui a été fondé en partie, organisé et généralisé par M. le maréchal Bugeaud, repose tout entier sur un petit nombre de principes que nous croyons sages.

Partout le pouvoir politique, celui qui donne la première impulsion aux affaires, doit être dans les mains des Français. Une pareille initiative ne peut nulle part être remise avec sécurité aux chefs indigènes. Voilà le premier principe.

Voici le second : La plupart des pouvoirs secondaires du gouvernement doivent, au contraire, être exercés par les habitants du pays.

La troisième maxime du gouvernement est celle-ci : C’est sur les influences déjà existantes que notre pouvoir doit chercher à s’appuyer. Nous avons souvent essayé, et nous essayons encore quelquefois, d’écarter des affaires l’aristocratie religieuse ou militaire du pays, pour lui substituer des familles nouvelles et créer des influences qui soient notre ouvrage. Nous avons presque toujours échoué dans de pareils efforts, et il est aisé de voir, en effet, que de tels efforts sont prématurés. Un gouvernement nouveau, et surtout un gouvernement conquérant, peut bien donner le pouvoir matériel à ses amis, mais il ne saurait leur communiquer la puissance morale et la force d’opinion qu’il n’a pas lui-même. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’intéresser ceux qui ont cette force et cette puissance de le servir.

Nous croyons ces trois maximes de gouvernement justes dans leur généralité ; mais nous pensons qu’elles n’ont de véritable valeur que par la sage et habile application qu’on en fait. Nous comprenons que, suivant les lieux, les circonstances, les hommes, il faut s’en écarter ou s’y renfermer ; c’est là le champ naturel du pouvoir exécutif ; il n’y aurait pour la Chambre ni dignité, ni utilité, à vouloir y entrer plus avant que nous ne venons de le faire. Mais si la Chambre ne peut entreprendre d’indiquer à l’avance, et d’une manière permanente et détaillée, quelle doit être l’organisation de notre gouvernement dans les affaires indigènes, et de quels agents il convient de se servir, elle a non-seulement le droit, mais le devoir de rechercher et de dire quel doit en être l’esprit et quel but permanent il doit se proposer.

Si nous envisageons d’un seul coup d’œil la conduite que nous avons tenue jusqu’ici vis-à-vis des indigènes, nous ne pourrons manquer de remarquer qu’il s’y rencontre de grandes incohérences. On y voit, suivant les temps et les lieux, des aspects fort divers ; on y passe de l’extrémité de la bienveillance à celle de la rigueur. Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes. Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du Prophète. Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens. Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière ; on en a vu qui, le lendemain du jour où ils nous avaient abandonnés pour aller tremper leurs mains dans notre sang, ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs hommes et leur pouvoir. Il y a plus ; dans plusieurs les lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c'est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice.

Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens.

Retournons maintenant le tableau, et voyons le revers. Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées dos mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant on ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus, ou des factions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non-seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on hisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui y habitent, sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore. La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d’employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés et avec des maximes françaises. C’est ce qui n’a pas eu lieu toujours ni partout, et l’on a pu nous accuser quelquefois d’avoir bien moins civilisé l’administration indigène, que d’avoir prêté à sa barbarie les formes et l’intelligence de l’Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l’éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu’elle possède ; que, loin de l’asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu’en attendant, on n’a rien à lui demander que de rester soumise, et qu’il n’y a qu’un moyen d’obtenir sa soumission : c’est de la comprimer par la force.

Nous pensons, messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non-seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue. Nous venons de peindre deux excès ; la majorité de votre Commission pense que notre gouvernement doit soigneusement éviter de tomber dans l’un comme dans l’autre. Il n’y a ni utilité ni devoir à laisser à nos sujets musulmans des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances précisément comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons, en Afrique, une position dominatrice ; ils s’attendent à nous la voir garder. La quitter aujourd’hui, ce serait jeter l’étonnement et la confusion dans leur esprit, et le remplir de notions erronées ou dangereuses.

Les peuples à demi civilisés comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence ; ils n’entendent bien que la justice. La justice exacte, mais rigoureuse, doit être notre seule règle de conduite vis-à-vis des indigènes quand ils se rendent coupables envers nous.

Ce que nous leur devons en tout temps, c’est un bon gouvernement. Nous entendons, par ces mots, un pouvoir qui les dirige, non-seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur ; qui se montre réellement attentif à leurs besoins ; qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir ; qui se préoccupe de leur bien-être ; qui songe à leurs droits ; qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites ; qui ne croie pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt ; qui les gouverne, enfin, et ne se borne pas à les exploiter. Sans doute, il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre ; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne. La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet. Les Arabes ont connu ou connaissent ces choses ailleurs ; elles sont appréciées et goûtées par quelques-uns d’entre eux en Algérie même. Pourquoi désespérerions-nous de les rendre familières au plus grand nombre ? On l’a déjà tenté sur quelques points avec succès . L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière ; il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. Pourquoi ne chercherions-nous pas à faire fleurir ceux-là sous notre empire ? Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs. On sait aujourd’hui que ce sont des mendiants fanatiques, appartenant aux associations secrètes, espèce de clergé irrégulier et ignorant, qui ont enflammé l’esprit des populations dans l’insurrection dernière, et ont amené la guerre.

Mais la question vitale pour notre gouvernement, c’est celle des terres. Quel est en cette matière notre droit, notre intérêt et notre devoir ?

En conquérant l’Algérie, nous n’avons pas prétendu, comme les Barbares qui ont envahi l’empire romain, nous mettre en possession de la terre des vaincus. Nous n’avons eu pour but que de nous emparer du gouvernement. La capitulation d’Alger, en 1850, a été rédigée d’après ce principe. On nous livrait la ville, et, en retour, nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis avec toutes les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent.

L’expérience a déjà montré qu’on pouvait aisément le faire, soit en concession de droits, soit en échange de terres sans qu’il en coûte rien, soit en argent à bas prix. Nous l’expliquerons beaucoup plus au long ailleurs ; tout ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la l’orme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire que les transporter ailleurs. En général une pareille mesure est impolitique, car elle a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. Elle est, de plus, très-dure, de quelque manière qu’on l’exécute.

Le moment où la population indigène a surtout besoin de tutelle est celui où elle arrive à se mêler à notre population civile, et se trouve, en tout ou en partie, soumise à nos fonctionnaires et à nos lois. Ce ne sont pas seulement les procédés violents qu’elle a alors à craindre. Les peuples civilisés oppriment et désespèrent souvent les peuples barbares par leur seul contact, sans le vouloir-, et pour ainsi dire sans le savoir : les mêmes règles d’administration et de justice qui paraissent à l’Européen des garanties de liberté et de propriété apparaissent au barbare comme une oppression intolérable ; les lenteurs qui nous gênent rexaspèrent, les formes que nous appelons tutélaires, il les nomme tyranniques, et il se relire plutôt que de s’y soumettre. C’est ainsi que, snns recourir à l’épée, les Européens de l’Amérique du Nord ont fini par pousser les Indiens hors de leur territoire. Il faut veiller à ce qu’il n’en soit pas ainsi pour nous.

On a également remarqué que partout oij les transactions immobilières entre le propriétaire barbare et l’Européen civilisé pouvaient se foire sans contrôle, les terres passaient rapidement et à vils prix des mains de l’un dans celles de l’autre, et que la population indigène cessait d’avoir ses racines dans le sol. Si nous ne voulons pas qu’un pareil effet se produise, il faut que nulle part les transactions de cette espèce ne soient entièrement libres. Nous verrons ailleurs que cela n’est pas moins nécessaire à l’Européen qu’à l’Arabe. Nous venons de citer des faits, de faire allusion à des circonstances ; que la Chambre ne se méprenne pas sur notre pensée : en agissant ainsi, nous n’avons pas prétendu entrer dans l’examen spécial d’aucune mesure, ni en juger particulièrement aucime. La nature sommaire de ce rapport ne le permettrait pas. Nous n’avons voulu que lui faire bien comprendre quels devaient être, suivant nous, la tendance permanente et l’esprit général de notre gouvernement. Quel sera l’effet probable de la conduite que nous conseillons de tenir à l’égard des indigènes ? Où doit s’arrêter, en cette matière, l’espérance permise ? Où commence la chimère ? n’y a pas de gouvernement si sage, si bienveillant et si juste, qui puisse rapprocher tout à coup et unir intimement ensemble des populations que leur histoire, leur religion, leurs lois et leurs usages ont si profondément divisées. Il serait dangereux et presque puéril de s’en flatter. Il y aurait même, suivant nous, de l’imprudence à croire que nous pouvons parvenir aisément et en peu de temps à détruire dans le cœur des populations indigènes la sourde haine que fait naître et qu’entretient toujours la domination étrangère. Il faut donc, quelle que soit notre conduite, rester forts. Ce doit toujours être là notre première règle.

Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir ; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable ; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts.

Déjà nous voyons en plusieurs endroits ce genre de lien qui se forme. Si nos armes ont décimé certaines tribus, il y en a d ’autres que notre commerce a singulièrement enrichies et fortifiées, et qui le sentent et le comprennent. Partout le prix que les indigènes peuvent attendre de leurs denrées et de leur travail s’est beaucoup accru par notre voisinage. D’un autre côté, nos cultivateurs se servent volontiers des bras indigènes. L’Européen a besoin de l’Arabe pour faire valoir ses terres ; l’Arabe a besoin de l’Européen pour obtenir un haut salaire. C’est ainsi que l’intérêt rapproche naturellement dans le même champ, et unit forcément dans la même pensée, deux hommes que l’éducation et l’origine plaçaient si loin l’un de l’autre.

C’est dans ce sens qu’il faut marcher, messieurs, c’est vers ce but qu’il faut tendre.

La Commission est convaincue que de notre manière de traiter les indigènes dépend surtout l’avenir de notre domination en Afrique, l’effectif de notre armée et le sort de nos finances ; car en cette matière les questions d’humanité et de budget se tonchent et se confondent. Elle croit qu’à la longue un bon gouvernement peut amener la pacification réelle du pays et une diminution très-notable dans notre armée.

Que si, au contrdire, sans le dire, car ces choses se sont quelquefois faites, mais ne se sont jamais avouées, nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions lenrs populations non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races, L’Algérie deviendrait tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, une arène murée, où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, messieurs, une telle destinée !

Ne recommençons pas, en plein dix-neuvième siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. Songeons que nous serions mille fois moins excusables que ceux qui ont eu jadis le malheur de les donner ; car nous avons de moins qu’eux le fanatisme, et de plus les principes et les lumières que la Révolution française a répandus dans le monde.

La France n’a pas seulement parmi ses sujets musulmans des hommes libres, l’Algérie contient de plus en très-petit nombre des nègres esclaves. Devons-nous laisser subsister l’esclavage sur un sol où nous commandons ? L’un des princes musulmans nos voisins, le bey de Tunis, a déclaré que la servitude était abolie dans son empire. Pouvons-nous, en cette matière, faire moins que lui ? Vous n’ignorez pas, messieurs, que l’esclavage n’a pas chez les mahométan le même caractère que dans nos colonies. Dans tout l’Orient cette odieuse institution a perdu une partie de ses rigueurs. Mais, en devenant plus douce, elle n’est pas devenue moins contraire à tous les droits naturels de l’humanité. est donc à désirer qu’on puisse bientôt la faire disparaître, et la Commission en a exprimé le vœu le plus formel. Sans doute il ne faut procéder à l’abolition de l’esclavage qu’avec précaution et mesure. Nous avons lieu de croire qu’opérée de cette manière, elle ne suscitera point de vives résistances et ne fera pas naître de périls.

Cette opinion a été exprimée par plusieurs des hommes qui connaissent bien le pays. M. le ministre de la guerre s’y est rangé lui même.

M. le général Bedeau, dans un excellent Mémoire que M. le ministre de la guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu’à l’époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350. Déjà un grand nombre d’hommes importants, désirant nous complaire en profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont bâti des maisons et les habitent. C’est ainsi que le plus grand chef indigène de la province d’Oran. Sidi-el-Aribi, s’est déjà élevé une demeure. Ses coreligionnaires l’ont brûlée dans la dernière insurrection. Il l'a rebâtie de nouveau. Plusieurs autres ont suivi cet exemple, entre autres le Bach-Aga du Djendel Bou-Allem, dans la province d’Alger. Dans celle de Constantine, de grands propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine de Done, Carési. cultive ses terres à l’aide des bras et de l’intelligence des Européens. Nous ne citons pas ces faits comme la preuve de grands résultats déjà obtenus, mais comme d’heureux indices de ce qu’un pourrait obtenir avec le temps. Partant de ce point que les populations arabes sont, sinon entièrement nomades, au moins mobiles, on en a conclu trop aisément qu’on pouvait à son gré, et sans trop de violence, les changer de place ; c’est une grande erreur. La transplantation d’une tribu d’une contrée dans une autre, quand elle ne s’opérait pas volontairement, en vue de très-grands privilèges politiques (comme quand il s’agissait, par exemple, de fixer sur un point des populations Makhzen) ; une pareille mesure a toujours paru, même du temps des Turcs, d’une dureté extrême, et elle a été prise très-rarement. On n’en pourrait citer que très-peu d’exemples durant le dernier siècle de la domination ottomane, et ces exemples n’ont été donnés qu’à la suite de longues guerres et d’insurrections répétées ; comme cela a eu lieu pour la grande tribu des Righas, qu’on a transportée des environs de Miliana dans ceux d’Oran.
L’histoire de cette tribu des Righas mérite, sous plusieurs rapports, l’attention de la Chambre. Elle montre tout à la fois combien il est difficile de déplacer des tribus, et à quel point le sentiment de la propriété individuelle est puissant et la propriété individuelle sacrée.
Les Turcs, fatigués des révoltes incessantes qu’ils avaient à réprimer chez les Righas, enveloppèrent un jour toute la tribu, la transportèrent sur des terres que possédait le Beylick dans la province d’Oran, et permirent aux tribus voisines d’occuper leur territoire. La tribu des Righas, ainsi dépossédée, resta cinquante ans en instance auprès du gouvernement turc, pour obtenir la permission de revenir dans son pays. On la lui accorda enfin. Les Righas revinrent au bout de ce demi-siècle, et reprirent possession de leur territoire ; bien plus, les familles qui avaient eu jadis la propriété de quelques parties du sol rapportèrent avec elles leurs titres, et se rétablirent exactement dans les biens qu’avaient cultivés leurs pères.

SECONDE PARTIE

ADMINISTRATION CIVILE. — GOUVERNEMENT DES EUROPÉENS.

L’Algérie est divisée administrativement en trois territoires : l’un, peuplé en majeure partie d’Européens, se nomme le territoire civil ; l’autre, peuplé d’Européens et d’Arabes, s’appelle le territoire mixte, elle troisième, que les seuls indigènes habitent ou sont censés habiter, porte le nom de territoire arabe. Les territoires mixtes et arabes sont uniquement ou principalement administrés par des militaires, et suivant des règles militaires. Le territoire civil se rapproche seul du droit commun de France. Nous nous occuperons surtout de ce dernier, quoiqu’il soit de beaucoup le plus petit des trois. C’est sur le territoire civil que la société européenne est créée et assise ; c’est là qu’elle peut être conduite à l’aide de règles permanentes. Les Européens qui se fixent dans les territoires mixtes y sont, au contraire, dans une position exceptionnelle et passagère. À mesure que leur nombre s’accroît et que leurs intérêts deviennent plus variés et plus respectables, ils réclament et obtiennent les institutions du territoire civil, qui bientôt s’étend jusqu’à eux. Ce qui se passe dans le territoire civil est donc ce qui doit peu à peu se passer partout. Il contient la plus grande partie des Européens qui habitent l’Algérie, et renferme en quelque sorte l’avenir de tous. Son administration mérite donc d’attirer notre attention toute particulière.

Nous demandons à la Chambre la permission de poser, dès à présent, en fait, qu’en Algérie l’administration proprement dite, celle qui a pour principale mission d’établir dans le pays et de diriger la population européenne, ne fonctionne que d’une manière très-imparfaite, qu’elle est singulièrement compliquée dans ses rouages, très-lente dans ses procédés, qu’avec beaucoup d’agents elle produit peu ; que souvent, avec beaucoup de travail, d’efforts et d’argent, elle produit mal. Nous aurons l’occasion autre part d’éclairer ces vérités par des exemples. Nous nous bornons eu ce moment à les exprimer. Nous considérons que les vices de l’administration en Algérie sont une des causes principales des mécomptes que nous avons éprouvés dans ce pays, et qu’une réforme administrative est le plus pressant de tous les besoins qui se font sentir aujourd’hui.

Ce fait ainsi posé, nous en rechercherons aussitôt les causes. Parmi ces causes, quelle part doit être attribuée au mauvais choix des hommes ? La Commission n’avait point à l’examiner. Ceci est une question de personnel dans laquelle la Chambre ne doit pas entrer. Ici tout le pouvoir, mais aussi il faut qu’on le sache et qu’on le sente, toute la responsabilité appartient au gouvernement. Ce que nous pouvons dire sur ce sujet, c’est qu’il serait sage, avant de confier à des fonctionnaires l’administration de l’Algérie, de les préparer à cette tâche ou de s’assurer, du moins, qu’ils s’y sont préparés eux-mêmes. Une école spéciale ou tout au moins des examens spéciaux nous paraîtraient très-nécessaires. C’est ainsi que procèdent les Anglais dans l’Inde Les fonctionnaires que nous envoyons en Afrique ignorent, au contraire, presque tous la langue, les usages, l’histoire du pays qu’ils vont administrer. Bien plus, ils y agissent au nom d’une Administration dont ils n'ont jamais étudié l’organisation particulière, et ils y appliquent une législation exceptionnelle dont ils ignorent les règles. Comment s’étonner qu’ils soient souvent au-dessous de leur rôle ?

Nous ne dirons rien de plus sur le personnel. C’est de l’organisation même des services que nous voulons entretenir la Chambre. Il n’y a pas de sociétés qui aient naturellement plus besoin de sùreté, de simplicité et de rapidité dans les procédés administratifs que celles qui se fondent dans un pays nouveau. Ses besoins sont presque toujours mal prévus et pressants, et ils exigent une satisfaction immédiate et facile. Aux prises avec des obstacles de tout genre, l’homme doit y être moins que partout ailleurs gêné par son gouvernement. Ce qu’il en attend surtout, c’est de la sécurité pour les fruits du travail, et de la liberté pour le travail lui-même. Il eût donc été très-nécessaire de créer pour l'Afrique une machine de gouvernement plus simple dans ses rouages et plus prompte dans ses mouvements que celle qui fonctionne en France. On a fait précisément le contraire. Un rapide examen va le prouver à la Chambre.

Ce qui frappe d’abord dès qu’on étudie les règles suivant lesquelles se meut l’Administration de l’Algérie, c’est l’extrême centralisation de la métropole. Dire que la centralisation des affaires à Paris est aussi grande pour l’Afrique que pour un département de France, c’est rester infiniment au-dessous de la vérité. Il est facile de voir qu’elle s’étend beaucoup plus loin et descend beaucoup plus bas. En France, il y a un grand nombre de questions administratives qui peuvent être tranchées sur place par des fonctionnaires secondaires. Les préfets et les maires sont autant de pouvoirs intermédiaires qui arrêtent les affaires au passage, et les décident, sauf recours. En Afrique, la vie municipale et départementale n’existant pas, tout est régi par l’autorité centrale et doit aboutir tôt ou tard au centre. Les budgets de la plupart de nos communes sont définitivement réglés dans le département ; mais en Algérie, les moindres dépenses locales ne sauraient être autorisées que par M. le ministre de la guerre. A vrai dire, et sauf quelques exceptions rares, tous les actes quelconques de l’autorité publique en Afrique, quelque minimes qu’on les imagine ; tous les détails de l’existence sociale, quelque misérables qu’on les suppose, relèvent des bureaux de Paris. C’est ce qui explique que dans l’année 1846 la seule direction de l’Algérie ait reçu plus de 24,000 dépêches, et en ait expédié plus de 28,000. Quels que soient le zèle et l’activité dont cette direction a fait preuve, et que nous reconnaissons volontiers, une telle concentration des affaires dans le même lieu n’a pu manquer de ralentir singulièrement la marche de tous les services.

Comme un pareil état de choses est profondément contraire aux besoins actuels du pays, il arrive qu’à chaque instant le fait s’insurge, en quelque sorte, contre le droit. Le gouvernement local reprend eu licence ce qu’on lui refuse en liberté ; son indépendance, nulle dans la théorie, est souvent très-grande en pratique ; mais c’est une indépendance irrégulière, intermittente, confuse et mal limitée, qui gêne la bonne administration des affaires plus qu’elle ne la facilite.

Toutes les affaires quelconques qui naissent en Afrique aboutissent au ministère de la guerre ; mais, arrivées là, elles se divisent et s’éparpillent en plusieurs mains. Le fonctionnaire qui guide l’Administration proprement dite, par exemple, reste entièrement étranger à la direction politique et au gouvernement général du pays. L’une de ces deux choses, cependant, ne saurait être bien conduite dans l’ignorance de l’autre. Le pouvoir central de France qui dirige l’Algérie y exercerait une influence plus éclairée et plus grande, si, tout en restreignant sa compétence, on centralisait mieux son action. Si encore les affaires d’Afrique, qui arrivent au ministère de la guerre, n’en sortaient point et y rencontraient leur solution immédiate et définitive, les maux seraient moindres ; moins étudiées, les

affaires se termineraient ils moins plus vite. Mais il n’en est rien ; plusieurs d’entre elles, avant d’être réglées par M. le ministre de la guerre, sont examinées, discutées et débattues par plusieurs de ses collègues. Les principaux travaux publics sont soumis au conseil royal des ponts et chaussées, les affaires des cultes et de la justice le sont d’ordinaire au garde des sceaux, celles de l’instruction publique au ministre de ce département. De telle sorte qu’on a les inconvénients de la centralisation de tous les services dans une seule administration, sans ses avantages.

Après l’excessive centralisation de Paris, le plus grand vice de l’organisation administrative d’Afrique, c’est la centralisation excessive à Alger. De même qu’on a forcé toutes les affaires quelconques qui se traitent à Alger de venir aboutir à Paris, on a contraint toutes les affaires d’Afrique à passer par Alger. Les deux centralisations sont aussi complètes l’une que l’autre ; mais leurs conséquences ne sont pas les mêmes. Toutes les affaires, petites ou grandes, qui sont attirées à Paris, y sont du moins traitées et résolues ; tandis que quand elles viennent à Alger, elles n’y vont en quelque sorte que pour s’y faire voir ; non-seulement elles ne sont pas réglées à Alger, mais on doit reconnaître que pour un grand nombre d’entre elles il y a impossibilité de les y bien régler.

L’Algérie forme politiquement une seule unité indivisible ; il est nécessaire que le gouvernement des tribus indigènes, la direction de l’armée, et encore plus celle de la guerre, y émanent d’une seule pensée. Mais l’unité administrative des trois provinces, au moins quant aux détails, est un être de convention, une conception purement arbitraire, qui n’existe que par la volonté du législateur. Ce n’est pas la proximité des lieux qui la justifie, car il est ordinairement plus court d’aller du chef-lieu des provinces à Paris qu’à Alger. Ce n’est pas non plus la communauté des intérêts qui l’explique, car chacune des trois provinces a une existence à part, des intérêts spéciaux et des besoins qui lui sont propres. On ne les connaît guère plus à Alger qu’à Paris même. Il existe de grands rapports d’affaires entre chacune d’elles et la France, très-peu de l’une à l’autre ; cela s’aperçoit aujourd’hui à un signe bien évident : la crise financière et industrielle qui désole en ce moment Alger et les villes qui en dépondent n’est point ressentie à Philippeville et à Oran. Dans cette dernière place, le taux de l’intérêt de l’argent n’a pas varié, tandis qu’à Alger il a atteint une élévation presque incroyable.

Pourquoi attirer si péniblement et de si loin toutes les affaires administratives des provinces, les plus petites comme les plus considérables, dans un lieu où les affaires industrielles et commerciales ne vont pas ?

Les ordonnateurs militaires des provinces, les directeurs des fortifications et de l'artillerie, les intendants, correspondent directement avec M. le ministre de la guerre. Cela accélère et facilite singulièrement le service, sans en détruire l’unité. L’administration civile n’a pas imité cet exemple : de tous les points qu’elle occupe, toutes les affaires qu’elle peut avoir à traiter arrivent à Alger ; elles s’y accumulent. Disons maintenant de quelle manière on les y traite.

La Chambre va voir avec surprise jusqu’à quel point on s’éloigne ici de ce même principe de centralisation dans lequel on abondait avec tant d’excès tout à l’heure.

Prenons pour terme de comparaison, afin de nous bien faire comprendre, un département de France.

Les agents du gouvernement y sont multiples. Les uns s’occupent de pourvoir aux besoins généraux et imprévus de la société, c’est l’administration proprement dite ; les autres remplissent des fonctions plus spéciales : ceux-ci se chargent de la perception des impôts, ceux-là de la confection des travaux publics. Tous ces agents relèvent à Paris d’un ministre différent ; mais dans le département tous sont soumis à la surveillance centrale, et, sous beaucoup de rapports, à la direction commune du préfet. L’unité préfectorale est l’une des créations les plus heureuses, et assurément l’une des plus neuves en matière d’administration publique, qui soit due au génie de Napoléon.

