DISCOURS DE RÉCEPTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

prononcé le 21 avril 1842

Messieurs,

Tout est nouveau en France, excepté l’Académie. L’Académie demeure comme l’unique vestige de l’ancienne société détruite. Elle seule a des annales qui remontent à deux siècles. Contemporaine de la littérature, née presque en même temps qu’elle, elle n’a cessé d’attirer dans son sein tous ceux qui chez nous ont brillé par les lettres. Presque tous nos grands écrivains en ont fait partie. On rencontre ici leur souvenir ou leur présence, et il est impossible d’aborder pour la première fois cette antique et illustre compagnie sans faire un retour sur soi-même et sans souffrir de sa propre insuffisance.

Plus qu’un autre, j’éprouve ce sentiment, messieurs ; mais je ne chercherai point à l’exprimer.

J’ai considéré qu’il y avait quelque chose de plus modeste encore que de parler modestement de soi-même, c’est de n’en point parler du tout.

J’arriverai donc sur-le-champ à l’objet de ce discours, qui est d’entretenir l’Académie de l’homme respectable que je ne me flatte point de remplacer près d’elle.

M. de Cessac était né vers le milieu du dix-huitième siècle, en 1752 ; il atteignait l’âge viril à ce moment solennel où la révolution, qui allait bientôt renouveler toutes les institutions politiques de ses contemporains, achevait de se consommer dans leurs idées.

Le tableau que présentait à cet instant la société était singulier et nouveau. D’autres siècles avaient déjà vu des esprits puissants et indociles, secouant le joug des opinions reçues et des doctrines autorisées, poursuivre isolément la vérité. Mais un pareil spectacle n’avait été donné que par quelques hommes ou à propos de quelques-unes des connaissances humaines.

Ce qui singularise le dix-huitième siècle dans l’histoire, c’est que cette curiosité audacieuse et réformatrice ait été ressentie à la fois par une génération entière, et se soit exercée, en même temps, sur l’objet de presque toutes ses croyances ; de telle sorte que, dans le même moment, les principes sur lesquels avaient reposé jusque-là les sciences, les arts, la philosophie, la politique, atteints ensemble par une sorte d’ébranlement universel, ont tous été remués ou détruits, et que la religion seule, se retirant au fond de certaines âmes, a pu y tenir ferme en attendant d’autres jours.

Au moment où M. de Cessac entrait dans le monde, cette notion extraordinaire, que chacun ne doit chercher la vérité qu’en soi, et est en état de l’y découvrir, s’était établie au centre de toutes les intelligences. La lutte avait cessé ; la nouvelle philosophie régnait sans partage ; on ne s’occupait plus à en discuter le principe, mais seulement à en découvrir les conséquences.

M. de Cessac entra profondément dans cet esprit de son temps.

Cependant la nature ne l’avait point préparé à devenir un novateur. Mais il était jeune alors, et il y avait dans les allures du siècle quelque chose de juvénile qui ne pouvait manquer de l’attirer par de vives sympathies.

La société était ancienne par sa durée, plus vieille encore par ses mœurs. Elle possédait presque tous les avantages et montrait la plupart des vices et des travers que l’âge donne aux nations. Mais dans ce vieux corps se montrait un esprit jeune. Quoique la monarchie française comptât déjà plus de mille années d’existence, les Français croyaient entrer dans la vie sociale pour la première fois. Pour eux l’humanité venait de prendre une face nouvelle, ou plutôt une nouvelle humanité s’offrait à leurs regards. Ils se sentaient à l’entrée d’une longue carrière qu’ils ne craignaient point de parcourir, et vers laquelle ils s’avançaient d’un pas agile et vif, faisant voir, à leurs paroles et à leur contenance, cette confiance présomptueuse en ses forces et ce fier oubli de soi-même qui sont les attributs de la jeunesse.