En regard de cette organisation si simple et si puissante, mettons ce qui existe à Alger.

Au lieu de l’administration unique du préfet, on y a créé trois centralisations spéciales, sous les noms de direction de l’intérieur, des finances et des travaux publics.

Chacun de ces directeurs a sous ses ordres tous les agents inférieurs des différents services que nous venons de nommer ; il réunit dans sa main, il soumet à son examen préalable et à son contrôle particulier les affaires que ceux-ci traitent. Ces trois directeurs se tiennent vis-à-vis les uns des autres dans une indépendance d’autant plus pointilleuse et inquiète, que, placés plus haut dans la hiérarchie, ils ont une idée plus grande de leur dignité et de leur pouvoir. Cependant leur concours serait tous les jours nécessaire pour la bonne et prompte expédition des affaires.

Au-dessus de ces trois grandes administrations où viennent se centraliser d’abord toutes les affaires, on en a placé une quatrième, destinée à leur servir de lien ; c’est la direction générale des affaires civiles. Le directeur général des affaires civiles a pour mission de diriger vers un but commun les mouvements des trois directeurs particuliers ; mais il est impuissant à y parvenir. Il y a deux raisons pour cela : la première, c’est qu’on ne l’a revêtu d’aucun pouvoir propre ; au gouverneur seul a été conservée l’initiative de toutes choses ; par lui-même, le directeur général n’a aucun parti à prendre, aucune impulsion à donner ; il écoute, il examine, il reçoit, il transmet, il n’ordonne point, il ne peut même communiquer que par intermédiaires avec les agents d’exécution. Eût-il une puissance propre, il aurait encore grand’peine à l’exercer vis-à-vis de trois fonctionnaires placés presque aussi haut que lui dans la hiérarchie, et munis comme lui d’un pouvoir centralisé ; aussi jusqu’à présent tous les rapports entre eux et lui n’ont-ils guère amené que des conflits.

Au-dessus de toutes ces centralisations superposées, apparaît enfin la centralisation du gouverneur général ; mais-celle ci est, de sa nature, plus politique qu’administrative. Le gouverneur peut bien donner une impulsion générale à l’administration, mais il lui est difficile d’en suivre et d’en coordonner les procédés. Sa principale mission, c’est de dominer le pays, d’eu gouverner les habitants, de s’occuper de la paix, de la guerre, de pourvoir aux besoins de l’armée, à la distribution de la population européenne et indigène sur le sol. On peut donc affirmer qu’aujourd’hui, en Afrique, notre grand et tutélaire principe de l’unité administrative n’existe pas. Plus loin nous ferons ressortir les conséquences de cet état de choses. Nous ne faisons que le montrer en ce moment.

A côté des pouvoirs qui administrent, se trouve un grand conseil de gouvernement, appelé Conseil d’administration, devant lequel les affaires sont apportées et discutées. Si ce Conseil ne s’était léservé que la solution des questions administratives les plus graves, il aurait pu remettre une certaine unité et quelque harmonie dans l’administration : mais on l’a fait descendre dans les moindres détails ; sa compétence s’est successivement étendue sur un espace que son travail ne peut parcourir ; en voulant tout connaître, il arrête tout. Près de ce Conseil, qui regorge d’attributions inutiles, on en a placé un autre, celui du contentieux, qui n’a pour ainsi dire rien à faire. L’ordonnance qui le crée place, il est vrai, dans sa compétence, toutes les questions qui se traitent devant nos conseils de préfecture ; mais plusieurs de ces questions ne peuvent pas se présenter en Afrique. D’une autre part, les questions qui naissent de la position spéciale de l’Algérie, et seraient naturellement de la compétence des tribunaux administratifs, ont été jusqu’ici retenues par l’administration elle-même.

Il faudrait d’ailleurs, pour que les tribunaux administratifs pussent rendre de vrais services en Algérie, qu’il en existât un dans chaque province.

Nous venons de montrer le nombre, l’étendue, la ’ situation respective des pouvoirs qui résident à Alger. Retournons maintenant aux provinces, et voyons comment s’y préparent les affaires. L’indépendance dans laquelle y vivent les différents fonctionnaires administratifs les uns des autres y est encore beaucoup plus grande et beaucoup plus préjudiciable à la bonne administration qu’elle ne l’est à Alger.

Là, du moins, si les chefs de service, isolés les uns des autres dans leur sphère spéciale, ne sont pas forcés d’agir en commun, au moins il ne dépend que d’eux de s’entendre. Lorsque le directeur de l’intérieur et celui des finances ont une œuvre commune à exécuter, ils peuvent se communiquer directement et immédiatement l’un à l’autre leurs observations réciproques, et trancher sans perte de temps les questions difficiles. Leurs subordonnés dans les provinces ne sauraient le faire. Supposons que le sous-directeur de l’intérieur et le directeur des domaines de Bone veuillent établir un village : survient un conflit ; ils n’ont presque aucune chance de jamais se mettre d’accord. Car, d’une part, il n’y a personne sur les lieux qui puisse les forcer à adopter le même avis, et, le voulussent-ils eux-mêmes, ils n’ont pas le droit de le faire. Il faut qu’ils écrivent respectivement à Alger ; que là les chefs de service, avertis séparément de la difficulté qui s’élève, se voient, qu’ils s’entendent sur une affaire qu’ils n’ont pas sous les yeux, et qu’ensuite chacun d’eux transmette à son subordonné l’instruction qu’ils auront concertée ensemble.

A Alger, du moins, le pouvoir du gouverneur général domine tout, et, à un moment donné, il peut faire marcher d’accord tous les chefs de service. Ce remède, bien qu’intermittent, peut guérir en partie le mal. On ne saurait l’employer dans les provinces.

Par une combinaison fort extraordinaire, les fonctionnaires qui représentent dans les provinces le pouvoir politique et militaire du gouverneur n’ont aucune part à sa puissance civile et administrative.

Un tel état de choses est plein d’inconvénients et même de périls, nous le prouverons par un seul exemple, il frappera la Chambre. Personne n’ignore quelle est l’importance de la ville de Constantine, on peut dire que cette ville est la clef de la province ; presque tous les hommes considérables du pays y ont des propriétés et beaucoup des relations de famille. Il n’y a rien, à coup sûr, qui touche de plus près à la politique que l’administration d’une pareille ville. Eh bien ! le commandant supérieur de la province ne peut exercer aucun contrôle ni même aucune surveillance sur les fonctionnaires civils qui régissent la population de Constantine. Ce n’est qu’à titre de condescendance qu’ils suivent ses avis. Que le commandant supérieur de la province s’aperçoive que le conmissaire civil, qui administre la ville, va prendre une mesure de nature à compromettre la tranquillité publique, il n’aura qu’un moyen légal de s’y opposer, ce sera de prévenir à Alger le gouverneur général, lequel s’adressera d’abord au directeur général des affaires civiles, celui-ci au directeur de l’intérieur, et celui-là au sous-directeur de Philippeville, qui intimera enfin au commissaire civil de Constantine l’ordre de s’abstenir.

Tout ceci, nous ne craignons pas de le dire, est aussi contraire au bon sens qu’à l’intérêt du service.Il n’est sage nulle part, mais surtout dans un pays conquis, de laisser complètement indépendants l’un de l’autre l’autorité qui administre et le pouvoir politique qui gouverne, de quelque nature que soit le représentant de ce pouvoir, et à quelque classe de fonctionnaires publics qu’il appartienne.

Telle est l’organisation des services civils en Afrique. Voyons quels sont les maux et les abus de tous genres qui en découlent. Si l’on calcule la somme totale à laquelle s’élèvent les traitements accordés aux fonctionnaires ou aux divers agents européens des services civils en Algérie, on découvre qu’elle s’élève à plus de quatre millions, bien que la population administrée ne dépasse guère cent mille Européens. On ne saurait s’en étonner, lorsque l’on considère la multitude de rouages dont on a surchargé la machine administrative, et surtout le grand nombre d’administrations centrales qu’on a créées. Ce qui coûte toujours le plus cher en administration, c’est la tête. En multipliant sans nécessité le nombre des grands fonctionnaires, on a accru, sans mesure, le nombre des grands traitements. Ceci a conduit indirectement à des conséquences financières bien plus fâcheuses : en créant dans une sphère très-élevée des autorités parallèles ou presque égales, on a allumé entre elles les rivalités et les jalousies les plus ardentes. Cela était inévitable ; et comme aucun pouvoir supérieur ne contenait chacune de ces puissances secondaires dans la modération, il en est résulté, au grand détriment du Trésor, ces deux choses :

Chacune de ces administrations centrales a voulu s’installer dans un vaste hôtel, et n’y est parvenue qu’à très-grands frais pour le Trésor ; puis, chacune d’elles a tenu à s’entourer de nombreux bureaux. Les bureaux n’ont pas toujours été créés uniquement en vue des affaires, mais en vue de l’importance qu’avait, ou que désirait avoir, l’administration près de laquelle on les plaçait. L’Algérie contient aujourd’hui beaucoup plus de deux mille fonctionnaires européens de l’ordre civil . On rencontre déjà, en Afrique, presque tous les fonctionnaires de France, et, de plus, lui grand nombre d’autres que nous ne connaissons pas. Cependant, on se plaint que les agents manquent, et on a raison. Les agents d’exécution manquent, en effet, dans beaucoup de services. Ce qui abonde, ce sont les commis.

Les bons agents d’exécution manquent plus encore. Les hommes les plus habiles de chaque service ne sont pas employés sur les lieux ; on les attire et on les retient dans les bureaux des directeurs : au lieu de conduire les affaires, ils les résument.

Comme, au milieu de ces pouvoirs discordants et jaloux, aucun plan d’ensemble pour les dépenses ne peut être ni conçu, ni mûri, ni arrêté, ni suivi, et que chacun d’eux pousse isolément à des travaux qui doivent accroître son importance, l’argent est souvent dépensé sans nécessité ou sans prévoyance. En administration, la prévoyance ne peut être que le fait d’un seul ; une administration complexe et confuse doit demander beaucoup de crédits, et souvent dépasser ceux qu’on lui accorde. C’est ce qui est arrivé, notamment l’année dernière, ainsi que la Chambre a pu s’en convaincre lors de la discussion qui a eu lieu récemment devant elle.

Que si, cessant de rechercher ce que coûte l’administration en Afrique, nous voulons considérer ce qu’elle fait, nous apercevons un spectacle plus regrettable encore.

Ce qui frappe d’abord en la voyant à l’œuvre, c’est de n’apercevoir dans son sein aucune pensée centrale et puissante qui dirige vers un but commun, et retient dans leurs limites naturelles toutes les parties qui la composent. Chacune de celles-ci forme au contraire comme un monde à part, dans lequel l’esprit spécial se développe en liberté et règne sans contrôle.

Prenons un exemple : on s’est plaint souvent des tendances fiscales que montrent en Afrique les services financiers. L’administration des finances s’est en effet beaucoup plus préoccupée jusqu’ici d’obtenir des revenus de l’Algérie, que d’y fixer des habitants ; elle a cherché à vendre régulièrement et cher le domaine de l’État, plutôt qu’à en tirer pour la colonisation un parti utile. Cela est vrai. Mais on a tort de reprocher aux agents financiers de se livrer à cette tendance qui, chez eux, est naturelle et même légitime ; il Il faut seulement regretter qu’il ne se rencontre pas au-dessus d’eux un pouvoir qui, placé au point de vue de l’intérêt général, puisse les diriger et au besoin les contraindre.

L’abus de l’esprit spécial dans chaque service, ou, en d’autres termes, l’absence d’unité dans la direction générale des affaires, est le plus grand mal qui naisse de l’organisation administrative que nous venons de décrire ; les autres sont l’impuissance et la lenteur.

La centralisation d’Alger étant sans limites, la vie locale et municipale n’existant pas, les plus petites affaires arrivent pêle-mêle avec les plus grandes, sous les yeux des principaux fonctionnaires. Quand les grands pouvoirs qui résident à Alger ont ainsi amassé dans leurs mains toutes les affaires, ils plient sous le faix. Les détails de l’administration les distraient des principaux intérêts de la société. Après qu’ils se sont épuisés à résoudre des questions de pavage et d’éclairage, ils négligent, faute de temps, les grands travaux de la colonisation européenne. Pour étudier le pays, reconnaître les terres dont l’État dispose, acquérir celles qu’il ne possède pas encore, cadastrer et limiter les unes et les autres, tracer les nouveaux emplacements des villages, veiller au bon choix des colons et procéder à leur installation prudente sur le sol, ils attendent qu’il leur vienne quelques loisirs.

Dans ce qu’ils entreprennent, ils ne marchent qu’avec une lenteur presque incroyable. Une dépêche du ministre de la guerre met d’ordinaire plus de temps pour aller du cabinet du gouverneur dans les mains de l’agent direct d’exécution, fût-il à Alger même, qu’elle n’en a mis à parcourir la France, à traverser la Méditerranée et à arriver en Afrique. Cela se comprend, si l’on songe que là où en France il ne se rencontre entre le ministre et l’agent d’exécution qu’un intermédiaire, on en trouve trois et quelquefois quatre en Afrique.

Il n’y a pas d’affaire si grande et si générale qui arrive au terme sans retard. Prenons pour exemple la plus importante et la plus générale de toutes, la préparation des budgets. L’ordonnance du 12 janvier 1846 veut que le tableau général de sous-répartition des crédits ouverts par la loi annuelle des finances, pour les dépenses civiles de l’Algérie, soit préparé en Afrique et transmis au ministre de la guerre avant le 1° octobre de l’année qui précède l’exercice, afin que ce même tableau, après avoir été approuvé, puisse être renvoyé en Algérie avant le commencement de cet exercice, ainsi que l’ordre des finances et le bon sens l’exigent. Or ce tableau n’est jamais transmis à temps à M. le ministre de la guerre ; d’où il suit qu’il ne peut retourner en Afrique que quand déjà l’exercice est commencé. En 1846, ce n’est que dans le mois de novembre que le tableau de sous-répartition a été connu des chefs de service ; en d’autres termes, ce n’est qu’à la fin de l’année qu’ils ont appris ce qu’ils avaient eu à dépenser depuis le commencement. Quant aux petites affaires ou à celles qui ne regardent que les particuliers, non-seulement elles marchent avec lenteur, mais souvent elles n’aboutissent point. Apres avoir cheminé péniblement au milieu du dédale administratif que nous venons de décrire, il leur arrive quelquefois de disparaître. Que sont-elles devenues ? Tout le monde l’ignore ; les intéressés ne le savent pas, l’administration ne le sait pas davantage ; car, parmi tous ces pouvoirs qui se les sont passées de main en main, il n’y en a pas un seul qui en fût directement et uniquement responsable.

De riches propriétaires français, qui se sont rendus plusieurs fois en Afrique, avec l’autorisation de M. le ministre de la guerre, pour y visiter les lieux, ont été quatre ou cinq ans sans pouvoir obtenir une concession qui leur était promise.

Beaucoup de pauvres émigrants sont morts dans les carrefours d’Alger, avant qu’on leur ait fait savoir quel lieu on leur assignait pour aller y vivre.

Des colons établis provisoirement sur une partie du sol ont eu le temps d’y bâtir une maison, d’y défricher un champ, d’y faire plusieurs récoltes, avant d’avoir reçu la réponse qui leur annonçait qu’ils pouvaient s’y fixer.

Des concessionnaires, après avoir exécuté largement les conditions qui leur étaient imposées pour se procurer le titre définitif que leur avait promis l’État, Tout demandé en vain sans pouvoir l’obtenir. Ils avaient transformé leur capital en maisons ou en terres cultivées, et ils ne pouvaient ni aliéner celles-ci, ni les donner en hypothèque pour se procurer l’argent dont ils avaient besoin. Plusieurs ont été ainsi amenés à une ruine complète, non qu’ils n’eussent pu produire la richesse, mais parce qu’on les a empêchés de tirer parti de la richesse qu’ils avaient produite.

S’ensuit-il que les fonctionnaires publics en Algérie restent oisifs ? Ils agissent au contraire beaucoup. Tout ce qu’on réglemente en France est réglementé en Afrique, et l’administration s’y mêle en outre de beaucoup de choses dont elle ne s’est encore jamais mêlée parmi nous. Les seuls arrêtés de policé pris par M. le directeur de l’intérieur à Alger rempliraient un volume. Mais presque toutes les forces s’y consument eu débats stériles ou en travaux improductifs. L’administration civile d’Afrique ressemble à une machine sans cesse en action, dont tous les rouages marcheraient à part ou se tiendraient réciproquement en échec. Avec beaucoup de mouvement, elle n’avance pas.

Le tableau que nous présentons ici n’est pas chargé. Si la Chambre pouvait entrer dans le détail, elle se convaincrait que nous avons atténué plutôt qu’exagéré la vérité.

Un pareil état de choses peut-il subsister plus longtemps, messieurs ? En France, une administration complexe, embarrassée, impuissante, comme celle d’Afrique, ralentirait la marche des affaires et nuirait à la prospérité publique. Mais, en Algérie, elle amène à sa suite, ne l’oublions pas, la ruine des familles, le désespoir et la mort des citoyens. Nous avons attiré ou conduit des milliers de nos compatriotes sur le sol de notre conquête ; devons-nous les laisser s’y débattre misérablement contre des obstacles qui ne sont pas inhérents au pays ou à l’entreprise, et qui naissent de nous-mêmes ? Votre Commission, messieurs, a lieu de croire que le gouvernement, frappé comme elle des vices de l’organisation actuelle, songe à réformer celle-ci. Elle vous demande de l’affermir dans cette pensée, en vous y associant. En conséquence, elle vous propose d’insérer à la suite du projet de loi qui vous est soumis, un article additionnel ainsi conçu :

« Il sera rendu compte aux Chambres, dans la session de 1848, de l’organisation de l’administration civile en Algérie. » Cette résolution, toutefois, nous devons le dire, n’a pas été prise d’un accord unanime. La Commission entière a reconnu que l’organisation actuelle des services civils en Afrique était défectueuse. Mais quelques membres ont pensé qu’il suffisait d’exprimer le désir de voir cette organisation modifiée, sans indiquer l’époque précise à laquelle les changements devaient avoir lieu. Faire plus était tout à la fois dangereux et inutile. La majorité n’a point été de cet avis, et elle persiste à proposer— à votre adoption l’article additionnel que nous venons de faire connaître.

Quels sont les changements à faire ? La Commission, messieurs, n’a pas à s’expliquer ici dans le détail. Elle ne peut que signaler d’une manière générale dans quel esprit il lui paraît bon qu’on agisse, ou plutôt, elle l’a déjà indiqué en montrant les vices de l’état actuel. Il lui suffit en ce moment de se résumer. Restreindre à Paris la centralisation dans des limites plus étroites, de telle sorte que si tout le gouvernement des affaires d’Afrique reste en France, une partie de l’administration soit en Afrique même.

En Algérie, décharger les principaux pouvoirs d’une partie de leurs attributions, en restituant celles-ci aux autorités municipales. A Alger, simplifier les rouages de l’administration centrale, y introduire la subordination et l’unité.

Créer cette même unité dans les provinces, y remettre à l’autorité locale la décision de toutes les affaires secondaires, ou lui permettre de les traiter directement avec Paris.

Soumettre partout les autorités administratives à la direction, ou tout au moins à la surveillance et au contrôle du pouvoir politique. Tel est, messieurs, le sens général qu’il nous paraîtrait sage de donner à la réforme.

Le pouvoir qui dirige les affaires en Afrique étant ainsi devenu un, moins dépendant quant au détail, plus agile et plus fort, il paraîtrait nécessaire à la majorité de la Commission de lui poser quelques limites nouvelles, et de donner aux citoyens des garanties plus grandes que celles qu’ils possèdent déjà. Le premier besoin que l’on ressente, quand on vient se fixer dans un pays nouveau, est de savoir précisément quelle est la législation qui y règne, et de pouvoir compter sur sa stabilité. Or, nous ne croyons pas qu’il y ait aujourd’hui personne qui puisse dire avec une complèle exactitude, et avec une certitude absolue, quelles sont les lois françaises qui s’appliquent en Algérie et quelles sont celles qui ne s’y appliquent pas. Les fonctionnaires n’en savent pas beaucoup plus sur ce point que les administrés, les tribunaux que les justiciables. Chacun va souvent au hasard et au jour le jour. La Commission pense qu’il est nécessaire de déterminer enfin officiellement et exactement quelle est la partie de la législation algérienne qui est exceptionnelle, et quelle autre n’est que le droit commun de France.

Déjà, dans quelques matières spéciales, des ordonnances du roi ont fait connaître avec précision en quoi l’on s’écartait de la législation de France. Ce qui a été ainsi réglé pour quelques parties de la législation devrait l’être pour toutes. Nous pensons même que, pour les matières de première importance, on devrait faire en Algérie comme on fait dans les colonies, avoir recours à la loi elle-même. Jusqu’à quel point la législation qui régit les Européens en Afrique peut-elle dès à présent ressembler à celle de France ? Cela dépend beaucoup des circonstances, des matières et des lieux. Nous ne prétendons pas résoudre dans le détail une question si complexe. Ce n’est ni le moment, ni la place. Aujourd’hui, il suffit de bien montrer l’objet final qu’on doit avoir en vue. Nous ne devons pas nous proposer en Algérie la création d’une colonie proprement dite, mais l’extension de la France elle-même au delà de la Méditerranée. Il ne s’agit pas de donner naissance à un peuple nouveau ayant ses lois, ses usages, ses intérêts, et tôt ou tard sa nationalité à part, mais d’implanter en Afrique une population semblable en tout à nous-mêmes. Si ce but ne peut pas être atteint immédiatement, c’est du moins le seul vers lequel il faut constamment et activement tendre.

On peut déjà s’en rapprocher sur quelques points. Aujourd’hui, la liberté des citoyens peut encore être menacée en Algérie de deux manières : par les vices de l’organisation judiciaire, et par l’arbitraire du pouvoir politique. La Chambre sait que la justice n’est point constituée en Afrique comme en France. Non-seulement le juge y est amovible, mais il y reste privé de la plupart des droits que l’on considère en France connue la meilleure sauvegarde de la liberté, de l’honneur et de la vie des citoyens. Le ministère public au contraire y est pourvu d’immenses privilèges qu’il n’a jamais possédés parmi nous. C’est lui qui, par l’effet de sa seule volonté, arrête, incarcère, prévient, relâche, détient les accusés. Il est le chef unique et tout-puissant de la justice. Seul, il propose l’avancement des magistrats ; seul, il a droit de les déférer au ministre de la guerre, qui peut les censurer, les réprimander et les suspendre.

Si le temps n’est pas venir de rendre en Afrique le juge inamovible, du moins peut-on dire dès à présent qu’aucun besoin social ne justifie suffisamment, par sa spécialité et son urgence, la position exceptionnelle et les pouvoirs exorbitants qu’on a donnés au ministère public. Nous croyons savoir que plusieurs des hommes éminents qui, à différents degrés, ont représenté ou représentent encore cette magistrature en Afrique, sont eux-mêmes de cette opinion.

La majorité de la Commission considère également comme étant à la fois très-alarmant et peu efficace le privilège accordé au gouverneur général d’expulser arbitrairement de l’Algérie les hommes qu’il jugerait dangereux d’y conserver. Nous devons dire toutefois que, sur ce point, les avis ont été partagés. Plusieurs membres ont pensé qu’il n’y avait pas de raisons suffisantes pour retirer au gouverneur général un pouvoir dont on n’avait pas abusé jusqu’à présent, et que, dans l’état précaire d’un pays conquis, il était très-nécessaire de le lui conserver. Ces mêmes membres ont fait observer qu’un pouvoir semblable était exercé par les gouverneurs de toutes nos colonies ; ils ont fait remarquer enfin que son exercice en Algérie n’était point entièrement arbitraire, le gouverneur général ne pouvant agir en cette matière qu’après avoir pris l’avis du conseil supérieur, avis qu’il n’est pas, il vrai, obligé de suivre. La majorité de la Commission, sans dire qu’on eût fait abus du pouvoir d’expulsion que possède le gouverneur général, a persisté à croire qu’un tel pouvoir ne devait pas être laissé dans ses mains sans prendre contre l’abus qu’on en pourrait faire des garanties beaucoup plus sérieuses que celles qui existent aujourd’hui. Il ne lui a pas paru que la population civile de l’Algérie, resserrée comme elle l’est entre les indigènes et la mer, détendue, mais en même temps dominée par une armée aussi nombreuse qu’elle-même, pût faire craindre en aucun cas une résistance sérieuse à l’administration qui la dirige ; elle a pensé que c’était s’exagérer singulièrement l’importance que pouvait avoir un citoyen dans notre établissement d’Afrique, que d’armer contre lui le gouvernement d’un droit aussi exceptionnel et aussi rigoureux. Notre péril en Afrique ne naît pas des complots ou de la turbulence d’une population européenne, mais de son absence. Songeons d’abord à attirer et à retenir les Français, nous nous occuperons plus tard à les réprimer. Or, si l’on veut qu’ils viennent et qu’ils restent, il ne faut pas laisser croire à chacun d’eux que sa personne, sa fortune et sa famille sont sans cesse à la merci des volontés d’un seul homme.

Votre Commission croit également qu’il est nécessaire de donner à la propriété des garanties plus complètes que celles dont elle a joui jusqu’à présent.

La propriété territoriale des Européens en Afrique a deux origines : les uns ont acquis la terre des indigènes, les autres l’ont achetée ou reçue de l’État. Dans les pays barbares ou à demi civilisés, tout titre qui ne vient pas originairement de l’État ne donne qu’une assiette mobile à la propriété. Les nations européennes qui ont laissé dans leurs colonies la propriété s’asseoir sur des titres indigènes se sont bientôt jetées dans des embarras inextricables. C’est ce qui est arrivé dernièrement aux Anglais dans la Nouvelle-Zélande, c’est ce qui nous arrive à nous-mêmes en Afrique. Tout le monde sait que les environs d’Alger et de Bone ont été achetés à des indigènes dans les premières années qui ont suivi la conquête, et alors même qu’ils ne pouvaient être parcourus. Il en est résulté que la propriété y est restée confuse et improductive ; confuse, parce que le même champ a été vendu à plusieurs Européens à la fois par des vendeurs dont le droit était nul ou douteux, et qui d’ailleurs n’indiquaient jamais de limites ; improductive, parce qu’elle était confuse, et aussi parce qu’ayant été acquise à vil prix et sans condition, ses possesseurs ont trouvé en général préférable d’attendre la plus-value en laissant leurs terres incultes, que d’en tirer parti en les cultivant. C’est pour porter remède à ce mal, limité dans son étendue mais très-profond, que diverses mesures ont été prises depuis trois ans.

L’ordonnance du 1er octobre 1841, celle du 21 juillet 1846, et enfin trois règlements ministériels de la même année, ont eu ce but. L’intention de la Commission n’est point d’analyser ces différents actes devant la Chambre ; elle se bornera à faire une seule remarque. Il pouvait être utile et même nécessaire de rétablir d’un seul coup, et par une procédure extraordinaire, la propriété sur une base solide, et de lui donner des limites certaines. Mais il est très-regrettable qu’on ait été obligé de remanier à tant de reprises une législation si exceptionnelle et si délicate. Quand on a vu une première ordonnance royale rendue de l’avis du Conseil d’État, ordonnance d’après laquelle les questions de propriété étaient renvoyées devant les tribunaux, bientôt suivie d’une autre ordonnance qui livrait le jugement de ces questions à un corps administratif, puis plusieurs règlements ministériels modifiant, sous forme d’interprétation, les ordonnances, on s’est, avec assez juste raison, inquiété. Toucher de cette manière à l’existence d’un genre particulier de propriétés, c’était ébranler tous les autres, et faire croire qu’en Algérie on ne possédait rien qui ne fût livré à l’arbitraire des ordonnances du roi ou à la mobilité bien plus redoutable des arrêtés ministériels.

Les premières opérations qui ont eu lieu en vertu de ces ordonnances et de ces règlements ont du reste montré, nous devons le dire, dans une effrayante étendue, le mal qu’il s’agissait de guérir, Il résulte des chiffres communiqués à la Commission par M. le ministre de la guerre que les terres réclamées excèdent déjà d’un tiers l’entière superficie des terres existantes ; et s’il faut tirer du début de la procédure un indice sur ce qui doit suivre, les dix onzièmes de ces propriétés seraient déjà réclamés par deux propriétaires à la fois.

Tout ceci ne fût pas arrivé, si l’Etat avait commencé par acquérir les terres comme il l’a fait ailleurs, et les eût ensuite données ou vendues aux Européens. Votre Commission pense qu’il est très-nécessaire que les choses se passent désormais ainsi. L’intérêt des deux races le réclame. Ce n’est que de cette manière qu’on peut arriver à maintenir l’ancienne propriété indigène et à asseoir la nouvelle propriété européenne.

La propriété bien établie sur un titre donné originairement par l’État, il faut qu’on ne craigne pas de la voir reprise. Aujourd’hui la concession est faite par ordonnance royale, et elle peut être retirée par arrêté ministériel, sauf recours au roi dans son conseil. Il est à désirer que l’acte qui ôte la concession soit accompagné de la même solennité et environné des mêmes précautions que celui qui l’accorde.

La Chambre sait quel abus déplorable il a été fait, dans d’autres temps, de l’expropriation pour cause d’utilité publique, et comment le droit même de propriété s’en était trouvé connue obscurci et ébranlé. L’ordonnance du 1° octobre 1844 a mis fin à ces désordres, mais elle ne statue que pour les territoires civils. Dans tout le reste de l'Algérie, le système antérieur à l’ordonnance de 1844 est eu vigueur : l’expropriation est décidée par le gouverneur général ; elle a lieu pour toute cause ; la prise de possession est immédiate ; l'indemnité fixée par le conseil d’administration et payée en rente ne vient que plus tard. Or, en dehors des territoires civils, une foule d’Européens sont appelés chaque jour à devenir propriétaires. Il n’est ni juste ni sage de refuser à leurs propriétés la garantie qu’on accorde à celles des autres.

Nous avons dit qu’il était très-nécessaire, dans l’intérêt même de l’administration, et pour faciliter la liberté de ses mouvements, de créer des municipalités en Algérie. Une telle création n’importe pas moins à l’intérêt des citoyens qu’au bon ordre administratif. Un pays où les traces même de la commune n’existent pas, oià les habitants d’une ville sont privés non-seulement du droit d’administrer leurs affaires, mais de l’avantage de les voir gérer sous leurs yeux, cela, messieurs, est entièrement nouveau dans le monde. Rien de semblable ne s’était jamais vu, surtout à l’origine des sociétés coloniales. Quand la cité vient de naître, ses besoins sont si nombreux, si variés, si changeants, si particuliers, que le pouvoir local seul peut les connaître à temps, en comprendre l’étendue et les satisfaire. Les institutions municipales sont non-seulement utiles alors, mais absolument nécessaires ; à ce point qu’on a vu des colonies s’établir presque sans lois, sans liberté polilique, et pour ainsi dire sans gouvernement, mais qu’on ne pourrait en citer, dans toute l’histoire du monde, une seule qui ait été privée de la vie municipale.

On ne saurait se figurer la perte de temps et d’argent, les souffrances sociales, les misères individuelles qu’a produites en Afrique l'absence du pouvoir municipal. La commune n’étant représentée particulièrement par personne, n’ayant pas un ordonnateur unique pour ses dépenses, étant souvent placée loin du pouvoir qui la dirige, n’obtient presque jamais à propos ou d’une manière suffisante les fonds nécessaires à ses besoins.

La Commission est instruite que le gouvernement s’occupe en ce moment d’instituer le pouvoir municipal en Afrique ; elle l’en félicite. L’œuvre est pressante ; on peut prévoir qu’elle sera difficile. L’état de choses actuel, tout vicieux qu’il est, a déjà créé des habitudes et des préjugés difficiles à vaincre. Sa destruction ne peut manquer d’ailleurs de diminuer les attributions de plusieurs des pouvoirs existants, de leur ôler le maniement d’une partie des deniers publics, et de les faire déchoir à leurs propres yeux. On cherchera donc, soit directement, soit indirectement, à s’y opposer. Nous espérons que le gouvernement aura l’énergie nécessaire pour surmonter de telles résistances.

L’ordonnance du 15 avril 1845, dans son article 104, a voulu que plusieurs Européens fissent partie des Commissions consultatives d’arrondissement, concurremment avec les chefs de service ; c’était introduire dans l’administration du pays le principe de l’intervention indirecte des citoyens. Il est à désirer, messieurs, que ce germe se développe, et que les intérêts et les idées de la population européenne trouvent près des autorités locales, non-seulement un accès facile, mais des organes habituels et officiels. Sans donner à la presse une liberté illimitée, il serait sage de la renfermer dans des limites moins étroites que celles entre lesquelles elle se meut aujourd’hui. A la censure qui la supprime, il conviendrait de substituer une ordonnance qui la réglementât. Qu’on lui interdise de traiter certains sujets dangereux pour notre domination en Afrique, cela est possible et même nécessaire. Notre législation française, elle-même, contient des restrictions analogues ; mais qu’on lui livre la libre discussion du reste.

Quelques membres ont dit qu’il était impossible de trouver pour la presse un état intermédiaire entre l’indépendance entière et l’asservissement complet ; que toute mesure préventive détruirait radicalement la liberté, et ne laisserait à l’écrivain aucune garantie ; qu’ainsi, entre une législation purement répressive et la censure, on ne trouverait jamais rien. La majorité de votre Commission n’a pas été de cet avis. Elle ne croit pas le problème aussi insoluble qu’on vient de le dire, elle pense que sa solution doit être cherchée, et qu’il importe beaucoup de la trouver. Cela importe à la fois au gouvernement et aux citoyens. Tant que la presse d’Afrique sera sous le régime de la censure, l’administration locale de l’Algérie sera responsable de tout ce qui s’imprime dans les journaux qu’elle autorise, y fût-elle étrangère ; et nous serons exposés à voir le scandale d’une presse officielle blâmant et quelquefois insultant les grands pouvoirs de l’État.

Sans doute l’administration qui dirige les affaires en Afrique doit être armée de grands pouvoirs ; il faut qu’elle puisse se mouvoir avec agilité et vigueur ; mais il faut en même temps que le pays soit toujours à même de savoir ce qu’elle fait. Des fonctionnaires munis de si grandes prérogatives, placés si loin de l’œil du public, agissant d’après des règles si exceptionnelles et si peu connues, doivent être journellement surveillés et contenus. Les désordres qui ont plusieurs fois éclaté dans l’administration civile d’Afrique n’indiquent-ils pas assez combien il est nécessaire d’entourer de la publicité la plus grande et la plus constante tout ce qui se passe dans son sein ?

Après nous être occupés de la condition des Français en Algérie, il convient de dire un mot de celle des étrangers. Les étrangers qui habitent aujourd’hui le territoire de l’ancienne régence y sont soumis à quelques-unes des charges dont, en France, on les dispense, telles que le service de la milice, par exemple ; mais ils ne possèdent pas légalement plus de droits. Cet état de choses est tout à la fois gênant pour eux, fâcheux et même dangereux pour nous. La plupart des étrangers qui viennent en Algérie ne s’y rendent pas, comme en France, pour y faire un court séjour. Ils désirent s’y fixer. Sur ce point, leur volonté et notre intérêt sont d’accord.

Les y retenir longtemps dans la situation exceptionnelle et dure où les ont placés nos lois, les priver, s’ils n’ont pas obtenu du roi l’autorisation d’y établir leur domicile, de la jouissance des droits civils ; les soumettre à la rigueur des dispositions du Code de procédure ; leur fermer enfin, jusqu’à ce qu’ils aient été naturalisés, comme le veut la constitution de l’an VIII, l’entrée de toutes les carrières, et leur défendre l’exercice de toutes les fonctions publiques quelconques ; c’est leur imposer une condition intolérable, les rendre mobiles et inquiets, et aller contre le but qu’on se propose. On ne saurait non plus, sans jeter une profonde perturbation dans l’administration de la justice, laisser subsister l’état de choses actuel. En Algérie comme en France, les procès qui naissent entre les étrangers sur la plupart des plus importantes questions, notamment sur les questions d’État, sont de la compétence des consuls. Ils n’arrivent point devant nos tribunaux, ou du moins ils ne sont portés à leur connaissance que par le libre choix des plaideurs. Cela n’a pas d’inconvénient en France, parce que les étrangers sont en petit nombre, comparés au reste de la population, et conséquemment que les procès qui s’élèvent entre eux sont rares. Mais en Afrique, où le nombre des étrangers égale, s’il ne surpasse pas, celui des Français, ces sortes de litiges sont si fréquents, que la juridiction de nos propres tribunaux perd son caractère, et devient pour ainsi dire la juridiction exceptionnelle.

Nous savons que le gouvernement s’occupe de cette question. Nous insistons vivement pour qu’elle soit bientôt résolue. Dans tout ce qui précède, nous venons d’indiquer d’une façon succincte et générale de quelle manière il nous semblait utile de gouverner et d’administrer l’Algérie. Nous n’avons rien dit encore de la première de toutes les conditions de succès, de celle qui les renferme et les résume toutes ; celle-là ne se rencontre pas en Afrique, mais en France même. Jusqu’à présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des Chambres et surtout dans les conseils du gouvernement, le rang que son importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas vu cependant jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État sr livrassent à l’élude de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun d’eux en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude ardente, prévoyante et soutenue, qu’un gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y est pas rencontrée.

La Commission, messieurs, eût cru manquer à son premier devoir envers vous et envers elle-même, si elle vous avait caché sur ce point sa pensée. Elle l’exprime en ce moment avec mesure, mais elle n’hésite pas à l’exprimer.

Elle croit qu’il fallait que ce qu’elle vient de dire fût dit, et elle le dit sans préoccupation de personnes ni de parti, par le simple et pur amour du hien public.

Tant que les choses se passeront ainsi, les améliorations de détails, les réformes administratives, les changements d’hommes, resteront, croyez-le, inefficaces. Les avis les plus salutaires seront perdus, les meilleures intentions deviendront stériles. Tout sera, au contraire, possible et presque facile, le jour où le gouvernement et les Chambres, prenant enfin en main la direction de cette grande affaire, la conduiront avec la résolution, l’attention et la suite qu’elle réclame.

INCIDENT RELATIF A L’EXPÉDITION DE LA KABYLIE

La Commission, avant de passer à la discussion des différents. crédits qui vous sont demandés, croit devoir vous entretenir d’un grave incident qui a eu lieu dans son sein. La Commission n’était réunie que depuis peu de temps, lorsqu’elle fut instruite qu’on préparait en Afrique une expédition ayant pour but d’entrer dans la Kabylie. Un pareil événement ne pouvait manquer de la surprendre et la préoccuper vivement ; car il était de nature à apporter des modifications profondes dans la situation des choses en Afrique ; il pouvait influer puissamment sur l'effectif, et par l’effectif, sur tous les crédits dont vous lui aviez remis l’examen.

La totalité de ses membres accueillit ces bruits avec regret, et tous semblèrent partager le désir que l’expédition n’eût pas lieu. Pour éclaircir ses doutes, la Commission pria M. le ministre de la guerre de se rendre dans son sein. Elle lui demanda si la nouvelle qui se répandait était fondée. M. le ministre de la guerre reconnut qu’en effet une expédition se préparait ; qu’elle devait se diriger d’Alger et de Sétif sur Bougie dans les premiers jours de mai ; mais il ajouta qu’elle n’aurait qu’un caractère pacifique. Quand la Commission, à l’appui de ses paroles, une lettre de M. le maréchal Bugeaud, qui, tout en donnant les mêmes assurances, semblait regretter qu’on ne dût pas combattre, la soumission des indigènes n’étant jamais certaine jusqu’à ce que, suivant leur expression, la poudre eût parlé.

La mesure, étant ainsi officiellement annoncée, devint l’objet d’un débat dans le sein de la Commission. Quelques membres se montrèrent satisfaits des explications que M. le ministre avait données ; la grande majorité persista à penser que l’expédition était regrettable, et qu’il était très à désirer que le gouvernement consentît à l’empêcher. Il parut même convenable de formuler, pour être plus tard reproduite dans le rapport, l’opinion de la Commission. On déclara que la majorité de ses membres trouvait l’expédition impolitique, dangereuse, et la croyait de nature à rendre nécessaire un accroissement d’effectif. Cette délibération, combattue comme trop absolue dans les idées et trop vive dans l’expression, par quelques uns même de ceux qui blâmaient l’entreprise, fut inscrite au procès verbal

La ferait-on connaître au gouvernement ? La majorité des membres de la Commission le crut indispensable et urgent. Mais par quel moyen ?

Les uns pensèrent qu’il fallait prier M. le ministre de la guerre de se rendre de nouveau près de la Commission, et là lui communiquer de vive voix les impressions que sa première entrevue avait laissées. D’autres dirent qu’il était plus convenable et plus conforme aux égards que la Commission devait aux ministres du roi, que ce fût M. le président lui-même qui se rendît chez le ministre, lui portât l’expression de l’opinion de la Commission, et lui exposât les motifs sur lesquels cette opinion était fondée. Ce mode fut attaqué par plusieurs membres de la minorité, qui déclarèrent qu’une pareille forme ferait ressembler l’avis de la majorité à une injonction, et pourrait faire accuser la majorité d’avoir voulu porter atteinte à la prérogative de la Couronne. La majorité répondit que sa démarche ne pouvait sérieusement rien faire supposer de semblable ; qu’elle ne voulait qu’exprimer au gouvernement une opinion qu’il devait désirer lui-même fonnaître ; qu’en chargeant son président délaisser dans les mains de M. le ministre de la guerre une copie certifiée de son procès— verbal, elle n’entendait faire autre chose que de donner à sa pensée un caractère précis et certain qui permît au gouvernement d’en bien apprécier le sens.

En vertu de cette délibération, M. le président se rendit auprès de M. le ministre de la guerre, lui lit connaître les opinions de la Commission, et laissa la copie du procès-verbal qui les constatait.

La Commission reçut le 11 avril, de M. le ministre de la guerre, une lettre par laquelle le gouvernement du roi, après avoir exprimé la surprise qu’il avait éprouvée en voyant la Commission prendre une délibération sur une question qui rentre exclusivement dans les attributions de la prérogative royale refusait de recevoir la communication qui lui était faite.

Voilà les faits, messieurs ; la Chambre comprend qu’ils sont très, graves.

La majorité de la Commission a-t-elle eu tort ou raison de penser que l’expédition de la Kabylie était dangereuse et impolitique ? A-t-elle, comme l’en accuse clairement le gouvernement, outrepassé ses pouvoirs et ceux de la Chambre, en exprimant son opinion à cet égard à M. le ministre de la guerre ? C’est ce que nous allons examiner.

La question de la Kabylie n’est pas nouvelle, messieurs ; il n’y en a guère qui ait été déjà plus souvent examinée par le gouvernement et les Chambres. Non-seulement elle avait été souvent l’objet d’un examen, mais elle avait toujours reçu jusqu’ici la même solution de la part des grands pouvoirs de l’État. Toutes les Commissions qui se sont occupées des affaires d’Afrique depuis plusieurs années, la Commission de 1844, celle de 1845, celle de 1846, ont exprimé, avec une énergie croissante, cette idée qu’une expédition ne devait pas être faite dans la Kabylie. Le gouvernement n’a pas été moins explicite. A plusieurs reprises, M. le maréchal Soult a exprimé devant la Chambre la même opinion. Cette opinion a été professée, il y a peu de temps encore, par M. le ministre de la guerre. Il en a fourni lui-même la preuve à la Commission, en faisant passer sous ses yeux quelques parties de sa correspondance avec M. le gouverneur général.

Maintenant, s’agit-il bien aujourd’hui de la même expédition de la Kabylie dont il a été question jusqu’ici, ou d’une entreprise ayant un autre caractère ? On a parlé d’une promenade militaire, d’une exploration pacifique. Messieurs, traitons sérieusement les choses sérieuses. Qu’on dise, ce l’on veut, qu’aujourd’hui l’expédition de la Kabylie s’opère dans des circonstances plus favorables que celles qu’elle eût précédemment rencontrées ; cela se peut. Mais qu’on ne cherche pas à lui donner une physionomie nouvelle, sous laquelle ceux même qui l’ont conçue et qui l’exécutent ne l’envisagent point.

Le Moniteur algérien du 10 mai constate qu’on s’est étrangement trompé en France, si l’on a cru que toute la Kabylie avait fait sa soumission. Il y a encore trente à quarante lieues de Kabylie sur une largeur de vingt-cinq lieues qui, sauf les trois tribus voisines de Bougie, ne renferment que des populations insoumises.

Le même jour, M. le gouverneur général annonce à celles-ci, dans une proclamation, que l’armée va entrer sur leur territoire pour en chasser les aventuriers qui y prêchent la guerre contre la France. Il leur déclare qu’il n’a point le désir de combattre et de dévaster les propriétés, mais que, s’il est parmi eux des hommes qui veulent la guerre, ils le trouveront prêt à l’accepter. N’équivoquons donc point, messieurs. Soumettre la Kabylie par les armes de même qu’on a déjà soumis le reste du pays, voilà, aujourd’hui comme précédemment, le but qu’on se propose. Dix mille hommes d’excellentes troupes, divisés en deux corps d’armée, marchent en ce moment contre les Kabyles. Quoique ceux-ci soient très-énergiques, et qu’ils soient retranchés dans des montagnes d’un accès difficile, ils plieront devant nos armes, cela est très-certain. Nous connaissons trop bien aujourd’hui les indigènes de l’Algérie et leur manière de combattre, pour pouvoir en douter. Il est possible et même probable que la prépondérance de nos forces rende la résistance peu prolongée, ou peut-être qu’elle la prévienne. Ce n’est pas là que sont les inconvénients et les périls de l’entreprise.

Qu’allons-nous faire en Kabylie ? S’agit-il d’acquérir un pays où l’agriculture et l’industrie européenne puissent s’établir ? Mais la population y est aussi dense que dans plusieurs de nos départements. La propriété y est divisée et possédée comme en Europe. Le champ de la colonisation n’est donc pas là.

Si nous ne pouvons pas aller utilement sur le territoire des Kabyles, avons-nous du moins à craindre qu’ils ne viennent nous inquiéter sur le nôtre ? M. le maréchal Bugeaud le disait lui-même à la Chambre : Les populations de la Kabylie ne sont ni envahissantes, ni hostiles ; elles se défendent vigoureusement quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas.

Leur soumission complète, il est vrai, la conquête de l’ancienne régence. Mais qui pressait de la compléter ? Notre bonne fortune avait voulu que nous rencontrassions en Algérie cette facilité singulière et que peu de conquérants ont trouvée : d’un pays divisé en deux zones entièrement distinctes, et partagé entre deux faces si complètement différentes, qu’on pouvait prendre chacune d’elles à part, la vaincre à loisir et la soumettre isolément. Est-il sage de négliger un si heureux hasard ?

Nous allons vaincre les Kabyles ; mais comment les gouvernerons-nous après les avoir vaincus ?

La Chambre sait que la tribu kabyle ne ressemble en rien à la tribu arabe ; chez l’Arabe, la constitution de la société est aussi aristocratique qu’on puisse la concevoir ; en dominant l’aristocratie, on lient donc tout le reste. Chez le Kabyle, la forme de la propriété et l’organisation du gouvernement sont aussi démocratiques qu’on puisse l’imaginer ; dans la Kabylie, les tribus sont petites, remuantes, moins fanatiques que les tribus arabes, mais bien plus amoureuses de leur indépendance qu’elles n’ont jamais livrée à personne. Chez elle, chaque homme se mêle des affaires publiques  ; l’autorité qui la dirige est faible, l’élection y fait sans cesse passer le pouvoir de main en main. Si on voulait chercher un point de comparaison en Europe, on dirait que les habitants de la Kabylie ressemblent aux Suisses des petits cantons dans le moyen âge. Croit-on que d’ici à longtemps une telle population restera tranquille sous notre empire, qu’elle nous obéira sans être surveillée et comprimée par des établissements militaires Ibndés fondés dans son sein ; qu’elle acceptera avec docilité les chefs que nous allons entreprendre de lui donner, et que si elle les repousse, nous ne serons pas forcés de venir plusieurs fois, les armes à la main, les rétablir ou les défendre ? Forcés d’administrer des peuplades qui sont divisées par des inimitiés séculaires, pourrons-nous prendre en main les intérêts des unes, sans nous attirer l’hostilité des autres ? Si nos amis et les dissidents, comme le dit la proclamation de M. le maréchal, se font entre eux la guerre, ne serons-nous pas forcés à intervenir de nouveau ? La mesure qu’on prend aujourd’hui n’est donc que le commencement d’une grande série de mesures qu’il va falloir prendre ; c’est évidemment le premier pas dans une longue route qu’il faudra de toute nécessité maintenant parcourir, et au bout de laquelle, messieurs, se trouve non un échec à nos armes, mais un accroissement inévitable de nos embarras en Afrique, de notre armée et de nos dépenses.

La Commission des crédits extraordinaires disait l’an dernier : nous croyons que des relations pacifiques sont le meilleur, et peut-être le plus prompt moyen d’assurer la soumission des Kabyles. Jamais prévision des Chambres ne s’était mieux et plus rapidement réalisée : déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous et s’offraient de reconnaître notre suprématie. Ce mouvement pacifique agitait celles même qui n’y cédaient point encore. N’était-il pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussissait si bien, on ne prendrait pas les armes ? Vous ne trouverez donc rien d’étrange à ce que votre Commission se soit émue comme vous-mêmes, en apprenant l’expédition qu’on exécute.

Maintenant, lu majorité de la Commission a-t-elle eu tort de manifester au gouvernement les impressions que cette nouvelle inattendue faisait naître dans son sein ? A-t-elle mérité qu’on refusât même de l’entendre, en lui disant qu’elle outre-passait les pouvoirs de la Chambre et qu’elle entreprenait sur les droits de la couronne ?