Cela, du reste, n’a point été particulier à la France. La France en a donné le plus grand, mais non l’unique exemple ; il n’y a point de société si vieille, qui, à l’approche d’une grande transformation sociale, n’ait eu de ces retours de jeunesse. Cette orgueilleuse croyance, que le vrai absolu vient enfin d’être trouvé, ces belles illusions sur la nature humaine, cette confiance presque illimitée en soi, ce généreux élan vers l’idéal, ces immenses et chimériques espérances ont précédé et produit toutes les révolutions qui ont changé la face de la terre. Car, quoi qu’on en dise, ce n’est point à l’aide de médiocres sentiments et de vulgaires pensées que se sont jamais accomplies les grandes choses.

Et, à cette première époque, il en a toujours succédé une autre durant laquelle, par un violent retour, les hommes, après s’être élevés fort au-dessus de leur niveau naturel, rentraient petitement en eux-mêmes, et paraissaient honteux tout à la fois du mal et du bien qu’ils avaient fait, où un découragement efféminé succédait à une présomption presque puérile, où les dévouements imprudents étaient remplacés par un égoïsme plus imprudent encore, et où les contemporains se montraient souvent plus sévères pour leurs œuvres que ne le sera la postérité.

Ce serait commettre une manifeste injustice de ne juger une grande révolution que par ce que disent d’elle les hommes qui, après l’avoir faite ou vu faire, lui survivent.

Il n’y a pas de révolution qui ne promette infiniment plus qu’elle ne tient, et il est rare que les plus nécessaires et les plus victorieuses ne laissent pas dans l’âme de ceux même qui les ont conduites et qui en profitent, presque autant d’amertume que de joie.

Comme on n’a point atteint tout ce qu’on a visé, il semble qu’on n’a point touché le but. On devient aisément insensible aux biens qu’on a acquis, par le souvenir de ceux qu’on a rêvés, et, comparant le résultat à l’effort, on est presque tenté de rire de soi-même.

La génération qui voit finir une grande révolution est toujours inquiète, mécontente et triste.

Arrivé au moment où le courant d’opinions qui nous a conduits où nous sommes achevait de creuser son lit et devenait irrésistible, M. de Cessac, ainsi que je l’ai déjà dit, ne chercha pas à lutter contre son cours : il le suivit. Il coopéra avec ardeur et avec succès à la composition de l’Encyclopédie. Il fit dans ce vaste recueil d’excellents articles, qui tous ont trait à l’état militaire, qui était sa profession.

Cependant l’ancien régime continuait à s’affaisser au milieu de ses inégalités abusives, de ses erreurs et de ses vices. Déjà, pour beaucoup d’esprits, il ne s’agissait plus de le corriger, mais de le détruire. La nouvelle philosophie tournait peu à peu en révolution. Cela arrive toujours, et cela surprend toujours. Quoiqu’il n’y ait rien de plus clairement établi dans la législation de Dieu sur les sociétés humaines, que le rapport nécessaire qui unit les grands mouvements intellectuels aux grands mouvements politiques, les chefs des nations ne semblent jamais l’apercevoir que quand on le leur met sous les yeux. Comme les cas où cette loi générale se manifeste ne se reproduisent que de loin en loin, les princes et les hommes d’État oublient volontiers qu’elle existe ; au bout d’un certain temps ils se persuadent qu’elle n’a jamais été promulguée, ou du moins qu’elle est tombée en désuétude ; et quand Dieu la leur applique enfin, ils sont presque toujours aussi surpris que s’il n’en avait jamais fait usage envers leurs devanciers.

Tant qu’on ne considère que d’une manière abstraite les choses humaines et qu’on ne s’occupe qu’à discuter en général les notions du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, ils ne voient là que des amusements d’oisifs, des plaisirs de rêveurs. Ils ne s’aperçoivent point que ces idées, qui leur paraissent si séparées des actes, sont au corps social ce que le principe vital lui-même est au corps humain ; cette force centrale et occulte qu’on ne peut définir, qu’on ne saurait voir, mais qu’on découvre dans le jeu des organes, qui tous se troublent ou se décomposent dès qu’elle s’altère.

Le principe vital de l’ancienne monarchie ayant donc été atteint, la grande révolution sociale de 89 commença.

On avait été presque unanime dans le désir d’amener cette révolution. En sa présence on se divisa.

M. de Cessac resta avec ceux qui, après l’avoir préparée, l’adoptèrent, contre ceux qui, l’ayant également préparée, la combattirent. En 1791, il entra dans l’Assemblée législative, dont ensuite il fut élu président.

Pendant son court séjour au sein de cette assemblée, M. de Cessac prit souvent la parole. Presque tous ses discours sont relatifs à l’organisation de l’armée. Tous manifestent un esprit net, simple et clair. On voit que M. de Cessac était du nombre des hommes qui rendirent le plus de services à la révolution, précisément parce qu’ils n’avaient point le naturel révolutionnaire, et qui, mêlant à sa fougue leur goût régulier et organisateur, firent triompher sa cause sans lui appartenir. Il ne faut pas croire que ce soit toujours ceux qui s’abandonnent le plus aux penchants instinctifs de leur parti qui lui obtiennent la victoire. Le contraire se fait voir fréquemment. Presque tous les partis périssent par l’exagération et l’abus du principe même qui fait leur force. C’est là leur maladie la plus commune et la plus dangereuse, et l’homme qui les sert le mieux est souvent celui qui apporte au service de leurs idées un autre esprit que le leur.

Tel fut M. de Cessac, quoiqu’il ait longtemps vécu au milieu de générations qui avaient préparé ou proclamé la république ; on peut dire qu’il appartenait naturellement à cette race d’hommes destinée par la Providence à faire la force et l’honneur des monarchies absolues ; race secondaire, mais grande encore.

Les souverains absolus trouvent en effet sous leurs mains deux espèces de serviteurs qu’il ne faut pas confondre : les uns, exécuteurs malhabiles ou corrompus des volontés du maître, exposent ou déshonorent son autorité. Ils lui plaisent souvent ; mais ils lui nuisent toujours. Les autres font voir jusque dans la plus extrême obéissance une vigueur intellectuelle et une grandeur morale qu’on doit reconnaître. Sans chercher plus que les premiers çà discerner ce qu’il peut y avoir d’injuste ou de dangereux dans l’entreprise qu’on leur confie, ils ne s’occupent qu’à la pousser jusqu’au bout avec fidélité et honneur. L’action de leur conscience se resserre en quelque sorte dans ce petit espace, et parfois elle n’en devient que plus énergique et que plus vive. Pour mieux coopérer à l’exécution de ces desseins dans lesquels ils sont entrés sans les avoir discutés ni conçus, ils semblent se déserter eux-mêmes et se transporter tout entiers au point de vue de celui qui les dirige. On dirait qu’ils ne possèdent les lumières d’une haute intelligence que pour mieux pénétrer dans la pensée d’un autre, et qu’ils ne jouissent de leur propre génie que quand il lui sert.

On ne les voit point négliger les parties obscures du gouvernement pour ne s’occuper que des éclatantes ; ils apportent le même soin aux petites actions et aux grandes, ou plutôt ils ne jugent pas qu’il se trouve dans leur vie de petites actions, car, ce qui seul est grand pour eux, c’est leur devoir envers celui qui les fait agir.

Comme ils ne sont que les exécuteurs de plans qu’ils ne se croient point le droit de changer, leur commandement est toujours inflexible, souvent sévère, et ils arrivent quelquefois ainsi jusqu’à être impitoyables par une sorte de vertu ; cependant ils ne sont pas insensibles aux maux qu’ils causent. Mais ils aiment à se figurer que la grandeur de l’État finit toujours par résulter de la grandeur du prince ; ils se plaisent à croire que le bonheur de ses sujets dépend de l’exercice incontesté de sa pleine puissance, et ils mettent du patriotisme à bien tenir leur pays dans l’ordre et dans l’obéissance où ils sont eux-mêmes.