La Chambre comprendra que de tels reproches aient été vivement ressentis et ne puissent rester sans réponse. Comment ! messieurs, le gouvernement a saisi la Chambre de toutes les questions d’Afrique, en lui présentant les lois de crédits nécessaires aux différents services ; à son tour, la Chambre nous a chargés d’examiner la situation des affaires en Algérie, et de lui proposer le vote des crédits que nous croirons utiles ; survient, non point un détail d’opérations militaires, mais un grand fait, un fait entièrement nouveau et inattendu, qui doit bientôt changer la face des affaires ; l’effectif qu’on nous demande de fixer peut en être modifié ; ces crédits, qu’on soumet à notre examen, en deviendront sans doute insuffisants ; et la Commission aura outre-passé ses pouvoirs en faisant connaître au gouvernement que telles étaient à ses yeux les conséquences inévitables de la résolution qu’il allait prendre ! En vérité, cela peut bien se dire, mais ne saurait se comprendre. Ce que la Commission a fait ici, deux Commissions de la Chambre l’avaient fait avant elle. Si celles-ci avaient agi inconstitutionnellement, pourquoi le cabinet les a-t-elles écoutées ? Si elles étaient restées dans les limites de la constitution, pourquoi ce même cabinet refuse-t-il de nous entendre, et nous adresse-t-il un reproche qu’il ne leur— a pas adressé ? Quant à la raison tirée de la forme que la majorité de la Commission aurait donnée à sa communication, la Chambre nous permettra de ne pas tenir cette raison pour sérieuse. Ce qui a été fait dans cette circonstance a été fait dans mille autres. Tous les jours les Commissions, et surtout les Commissions de finances, mettent par écrit les observations et les avis qu’elles croient devoir soumettre au gouvernement, et placent sous ses yeux une rédaction qui précise leur pensée.

La Charte donne au roi, dit-on, la libre disposition des forces de terre et de mer. Qui le nie ? Avons-nous prétendu contester au roi l’usage de cette prérogative, ou en gêner en quoi que ce soit l’exercice ? empêchions-nous le gouvernement de permettre l’expédition parce que nous l’avertissions qu’elle nous paraissait, comme elle nous paraît encore, impolitique iipic et dangereuse ? Le gouvernement restait assurément libre de l’entreprendre. Nous ne voulions qu’une chose, dégager notre responsabilité, la vôtre, messieurs, et remplir notre devoir.

La majorité de la Commission persiste à croire qu’elle aurait manqué à ses obligations les plus claires et les plus pressantes, si elle eût agi autrement qu’elle n’a fait. Elle continue à penser que les raisons qu’elle a données pour éclairer à temps le gouvernement sur les résultats politiques et financiers de l’expédition qui allait se faire étaient puissantes, et qu’il était plus facile de refuser de les entendre que d’y répondre d’une manière convaincante. î

EXAMEN DÉTAILLÉ DES CRÉDITS

CHAPITRE IX

SOLDE ET ENTRETIEN DES TROUPES, 14, 950, 350 FR C’est surtout en matière d’effectif que les prévisions des Chambres sont sans cesse trompées, et que l’incertitude du chiffre réel est toujours très-grande. La Chambre se souvient comment, en 1846, elle a arrêté le chiffre de l’armée d’Afrique à 94,000 hommes, et comment le rapport des crédits de 1846 nous a fait connaître que, dans cette même année, le nombre des troupes existant en Afrique a été réellement de 101 ,779 hommes.

La Commission avait d’autant plus lieu de craindre qu’il en fût de même aujourd’hui, qu’elle ne trouvait aucune concordance entre le tableau de l’armée d’Afrique que M. le ministre de la guerre lui communiquait, et celui qui résultait, tout à la fois, du même tableau publié en Afrique par les soins de M. le gouverneur général, et du livret même d’emplacement qui avait été soumis à la Commission sur sa demande. Dans l’un il apparaissait que nous avions vingt-quatre régiments d’infanterie en Afrique, et dans les autres vingt-un seulement ; là on portait cinq régiments de cavalerie, et ici quatre seulement.

M. le ministre de la guerre, entendu sur ce point, a reconnu qu’il y avait en effet en Afrique trois régiments d’infanterie de moins et rm régiment de cavalerie de plus que ne semblait l’indiquer le tableau communiqué par lui. L’erreur provient de ce que, dans les bureaux du ministère de la guerre, on s’est basé sur un état de choses antérieur à la situation actuelle. M. le ministre de la guerre, interrogé dans le sein de la Commission à l’occasion de l’effectif, sur le fait de savoir si, malgré l’expédition de Kabylie, le chiffre de 94,000 hommes ne serait pas dépassé pour 1847, a déclaré positivement que non. Nous considérons cette affirmation comme très-importante, et nous croyons devoir en prendre acte. Il est arrivé quelquefois de laisser en Afrique les soldats d’un régiment dont on ramenait les cadres seulement en France. Votre Commission croit devoir se prononcer hautement contre cette mesure, qui, à ses yeux, tendrait à désorganiser notre armée, et à y détruire l’esprit de corps, si utile à conserver. La question de l’effectif a naturellement amené l’attention de votre Commission sur les différents emplois qu’on devait faire des troupes en Afrique.

La majorité de la Commission, sans vouloir poser une base absolue, adhère cependant fortement au principe qu’on ne doit employer les soldats qu’à des travaux, ayant un caractère militaire, tels que fortifications, retranchements, routes, hôpitaux, magasins, casernes. Une minorité de la Commission a été plus loin, et a demandé que l’interdiction d’occuper les troupes à d’autres choses qu’à des travaux militaires fût absolue et ne put souffrir, en aucun cas, d’exception.

Vivres. — L’effectif prévu au budget 1847 étant accru de 34,000 fr., il est naturel que les dépenses nécessaires aux vivres et au chauffage croissent dans une proportion analogue. La Commission n’a donc pas fait difficulté d’allouer le crédit de 3,894,066 fr. qui vous est demandé pour cet objet.

Mais elle a voulu se rendre un compte exact de la manière dont on s’était procuré les vivres nécessaires à l’alimentation de nos troupes. La Chambre comprend que cela importe beaucoup, non-seulement au bien-être de l’armée, mais au développement de la colonisation européenne en Afrique. Voici, sur ce point, les renseignements qui nous ont été fournis par M. le ministre de la guerre. Pour que le tableau soit complet, nous y ajouterons ce qui se rapporte à la nourriture des chevaux et autres animaux attachés au service de l’armée, anticipant ainsi quelque peu sur ce que nous aurons à dire au chapitre xv.

L’approvisionnement de l’armée se fait partie en Algérie, partie au dehors. En blé, l’Algérie n’a fourni qu’un peu plus du tiers de l’approvisionnement de l’armée durant les années 1845, 44 et 45 ; en orge, la moitié ; en viande et en fourrage, la totalité.

Le blé a été payé moyennement dans le pays. 15 Fr. 46,21
Celui qu’on a tiré de l’étranger 18 10,94
Il valait, à la même époque, en France 25 03,17
L’orge a été payée en Algérie   9 36 »
A l’étranger 12 95 »

En 1846, la viande a manqué en partie ; il a fallu faire venir des bœufs d’Espagne.

Dans la même aimée, la récolte du foin ayant manqué, on a été obligé d’acheter au dehors 207, 300 quintaux de cette marchandise, pour lesquels on a dépensé 2, 694, 471 fr. Il y a du foin qui est ainsi revenu, prix d’achat et frais de transport compris, à 23 fr, 77 c. le quintal.

On s’est plaint souvent et très amèrement en Algérie de la manière dont l’Administration procède à l’approvisionnement de l’armée. Beaucoup de faits ont été cités, qui, tous, tendaient à prouver que l’Administration négligeait quelquefois les ressources du pays, ou ne consentait à les utiliser qu’en payant les denrées à vil prix, tandis qu’elle allait s’approvisionner chèrement ailleurs. Ces plaintes se sont surtout élevées à l’occasion des achats de fourrages. Plusieurs cultivatenrs d’Afriqne ont prétendu que le prix que l’Administration mettait à leurs fourrages annulait pour eux tout profit, La Commission n’a pas pu vérifier ce qu’il y a de vrai, de faux ou d’exagéré dans ces plaintes. Elle constate seulement qu’elles ont été très-nombreuses et très-vives, et qu’elles doivent fixer, à un haut point, l’attention de M. le ministre de la guerre. Ceci n’est point seulement une question de subsistances et de budget, mais de politique et de colonisation.

La France a un très-grand intérêt à ce que les Européens d’Afrique produisent bientôt en quantité suffisante, les denrées qui sont nécessaires à leur consommation et à celle de l’armée. Or, qu’on ne s’y trompe pas, le moyen le plus énergique et le plus efficace dont on puisse se servir pour atteindre ce résultat, c’est de faire que l’écoulement de leurs produits soit régulier et facile, et que le prix en soit suffisant. On doit le désirer également au point de vue de l’intérêt financier du pays ; car, lorsque le travail sera rémunérateur, les produits seront abondants, et, au bout d’un certain temps, leur abondance fera naturellement baisser leurs prix. Nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il faille, dans la vue de donner

une prime à l’agriculture algérienne, acheter en Afrique les produits plus cher qu’on ne les payerait ailleurs ; nous croyons seulemeni qu’il serait peu politique et même peu économique de tendre à les y obtenir à vil prix, ou de faire subir aux producteurs des conditions difficiles à remplir. N’oublions pas que l’État est encore en Algérie dans une situation très-exceptionnelle. Principal et quelquefois unique consommateur, il domine les marchés et y fixe les prix. Que si, profitant de cette position particulière, il paralysait les productions en n’achetant les produits qu’au-dessous de leur valeur, ou en fixant des prix qui exclueraient la possibilité, ou même la probabilité d’un profit raisonnable, il ne nuirait pas seulement aux cultivateurs d’Afrique, il se nuirait à lui-même, et, pour faire un petit gain, il s’imposerait à la longue d’immenses dépenses. Nous devons, du reste, dire à la Chambre que M. le ministre de la guerre a paru aussi pénétré que nous-mêmes de ces vérités, et a exprimé la volonté d’en faire l’application continue.

CHAPITRE XXIX

SERVICES MILITAIRES INDIGÈNES, 462,000 FR.

Le gouvernement demande un crédit de 432,000 fr. pour maintenir à 200 hommes l’effectif des escadrons de spahis dans la province de Constantine. Votre Commission approuve cette dépense. Avant l'ordonnance du 21 juillet 1845, la province de Constantine possédait 8 escadrons de spahis, qui, à 200 hommes par escadron, donnaient 1,600 cavaliers. Si les 8 escadrons étaient réduits à 6, et l’effectif de chaque escadron à 150 chevaux, il en résulterait la nécessité de licencier 700 cavaliers. Il y aurait beaucoup d’ inconvénients à prendre une telle mesure.

La création des escadrons de spahis a eu dans toute l’Algérie cet avantage, d’attirer sous nos drapeaux et de retenir dans nos rangs les indigènes, qui, ayant le goût et l’habitude du service militaire, iraient probablement servir nos ennemis s’ils ne nous servaient pas nous-mêmes. Mais leur utilité dans la province de Constantine est plus directe encore et bien plus grande. Là, les escadrons de spahis ne sont pas formés d’aventuriers ; c’est l’aristocratie militaire du pays qui les compose. Dans la province de Constantine, les spahis ne

sont pas seulement un des éléments de la force matérielle, ils forment un grand moyen de gouvernement. Il serait bien imprudent de licencier une pareille troupe. Nous ajoutons qu’il faut bien prendre garde de dégoûter de notre service les hommes qui le composent. Une application trop habituelle, trop minutieuse, trop détaillée et trop stricte de notre discipline européenne, aurait vraisemblablement ce résultat. L'arabe des hautes classes ne pourrait pas supporter longtemps de telles gênes. Que voulons-nous en créant des corps indigènes ? Obtenir une force militaire, sans doute ; mais c’est là l’objet secondaire. Ce que nous voulons surtout, c’est attacher dans notre armée, à notre service, des hommes du pays, connaissant le pays et y exerçant de l’influence. Ne nous laissons pas éloigner de ce second but, qui est le principal, en voulant trop nous approcher du premier.

CHAPITRE XXXI

SERVICES CIVILS 307, 900 FR

.

Le gouvernement demande qu’on lui alloue un crédit de 8, 100 fr. pour créer une justice de paix à Coléah. La Commission pense que la création est utile, et elle ne vous proposera pas de refuser le crédit. Toutefois, elle ne peut s’empêcher de remarquer qu’un pareil article aurait été mieux placé au budget que dans la loi des crédits extraordinaires. La ville de Coléah est occupée par les Européens depuis longtemps. Sa population européenne a peu varié depuis quelques années. Rien n’annonce que ses développements doivent être rapides. Le besoin qui se manifeste aujourd’hui n’a donc rien d’imprévu ni de particulièrement pressant, et la place du crédit en question devait évidemment se trouver au budget. Dans ce même chapitre XXXI , un crédit de 307,900 fr. vous est demandé pour accroître de 126 employés les services financiers, et pourvoir à leur installation.

La Commission a déjà eu l’occasion d’exprimer son opinion à ce sujet. Ce qui surabonde en Afrique, ce sont les administrations centrales ; ce qui manque plus ou moins partout, ce sont les agents d’exécution. La Commission ne propose donc pas à la Chambre de refuser le crédit, mais elle espère que le gouvernement ne se bornera pas à accroître le personnel des services, et qu’il sentira la nécessité urgente de les réorganiser.

25,000 fr. sont demandés à ce même chapitre pour développer le service de la conservation des forêts. Nous vous proposons d’accorder ce crédit. L’Algérie possède un grand nombre de forêts, dont plusieurs promettent des ressources très-précieuses. Il importe que ces forêts, celles surtout qui avoisinent les terrains métallurgiques, soient bientôt mises en état de pouvoir être aménagées, rien ne serait plus propre à amener une population européenne sur le sol de l’Afrique, que d’y faciliter l’exploitation sur place du minerai que certaines portions du sol algérien recèlent en abondance. Autour de l’usine s’établirait bientôt le village. Mais, pour prospérer, ces entreprises si utiles à l’avenir de la colonisation du pays ont besoin de trouver à leur portée le combustible qu’elles emploient. Ce combustible existe dans les forêts voisines des mines. Il est très à désirer qu’on puisse bientôt en tirer parti.

CHAPITRE XXXII

COLONISATION, 200,000 FR.

Un crédit de 200,000 fr. est demandé à la Chambre pour acheter l’établissement de villages à la Stidia et à Sainte-Léonie. 900 Allemands des deux sexes et de tout âge ont été transportés par les soins du gouvernement, aux mois de septembre et d’octobre 1846, sur la côte d’Afrique, et débarqués à Oran. Ces étrangers étaient affaiblis par la misère et la maladie. Ils arrivaient sans ressources ; un très-grand nombre avait déjà succombé dans la traversée, un plus grand nombre encore mourut peu après être arrivés. Il est vraisemblable qu’ils eussent presque tous péri, si on n’était venu à leur aide. Par les ordres de M. le gouverneur-général, ils furent conduits dans les environs de Mostaganem, sur les territoires de la Stidia et de Sainte-Léonie. Là on les nourrit, on leur bâtit des maisons, ou défricha et on sema leurs champs ; en un mot, on leur donna les moyens de vivre qu’ils n’avaient pas. Le crédit qu’on vous demande est destiné à continuer cette œuvre de charité publique, plus encore que de colonisation. Votre Commission ne vous propose pas de repousser un crédit qui a un pareil objet. Elle a approuvé qu’on fût venu au secours de cette malheureuse population, que nous ne pouvions laisser périr sur les rivages de l’Algérie, après l’y avoir conduite nous-mêmes. Mais elle s’est étonnée qu’on l’y eût conduite.

Interrogé sur ce point, M. le ministre de la guerre a répondu que les Allemands dont il est question avaient originairement l’intention de se rendre au Brésil. Arrivés à Dunkerque, ils manquaient de moyens de transports et de ressources pour s’en procurer, et ils devenaient un sujet d’embarras et d’inquiétude pour la ville. L’affaire fut soumise au conseil des ministres, qui décida que ces étrangers seraient immédiatement transportés en Algérie. est permis de regretter vivement, messieurs, que cette décision ait été prise ; elle n’était conforme ni à l’intérêt de la colonisation de l’Afrique, ni à celui du Trésor, ni même à l’intérêt bien entendu de l’humanité.

CHAPITRE XXXIII

TRAVAUX CIVILS, 1,800,000 FR.

Nous vous proposons d’admettre le crédit de 1,800,000 fr. destiné à donner une impulsion plus grande aux travaux publics. Parmi ces travaux, nous croyons devoir signaler particulièrement à l’attention de la Chambre, ceux des routes ; il n’y en a pas, à nos yeux, qui concourent d’une manière plus efficace à l’établissement et au maintien de notre domination en Afrique, ni auxquels il soit sage d’attribuer des fonds plus considérables. A quelque point de vue qu’on se place, l’utilité des routes parait très-grande.

S’agit-il des intérêts du Trésor ? La création des principales routes, d’abord coûteuse, amènera bientôt une économie très-grande. L’État est obligé, tous les ans, de transporter de la côte à l’intérieur, des vivres, du mobilier, des matériaux de toute espèce. La Chambre a pu voir dans le rapport dernièrement présenté par l’honorable M. Allard, au nom de la Commission des crédits supplémentaires et extraordinaires de 1840 et 1847, p. 69, que, dans l’année 1846, la dépense qui est résultée de l’état des routes et de l’obligation où on a été d’y faire presque toujours les convois à dos de mulet, n’a pas élevé le prix des transports à moins de 43 pour 1 00 de la valeur des objets transportés. Cette dépense ne peut être représentée par un chiffre moindre de 13 millions. M. le rapporteur ajoute que, si l’on tient compte de plusieurs dépenses très-considérables qui sont également motivées par l’état des chemins, telles que celles qui sont nécessaires pour entretenir, dans les équipages militaires, un matériel et un personnel disproportionnés avec les forces numériques de l’armée, on doit conclure qu’on peut porter à 16 millions la part du budget absorbée chaque année en Afrique par les transports de toute nature.

Il est hors de doute que s’il existait, entre les principaux postes de l’intérieur et la côte, des routes sur lesquelles les voitures pussent habituellement passer, le personnel et le matériel des équipages militaires pourraient être fort réduits ; par suite de la même cause, les prix réclamés par les entreprises particulières des transports seraient considérablement diminués, et de l’ensemble de ces deux circonstances naîtrait une grande économie pour le Trésor. De bonnes routes ne serviraient pas moins les intérêts de notre domination que ceux de nos finances. C’est par l’ouverture des routes que s’est achevée la pacification de toutes les populations longtemps insoumises. Les routes font plus que de faciliter les mouvements de la force matérielle ; elles exercent une puissance morale qui finit par rendre cette force inutile. Les routes ne donnent pas seulement passage aux soldats, mais à la langue, aux idées, aux usages, au commerce des vainqueurs.

Les routes ont, de plus, en Afrique, cet avantage particulier et immense, de concourir de la manière la plus efficace aux progrès de la colonisation, de quelque façon que celle-ci soit entreprise. Les routes servent directement la colonisation en donnant aux nouveaux habitants des moyens faciles de communiquer entre eux, et de transporter leurs produits sur les marchés où ils doivent les vendre le plus cher, et d’aller chercher la main-d’œuvre là où ils peuvent l’obtenir à plus bas prix. Elles la servent indirectement, en procurant aux colons de grands profits.

Partout où le transport se fait à dos de bêtes de somme, ce sont les Arabes qui en profitent. Aujourd’hui ils perçoivent la plus grande partie des treize millions dont parle le rapport de l’honorable M. Allard. Partout, au contraire, où le transport par voiture peut se faire, c’est l’Européen seul qui s’en charge. Sur tous les points où les routes existent déjà en Algérie, des entreprises de roulage se sont fondées, des fermes se sont établies le long de ces routes pour fournir les chevaux dont ces entreprises avaient besoin. A l’aide de ces animaux, et grâce au profit que donnent les entreprises de roulage, les terres d’alentour ont été cultivées, et la population européenne a pris possession du sol, non-seulement sans qu’il en coûtât rien à l’État, mais avec économie pour lui. Généralisez la cause, vous généraliserez l’effet.

De tout l’argent qu’on dépense eu Afrique, le plus utilement employé, aux yeux de la Commission, est assurément celui qu’on consacre aux routes.

La Commission des crédits extraordinaires d’Afrique croirait manquer à son devoir, si elle laissait passer le chapitre des travaux publics en Algérie, sans exprimer les vifs regrets que lui fait éprouver l’état d’incertitude qui règne encore sur le plan définitif du port d’Alger. Il n’appartient pas à la Commission de discuter les différents systèmes qui ont été successivement produits à l’occasion de ce grand travail, et qui se disputent encore la volonté du gouvernement ; mais elle déplore qu’après tant d’années écoulées et des sommes déjà si considérables dépensées, on en soit encore à se demander ce qu’on doit faire.

L’an dernier, le gouvernement avait solennellement promis qu’il indiquerait cette année aux Chambres la solution à laquelle il s’était arrêté. Cependant on délibère encore, et rien ne peut faire connaître avec précision quand enfin on pourra prendre un parti. Il finit cependant, messieurs, qu’un tel état de choses ait un terme ; le prolonger serait compromettre nos plus graves intérêts, et nous exposer à jouer un rôle peu sérieux aux yeux du monde. (Suit le texte du projet de loi, amendé par la commission.)

Les jeunes gens qui se destinent à occuper des fonctions civiles dans l'Inde sont tenus d’habiter deux ans dans un collège spécial fondé en Angleterre (et qu’on nomme Hailesbury Collège). Là, ils se livrent à toutes les études particulières qui se rapportent a leur carrière, et, en même temps, il acquièrent des notions générales en administration publique et en économie politique. Les hommes les plus célèbres leur sont donnés comme professeurs. Malthus a fait un cours d’économie politique à Hailesbury, et sir James Mackintosh y a professé le droit. Huit langues de l'Asie y sont enseignées. On n’y entre et l’on n’en sort qu’après un examen. Ce n’est pas tout. Arrivés dans l’Inde, ces jeunes gens sont obligés d’apprendre à écrire et à parler couramment dans deux des idiomes du pays. Quinze mois après leur arrivée, un nouvel examen constate qu’ils possèdent ces connaissances, et, s’ils échouent dans cet examen, on les renvoie en Europe. Mais aussi lorsque, après tant d’épreuves, ils ont pris place dans l'administration du pays, leur position y est assurée, leurs droits certains, leur avancement n’est pas entièrement arbitraire. Ils s’élèvent de grade en grade, et suivant des règles connues d’avance, jusqu’aux plus hautes dignités. La centralisation des affaires à Paris ne fût-elle pas plus complète pour l’Afrique que pour nos départements de France, ce serait déjà un grand mal. Tel principe qui, en cette matière, doit être maintenu comme tutélaire sur le territoire du royaume, devient destructeur dans la colonie. On comprendra bien ceci par un seul exemple.
Quoi de plus naturel et de plus nécessaire que les règles posées en France pour l'aliénation ou le louage du domaine de l'État ? Rien, en cette matière, ne peut se faire qu’en vertu soit d’une loi, soit d’une ordonnance, soit d’un acte ministériel, en d’autres termes c’est toujours le pouvoir central qui agit sous une forme ou sous une autre. Appliquez rigoureusement les principes de cette législation à l’Afrique, vous suspendez aussitôt la vie sociale elle-même. La création d’une colonie n’est, à proprement parler, autre chose que l’aliénation incessante du domaine de l’Etat en faveur de particuliers qui viennent s’établir dans la contrée nouvelle. Que l’État qui veut coloniser se réserve le droit de fixer à quelles conditions et suivant quelles règles le domaine public doit être concédé ou loué, cela se comprend sans peine : en cette matière, c’est la loi elle-même qui devrait poser les règles. Qu’on réserve au pouvoir central seul le droit d’aliéner d’un seul coup une vaste étendue de territoire, rien de mieux encore, mais que, pour chaque parcelle de terrain, quelque minime qu’elle soit qu’on veut vendre ou louer dans la colonie, il faut venir s’adresser à une autorité de la métropole, il est permis de dire que cela est peu raisonnable : car la disposition du domaine dans une colonie, en faveur des émigrants, nous le répétons, c’est l’opération mère. La rendre lente et difficile, c’est plus que gêner le corps social, c’est l’empêcher de naître.
La commission dont M. Charles Buller a été le rapporteur, et qui fut envoyée, en 1858, au Canada, sous la présidence de lord Durham, pour rechercher quelles étaient les causes qui empêchaient la population de se développer dans cette province aussi rapidement que dans les États-Unis, attribue l’une des principales à la nécessité où sont tous les émigrants qui veulent se fixer dans la colonie de venir chercher leur titre de propriété à Québec, chef-lieu de la province, au lieu de l’obtenir— partout sur place, comme aux États-Unis..
En Afrique, on ne saurait acheter ni louer un mètre du sol appartenant à l’État, sans une longue instruction, qui ne se termine qu’après avoir abouti à M. le ministre de la guerre.
Une seule exception a été faite à cette règle, en faveur de la province d’Oran. Là, le gouvernement local a été autorisé à concéder le domaine, sauf ratification de la part du ministre, à certaines conditions, et jusqu’à une certaine limite indiquée à l’avance. Tous ceux qui connaissent la province d’Oran pensent que le grand mouvement d’émigration et de colonisation qui a eu lieu depuis un an dans cette partie de l’Algérie tient principalement à ce que chacun des colons qui se présente est sur d’être aussitôt placé.
Nous croyons devoir signaler à l’attention de la Chambre, comme un document utile à consulter, le rapport de la commission du Canada, dont nous parlions tout à l’heure. Ce rapport jette de grandes lumières, non-seulement sur la question du Canada, mais sur celle de l’Algérie. Les causes qui font échouer ou réussir la colonisation dans un pays nouveau sont si analogues, quelque soit ce pays, qu’en lisant ce que M. Buller dit du Canada, on croit souvent entendre parler de l’Afrique. Ce sont les mêmes fautes produisant les mêmes malheurs Un retrouve là, comme en Algérie, les misères des émigrants à leur arrivée, le désordre de la propriété, l'inculture, l’absence de capital, la ruine du pauvre qui veut prématurément devenir propriétaire, l’agiotage stérilisant le sol…
Encore si le champ d’action de ces trois grands pouvoirs avait été tracé d’une main sûre, chacun d’eux pourrait du moins agir efficacement sur le terrain qu’on lui laisse. Mais leurs diverses attributions ont été déterminées si confusément, que souvent deux directeurs, s’occupant à la fois de la même chose, se gênent, se doublent ou s’annulent. S’agit-il de colonisation, par exemple, c’est le directeur de l'intérieur qui est chargé d’établir les colons dans les villages ; c’est celui des finances qui préside à la fondation des fermes isolées. Comme si ces deux opérations, bien que distinctes, ne faisaient point partie d’une même œuvre, et ne devaient pas être conduites par une même pensée ! Faut-il cadastrer la Mitidja ? Chacun a le droit de s’en occuper à part, de telle sorte que beaucoup de terrains sont cadastrés deux fois, tandis qu’aujourd’hui encore un grand nombre ne l’est pas du tout. On ne saurait trouver un exemple qui fasse mieux voir de quelle façon arbitraire et incohérente on a tantôt admis, tantôt repoussé en Afrique les règles de notre administration de France ; les rejetant sans utilité, ou s’exposant à de grands hasards pour y rester fidèle. En France, les lieutenants généraux commandant les divisions militaires n’ont à s’occuper que des troupes. Ils ne sauraient exercer aucune inspection ni aucun contrôle sur l’administration civile. On a imité cela en Afrique ; mais là, l'imitation est très-malheureuse, car la position du lieutenant général commandant une province algérienne, ne ressemble en rien à celle du lieutenant général commandant une division militaire en France. Non-seulement il dirige les troupes, mais encore les populations européennes qui habitent les territoires militaires. Il ne commande pas seulement aux Européens, il gouverne les Arabes. Il ne représente pas seulement le ministre de la guerre, mais, par délégation, le souverain lui-même. Environ 3,700,000 fr. sont demandés au budget de l'État, en 1848, pour cet objet. Plus de 600,000 fr. ont été alloués pour le même objet par le budget local et municipal de cette année. Il importe de remarquer qu’il ne s’agit ici que de l'administration civile européenne ; les traitements de l’administration civile indigène ne figurent pas dans ce chiffre. Il faut aussi considérer que nous n’avons compté que les traitements des fonctionnaires, et non les indemnités de logement qui sont accordées à la plupart de ceux-ci ; dépense qui, si elle était comptée, ferait approcher de cinq millions le total. Les seuls traitements des quatre directeurs dont on a parlé plus haut, et de leurs bureaux, s’élèvent, au budget de 1848, à près de 600, 000 fr. Le nombre porté au budget de 1848 est de 2,000 ; mais il y a encore en Afrique une foule de fonctionnaires ou agents dont nous connaissons l’existence sans en connaître exactement le nombre. Les maires (si ces fonctionnaires n’ont presque aucun des pouvoirs des maires de France, ils sont en revanche rétribués), les percepteurs des revenus municipaux, les officiers de la milice, les directeurs et médecins des établissements de bienfaisance, le personnel de la police… c’est à ces différents agents que sont distribués, sous forme de traitement, les 600,000 fr. du budget dont il a été parlé ci-dessus. C’est ainsi que, pendant que la direction des finances renfermait dans ses bureaux cinquante-cinq employés, on ne pouvait, faute de personnel, rechercher ni constater le domaine de l'État, et qu’aujourd’hui encore on ne marche souvent en cette matière qu’au milieu des ténèbres. Le fait va même plus loin sur ce point que le droit. L’ordonnance du 15 avril, sans créer d’institutions municipales, avait cependant chargé les maires d’exercer, au nom du gouvernement, certains pouvoirs relatifs à l’ordre, à la sécurité publique, à la salubrité, au nettoiement, à l’éclairage de la ville, à la sûreté de la voie publique, à la police locale et municipale. En fait, le maire d’Alger n’exerce aucune de ces attributions ; Le directeur de l’intérieur s’en est emparé, bien que l’ordonnance ne l’y autorisât en aucune manière. Un abus analogue se fait voir partout. Le territoire sur lesquels ces transactions ont eu lieu n’a guère plus que 242,000 hectares de superficie. La consommation moyenne de l'armée en blé, durant chacune de ces trois années, a été de 191,095 quintaux, représentant un prix d'achat de 3,275,112 fr.