M. de Cessac était un rejeton de cette famille. Il lui appartenait par son esprit, ses penchants, ses qualités, ses défauts ; la nature lui avait clairement assigné son rôle. Le théâtre seul lui avait manqué ; l’Empire le lui fournit.

La révolution, en poursuivant son cours, avait achevé de tout détruire. Elle n’avait encore rien pu créer. Le désordre et la faiblesse étaient partout. Personne ne savait plus ni commander ni obéir, et l’on se croyait sur le point de recueillir les derniers soupirs du corps social.

Napoléon paraît à ce moment suprême. Il ramasse à la hâte et place dans ses mains tous les fragments dispersés du pouvoir, constitue une administration, forme une justice, organise sur un seul et même plan la législation civile aussi bien que la législation politique ; il tire, en un mot, de dessous les ruines que la révolution avait faites, une société nouvelle, mieux liée et plus forte que l’ancienne société détruite, et l’offre tout à coup aux regards de la France, qui ne se reconnaissait plus elle-même.

Le monde éclata en cris d’admiration à cette vue, et l’on fut excusable de croire que celui qui donnait de tels spectacles aux hommes était en quelque sorte lui-même plus qu’un homme.

La chose était en effet admirable et extraordinaire, mais elle n’était point aussi merveilleuse que se le figuraient ceux qui en étaient les témoins. Il s’était rencontré, pour l’accomplir, des facilités si singulières, mais en même temps si cachées, que peut-être le principal effort du génie de Napoléon a-t-il été de les découvrir.

Plusieurs de ces facilités ont été montrées et sont bien connues.

Je ne parlerai donc point de la destruction complète de toutes les anciennes lois, qui semblaient nécessiter et légitimer toutes les nouvelles ; de la lassitude des âmes qu’une si longue et si rude tempête avait épuisées ; de la passion des conquêtes qui avait succédé à celle de la liberté, et qui, tôt ou tard, devait faire tomber le sceptre dans les mains d’un soldat ; du besoin enfin qu’éprouvaient tous ceux dont la révolution avait amélioré l’état, de se procurer une organisation sociale quelconque, qui leur permît de mettre à couvert les fruits de la victoire et d’en jouir ; toutes ces causes étaient accidentelles et passagères ; il y en a de profondes et de plus permanentes.

Le dix-huitième siècle et la révolution, en même temps qu’ils introduisaient avec éclat dans le monde de nouveaux éléments de liberté, avaient déposé, comme en secret, au sein de la société nouvelle, quelques germes dangereux dont le pouvoir absolu pouvait sortir. La philosophie nouvelle, en soumettant au seul tribunal de la raison individuelle toutes les croyances, avait rendu les intelligences plus indépendantes, plus fières, plus actives, mais elle les avait isolées. Les citoyens allaient bientôt s’apercevoir que désormais il leur faudrait beaucoup d’art et d’efforts pour se réunir dans des idées communes, et qu’il était à craindre que le pouvoir ne vînt enfin à les dominer tous, non parce qu’il avait pour lui l’opinion publique, mais parce que l’opinion publique n’existait pas.

Ce n’était pas seulement l’isolement des esprits qui allait être à redouter, mais leurs incertitudes et leur indifférence ; chacun cherchant à sa manière la vérité, beaucoup devaient arriver au doute, et avec le doute pénétrait naturellement dans les âmes le goût des jouissances matérielles, ce goût si funeste à la liberté et si cher à ceux qui veulent la ravir aux hommes.