RAPPORT

FAIT À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE DE L’EXAMEN DU PROJET DE LOI PORTANT DEMANDE D’UN CRÉDIT DE 5 MILLIONS DE FRANCS POUR LES CAMPS AGRICOLES DE L’ALGÉRIE (2 JUIN 1847).

Nous n’entreprendrons pas de démontrer à la Chambre que l’établissement paisible d’une population européenne sur le sol de l’Afrique serait le moyen le plus efficace d’y asseoir et d’y garantir notre domination. Cette vérité a été mise bien des fois en lumière, et nous n’avons rien à dire ici, sinon que votre Commission l’a admise comme démontrée.

Deux membres seulement, sans nier l’utilité du résultat à atteindre, ont contesté qu’il fût humain et sage de tenter une semblable entreprise.

Le pays qu’il s’agit de coloniser, ont-ils dit, n’est pas vide ou peuplé seulement de chasseurs, comme certaines parties du Nouveau-Monde. Il est déjà occupé, possédé et cultivé par une population agricole et souvent même sédentaire. Introduire dans un tel pays une population nouvelle, c’est y éterniser la guerre et y préparer la destruction inévitable des races indigènes.

Ils ajoutaient : Le climat, d’ailleurs, nous en repousse. Des expériences nombreuses ont prouvé que l’Européen ne s’y acclimate jamais, et que ses enfants ne peuvent y vivre.

Ces objections, messieurs, quelque graves qu’elles pussent paraître en elles-mêmes, et quelques force qu’elles empruntassent au talent de ceux qui les présentaient, n’ont point arrêté la Commission.

Le pays est occupé, il est vrai, mais il n’est ni rempli, ni même, à vrai dire, possédé. La population indigène y est très-rare et très-clairsemée. On peut donc introduire la population conquérante sur le sol, sans gêner la population vaincue.

Étudiez l’histoire du pays, considérez les usages et les lois qui le régissent, et vous verrez que nulle part il ne s’est rencontré des facilités plus grandes et plus singulières pour mener paisiblement et à bien une telle entreprise. Nous ne ferons que les rappeler très-sommairement à la Chambre.

On a remarqué que, partout où, depuis longtemps, la société est instable et le pouvoir tyrannique, les propriétés particulières de l’État sont très-nombreuses et très-vastes. C’est le fait qui se manifeste en Algérie. Le domaine public y a des proportions immenses, et les terres qu’il possède sont les meilleures du pays. Nous pouvons distribuer ces terres aux cultivateurs européens sans blesser le droit de personne.

Une partie des terres des tribus peut recevoir une destination analogue.

Ce n’est ni le temps, ni le lieu d’exposer et de discuter devant la Chambre les règles sur lesquelles repose le droit de propriété en Afrique. Ces questions sont très-obscures en elles-mêmes, et l’on est encore parvenu à les obscurcir et à les embrouiller beaucoup, en voulant leur imposer une solution unique et commune que la diversité des faits repousse. Nous nous bornerons donc à établir comme vérités générales et incontestables, que, dans beaucoup d’endroits, la propriété individuelle et patrimoniale n’existe pas ; que, dans beaucoup d’autres, la propriété commune des tribus n’est appuyée elle-même sur aucun titre, et qu’elle réside de la tolérance du gouvernement plutôt que d’un droit.

Ce sont là, messieurs, des circonstances rares et particulières qui rendent assurément notre œuvre plus aisée que celle de la plupart des conquérants.

La Chambre comprendra d’abord sans peine qu’il est plus facile d’introduire une population nouvelle sur un territoire qui n’est possédé qu’en commun, que sur un sol où chaque pouce de terre est défendu par un droit et un intérêt particulier. On peut également comprendre que dans une contrée où la propriété est assez rare pour que la plupart des particuliers et une partie des tribus mêmes en soient privés, et où elle existe assez, cependant, pour que tous connaissent ses charmes et la désirent avec ardeur, que dans une telle contrée il y ait presque toujours une transaction qui s’offre d’elle-même. Il est facile d’amener une tribu qui a un territoire trop vaste pour elle, mais qu’elle ne possède pas, à en céder une partie, à la condition d’obtenir la propriété incommutable du reste. Le titre qu’on donne est le prix de la terre qu’on retient. Ainsi, il n’est pas exact de dire que l’introduction d’agriculteurs européens sur le sol d’Afrique est une mesure dont l’exécution est impraticable. Sans doute, elle présente des difficultés et pourrait même offrir de grands périls si on y procédait au hasard, et si elle n’était pas conduite par une main habile, humaine et délicate ; nous ne le contestons pas : nous nous bornons à dire ici que le succès en est possible et sur certains points facile.

Mais qu’importe, dit-on, que vous ayez préparé le sol, si l’Européen ne peut y vivre !

Votre Commission, messieurs, ne saurait admettre que les faits justifient de semblables craintes.

Un mot d’abord sur la santé des Européens adultes. Il est incontestable que quand nos troupes, en Afrique, ont été exposées, sans abri, à l’intempérie des saisons ou à des fatigues excessives, il y a eu parmi elles beaucoup de malades. Il est hors de doute encore que quand des populations civiles ont été placées dans des lieux malsains ou se sont trouvées réduites à toutes les horreurs du besoin et de la misère, la mort a sévi très —cruellement parmi elles. Mais ces funestes événements tenaient-ils aux circonstances ou au pays lui-même ? Toute la question est là. Nous pourrions citer bien des faits pour prouver que la mortalité est due bien moins au climat lui-même qu’aux circonstances particulières et passagères dans lesquelles les Européens se sont trouvés ; mais pour atteindre ce but, nous croyons qu’il suffira de faire une seule remarque.

Ce qui éprouve le plus la santé des Européens dans les pays chauds, personne ne l’ignore, c’est le travail manuel pendant l’été et en plein air. Les mêmes hommes qui, sous le tropique, se portent bien quand ils peuvent éviter, dans leurs travaux, la chaleur du jour, sont exposés à de grands périls quand ils la bravent. Le travail au soleil est l’épreuve définitive et le signe certain auquel on peut juger l’influence réelle qu’exerce le climat d’un pays chaud sur les différents organes de l’Européen.

Or, cette épreuve a été faite cent fois par les troupes, et ses résultats ont été constatés officiellement. L’armée a exécuté en Afrique d’immenses travaux ; elle a fait des routes, des hôpitaux, des casernes ; elle a défriché, labouré, récolté. Toutes les fois que les troupes se sont livrées à ces travaux dans des lieux sains, la santé des soldats n’en a pas été altérée. On a même constamment remarqué que le nombre des malades et des morts était moindre parmi des troupes ainsi occupées, que dans le sein des garnisons. Nous en appelons avec confiance, sur ce point, au témoignage des chefs et des médecins de notre armée.

Il est plus difficile, quant à présent, de bien constater l’effet du climat de l’Algérie sur la santé des enfants.

Nul doute que, dans plusieurs localités, la mortalité des enfants en bas âge n’ait été très-grande et hors de toute proportion avec les moyennes d’Europe. Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on songe aux circonstances particulières au milieu desquelles ces faits se sont produits. La plupart de ces enfants, que la mort a enlevés, avaient été amenés récemment d’Europe par des parents pauvres, qui, en Europe même, appartenaient au rebut de la population. On conçoit sans peine que de tels enfants, nés au milieu de la misère, quelquefois du désordre des mœurs, exposés, en venant au monde, à toutes les chances de maladie que présente un établissement nouveau sous un climat inconnu, aient succombé en très-grand nombre. Il leur est arrivé ce qui arrive, même parmi nous, à tant d’êtres malheureux qui sont nés de parents vicieux, ou qui manquent des soins indispensables à leur âge. On sait que ces enfants dépassent rarement les premières années de la vie. En France, il est constaté que les trois cinquièmes des enfants trouvés meurent avant d’être parvenus à l’âge d’un an, et les deux tiers, avant d’avoir atteint leur douzième année. Faut-il en conclure que le climat de la France s’oppose à la reproduction de l’espèce humaine ?

L’enfant né en Afrique de parents sains et aisés, élevé par eux dans une ville ou dans un village déjà fondé, l’enfant qu’on traite avec toutes les précautions que l’hygiène particulière du pays commande, est-il atteint de plus de maladies et exposé à de plus grandes des chances de mort, que l’enfuit né sur les rivages de la Provence, par exemple, et placé dans des circonstances analogues ? Cette comparaison a été faite ; elle n’a point été de nature à justifier les craintes qu’on exprime.

Que la Chambre nous permette donc d’écarter toutes les raisons qui pourraient faire croire qu’on ne doit point coloniser en Afrique, pour concentrer son attention sur le seul point de savoir quelle méthode de colonisation il convient de suivre.

Le moyen le plus efficace pour bien comprendre ce qu’il faut faire, est de bien savoir ce qui a été déjà fait. Ce qui existe aujourd’hui en matière de colonisation, est le point de départ nécessaire de toutes les résolutions qui sont à prendre. Parlons d’abord de la zone maritime, qui est la véritable zone de colonisation, et occupons-nous de la province d’Alger.

Autour de trois villes indigènes, rebâties en partie et peuplées aujourd’hui principalement par les Français, Alger, Coléah et Blidah, plusieurs fermes européennes et un assez grand nombre de villages ont été déjà entrepris ou fondés. Tandis que les campagnes qui avoisinent Alger et Blitlah se peuplaient lentement, et que les populations agricoles y languissaient, comme nous le dirons tout à l’heure, Alger et Blidah faisaient voir une prospérité extraordinaire. Le nombre des habitants s’y accroissait avec rapidité, de nouveaux quartiers s’y élevaient sans cesse ; de grandes fortunes s’y créaient d’un jour à l’autre par la vente des terrains à bâtir ou le louage des maisons nouvellement bâties.

Depuis près d’un an, une crise financière et industrielle des plus violentes a atteint ces villes, en a arrêté l’essor, y a ralenti et presque arrêté le mouvement des affaires.

Cette crise tient à plusieurs causes que nous n’avons pas à rechercher ici ; c’est de la colonisation agricole surtout que le rapport s’occupe. Tant que nous aurons en Afrique une grande armée, nous y créerons facilement des villes. Amener et retenir sur le sol des populations agricoles, tel est le vrai problème à résoudre. Autour d’Alger, sur une largeur de huit ou dix kilomètres, se trouvent des jardins où la terre, cultivée avec soin, produit

immensément , fait vivre une population assez dense, et donne à ses possesseurs de grands revenus ; c’est au delà de cette zone de jardins, sur les collines du Sahel et dans les plaines de la Mitidja, que l’agriculture proprement dite commence.

La Chambre n’a pas besoin que nous lui rappelions dans quelles circonstances la plupart des terres du Sahel et de la Mitidja sont passées des mains indigènes dans des mains européennes. Elle sait quel étrange désordre dans la propriété foncière est résulté de ces achats faits au hasard, dans l’ignorance des vrais propriétaires et des vraies limites, et dans des vues d’agiotage plus que de culture. Ce qui importe de savoir en ce moment, c’est ce que la terre est devenue dans les mains de ceux qui la possèdent. La plupart des grandes propriétés européennes, dans la plaine de la Mitidja et même dans le Sahel, sont encore inhabitées et incultes. L’incertitude même de la propriété et de ses limites est une des causes principales de cet état de choses, mais ce n’est pas la seule. Dans l’origine, le peu de sécurité du pays ; depuis, l’absence de routes ; l’éloignement des marchés pour beaucoup de propriétaires ; pour quelques-uns, au contraire, le voisinage d’une grande capitale qui semblait devoir accroître bientôt la valeur des terres sans qu’on eût la peine de les défricher, et donnait des chances prochaines et heureuses à l’agiotage, ont été autant de raisons accessoires qui expliquent, sans le justifier, l’abandon dans lequel tant de terrains fertiles ont été laissés.

Il ne faut pas pourtant s’exagérer le mal. Il est très-inexact de dire que les grands propriétaires européens n’aient rien fait autour d’Alger. Dans le Sahel, plusieurs propriétés considérables ont été défrichées, bâties, plantées, mises en bon rapport par eux. Dans la plaine de la Mitidja, de grands établissements d’agriculture ont été fondés ou se fondent en ce moment ; on n’évalue pas à moins de 1,800,000 fr. le capital déjà engagé dans ces entreprises. Un certain nombre de terres possédées encore et cultivées par des propriétaires arabes, et le territoire où végètent de petites tribus indigènes, remplissent l’espace qui se trouve entre les fermes européennes et les villages. C’est de ceux-ci que nous allons maintenant parler.

Tous les villages des environs d’Alger n’ont pas été créés de la même manière. Dans les uns, on s’est borné à fournir aux colons, indépendamment du sol, des secours pour bâtir leurs maisons et pour défricher leurs terres. Dans d’autres, l’État a été plus loin : il a bâti lui-même les maisons et a défriché une partie du sol ; quelques villages ont été fondés à l’entreprise, c’est-à-dire que l’État a accordé certains privilèges ou a donné certains secours à un particulier qui s’est chargé d’y établir les habitants. Enfin, dans les trois villages de Fouca, de Mahelma et de Beni-Mered, la plus grande partie de la population a été composée de colons sortis de l’armée, ou de soldats soumis encore aux lois militaires. Nous reviendrons sur ce dernier fait pour l’examiner à part.

Au fond de ces diversités extérieures, les mêmes idées se retrouvent partout.

L’État ne s’est borné nulle part à faire les seules dépenses d’utilité publique, à élever les fortifications, à fonder les églises, les écoles, à établir les routes. Il a été plus loin : il s’est chargé de faire prospérer les affaires des particuliers, et il leur a fourni, en tout ou en partie, les moyens de s’établir sur le sol. Les familles qu’il a placées dans les villages appartenaient presque toutes aux classes les plus pauvres de l’Europe. Rarement apportaient-elles un capital quelconque. La portion du sol que l’administration leur a distribuée a toujours été très— minime. Ces lots ont rarement atteint et presque amais dépassé dix hectares. Établir aux frais du Trésor une population purement ouvrière sur le sol de l’Afrique, telle semble avoir été la pensée-mère.

La Chambre n’attend pas de nous que nous lui fassions connaître en détail l’histoire de chacun de ces villages. Nous nous bornerons à indiquer, d’une manière générale, les impressions que leur vue suggère.

On a fort exagéré, en parlant d’eux, le bien et le mal. On a dit que tous les hommes qui les habitaient étaient sortis de la lie des sociétés européennes ; que leurs vices égalaient leur misère. Cela n’est pas exact. Si l’on envisage dans son ensemble la population agricole d’Afrique, elle paraîtra tout à la fois au-dessous et au-dessus de la plupart des populations de même espèce en Europe. Elle semblera moins régulière dans ses mœurs, moins stable dans ses habitudes, mais aussi plus industrieuse, plus active et bien plus énergique. Nulle part le cultivateur européen ne s’est mieux et plus aisément familiarisé avec l’abandon, avec la maladie, le dénuement, la mort, et n’a apporté une âme plus virile et, pour ainsi dire, plus guerrière, dans les adversités et dans les périls de la vie civile.

On a dit surtout que toutes les dépenses que l’État avait faites pour ces villages étaient perdues, que les résultats obtenus de cette manière étaient nuls. C’était encore outrer le vrai.

Pour rester dans les limites exactes de la vérité, il faut se borner à dire que le résultat obtenu par l’État est entièrement hors de proportion avec l’effort qu’on a fait pour l’atteindre.

Les villages ainsi fondés n’ont eu, en général, jusqu’à présent, qu’une existence très chétive et très-précaire, plusieurs ont été décimés et sont encore désolés par la maladie, presque tous par la misère. Encore aujourd’hui le gouvernement, après les avoir créés, est contraint de les aider à vivre. La plupart d’entre eux cependant ne disparaîtront pas. Déjà il s’y rencontre des germes très-vivaces de population agricole. Dans ceux même qui vont le plus mal, il est rare qu’on n’aperçoive pas, au milieu d’une foule très-misérable ou peu prospère, quelques familles qui tirent bon parti de leur position et ne se montrent pas mécontentes de leur sort.

Il serait, du reste, peu juste d’attribuer au système lui-même tous les malheurs individuels et toutes les misères publiques qui en sont sortis. Les fautes de tous genres commises dans sa pratique entrent pour beaucoup dans les causes de ses revers.

Sur ce point, le gouvernement de la métropole et l’administration de la colonie méritent également de sévères critiques. Si l’on songe que les colons envoyés aux frais de l’État pour cultiver l’Afrique, ont été rassemblés avec si peu de soin que beaucoup d’entre eux étaient absolument étrangers à l’agriculture ou formaient la partie la plus pauvre de notre population agricole ; qu’après avoir attendu pendant des mois, et quelquefois des années, dans les rues d’Alger, la concession promise, livrés à tous les maux physiques et moraux que l’oisiveté, la misère et le désespoir engendrent, ces hommes si mal préparés ont été placés souvent dans des lieux mal choisis, sur un sol empesté ou tellement couvert de broussailles, qu’un hectare petit situé de cette manière devait coûter plus cher à défricher qu’il n’eût coûté en France à acquérir ; si l’on ajoute enfin à toutes ces causes de ruine l’influence journalière d’une administration incohérente et, par conséquent, imprévoyante, tout à la fois inerte et tracassière, il sera permis de douter qu’à de telles conditions on eût pu créer des villages prospères, non pas seulement en Algérie, mais dans les parties les plus fertiles de la France. Il est incontestable que ces causes accidentelles ont contribué à la ruine d’un grand nombre de colons. Quelles sont maintenant les circonstances particulières qui ont produit la prospérité de quelques-uns ?


Une première remarque frappe d’abord. Nulle part le succès des colons n’a été en rapport avec les sacrifices que l’État s’est imposés pour eux, mais en raison de circonstances qui étaient presque étrangères à celui-ci. ou qu’il n’avait fait naître qu’indirectement, telles que la fertilité particulière du lieu, des qualités rares chez les colons, le voisinage d’un marché, le passage d’une route… Parmi ces circonstances, la plus ordinaire et la plus digne d’être signalée a été la présence d’un capital suffisant, soit dans les mains du colon lui-même, soit dans celles de ses voisins, y a des villages, tels que celui de Saint-Ferdinand, par exemple, où l’État a poussé si loin la sollicitude, qu’il a bâti lui-même au colon une demeure très-supérieure à la maison de presque tous les cultivateurs aisés de France ; autour de cette habitation, il a défriché quatre hectares de terre fertile. Il a placé dans cette ferme une famille à laquelle il n’a imposé que l’obligation de lui payer 1, 500 fr. dont même il n’a pas exigé le versement ; il lui a donné des semences, il lui a prêté des instruments de travail. Qu’est-il advenu, messieurs ? Aujourd’hui, la plupart de ces familles ont été obligées de vider les lieux. Elles n’ont pas eu le temps d’attendre que la prospérité fût venue.

Comme, en donnant la maison et le champ, l’État ne leur avait point fourni les moyens d’y vivre, qu’elles n’avaient point par elles-mêmes de ressources et ne trouvaient autour d’elles aucun moyen de s’en procurer, elles ont langui et auraient fini par s’éteindre les mains encore pleines de tous les instruments de prospérité qu’on leur avait gratuitement fournis.

Presque tous les colons qui ont réussi ailleurs, étaient arrivés, au contraire, avec un petit capital, ou, s’ils ne l’avaient pas apporté eux-mêmes, ils sont parvenus à se le procurer en travaillant pour le compte de ceux qui déjà en possédaient un.

Lorsque dans les environs d’un village presque entièrement composé de pauvres, comme Cheragas, par exemple, quatre ou cinq propriétaires riches s’étaient déjà fixé, il est arrivé que le village a fourni les ouvriers dont ces propriétaires avaient besoin, et que ceux ci, à leur tour, ont soutenu, par des salaires, les familles du village. Chacun a ainsi vécu, et tous bientôt pourront atteindre l’aisance. Yoilà ce que nous avions à dire à la Chambre sur la population agricole de la Mitidja et du Sahel.

La crise qui a désolé la province du centre n’a pas atteint les autres provinces ; là, les causes qui l’avaient fait naître à Alger ne se sont pas rencontrées. Les villes ne se sont développées que dans la proportion exacte des besoins, et c’est principalement du côté de la culture des terres que les capitaux semblent se diriger. Un certain nombre de villages, dans la province de Constantine et dans celle d’Oran, ont été fondés d’après le système que nous avons fait précédemment connaître, c’est-à-dire qu’ils ont été peuplés de familles pauvres que l’État a subventionnées. Presque tous ces villages ne se développent que très-lentement, et quelques-uns même ne se maintiennent qu’avec peine.

En dehors de ces villages, d’autres cultivateurs européens se sont établis dans des concessions plus ou moins grandes, sans subvention de l’État, mais, au contraire, en lui payant une rente ; ceux-là ont fait déjà de grands travaux ; ils ont bâti des maisons, creusé des puits, défriché des terres ; ils semblent prospérer, bien qu’ils fassent avec leurs seules ressources ce que les autres ne réussissent pas ou réussissent incomplètement à faire avec l’argent du Trésor. A côté de leurs concessions, beaucoup de concessions nouvelles sont demandées.

Toutefois, il faut le dire, ces établissements ne sont pas encore très-nombreux, et ils sont presque tous récents ; s’ils fournissent des lumières sur le sujet qui nous occupe, ils ne donnent point encore de certitude quant au système à suivre.

Au delà des zones maritimes, dans les territoires mixtes ou arabes, s’élèvent déjà un certain nombre de villes européennes, que la présence de notre armée a créées et fait vivre, et dont un petit nombre de cultivateurs habitent déjà la banlieue.

Tel est l’aspect général que présente, quant à présent, l’Algérie, au point de vue de la colonisation européenne. L’objet du projet de loi que nous discutons en ce moment est de développer cette œuvre ébauchée.

. La Chambre sait quelles sont les idées principales sur lesquelles ce projet repose. Nous ne les rappellerons que très-sommairement. Un appel est fait à l’armée. Parmi les soldats de bonne volonté qui se présentent, et qui ont encore trois ans de service à l’aire, on choisit les plus capables de conduire une entreprise agricole, et on leur donne un congé de six mois pour aller se marier en France. Pendant leur absence, ceux de leurs camarades qui sont restés en Afrique bâtissent les villages, défrichent et sèment les terres. A son retour, le soldat qu’on destine à devenir colon est placé avec sa compagne sur un petit domaine ; l’Etat lui donne un mobilier, des bestiaux, des instruments de travail, des arbres à planter, des semences ; pendant trois ans, il lui laisse la solde et l’habillement, et fournit à lui et à sa famille les vivres. Jusqu’à l’expiration de son service, c’est-à-dire pendant trois ans, il y reste soumis à la discipline militaire, et le temps qu’il passe dans cette situation lui compte comme s’il l’avait passé sous les drapeaux. Après trois ans, les colons militaires passent sous le régime civil.

Aucun de ces détails d’exécution ne se retrouve dans le projet de loi, comme on aurait pu s’y attendre. C’est l’exposé des motifs qui, seul, les fait connaître. Le projet se borne à dire, très-laconiquement, qu’il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes, servant ou ayant servi en Afrique.

Écartons d’abord toutes les analogies qu’on pourrait vouloir établir entre ce qui s’est fait en d’autres temps ou ailleurs et ce que le projet de loi veut faire.

L’Autriche, au commencement du dix-huitième siècle, imagina, pour se garantir des incursions des Turcs, qui menaçaient les frontières du côté de la Croatie, de créer dans cette province les colonies militaires qui existent encore et qui prospèrent. La Russie, à la fin du règne d’Alexandre, a formé également dans le sud de son empire des établissements qui portent le nom de colonies militaires. Plusieurs ont été atteints, peu après leur naissance, d’une ruine complète ; d’autres subsistent encore aujourd’hui

Ce serait consumer inutilement le temps de la Chambre et le nôtre, que de rechercher par combien de différences les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie s’éloignent des camps agricoles dont parle le projet. Nous nous bornerons à signaler les trois principales.

La première, c’est que, dans ces deux pays, on n’a pas eu l’idée de fonder une société civile à l’aide de l’armée, mais bien de véritables sociétés militaires, entièrement soumises à la discipline militaire, et conservant à perpétuité ce caractère et cette puissance . La seconde, c’est que, pour former ces sociétés, on n’a point eu à placer d’abord le soldat dans des lieux incultes et déserts, et à attirer ensuite près de lui une compagne et une famille ; on a trouvé la population déjà installée sur le sol, on s’est borné à cantonner des régiments au milieu d’elle, ou à la façonner elle-même à une organisation militaire.

La troisième, enfin, c’est que les populations qu’on soumettait à cette condition subissaient déjà auparavant le joug du servage ou vivaient dans une demi-barbarie, de telle sorte qu’il n’y avait pour elles, dans l’état exceptionnel qu’on leur imposait, rien de bien nouveau ni de très-difficile à supporter. Elles s’y prêtaient sans peine, et n’offraient aucune de ces résistances et de ces obstacles que les peuples libres ou civilisés n’auraient pas manqué d’opposer à des transformations de cette espèce.

Les concessions de terres promises par la loi du 1° floréal an XI aux militaires mutilés ou blessés dans la guerre de la liberté (ce sont les termes de la loi) ne ressemblent en rien non plus, quoi qu’en dise l’exposé des motifs, à rétablissement qu’on se propose. Il ne s’agissait point, dans le plan de l’Empereur, d’établir les soldats sur des terres incultes, situées loin de la France, sous un climat différent et dans un pays barbare, mais de leur distribuer, comme supplément de retraite, des champs cultivés, situés dans des contrées peuplées et riches ; ces camps, quoique placés ainsi dans d’excellentes conditions économiques, ont peu prospéré ; comme institutions militaires, ils ont eu encore moins de succès. Bien que les vétérans qui les habitaient eussent été maintenus sous une sorte de discipline et contraints à porter l’uniforme, il paraît certain que, lors de l'invasion de 1814, ils n’ont rendu que très-peu de services ; c’est du moins ce que plusieurs témoins oculaires ont attesté. Ces anciens soldats devenus laboureurs avaient si bien pris, en peu d’années, les habitudes, les idées et les goûts de la vie civile, qu’ils étaient devenus presque étrangers et impropres aux travaux de la guerre, et ne s’y livrèrent qu’avec une certaine répugnance et peu d’efficacité.

Le seul plan de colonisation militaire qui se rapproche eu quelques points des idées reproduites par le projet de loi, est celui qu’on a retrouvé dans les papiers de Vauban, qui a été tracé par lui il y a précisément cent quarante-huit ans (28 avril 1699), et qu’on a publié depuis. Vauban propose, dans cet écrit, d’envoyer au Canada plusieurs bataillons destinés, non à défendre le pays, mais à le coloniser. Suivant lui, ces bataillons devraient commencer par cultiver la terre en commun ; au bout d’un certain temps, chaque soldat devait devenir propriétaire, et la société perdre peu à peu la plus grande partie de sa physionomie militaire.

Il est inutile de faire remarquer que les soldats dont Vauban voulait se servir étaient engagés pour un temps indéfini dans les lois du service ; que le roi pouvait en disposer comme bon lui semblait, qu’il lui était loisible de les forcer de rester dans la colonie, de les retenir plus ou moins longtemps dans les liens de la discipline militaire, et, après les en avoir affranchis, de les soumettre encore à un régime très-exceptionnel. Les idées de Vauban, d’ailleurs, ne furent jamais appliquées.

Ne cherchons donc pas, messieurs, à éclairer le sujet par des exemples qui seraient trompeurs. Voyons-le en lui-même, et jugeons le avec les seules lumières de notre raison.

Dans le sein de la Commission, le projet de loi a été attaqué à des points de vue divers.

Quelques membres ont pensé que le résultat de la mesure proposée serait de modifier profondément le système actuel de la loi de recrutement, d’en changer l’esprit et d’en accroître les rigueurs. Plus la charge que cette loi fait peser, ont-ils dit, sur les familles et en particulier sur les citoyens pauvres, est lourde, plus il convient de ne point en étendre l’application à d’autres cas que ceux qu’elle a prévus. Le but de la loi du recrutement est de donner à l’État des soldats, non des colons ; elle est faite pour procurer à la France une armée, et non une population agricole à l’Algérie. Gardons-nous de lui demander plus que ce qu’ont voulu d’elle ceux qui l’ont faite, La mesure proposée ne changeât-elle pas l’esprit de la loi de recrutement, elle devrait probablement accroître l’effectif de l’armée française, car il serait nécessaire de remplacer à leur corps les soldats qui iraient dans les camps agricoles.

Cette opinion, vivement soutenue, a été vivement combattue. On a fait observer, sur le premier point, que, puisque les soldats n’étaient point forcés de devenir colons militaires, et ne restaient dans les camps agricoles que de leur plein gré, les rigueurs de la loi du recrutement n’étaient point augmentées. Quant à l’effectif, il a paru douteux aux honorables membres que le résultat de la mesure dût être de l’accroître, l’établissement des camps agricoles pouvant avoir pour effet de rendre inutile une partie de l’armée d’Afrique. D’autres membres ont critiqué le projet dans l’intérêt même de l’armée.

Suivant eux, il n’était pas sans inconvénient de créer des différences et des inégalités dans la condition des soldats ; de renvoyer les uns en France pour s’y marier, et de les transformer, au retour, en propriétaires et en laboureurs, tandis qu’à côté d’eux leurs camarades restaient attachés au service militaire. Un tel état de choses leur paraissait contraire au maintien du bon ordre et à l’exacte discipline de l’armée.

Plusieurs membres se sont attachés à faire ressortir les difficultés, à montrer les obscurités, et à signaler les nombreuses lacunes qui se rencontrent dans le projet.

Trouver un très-grand nombre de soldats qui consentent à aller passer six mois en France, à la condition de s’y marier, cela est très-facile, sans doute ; mais comment les obliger à se conformer à une condition semblable ? Comment, d’ailleurs, dans un si court espace, faire choix d’une compagne ? Qu’attendre de moral et de bon d’une union contractée ainsi à la hâte, par ordre, uniquement et en vue d’un avantage matériel ? Quelle sera la condition de la femme du colon militaire, en cas de mort de celui-ci ? Si on lui enlève la concession, que fera-t-elle ? Si on la lui laisse, comment le but de la loi, qui est de créer une population virile et guerrière, sera-t-il atteint ? Le projet n’en dit rien. Beaucoup d’autres critiques de détail ont encore été adressées au projet de loi. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre ; ce sont des considérations plus générales qui paraissent avoir surtout déterminé la majorité de la Commission.

Elle a recherché d’abord quelle était exactement la portée et le caractère de la mesure qu’on propose.

Que veut ou plutôt que fait en réalité le projet ? Doit-il réellement placer en avant de la population civile une population militaire, pourvue de la force d’organisation, de la puissance de résistance, de la vigueur d’action que donnent la discipline et la hiérarchie d’une armée ? Un tel but aurait de l’utilité et de la grandeur ; il légitimerait de grands sacrifices. C’est l’idée que les empereurs d’Allemagne ont réalisée dans la Croatie, et l’empereur Alexandre dans la Crimée. C’est l’idée que paraît avoir conçue, dans le principe, M. le maréchal Bugeaud lui-même. Cette idée est-elle applicable à des Français ? Évidemment non. Personne, aujourd’hui, ne l’oserait dire. Une fois que le soldat a rempli la durée de son engagement militaire, nul ne peut le forcer à vivre sous une loi exceptionnelle, dont les gênes lui seraient insupportables. On n’a pas le droit de l’y contraindre, et on n’a nulle espérance de l’y faire consentir. Aussi le projet de loi ne propose-t-il rien de semblable. Dès que le soldat placé dans le nouveau village arrive au terme de son service, il redevient un simple citoyen, soumis aux lois et aux usages civils de la patrie. Ainsi donc, remarquez-le bien, il ne s’agit pas, en réalité, de faire une colonisation militaire, mais d’obtenir une colonisation civile à l’aide de l’armée. Le côté militaire de la question perd aussitôt presque toute son importance, et c’est le côté économique qu’il faut regarder.

Dans tous les pays nouveaux où les Européens se sont établis, l’œuvre de la colonisation s’est divisée naturellement en deux parts. Le gouvernement s’est chargé de tous les travaux qui avaient un caractère public et qui se rapportaient à des intérêts collectifs. Il a fait les routes, creusé les canaux, desséché les marais, élevé les écoles et les églises.

Les particuliers ont seuls entrepris tous les travaux qui avaient un caractère individuel et privé. Ils ont apporté le capital et les bras, bâti les maisons, défriché les champs, planté les vergers… Ce n’est pas par hasard que cette division dans le travail colonial s’est naturellement établie partout ; elle n’a, en effet, rien d’arbitraire.

Si l’Etat quittait la sphère des intérêts publics pour prendre en main les intérêts particuliers des colons, et essayait de fournir à ceux ci le capital dont ils manquent, il entreprendrait une œuvre tout à la fois très-onéreuse et assez stérile.

Onéreuse, car il n’y a pas d’établissement agricole dans un pays nouveau, qui ne coûte très-cher, relativement à son importance. Nulle colonie n’a fait exception à cette règle. Si le particulier y dépense beaucoup, quand il prend l’argent qu’il emploie dans sa propre bourse, à plus forte raison lorsqu’il puise dans le Trésor public.

L’œuvre, est de plus, stérile, ou du moins peu productive. L’État, quels que soient ses efforts, ne peut pourvoir à tous les frais que supposent l’établissement et le maintien d’une famille. Ses secours, qui suffisent pour faire commencer l’entreprise, ne sont presque jamais suffisants pour qu’on la mène à bien ; ils n’ont eu le plus souvent, pour résultat, que d’induire des hommes imprudents à tenter plus que leurs forces ne leur permettent de faire. L’État s’imposât-il des sacrifices sans limites, ces sacrifices deviendraient encore souvent inutiles. Il ne faut pas croire qu’il n’y ait qu’à fournir à un colon l’argent nécessaire à la culture du sol, pour qu’il parvienne à en tirer parti. Celui qui n’a pas le capital nécessaire à une telle entreprise, a rarement l’expérience et la capacité voulues pour y réussir. N’exposant pas ses propres ressources, ne comptant pas seulement sur lui-même il est rare d’ailleurs qu’il montre cette ardeur, cette ténacité, cette intelligence qui font fructifier le capital, quelquefois le remplacent, mais dont le capital ne tient jamais lieu.

En matière de colonisation d’ailleurs, il faut toujours, quoi qu’on fasse, en revenir à cette alternative :

Ou les conditions économiques du pays qu’il s’agit de peupler, ^ seront telles que ceux qui viendront l’habiter pourront facilement y prospérer et s’y fixer : dans ce cas, il est clair que les hommes et les capitaux y viendront ou y resteront eux-mêmes ; ou une telle condition ne se rencontrera pas, et alors on peut affirmer que rien ne saurait jamais la remplacer.

En rappelant ces principes généraux, messieurs, nous ne prétendons rien dire d’original ni de profond. Nous ne faisons que reproduire les notions de l’expérience et parler comme le simple bon sens.

Si de telles vérités avaient besoin d’être prouvées par des faits, ce qui s’est passé jusqu’ici dans la plupart des villages de l’Algérie nous fournirait ceux-ci en foule.

Or, de quoi, au fond, en écartant les mots et voyant les choses, s’agit-il dans la création des camps agricoles, si ce n’est de reproduire ces villages sous une autre forme ?

Qu’est-ce qu’un camp agricole, messieurs ? sinon un village dans lequel l’État se charge, non-seulement de faire les travaux qui ont un caractère public, mais encore de fournir aux particuliers toutes les ressources qui leur sont nécessaires pour faire fortune, maison, troupeaux, semences, un village qu’il peuple de gens dont la plupart étaient des journaliers en France, et qu’il entreprend de transformer tout à coup à ses frais, en Afrique, en chefs d’exploitation rurale.

Les villages subventionnés et les camps agricoles n’ont entre eux que des différences secondaires ou superficielles ; les deux entreprises se ressemblent par leurs caractères fondamentaux, et qui repousse l’une blâme l’antre.

Dans les villages militaires, dit-on, le colon aura originairement été mieux choisi que dans le village civil. Soit. Admettons qu’il soit plus vigoureux, plus intelligent, plus moral ; mais, d’une autre part, il sera dans des conditions économiques moins bonnes ; il n’aura pas amené avec lui de famille, il sera placé plus loin des grands centres de colonisation qui existent déjà en Afrique, des grands marchés où le produit se vend cher, des populations agglomérées, où l’on peut se procurer la main d’œuvre à bon marché. Son établissement imposera à l’Etat une charge beaucoup plus grande, et, de plus, une charge dont on ne voit pas la limite. La charge sera plus grande, car au colon civil on n’a accordé que des secours, tandis qu’ici l’État pourvoit à tout. La charge sera moins limitée. Quand on a attiré une famille sur un sol nouveau, par l’attrait d’une subvention, il est bien difficile de cesser de lui venir en aide tant que ses besoins durent. Vous avez soutenu un homme jusqu’au milieu de la carrière, pourquoi ne pas le porter jusqu’au bout ? Quelle raison décisive de s’arrêter dans cette voie plutôt un jour que l’autre ? L’État vient encore aujourd’hui au secours des villages le plus anciennement fondés des environs d’Alger. S’il est difficile d’abandonner à lui-même un colon civil, qui n’a jamais rendu de service an pays, combien le sera-t-il davantage de délaisser un ancien soldat, que le gouvernement a empêché de retourner dans ses foyers pour le fixer sur le sol de l’Afrique ? Peut-on jamais abandonner à son sort et laisser languir ou mourir dans lu misère un pareil homme !

Il ne s’agit, dit-on, que d’un essai. Mais avant de s’exposer à faire un essai, faut-il encore qu’on voie à cet essai des chances de réussite ! Essayer ce qu’on croit bon, cela se comprend ; mais essayer ce qu’on croit mauvais, c’est montrer un grand mépris pour l’argent, le Trésor, et pour les citoyens qu’on engage dans l’entreprise.

Il n’est pas exact, d’ailleurs, de dire qu’un essai n’ait point déjà eu lieu.

Il existe, depuis plusieurs années, aux environs d’Alger, trois villages qui ont, en partie, une origine militaire : c’est Fouca, Mahelma et Beni-Mered. Le premier a été peuplé avec des soldats libérés. Les deux autres ont été fondés exactement de la manière qu’indique l’exposé des motifs du projet de loi. Que faut-il conclure de cette triple expérience ?

Nous n’entrerons pas dans un examen détaillé de la condition de ces villages. Les éléments d’un pareil travail seraient très-difficiles à rassembler et peu sûrs. Nous nous bornerons à dire d’une manière générale que les trois villages militaires dont nous venons de parler, ont coûté beaucoup plus cher que les villages civils leurs voisins, et n’ont pas produit un résultat différent. Ceux qui sont placés dans des conditions économiques médiocres ou mauvaises, comme Fouca ou Mahelma, languissent et se soutiennent à peine. Le troisième, Beni-Mered, qui est placé dans une des parties les plus fertiles de la Mitidja, à une lieue de deux villes qui, jusqu’à ces derniers temps, étaient très-prospères, Bouffarik et Blidah, présente un aspect plus satisfaisant. Mais, remarquez-le bien, cette sorte de prospérité dont il jouit n’est pas particulière à sa population militaire ; dans ce même village de Beni-Mered, un certain nombre de familles civiles ont été placées. Le gouvernement a beaucoup moins fait pour elles que pour les familles militaires qui les avoisinent : si l’on vient cependant à examiner l’état dans lequel se trouvent les unes et les autres, on voit que leur condition diffère très-peu, et que, s’il existait entre elles une différence, c’est à l’avantage des premières qu’il faudrait la constater. L’ensemble de toutes les considérations qui viennent d’être successivement reproduites, a convaincu, messieurs, votre Commission ; le projet de loi ne lui a pas paru pouvoir être adopté dans la forme que le gouvernement lui avait donnée. Cette résolution a été prise à l’unanimité des membres présents.

Mais elle s’est divisée sur le point de savoir s’il n’y avait rien à vous proposer pour mettre à la place. Un membre a ouvert l’avis de remplacer l’article premier par un article ainsi conçu : «  Il sera employé une somme de trois millions de francs à l’établissement, en Algérie, de militaires libérés et mariés, de tout grade et de toutes armes de l’armée de terre et de mer, et choisis de préférence parmi ceux qui auront servi en Afrique. « Ces militaires libérés seront répartis dans les divers centres agricoles, créés ou à créer, et assimilés en tous points aux colons civils. « Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’Etat de la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million qui sera inscrit au chapitre XXXII du budget de la guerre (colonisation en Algérie).

« Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration de l’exercice au titre duquel ils auront été ouverts, seront reportés de plein droit sur l’exercice suivant. »

Voici les principales raisons qui ont été données à l’appui de cet amendement. En adoptant la mesure proposée, a-t-on dit, on évite la plupart des inconvénients qu’on rencontrerait dans les camps agricoles, et on obtient la plupart des avantages qu’ils peuvent produire.

Ainsi, d’une part, on ne change pas la loi du recrutement ; on ne crée pas d’inégalité dans la condition du soldat ; on ne s’expose point à tous les embarras d’exécution dans lesquels le projet de loi se jette. Les hommes que l’on choisit sont déjà libérés du service ; ils sont mariés, ils se présentent d’eux-mêmes, attirés par la subvention qu’on leur offre. On ne les réunit point pour en composer des populations agricoles à part, on les dissémine au milieu de populations déjà existantes et placées dans de bonnes conditions de succès.

D’une autre part, on introduit ainsi dons le sein de la population civile des éléments plus énergiques et plus virils que ceux qui la composent. On donne à l’armée un éclatant témoignage de sollicitude, et l’on fait en même temps, à son égard, un acte de justice. Quoi de plus juste, en effet, que d’employer à produire le bien-être du soldat, le sol qu’il a conquis.

Les soldats qu’on subventionnera de cette manière, ne seront pas, sans doute, munis de capitaux, mais ils auront ce qui n’est pas moins nécessaire pour réussir dans une telle entreprise, la vigueur morale, la santé et la jeunesse.

Les adversaires de la proposition répondaient : Il ne faut pas abuser du nom de l’armée. Quel homme s’étant occupé des affaires d’Afrique et ayant parcouru l’Algérie, n’a pas été frappé du spectacle, grand et rare, qu’y donne l’armée ? Qui n’a admiré surtout, dans le simple soldat, celui dont il s’agit ici, ce courage modeste et naturel qui atteint jusqu’à l’héroïsme en quelque sorte sans le savoir ; cette résignation tranquille et sereine qui maintient le cœur calme et presque joyeux au milieu d’une contrée étrangère et barbare, où les privations, la maladie et la mort s’offrent de toutes parts et tous les jours ? Sur ce point, il n’y a ni majorité ni minorité dans la Commission, non plus que dans la Chambre. Tout le monde est d’accord que l’intérêt public et la justice nationale demandent qu’on fasse participer l’armée aux avantages de la colonisation. La question n’est que dans le mode de la mesure.

Ce qu’on veut faire ici par une loi spéciale, peut se faire tout naturellement par l’emploi des fonds déjà portés au budget. Un crédit considérable, porté au budget, a déjà pour objet d’aider les colons à s’établir en Algérie ; que ce fonds soit principalement employé désormais à secourir les militaires qui veulent se fixer dans le pays conquis, personne ne le conteste ; on consentira même volontiers à ce que ce fonds soit accru suivant les besoins, mais il est inutile d’en créer un autre tout semblable dans une loi spéciale. Cela est inutile et difficile : car comment fixer aujourd’hui le montant du crédit nouveau qu’on demande à ouvrir ? On était toujours assuré de trouver des soldats en nombre suffisant pour remplir les camps agricoles ; mais d’anciens militaires mariés, et voulant se fixer en Afrique, qui peut dire maintenant combien il s’en trouve, et si le fonds déjà existant au budget n’est pas suffisant pour pourvoir à leurs besoins. La Commission ne le sait pas, le gouvernement lui-même l’ignore, il n’a fait encore aucune recherche de cette espèce ; et cela se conçoit, la mesure qu’on propose n’est point en effet une modification du projet de loi ; en réalité, remarquons-le, c’est un projet tout nouveau auquel le gouvernement n’avait pas songé, et pour lequel il ne peut fournir aucune lumière. Pourquoi’ la Chambre se hâterait-elle, dès cette année, de créer des crédits spéciaux dont il n’est pas sûr encore qu’on puisse faire emploi ?

Par ses effets, la mesure est donc inutile ; par le sens qu’on voudrait lui donner, elle pourrait être dangereuse. Le gouvernement et l’administration d’Afrique verraient peut-être dans la loi spéciale qu’on propose une reconnaissance solennelle et une consécration du système général qui consiste à coloniser l’Afrique à l’aide des subventions du Trésor. Or, ce système, en tant que moyen habituel de peupler le pays nouveau, est condamné par la raison et démenti par l’expérience.

Après de longues discussions, votre Commission s’étant partagée d’une manière égale, l’amendement n’a point été adopté, et nous n’avons à vous proposer aujourd’hui que le rejet pur et simple du projet de loi.

Notre travail, messieurs, pourrait, à la rigueur, s’arrêter ici ; mais la Commission croit entrer dans les vues de la Chambre en le poussant un peu plus loin.

Dans l’exposé des motifs du projet de loi, le gouvernement a cru devoir vous annoncer qu’il existait deux plans de colonisation distincts : l’un pour la province de Constantine, et l’autre pour celle d’Oran. Il vous a fait distribuer les documents les plus propres à vous bien faire connaître, et à vous permettre d’apprécier ces deux systèmes. La Commission était nécessairement appelée à s’en occuper à son tour. Elle le fera très-brièvement. Quoique différents entre eux sur certains points, les deux plans sont cependant fondés, l’un et l’autre, sur des idées semblables. Tous deux reconnaissent qu’il faut empêcher la colonisation de marcher au hasard, et qu’elle ne peut être la conséquence de transactions individuelles entre les colons et les indigènes ; c’est pour eux une nécessité fondamentale. A l’Etat seul il appartient de fixer d’avance le lieu où les Européens pourront s’établir. Lui seul doit traiter avec les indigènes ; c’est de lui seul que le colon doit tenir son titre. Voilà leur premier principe.