Des gens qui se croyaient et qu’on reconnaissait tous également propres à chercher et à trouver la vérité par eux-mêmes, ne pouvaient rester longtemps attachés à des conditions inégales. La révolution française avait, en effet, détruit tout ce qui restait des castes et des classes ; elle avait aboli les privilèges de toute espèce, dissous les associations particulières, divisé les biens, répandu les connaissances, et composé la nation de citoyens plus semblables par leur fortune et leurs lumières que cela ne s’était encore vu dans le monde. Cette grande similitude des intérêts et des hommes s’opposait à ce que la société entière pût désormais être gouvernée au profit exclusif de certains individus. Elle nous garantissait ainsi à jamais de la pire de toutes 1rs tyrannies, celle d’une classe ; mais elle devait rendre en même temps notre liberté plus difficile.

Chez les peuples libres, on ne gouverne que par les partis, ou plutôt le gouvernement, c’est un parti qui a le pouvoir. Le gouvernement y est donc d’autant plus puissant, persévérant, prévoyant et fort, qu’il existe dans le sein du peuple des partis plus compactes et plus permanents.

Or, des partis semblables ne se forment et ne se maintiennent facilement que dans les pays où il existe, entre les intérêts des citoyens, des dissemblances et des oppositions assez visibles et assez durables pour que les esprits se trouvent amenés et fixés d’eux-mêmes dans des opinions contraires.

Quand les citoyens sont à peu près pareils, il est malaisé de réunir un grand nombre d’entre eux dans une même politique, et de l’y tenir.

Les besoins du moment, la fantaisie des esprits, les moindres intérêts particuliers peuvent y créer à chaque instant de petites factions éphémères, dont la mobilité capricieuse et stérile finit par dégoûter les hommes de leur propre indépendance, et la liberté est menacée de périr, non parce qu’un parti abuse tyranniquement du gouvernement, mais parce qu’aucun parti ne se trouve en état de gouverner.

Après que la vieille hiérarchie sociale eut été détruite, chaque Français se trouva plus éclairé, plus indépendant, plus difficile à gouverner par la contrainte ; mais d’une autre part, il n’existait plus entre eux de liens naturels et nécessaires. Chacun concevait un sentiment plus vif et plus fier de sa liberté ; mais il lui était plus difficile de s’unir à d’autres pour la défendre ; il ne dépendait de personne, mais il ne pouvait plus compter sur personne. Le même mouvement social qui avait brisé ses entraves avait isolé ses intérêts, et on pouvait le prendre à part pour le contraindre ou le corrompre séparément.

Les patrimoines ayant été partagés, l’aisance s’étant répandue, tout le monde put s’occuper de la politique et s’intéresser à ses débats, ce qui rendait la fondation du pouvoir absolu plus difficile ; mais, d’un autre côté, nul ne pouvait plus se donner tout entier à la chose publique. Les fortunes étaient petites et mobiles ; le soin de les accroître ou de les assurer devait désormais attirer le premier et souvent le plus grand effort des âmes ; et bien que tous les citoyens eussent le goût et, jusqu’à un certain point, le temps de s’occuper du gouvernement, personne ne pouvait considérer le gouvernement comme sa seule affaire. Un pouvoir unique, savant, habile et fort, devait se flatter qu’à la longue il surprendrait les volontés d’une multitude ainsi inexpérimentée ou inattenlive, et qu’il la détournerait graduellement des passions publiques, pour l’absorber dans les soins attrayants des affaires privées.

Plusieurs opinions nouvelles, sortant de la même source, tendaient à favoriser le succès d’une pareille entreprise.

Au moment où se répandait en France l’idée que chaque homme avait le droit de prendre part au gouvernement et d’en discuter les actes, à ce moment même chacun de nous se faisait des droits de ce gouvernement une notion beaucoup plus vaste et plus haute.

Le pouvoir de diriger la nation et de l’administrer n’étant plus considéré comme un privilège attaché à certains hommes ou à certaines familles, mais paraissant le produit et l’agent de la volonté de tous, on reconnaissait volontiers qu’il ne devait avoir d’autres limites que celles qu’il s’imposait à lui-même ; c’était à lui à régler à son gré l’État et chaque homme. Après la destruction des classes, des corporations et des castes, il apparaissait comme le nécessaire et naturel héritier de tous les pouvoirs secondaires. Il n’y avait rien de si grand qu’il ne pût atteindre, rien de si petit qu’il ne pût loucher. L’idée de la centralisation et celle de la souveraineté du peuple étaient nées le même jour.