Voici le second : l’Etat ne doit pas se charger de fournir aux particuliers les moyens de fonder leurs exploitations agricoles, ni leur donner le capital dont ils manqueraient. Il n’a en général d’autres dépenses à faire que celles qui ont un caractère public et qui se rapportent à un intérêt collectif.

Tels sont, messieurs, en écartant tous les détails, les principes qui forment la base commune des deux projets dont parle l’exposé des motifs.

L’unanimité de la Commission a admis le premier de ces deux principes. Une minorité a demandé qu’on repoussât l’autre. Suivant les honorables membres qui formaient cette minorité, c’était, en général, l’Etat qui devait se charger de choisir les colons et de les aider par ses secours à s’établir sur le sol. La colonisation à l’aide des capitaux particuliers ne se ferait pas ou se ferait mal. Il ne faut pas espérer que les petits capitaux s’aventurent volontiers en Afrique. Quant aux grands capitaux, ils y viendront dans des vues de négoce plus que d’agriculture. S’ils s’appliquent à la terre, ils n’attireront à leur suite qu’une population mal choisie, dont l’entretien retombera tôt ou tard à la charge de l’État. Une pareille colonisation finira par être plus chère et moins profitable que celle entreprise d’abord par l’État lui-même.

La grande majorité de la Commission a été d’un avis contraire ; elle croit les deux principes énoncés plus haut aussi vrais l’un que l’autre, et elle approuve pleinement leur adoption. Suivant quelles conditions et à quelles personnes l’État livrera-t-il le sol qu’il a acquis des indigènes et qu’il destine à la colonisation ? Cela doit beaucoup dépendre des circonstances et des lieux. Généralement parlant, ce qui est préférable, c’est de donner à la propriété foncière qu’on crée un caractère individuel, et de la livrer à un particulier plutôt qu’à une association. Il peut être quelquefois utile cependant, et même indispensable, de recourir au mode de colonisation par compagnie. Mais dans ce cas, le premier devoir de l’Etat est de veiller avec le plus grand soin à ce que les garanties les plus sérieuses en moralité et en capitaux soient fournies. Car, ici, il s’agit d’une opération industrielle, qui peut influer au plus haut point sur la vie des hommes et compromettre une population entière qui y est associée.

Indépendamment des deux projets de colonisation dont nous venons de faire connaître l’esprit général, beaucoup d’autres se sont produits en différents temps. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre. Il n’y a pas de problème qui ait autant préoccupé les esprits que celui de la colonisation de l’Algérie. Les écrits auxquels il a donné naissance, sont presque innombrables.

Les auteurs de tous ces ouvrages, et le public lui-même, ont paru croire que le succès de la colonisation de l’Afrique tenait à la découverte d’un certain secret qui n’avait point encore été trouvé jusque-là. Nous sommes portés à penser, messieurs, que c’est là une erreur : il n’y a pas en cette matière de secret à trouver, ou du moins le bon sens du genre humain a découvert depuis bien longtemps et divulgué celui qu’on cherche.

Il ne faut pas imaginer que la méthode à suivre pour faire naître et développer les sociétés nouvelles, diffère beaucoup de celle qui doit être Suivie pour que les sociétés anciennes prospèrent. Voulez-vous attirer et retenir les Européens dans un pays nouveau ? Faites qu’ils y rencontrent les institutions qu’ils trouvent chez eux ou celles qu’ils désirent y trouver ; que la liberté civile et religieuse y règne ; que l’indépendance individuelle y soit assurée ; que la propriété s’y acquière facilement et soit bien garantie ; que le travail y soit libre, l’administration simple et prompte, la justice impartiale et rapide ; les impôts légers, le commerce libre ; que les conditions économiques soient telles qu’on puisse facilement s’y procurer l’aisance et y atteindre souvent la richesse ; faites, en un mot, qu’on y soit aussi bien, et s’il se peut, mieux qu’en Europe, et la population ne tardera pas à y venir et à s’y fixer. Tel est le secret, messieurs, il n’y en a point d’autres.

Avant de se jeter dans des théories exceptionnelles et singulières, il serait bon d’essayer d’abord si la simple méthode dont nous venons de parler ne pourrait pas, par hasard, suffire ; ce n’est pas celle assurément qui a été le plus souvent suivie en Afrique. En Algérie, l’État, qui n’a reculé devant aucun sacrifice pour faire de ses propres mains la fortune des colons, n’a presque pas songé à les mettre en position de la faire eux-mêmes. Il y a presque constamment de manière à ce que la production fût difficile et chère, et le produit sans débouchés. L’Algérie n’avait encore que quelques milliers d’habitants, que déjà on y introduisait plusieurs des impôts de France : le droit d’enregistrement, les patentes, le timbre, que les colonies anglaises d’Amérique repoussaient après deux cents ans d’existence ; les droits de vente, le tarif de nos frais de justice, le système des douanes, les droits de tonnage… Plusieurs de ces impôts sont moins élevés qu’en France, il est vrai, mais ils posent sur une société bien moins capable de les porter. Il est facile de voir pourquoi on a été entraîné dans cette voie, comme on réclamait des Chambres, non-seulement les millions nécessaires pour faire la guerre, mais encore l’argent qu’on employait à subventionner la colonisation et à peupler le pays aux frais de l’État, on voulait placer en regard de ces sacrifices qu’imposait l’Afrique, les revenus qu’elle produisait. Le Trésor public a donc entrepris de reprendre, en quelque sorte, sous forme d’impôts, ce qu’il donnait sous forme de secours. Il eût été mieux de s’abstenir de cette dépense et de cette recette.

Mais ce qui nuit bien plus en Afrique à la production que les impôts, c’est la rareté et la cherté du capital. Pourquoi le capital est-il si rare et si cher en Algérie ? Cela vient de plusieurs causes, sur lesquelles la législation pouvait exercer une grande et directe influence, ce qu’elle n’a pas fait. D’abord, de l’absence d’institutions de crédit : la Chambre sait ce qui a eu lieu à propos de la fondation, à Alger, d’un comptoir de la Banque de France. La Banque ne s’est prêtée qu’avec répugnance à créer ce comptoir ; elle a retardé le plus qu’elle a pu, la Commission en a eu la preuve, l’accomplissement des formalités préliminaires ; et quand, enfin, elle a été obligée de se prononcer, elle a refusé nettement d’user de son droit. De telle sorte que la Banque de France, après avoir empêché, par sa concurrence présumée, tout autre établissement de crédit de se former en Algérie, a fini par ne pas s’y établir elle-même. Ceci, messieurs, a été très-déplorable. La Banque, par ses retards calcidés, le gouvernement en souffrant de pareils retards, ont certainement contribué à la crise qui désole en ce moment quelques-unes des principales places d’Afrique. L’absence des institutions de crédit est l’une des causes de la rareté et de la cherté du capital ; il est permis de dire que ce n’est pas la première.

Ce qui empêche surtout de pouvoir se procurer le capital abondamment et à bon marché en Afrique, c’est la diiliculté de donner une garantie à celui qui prête : tant que ce premier obstacle existera, les services que les banques peuvent rendre seront limités, et l’existence même des banques difficile.

Il y a deux raisons qui font que le cultivateur d’Afrique ne peut emprunter, faute de gage. La première, c’est que la plupart des terres étant concédées par le gouvernement, moyennant que le concessionnaire remplira certaines conditions, tant que la condition n’est pas remplie, la terre n’est point dans le commerce et ne peut servir de fondement utile à une hypothèque.

La seconde raison, qui est la principale, c’est que le système hypothécaire que nous avons importé en Afrique et qui est copié, en partie, sur le nôtre, ainsi que les lois de procédure qui s’y rattachent, s’opposent à ce que la terre serve aisément de garantie. Sans vouloir examiner ici quels peuvent être les vices de notre système hypothécaire, et sans exprimer aucune opinion surleschangementsqui pourraient ou devraient y être apportés, nous nous bornerons à dire que ce système, fùt-il bon, ou en tous cas supportable en France, serait de nature à paralyser, en Afrique, l’industrie des terres, qui y est l'industrie-mère. Dans un pays nouveau, les cultivateurs sont mobiles ; on connaît mal leur histoire, leur fortune et leurs ressources ; ils n’ont donc qu’un moyen d’obtenir le capital qui leur manque : c’est d’engager la terre qu’ils exploitent, et ils ne peuvent l’engager qu’autant que la législation permet au prêteur de s’en mettre en possession en très-peu de temps et à très-peu de frais. On peut dire, d’une manière générale, que les formalités de la vente immobilière doivent être d’autant plus simples et plus promptes, que la société est plus nouvelle. En Algérie, elles sont encore très-compliquées et très-lentes ; aussi le cultivateur y a-t-il beaucoup plus de peine que celui de France à se procurer l’argent nécessaire, et est-il obligé de le payer infiniment plus cher. Toutes les causes que nous venons d’indiquer sommairement contribuent à rendre en Afrique la production difficile et chère ; cette circonstance n’empêcherait pourtant pas de produire, s’il existait des débouchés faciles pour les produits.

Ce qui rend, en général, si pénibles les commencements de toutes les colonies, c’est l’absence ou l’éloignement des marchés. Les produits deviennent abondants avant que la consommation environnante puisse être grande ; après les avoir créés, on ne sait à qui les vendre. Les colons de l’Algérie se trouvent, sous ce rapport, dans une condition économique très-supérieure à celle de la plupart des Européens qui ont été fonder au loin des colonies. La France, en même temps qu’elle les plaçait sur le sol, apportait artificiellement, à côté d’eux, un grand centre de consommation, en y amenant une partie de son armée.

Au lieu de tirer de ce fait les conséquences immenses qu’il aurait pu produire dans l'intérêt d’une prompte colonisation du pays, le Gouvernement l’a rendu presque inutile. Jusqu’à présent, l’administration de l’armée n’a paru préoccupée que du désir d’obtenir les denrées du colon au plus bas paix possible. Ainsi, tandis qu’on faisait de grands sacrifices pour établir des cultivateurs, on refusait de rendre la culture profitable. Il est permis de dire, messieurs, que cela était peu sensé, et que l’argent qui eût servi à assurer aux produits du colon d’Afrique un prix régulier et rémunérateur, eût été plus utile à la France et aux colons eux-mêmes, que celui qu’on a répandu en secours dans les villages. Ce débouché serait très-précieux, mais il deviendrait bientôt insuffisant. Les cultures européennes d’Afrique auront de la peine à se développer, si on ne leur en donne un autre, en leur ouvrant le marché de la France.

Il serait facile de prouver, si on entrait dans le détail, que cette mesure ne pourrait avoir d’ici à longtemps d’inconvénients graves, et qu’elle aurait immédiatement de grands avantages. Elle vaudrait mieux que toutes les subventions du budget. Votre Commission, messieurs, n’entrera pas dans cet examen. Dans tout ce qui précède, elle a moins voulu vous indiquer en particulier telle ou telle mesure à prendre, qu’appeler vivement l’attention du gouvernement et des Chambres sur ce côté si important et si négligé de la question d’Afrique.

On a cherché jusqu’ici principalement, et presque uniquement, la solution de cette immense question, dans des expédients de gouvernement ou d’administration. C’est bien plutôt dans la condition économique du pays nouveau qu’elle se trouve. Que le cultivateur, en Afrique, puisse produire à bon marché et vendre son produit à un prix rémunérateur, la colonisation s’opérera d’elle-même. Que le capital y soit en péril, au contraire, ou y reste improductif, tout l’art des gouvernants et toutes les ressources du Trésor s’épuiseront avant de pouvoir attirer et retenir sur ce sol la population qu’on y appelle.

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PROJET DE LOI

REJETÉ PAR LA COMMISSION

Article premier. — Il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes, servant ou ayant servi en Afrique. Art. 2. — Le temps passé dans les camps agricoles par les officiers et par les sous-officiers et soldats, leur sera compté pour la pension de retraite, comme s’il avait été passé sous les drapeaux, mais seulement jusqu’à un maximum de cinq années. ART. 3 — Une somme de trois millions de francs (3, 000, 000 fr.) sera employée aux dépenses prévues par la présente loi, pendant les exercices 1847, 1848 et 1849.

Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’État de la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million cinq cent mille francs (1, 500, 000 fr.), qui sera inscrit au chapitre XXXII du budget de la guerre (Colonisation de l’Algérie). Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration de l’exercice au litre duquel ils auront été ouverts, seront reportés, de plein droit, sur l’exercice suivant.

On a attribué cette crise à beaucoup de causes diverses : aux embarras financiers des places de France, qui ont ralenti le mouvement des capitaux français vers l’Afrique, aux inquiétudes que la dernière insurrection des indigènes a répandues, au ralentissement des travaux publics dans la colonie, aux payements tardifs ou incomplets qui ont été faits par l’Etat à ses entrepreneurs, ou même à ses ouvriers, et enfin aux retards qui ont été apportés à l’établissement d’un comptoir de la Banque. On ne saurait nier que tous ces faits n’aient exercé une influence considérable sur l'événement ; mais la cause principale qui l'a fait naître est plus générale et plus simple. Il ne faut la chercher que dans l’excès de la spéculation, et dans la création d’une masse énorme de valeurs fictives ou très-exagérées, que le temps a enfin réduites à leur proportion véritable. Il serait difficile de peindre à quels emportements se sont livrés les spéculateurs d’Alger et de Blidah, en matière de maisons. A peine ce qui s’est passé en France en 1825 peut-il en donner une idée. Des terrains qui, jusque-là, ne pouvaient trouver d’acquéreurs, se sont tout à coup vendus presque aussi cher que ceux qu’on achète dans les quartiers les plus riches et les plus populeux de Paris. Sur ce sol nu se sont élevées des maisons magnifiques. Ces terrains étaient achetés non en capital, mais en rentes ; ces maisons étaient bâties, non par la richesse acquise, mais par le crédit. Sur le rez-de-chaussée, on empruntait de quoi élever le premier étage, et ainsi de suite. Les maisons passaient en plusieurs mains avant d’être achevées, le prix en doublait ou en triplait d’un jour à l’autre ; elles se louaient avant qu’on en eût posé le faîte. Quand on n’avait point de gages à donner, on se soumettait à un intérêt prodigieusement usuraire. Comme on voyait dans ces deux villes le nombre des habitants s’accroître sans cesse, on croyait à une prospérité sans limites ; on n’apercevait pas que la plupart des nouveaux arrivants étaient attirés par ce grand mouvement industriel lui-même. La population occupée à bâtir les maisons nouvelles s’installait dans les maisons anciennement bâties et faisait augmenter tous les jours le prix des loyers. Le moment est arrivé où cette prospérité illusoire s’est dissipée, où il a fallu reconnaître la proportion exacte qui se rencontrait entre le capital ainsi engagé et le revenu produit. De ce moment la crise a commencé, et on peut croire qu’elle durera jusqu’à ce que le prix des maisons soit arrivé à représenter exactement, non la valeur fictive et passagère que la spéculation avait donnée aux immeubles, mais leur valeur réelle et constante. Ces maux sont grands, sans doute, mais ils apportent avec eux un enseignement qui est utile. Au lieu de s’occuper à cultiver les terres, la plupart des colons d’Alger, ou de ceux qui sont venus avec quelques capitaux dans ce centre de nos établissements en Afrique, n’ont songé qu’à spéculer dans l’intérieur des villes. La crise actuelle apprendra à ceux qui voudraient imiter leur exemple que, dans un pays nouveau, il n’y a qu’un moyen efficace de s’enrichir, c’est de produire ; que c’est sur l’agriculture environnante que s’asseoit la véritable prospérité des populations urbaines, et qu’il ne saurait y avoir de villes grandes et riches qu’au milieu d’un territoire cultivé et civilisé. Dans les environs d’Oran, 2,000 hectares ont ainsi été distribués en concessions de 4 à 100 hectares Dans les colonies militaires de l'Autriche, par exemple , telles que les décrit un Mémoire très-curieux, adressé à l'empereur Napoléon en 1809, et dont la Commission a reçu la communication, la propriété foncière est inaliénable, et appartient non aux individus, mais aux familles. Chaque famille mange en commun ; tous ses membres sont habillés de la même manière ; le colonel est tout à la fois 'l'administrateur et le juge. Le paysan ne peut disposer des fruits de sa terre ; il lui faut une permission pour vendre un veau ou un mouton ; il n’est pas maître d’ensemencer ses champs ou de les laisser en friche ; il ne peut sortir des limites de la colonie sans y être autorisé. Cette discipline est rigoureusement maintenue à l’aide du bâton . Voir la loi du 1° floréal an XI, les arrêtés des 20 prairial an XI, 30 nivôse et 15 floréal an XII. Ce Mémoire, écrit le 28 avril 1099, est intitulé ; Moyen d' établir nos colonies d' Amérique, et de les accroître en peu de temps . Rien n’égale le soin minutieux avec lequel Vauban, suivant son usage, entre dans les moindres détails d’exécution que son plan comporte. Il prend le soldat au régiment, le conduit au port d’embarquement, et indique tous les approvisionnements dont il conviendra de le pourvoir, opération très-essentielle, dit-il, à laquelle devra présider an commissaire du roi qui ne soit pas un fripon. Il suit de là les bataillons en Amérique, et décrit très au long toutes les transformations à travers lesquelles les soldats doivent passer avant de se dépouiller de tout caractère militaire et de devenu-, comme il le dit, des bourgeois. En présence du rapport qui précède, le ministère retira son projet. Ce rapport sur l’Algérie du 2 juin 1847, ainsi que le précédent sur le même sujet du 24 mai 1847, sont extraits textuellement du Moniteur. Voir pour celui-ci le Moniteur du l° juin 1847, page 1379, et pour l’autre le Moniteur du 6 juin 1847. page 1446.

DE LA CLASSE MOYENNE

ET DU PEUPLE

Tandis qu’une agitation sourde commence à se laisser apercevoir dans le sein des classes inférieures, qui, d’après nos lois, doivent cependant rester étrangères à la vie publique, on voit régner une sorte de langueur mortelle dans la sphère légale de la politique.

Il n’y a peut-être jamais eu, en aucun temps, ni en aucun pays, en exceptant l’Assemblée constituante, un parlement qui ait renfermé des talents plus divers et plus brillants que le nôtre aujourd’hui. Cependant le gros de la nation regarde à peine ce qui se passe et n’écoute presque point ce qui se dit sur le théâtre officiel de ses affaires ; et les acteurs eux-mêmes qui y paraissent, plus préoccupés de ce qu’ils cachent que de ce qu’ils montrent, ne semblent pas prendre fort au sérieux leur rôle. En réalité, la vie publique n’apparaît plus que là où elle ne devrait pas être ; elle a cessé d’être là seulement où, d’après les lois, on devrait la rencontrer. D’où vient cela ? De ce que les lois ont étroitement resserré l’exercice de tous les droits politiques dans le sein d’une seule classe, dont tous les membres, parfaitement semblables, sont restés assez homogènes. Dans un monde politique ainsi fait, on ne peut guère trouver de véritables partis, c’est-à-dire qu’on ne saurait rencontrer ni variété, ni mouvement, ni fécondité, ni vie. Car c’est des partis que ces choses viennent dans les pays libres. Ce sont ces grands partis qui ont donné à la vie publique tant d’éclat et de puissance pendant le cours de notre première révolution. C’est à eux également qu’il faut attribuer le réveil si actif et si fécond de l’esprit public sous la Restauration. Vue de loin et dans son ensemble, on l’a remarqué avec raison, la révolution française de 1789 à 1830 n’apparaît que comme une longue et violente lutte entre l’ancienne aristocratie féodale et la classe moyenne. Entre ces deux classes, il y avait diversité ancienne de condition, diversité de souvenirs, diversité d’intérêts, diversité de passions et d’idées. Il devait y avoir de grands partis : il y en a eu. Mais les événements de 1830 ayant achevé d’arracher définitivement le pouvoir à la première pour l’enserrer dans les limites de la seconde, il se fit tout à coup au sein du monde politique un apaisement auquel les esprits superficiels étaient loin de s’attendre. La singulière homogénéité qui vint alors à régner parmi tous les hommes qui, placés au-dessus du peuple, possédaient et exerçaient des droits politiques, enleva tout à coup aux luttes parlementaires toute cause réelle et toute passion vraie. De là naquit principalement cette tendance nouvelle, cet alanguissement qui se fait voir dans la vie publique. En dehors du pays légal, la vie publique n’était pas encore née. Au dedans, elle ne pouvait naître. Le vide réel que nous remarquons dans les débats parlementaires et l’impuissance des hommes politiques qui les dirigent, l’atmosphère épaisse et immobile qui semble environner la tribune et assourdir les voix qui s’en élèvent, sont dus à cette cause. Le talent des orateurs est grand, l’effet produit par leurs discours restreint et de peu de durée. C’est qu’au fond ils diffèrent plus entre eux par les mots que par les idées, et que, tout en mettant fort en relief les rivalités qui les divisent, ils ne font pas voir clairement en quoi leurs actes, s’ils étaient au pouvoir, différeraient des actes de leurs adversaires. La nation les regarde moins comme des adversaires politiques qui parlent de ses affaires, que comme les enfants d’une même famille occupés à régler entre eux de petits intérêts domestiques. Elle s’endort en les écoutant, ou s’agite de ses propres pensées.

Le temps approche, en effet, où le pays se trouvera de nouveau partagé en deux véritables partis. La Révolution française, qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a pourtant laissé subsister un, celui de la propriété.

Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu’ils s’imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable parce que nulle part, jusqu’à présent, il n’a été franchi. Car notre temps ne ressemble à aucun autre. Quand le droit de propriété n’était que l’origine et le fondement de beaucoup d’autres droits, il se défendait sans peine, ou plutôt il n’était pas attaqué. Il formait alors comme le mur d’enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées. Les coups ne portaient pas jusqu’à lui. On ne cherchait même pas à l’atteindre. Mais aujourd’hui que le droit de propriété, tout sacré qu’il est, n’apparaît plus que comme le dernier reste d’un monde détruit, comme un privilège isolé au milieu d’une société nivelée ; qu’il n’est plus pour ainsi dire couvert et garanti par l’existence d’autres droits plus contestables et plus haïs, il a perdu, pour un temps du moins, la position qui le rendait inexpugnable. C’est à lui seul, maintenant, à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques.

Bientôt, il n’y a guère à en douter, c’est entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte des partis politiques. Le grand champ de bataille sera la propriété ; et les principales questions de la politique rouleront sur des modifications plus ou moins profondes à apporter au droit des propriétaires. Alors nous reverrons les grandes agitations publiques et les grands partis.

Comment les signes précurseurs de cet avenir ne frappent-ils pas tous les regards ? Croit-on que ce soit par hasard et par l’effet d’un caprice passager de l’esprit humain qu’on voit apparaître de tous côtés des doctrines singulières qui portent des noms divers, mais qui toutes ont pour principal caractère la négation du droit de propriété ; qui toutes, du moins, tendent à limiter, à amoindrir, à énerver son exercice ? Qui ne reconnaît là le symptôme de cette vieille maladie démocratique du temps dont peut-être la crise approche ?

· · · · · · · · · · · · · · ·

(Ici j’analyse sommairement les différents systèmes que je viens d’indiquer : celui d’Owen, de Saint-Simon, de Fourier, les idées répandues dans les ouvrages de Louis Blanc, dans divers romans, et jusque dans les pages volantes qui remplissent les feuilletons des journaux… )

C’est à tort que l’on traite légèrement de telles rêveries. Si les livres de ces novateurs sont souvent écrits dans une langue barbare ou ridicule ; si les procédés qu’ils indiquent paraissent inapplicables, la tendance commune qu’ils montrent dans l’esprit de leurs auteurs et dans celui de leurs lecteurs est très-redoutable, et mérite d’attirer l’attention la plus sérieuse.

Arrivant à ce qui est à faire dans la situation présente, il nous reste à indiquer les mesures législatives que cette situation provoque, et dont l’objet peut se résumer dans les deux points suivants :

1o Étendre peu à peu le cercle des droits politiques, de manière à dépasser les limites de la classe moyenne, afin de rendre la vie publique plus variée, plus féconde, et d’intéresser d’une manière régulière et paisible les classes inférieures aux affaires ;

2o Faire du sort matériel et intellectuel de ces classes l’objet principal des soins du législateur ; diriger tout l’effort des lois vers l’allégement et surtout la parfaite égalisation des charges publiques, afin de faire disparaître toutes les inégalités qui sont demeurées dans notre législation fiscale ; en un mot, assurer au pauvre toute l’égalité légale et tout le bien-être compatible avec l’existence du droit individuel de propriété et l’inégalité des conditions qui en découle. Car ce qui, en cette matière, était honnêteté et justice, devient nécessité et prudence. ................

Ce morceau, qui porte la date du mois d’octobre 1847, n’est que l’ébauche d’un manifeste que Tocqueville et quelques-uns de ses amis politiques, dans une sorte de pressentiment des événements qui étaient proches, avaient eu la pensée de publier.

DISCOURS

PRONONCÉ A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, LE 27 JANVIER 1848, DANS LA DISCUSSION DU PROJET D’ADRESSE EN RÉPONSE AU DISCOURS DE LA COURONNE.

Messieurs,

Mon intention n’est pas de continuer la discussion particulière qui est commencée. Je pense qu’elle sera reprise d’une manière plus utile lorsque nous aurons à discuter ici la loi des prisons. Le but qui me fait monter à cette tribune est plus général.

Le paragraphe 4, qui est aujourd’hui en discussion, appelle naturellement la Chambre à jeter un regard général sur l’ensemble de la politique intérieure, et particulièrement sur le côté de la politique intérieure qu’a signalé et auquel se rattache l’amendement déposé par mon honorable ami, M. Billaut.

C’est cette partie de la discussion de l’adresse que je veux présenter à la Chambre.

Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que, pour la première fois depuis quinze ans, j’éprouve une certaine crainte pour l’avenir ; et ce qui me prouve que j’ai raison, c’est que cette impression ne m’est pas particulière : je crois que je puis en appeler à tous ceux qui m’écoutent, et que tous me répondront que, dans les pays qu’ils représentent, une impression analogue subsiste ; qu’un certain malaise, une certaine crainte a envahi les esprits ; que, pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très-grave dans le pays.

Si j’ai bien entendu ce qu’a dit l’autre jour en finissant M. le ministre des finances, le cabinet admet lui-même la réalité de l’impression dont je parle ; mais il l’attribue à certaines causes particulières, à certains accidents récents de la vie politique, à des réunions qui ont agité les esprits, à des paroles qui ont excité les passions.

Messieurs, je crains qu’en attribuant le mal qu’on confesse aux causes qu’on indique, on ne s’en prenne pas à la maladie, mais aux symptômes. Quant à moi, je suis convaincu que la maladie n’est pas là ; elle est plus générale et plus profonde. Cette maladie, qu’il faut guérir à tout prix, et qui, croyez-le bien, nous enlèvera tous, tous entendez-vous bien, si nous n’y prenons garde, c’est l’état dans lequel se trouvent l’esprit public, les mœurs publiques. Voilà où est la maladie ; c’est sur ce point que je veux attirer votre attention. Je crois que les mœurs publiques, l’esprit public sont dans un état dangereux ; je crois, de plus, que le gouvernement a contribué et contribue de la manière la plus grave à accroître ce péril. Voilà ce qui m’a fait monter à la tribune.

Si je jette, messieurs, un regard attentif sur la classe qui gouverne, sur la classe qui a des droits politiques, et ensuite sur celle qui est gouvernée, ce qui se passe dans l'une et dans l’autre m’effraye et m’inquiète. Et pour parler d’abord de ce que j’ai appelé la classe qui gouverne (remarquez que je prends ces mots dans leur acception la plus générale : je ne parle pas seulement de la classe moyenne, mais de tous les citoyens, dans quelque position qu’ils soient, qui possèdent et exercent des droits politiques) ; je dis donc que ce qui existe dans la classe qui gouverne m’inquiète et m’effraye. Ce que j’y vois, messieurs, je puis l’exprimer par un mot : les mœurs publiques s’y altèrent, elles y sont déjà profondément altérées ; elles s’y altèrent de plus en plus tous les jours ; de plus en plus, aux opinions, aux sentiments, aux idées communes, succèdent des intérêts particuliers, des visées particulières, des points de vue empruntés à la vie et à l’intérêt privés.

Mon intention n’est point de forcer la Chambre à s’appesantir, plus qu’il n’est nécessaire, sur ces tristes détails ; je me bornerai à m’adresser à mes adversaires eux-mêmes, à mes collègues de la majorité ministérielle. Je les prie de faire pour leur propre usage une sorte de revue statistique des collèges électoraux qui les ont envoyés dans cette Chambre ; qu’ils composent une première catégorie de ceux qui ne votent pour eux que par suite, non pas d’opinions politiques, mais de sentiments d’amitié particulière ou de bon voisinage. Dans une seconde catégorie, qu’ils mettent ceux qui votent pour eux, non pas dans un point de vue d’intérêt public ; ou d’intérêt général, mais dans un point de vue d’intérêt purement local. A cette seconde catégorie, qu’ils en ajoutent enfin une troisième composée de ceux qui votent pour eux, pour des motifs d’intérêt purement individuels, et je leur demande si ce qui reste est très-nombreux ; je leur demande si ceux qui votent par un sentiment public désintéressé, par suite d’opinions, de passions publiques, si ceux-là forment la majorité des électeurs qui leur ont conféré le mandat de député ; je m’assure qu’ils découvriront aisément le contraire. Je me permettrai encore de leur demander si, à leur connaissance, depuis cinq ans, dix ans, quinze ans, le nombre de ceux qui votent pour eux par suite d’intérêts personnels et particuliers, ne croît pas sans cesse ; si le nombre de ceux qui votent pour eux par opinion politique ne décroît pas sans cesse ? Qu’ils me disent enfin si, autour d’eux, sous leurs yeux, il ne s’établit pas peu à peu, dans l’opinion publique, une sorte de tolérance singulière pour les faits dont je parle, si peu à peu il ne se fait pas une sorte de morale vulgaire et basse, suivant laquelle l’homme qui possède des droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents, de faire un usage personnel de ces droits dans leur intérêt ; si cela ne s’élève pas graduellement jusqu’à devenir une espèce de devoir de père de famille ? Si cette morale nouvelle, inconnue dans les grands temps de notre histoire, inconnue au commencement de notre Révolution, ne se développe pas de plus en plus, et n’envahit pas chaque jour les esprits. Je le leur demande ?

Or, qu’est-ce que tout cela, sinon une dégradation successive et profonde, une dépravation de plus en plus complète des mœurs publiques ?

El si, passant de la vie publique à la vie privée, je considère ce qui s’y passe, si je fais attention à tout ce dont vous avez été témoins, particulièrement depuis un an, à tous ces scandales éclatants, à tous ces crimes, a toutes ces fautes, à tous ces délits, à tous ces vices extraordinaires que chaque circonstance a semblé faire apparaître de toutes parts, que chaque instance judiciaire révèle ; si je fais attention à tout cela, n’ai-je pas lieu d’être effrayé ? n’ai-je pas raison de dire que ce ne sont pas seulement chez nous les mœurs publiques qui s’altèrent, mais que ce sont les mœurs privées qui se dépravent ? (Dénégations au centre.)

Et remarquez-le, je ne dis pas ceci à un point de vue de moraliste, je le dis à un point de vue politique ; savez-vous quelle est la cause générale, efficiente, profonde, qui fait que les mœurs privées se dépravent ? C’est que les mœurs publiques s’altèrent. C’est parce que In morale ne règne pas dans les actes principaux de la vie, qu’elle ne descend pas dans les moindres. C’est parce que l’intérêt a remplacé dans la vie publique les sentiments désintéressés, que l’intérêt fait la loi dans la vie privée.

On a dit qu’il y avait deux morales : une morale politique et une morale de la vie privée. Certes, si ce qui se passe parmi nous est tel que je le vois, jamais la fausseté d’une telle maxime n’a été prouvée d’une manière plus éclatante et plus malheureuse que de nos jours. Oui, je le crois, je crois qu’il se passe dans nos mœurs privées quelque chose qui est de nature à inquiéter, à alarmer les bons citoyens, et je crois que ce qui se passe dans nos mœurs privées tient en grande partie à ce qui arrive dans nos mœurs publiques. (Dénégations au centre.)

Eh ! messieurs, si vous ne m’en croyez pas sur ce point, croyez-en au moins l’impression de l’Europe. Je pense être aussi au courant que personne de cette Chambre de ce qui s’imprime, de ce qui se dit sur nous en Europe.

Eh bien ! je vous assure dans la sincérité de mon cœur, que je suis non-seulement attristé, mais navré de ce que je lis et de ce que j’entends tous les jours ; je suis navré quand je vois le parti qu’on tire contre nous des faits dont je parle, les conséquences exagérées qu’on en fait sortir contre la nation tout entière, contre le caractère national tout entier ; je suis navré quand je vois à quel degré la puissance de la France s’affaiblit peu à peu dans le monde ; je suis navré quand je vois que non-seulement la puissance morale de la France s’affaiblit...

M. Janvier. Je demande la parole. (Mouvement.)

M. de Tocqueville. Mais la puissance de ses principes, de ses idées, de ses sentiments.

La France avait jeté dans le monde, la première, au milieu du fracas du tonnerre de sa première révolution, des principes qui, depuis, se sont trouvés des principes régénérateurs de toutes les sociétés modernes. Ça été sa gloire, c’est la plus précieuse partie d’elle-même. Eh bien ! messieurs, ce sont ces principes-là que nos exemples affaiblissent aujourd’hui. L’application que nous semblons en faire nous-mêmes fait que le monde doute d’eux. L’Europe qui nous regarde commence à se demander si nous avons eu raison ou tort ; elle se demande si, en effet, comme nous l’avons répété tant de fois, nous conduisons les sociétés humaines vers un avenir plus heureux et plus prospère, ou bien si nous les entraînons à notre suite vers les misères morales et la ruine. Voilà, messieurs, ce qui me fait le plus de peine dans le spectacle que nous donnons au monde. Non-seulement il nous nuit, mais il nuit à nos principes, il nuit à notre cause, il nuit à cette patrie intellectuelle à laquelle, pour mon compte, comme Français, je tiens plus qu’à la patrie physique et matérielle, qui est sous nos yeux. (Mouvements divers.)

Messieurs, si le spectacle que nous donnons produit un tel effet vu de loin, aperçu des confins de l’Europe, que pensez-vous qu’il produise en France, même sur ces classes qui n’ont point de droits, et qui, du sein de l’oisiveté politique à laquelle nos lois les condamnent, nous regardent seuls agir sur le grand théâtre où nous sommes ? Que pensez-vous que soit l’effet que produise sur elles un pareil spectacle ?

Pour moi, je m’en effraye. On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous.

Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles en ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? N’écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N’entendez-vous pas qu’on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas les bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, que quand elles descendent profondément dans les masses, qu’elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais qu’elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?

Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan (Réclamations), j’en suis profondément convaincu. (Mouvements divers.)

Maintenant permettez-moi de rechercher en peu de mots devant vous, mais avec vérité et une sincérité complète, quels sont les véritables auteurs, les principaux auteurs du mal que je viens de chercher à décrire ?

Je sais très-bien que les maux de la nature de ceux dont je viens de parler ne découlent pas tous, peut-être même principalement, du fait des gouvernements. Je sais très-bien que les longues révolutions qui ont agité et remué si souvent le sol de ce pays ont dû laisser dans les âmes une instabilité singulière ; je sais très-bien qu’il a pu se rencontrer dans les passions, dans les excitations des partis, certaines causes secondaires, mais considérables, qui peuvent servir à expliquer le phénomène déplorable que je vous faisais connaître tout à l’heure ; mais j’ai une trop haute idée du rôle que le pouvoir joue dans ce monde pour ne pas être convaincu que, lorsqu’il se produit un très-grand mal dans la société, un grand mal politique, un grand mal moral, le pouvoir n’y soit pas pour beaucoup.

Qu’a donc fait le pouvoir pour produire le mal que je viens de vous décrire ? Qu’a fait le pouvoir pour amener cette perturbation profonde dans les mœurs publiques, et ensuite dans les mœurs privées ? Comment y a-t-il contribué ?

Je crois, messieurs, qu’on peut, sans blesser personne, dire que le gouvernement a ressaisi, dans ces dernières années surtout, des droits plus grands, une influence plus grande, des prérogatives plus considérables, plus multiples que celles qu’il avait possédées à aucune autre époque. Il est devenu infiniment plus grand que n’auraient jamais pu se l’imaginer, non-seulement ceux qui l’ont donné, mais même ceux qui l’ont reçu en 1830. On peut affirmer, d’une autre part, que le principe de la liberté a reçu moins de développement que personne ne s’y serait attendu alors. Je ne juge pas l’événement, je cherche la conséquence. Si un résultat si singulier, si inattendu, un retour si bizarre des choses humaines, a déjoué de mauvaises passions, de coupables espérances, croyez-vous qu’à sa vue beaucoup de nobles sentiments, d’espérances désintéressées, n’aient pas été atteints ; qu’il ne s’en soit pas suivi pour beaucoup de cœurs honnêtes une sorte de désillusionnement de la politique, un affaissement réel des âmes ?

Mais c’est surtout la manière dont ce résultat s’est produit, la manière détournée, et jusqu’à un certain point subreptice, dont ce résultat a été obtenu, qui a porté à la moralité publique un coup funeste. C’est en ressaisissant de vieux pouvoirs qu’on croyait avoir abolis en Juillet, en faisant revivre d’anciens droits qui semblaient annulés, en remettant en vigueur d’anciennes lois qu’on jugeait abrogées, en appliquant les lois nouvelles dans un autre sens que celui dans lequel elles avaient été faites, c’est par tous ces moyens détournés, par cette savante et patiente industrie que le gouvernement a enfin repris plus d’action, plus d’activité et d’influence qu’il n’en avait peut-être jamais eu en France en aucun temps.

Voilà, messieurs, ce que le gouvernement a fait, ce qu’en particulier le ministère actuel a fait. Et pensez-vous, messieurs, que cette manière, que j’ai appelée tout à l’heure détournée et subreptice, de regagner peu à peu la puissance, de la prendre en quelque sorte par surprise, en se servant d’autres moyens que ceux que la constitution lui avait donnés ; croyez-vous que ce spectacle étrange de l’adresse et du savoir-faire, donné publiquement pendant plusieurs années, sur un si vaste théâtre, à toute une nation qui le regarde, croyez-vous qu’un tel spectacle ait été de nature à améliorer les mœurs publiques ?

Pour moi, je suis profondément convaincu du contraire ; je ne veux pas prêter à mes adversaires des motifs déshonnêtes qu’ils n’auraient pas eus ; j’admettrai, si l’on veut, qu’en se servant des moyens que je blâme, ils ont cru se livrer à un mal nécessaire ; que la grandeur du but leur a caché le danger et l’immoralité du moyen. Je veux croire cela ; mais les moyens en ont-ils été moins dangereux ? Ils croient que la révolution qui s’est opérée depuis quinze ans dans les droits du pouvoir était nécessaire, soit ; et ils ne l’ont pas fait par un intérêt particulier : je le veux croire ; mais il n’est pas moins vrai qu’ils l’ont opérée par des moyens que la moralité publique désavoue ; il n’est pas moins vrai qu’il l’ont opérée en prenant les hommes non par leur côté honnête, mais par leur mauvais côté, par leurs passions, par leur faiblesse, par leur intérêt, souvent par leurs vices. (Mouvement.) C’est ainsi que tout en voulant peut-être un but honnête, ils ont fait des choses qui ne l’étaient pas. Et, pour faire ces choses, il leur a fallu appeler à leur aide, honorer de leur faveur, introduire dans leur compagnie journalière des hommes qui ne voulaient ni d’un but honnête, ni de moyens honnêtes, qui ne voulaient que la satisfaction grossière de leurs intérêts privés, à l’aide de la puissance qu’on leur confiait ; ils ont ainsi accordé une sorte de prime à l’immoralité et au vice.

Je ne veux citer qu’un exemple, pour montrer ce que je veux dire, c’est celui de ce ministre, dont je ne rappellerai pas le nom, qui a été appelé dans le sein du cabinet, quoique toute la France, ainsi que ses collègues, sussent déjà qu’il était indigne d’y siéger ; qui est sorti du cabinet parce que cette indignité devenait trop notoire, et qu’on a placé alors où ? sur le siège le plus élevé de la justice, d’où il a dû bientôt descendre pour venir s’asseoir sur la sellette de l’accusé.

Eh bien ! messieurs, quant à moi, je ne regarde pas ce fait comme un fait isolé ; je le considère comme le symptôme d’un mal général, le trait le plus saillant de toute une politique : en marchant dans les voies que vous aviez choisies, vous aviez besoin de tels hommes.

Mais c’est surtout par ce que M, le ministre des affaires étrangères a appelé l’abus des influences que le mal moral dont je parlais tout à l’heure s’est répandu, s’est généralisé, a pénétré dans le pays. C’est par là que vous avez agi directement et sans intermédiaire sur la moralité publique, non plus par des exemples, mais par des actes. Je ne veux pas encore sur ce point faire à MM. les ministres une position plus mauvaise que je ne la vois réellement : je sais bien qu’ils ont été exposés à une tentation immense ; je sais bien que, dans aucun temps, dans aucun pays, un gouvernement n’en a eu à subir une semblable ; que, nulle pari, le pouvoir n’a eu dans ses mains tant de moyens de corrompre, et n’a eu en face de lui une classe politique tellement restreinte et livrée à de tels besoins, que la facilité d’agir sur elle par la corruption parût plus grande, le désir d’agir sur elle plus irrésistible. J’admets donc que ce n’est pas par un désir prémédité de ne faire vibrer chez les hommes que la seule corde de l’intérêt privé que les ministres ont commis ce grand mal : je sais bien qu’ils ont été entraînés sur une pente rapide sur laquelle il était bien difficile de se tenir ; je sais cela ; aussi la seule chose que je leur reproche, c’est de s’y être placés, c’est de s’être mis dans un point de vue où, pour gouverner, ils avaient besoin, non pas de parler à des opinions, à des sentiments, à des idées générales, mais à des intérêts particuliers. Une fois entrés dans cette voie, je tiens pour certain que, quelle qu’eût été leur volonté, leur désir de retourner en arrière, une puissance fatale les poussait et a dû les pousser successivement en avant, partout où ils ont été depuis. Pour cela, il ne leur fallait qu’une chose : vivre. Du moment où ils s’étaient mis dans la position où je les plaçais tout à l’heure, il leur suffisait d’exister huit ans pour faire tout ce que nous avons vu qu’ils ont fait, non-seulement pour user de tous les mauvais moyens de gouvernement dont je parlais tout à l’heure, mais pour les épuiser.

C’est cette fatalité qui d’abord leur a fait augmenter outre mesure les places ; qui ensuite, lorsqu’elles sont venues à manquer, les a portes à les diviser, à les fractionner, pour ainsi dire, afin d’avoir à en donner un plus grand nombre, sinon les places, du moins les traitements, comme cela a été fait pour tous les offices de finances. C’est cette même nécessité qui, lorsque, malgré cette industrie, les places sont enfin venues à manquer, les a portés, comme nous l’avons vu l’autre jour dans l’affaire Petit, à faire vaquer artificiellement, et par des moyens détournés, les places qui étaient déjà remplies.

M. le ministre des affaires étrangères nous a dit bien des fois que l’opposition était injuste dans ses attaques, qu’elle lui faisait des reproches violents, mal fondés, faux. Mais, je le lui demande à lui-même, l’opposition l’a-t-elle jamais accusé, dans ses plus mauvais moments, de ce qui est prouvé aujourd’hui ? (Mouvement.) L’opposition a fait assurément de graves reproches à M. le ministre des affaires étrangères, peut-être des reproches excessifs, je l’ignore ; mais elle ne l’avait jamais accusé de faire ce qu’il a confessé lui-même dernièrement avoir fait.

Et pour mon compte, je déclare que non-seulement je n’avais jamais accusé M. le ministre des affaires étrangères de ces choses, mais que je ne l’en avais pas même soupçonné. Jamais ! jamais je n’aurais cru, en entendant M. le ministre des affaires étrangères exposer à cette tribune avec une supériorité admirable de paroles, les droits de la morale dans la politique, en l’entendant tenir un tel langage, dont, malgré mon opposition, j’étais fier pour mon pays, assurément je n’aurais jamais cru que ce qui est arrivé fût possible, j’aurais cru non-seulement lui manquer, mais encore me manquer à moi-même, que de supposer ce qui était cependant la vérité. Croirai-je, comme on l’a dit l’autre jour, que quand M. le ministre des affaires étrangères tenait ce beau et noble langage, il ne disait pas sa pensée ? Quant à moi, je n’irai pas jusque-là ; je crois que l’instinct, que le goût de M. le ministre des affaires étrangères était de faire autrement qu’il n’a fait. Mais il a été poussé, entraîné malgré lui, arraché de sa volonté, pour ainsi dire, par cette sorte de fatalité politique et gouvernementale qu’il s’était imposée à lui-même, et dont je faisais tout à l’heure le tableau.

Il demandait l’autre jour ce que le fait qu’il appelait un petit fait avait de si grave. Ce qu’il a de si grave, c’est qu’il vous soit imputé, c’est que ce soit vous, vous de tous les hommes politiques peut-être de cette Chambre qui par votre langage aviez donné le moins la raison de penser que vous aviez fait des actes de cette espèce, que c’est vous qui en soyez convaincu.

Et si cet acte, si ce spectacle est de nature à faire une impression profonde, pénible, déplorable pour la moralité en général, quelle impression ne voulez-vous pas qu’il fasse sur la moralité particulière des agents du pouvoir ? Il y a une comparaison qui, quant à moi, m’a singulièrement frappé, dès que j’ai connu le fait.

Il y a trois ans, un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, fonctionnaire élevé, diffère d’opinions politiques avec le ministre sur un point. Il n’exprime pas sa dissidence d’une manière ostensible, il vote silencieusement.

M. le ministre des affaires étrangères déclare qu’il lui est impossible de vivre dans la compagnie officielle d’un homme qui ne pense pas complètement comme lui ; il le renvoie, ou plutôt, disons le mot, il le chasse. (Mouvement.)

Et aujourd’hui, voici un autre agent placé moins haut dans la hiérarchie, mais plus près de la personne de M. le ministre des affaires étrangères, qui commet les actes que vous savez. (Ecoutez ! écoutez !)

D’abord M. le ministre des affaires étrangères ne nie pas qu’il les ait sus ; il l’a nié depuis, j’admets pour un moment qu’il les ait ignorés

A gauche. Mais non ! mais non !

M. de Tocqueville. Mais s’il peut nier qu’il ait connu ces faits, il ne peut nier du moins qu’ils aient existé et qu’il ne les connaisse aujourd’hui ; ils sont certains. Or, il ne s’agit plus ici entre vous et cet agent d’une dissidence politique, il s’agit d’une dissidence morale, de ce qui tient le plus près et au cœur et à la conscience de l’homme ; ce n’est pas seulement le ministre qui est compromis ici, c’est l’homme, prenez-y bien garde !

Eh bien ! vous qui n’avez pas pu souffrir une dissidence politique plus ou moins grave avec un homme honorable qui n’avait fait que voter contre vous ; et vous ne trouvez pas de blâme, bien plus vous trouvez des récompenses pour le fonctionnaire qui, s’il n’a pas agi d’après votre pensée, vous a indignement compromis, qui vous a mis dans la position la plus pénible et la plus grave où vous ayez certainement été depuis que vous êtes entré dans la vie politique. Vous gardez ce fonctionnaire ; bien plus, vous le récompensez, vous l’honorez.

Que voulez-vous que l’on pense ? Comment voulez-vous que nous ne pensions pas l’une de ces deux choses : ou que vous avez une singulière partialité pour les dissidences de cette espèce, ou que vous n’êtes plus libre de les punir ? (Sensation.)

Je vous défie, malgré le talent immense que je vous reconnais, je vous défie de sortir de ce cercle. Si, en effet, l’homme dont je parle a agi malgré vous, pourquoi le gardez-vous près de vous ? Si vous le gardez près de vous, si vous le récompensez, si vous refusez de le blâmer, même de la manière la plus légère, il faut nécessairement conclure ce que je concluais tout à l’heure.

A gauche. Très-bien ! très-bien !

M. Odilon Barrot. C’est décisif !

M. de Tocqueville. Mais, messieurs, admettons que je me trompe sur les causes du grand mal dont je parlais tout à l’heure, admettons qu’en effet le gouvernement en général et le cabinet en particulier n’y est pour rien ; admettons cela pour un moment. Le mal, messieurs, n’en est-il pas moins immense ? ne devons-nous pas à notre pays, à nous-mêmes, de faire les efforts les plus énergiques et les plus persévérants pour le surmonter ?

Je vous disais tout à l’heure que ce mal amènerait tôt ou tard, je ne sais comment, je ne sais d’où elles viendront, mais amènerait tôt ou tard les révolutions les plus graves dans ce pays : soyez-en convaincus.

Lorsque j’arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle ; mais croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de le porter. (Nouvelle sensation.)

Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du jeu de paume, Lafayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner (Très-bien ! très-bien !).

Voilà la véritable cause.

Eh ! messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas plus juste encore de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? (Mouvement.) Est-ce que vous ne sentez pas... que dirai-je ? un vent de révolutions qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il nait, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève : et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort.

Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère ; mais enfin je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent, c’est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera, dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? est-ce que vous avez, à l’heure où nous sommes, la certitude d’un lendemain ? est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France d’ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l’ignorez ; mais ce que vous savez, c’est que la tempête est à l’horizon, c’est qu’elle marche sur vous ; vous laisserez-vous prévenir par elle ? (Interruption au centre.)

Messieurs, je vous supplie de ne pas le faire ; je ne vous le demande pas, je vous en supplie ; je me mettrais volontiers à genoux devant vous, tant je crois le danger réel et sérieux, tant je pense que le signaler n’est pas recourir à une vaine forme de rhétorique. Oui, le danger est grand ! conjurez-le quand il en est temps encore ; corrigez le mal par des moyens efficaces, non en l’attaquant dans ses symptômes, maison lui-même.

On a parlé de changements dans la législation. Je suis très-porté à croire que ces changements sont non-seulement utiles, mais nécessaires : ainsi je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n’est pas le mécanisme des lois qui produit les grands événements de ce monde : ce qui fait les événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir, je n’y fais, pour mon compte, aucun obstacle ; mais, pour Dieu, changez l’esprit du gouvernement, car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abime. (Vive approbation à gauche.)

(Extrait textuel du Moniteur du 28 janvier 1848.)

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