De pareilles notions étaient sorties de la liberté ; mais elles pouvaient aisément aboutir à la servitude.

Ces pouvoirs illimités qu’on avait avec raison refusés au prince, quand il ne représentait que lui-même ou ses aïeux, on pouvait être amené à les lui concéder lorsqu’il semblait représenter la souveraineté nationale ; et c’est ainsi que Napoléon put enfin dire, sans trop blesser le sens public, qu’il avait le droit de tout commander, parce que seul il parlait au nom du peuple.

Alors commença entre nos idées et nos mœurs cette étrange lutte, qui dure encore, et qui même devient de nos jours plus vive et plus obstinée.

Tandis que chaque citoyen, enorgueilli de ses lumières, fier de sa raison émancipée, indépendant de ses pareils, semblait de plus en plus se mettre à l’écart, et ne considérant dans l’univers que lui-même, s’efforçait à chaque instant de faire prévaloir son intérêt particulier sur l’intérêt général, on voyait poindre et se répandre de tous côtés une multitude de sectes diverses, qui toutes contestaient aux particuliers l’usage de plusieurs des droits qui leur avaient été reconnus depuis l’origine des sociétés. Les unes voulaient détruire la propriété, les autres abolir l’hérédité ou dissoudre la famille. Toutes tendaient à soumettre incessamment l’emploi de toutes les facultés individuelles à la direction du pouvoir social, et à faire de chaque citoyen moins qu’un homme.

Et ce ne sont pas de rares génies qui, remontant avec effort le courant des idées contemporaines, parvenaient enfin jusqu’à ces nouveautés singulières. Elles se trouvaient si bien sur le grand chemin du public, que les esprits les plus vulgaires et les intelligences les plus boiteuses ne manquaient guère de les rencontrer à leur tour et de s’en saisir.

Ainsi, chose bizarre ! tandis que chaque particulier, s’exagérant sa valeur et son indépendance, tendait vers l’individualisme, l’esprit public se dirigeait de plus en plus, d’une manière générale et abstraite, vers une sorte de panthéisme politique qui, retirant à l’individu jusqu’à son existence propre, menaçait de le confondre enfin tout entier dans la vie commune du corps social.

Ces instincts divers, ces idées contraires, que le dix-huitième siècle et la révolution française nous avaient suggérés, formaient encore une masse confuse et impénétrable lorsque Napoléon entra sur la scène ; mais sa puissante intelligence ne tarda pas à les démêler. Il vit que ses contemporains étaient plus près de l’obéissance qu’ils ne le croyaient eux-mêmes, et que ce n’était pas une entreprise insensée que de vouloir fonder parmi eux un nouveau trône et une dynastie nouvelle.

Du dix-huitième siècle et de la révolution, comme d’une source commune, étaient sortis deux fleuves : le premier conduisait les hommes aux institutions libres, tandis que le second les menait au pouvoir absolu. La résolution de Napoléon fut bientôt prise. Il détourna l’un et s’embarqua sur l’autre avec sa fortune. Entraînés par lui, les Français se trouvèrent bientôt plus loin de la liberté qu’ils ne l’avaient été à aucune époque de l’histoire.

Quoique l’Empire ait fait des choses surprenantes, on ne peut dire qu’il possédât en lui-même les véritables sources de la grandeur. Il dut son éclat à des accidents plutôt qu’à lui-même.

La révolution avait mis la nation debout, il la fit marcher. Elle avait amassé des forces immenses et nouvelles, il les organisa et en usa. Il fit des prodiges, mais dans un temps de prodiges. Celui qui avait fondé cet empire, et qui le soutenait, était d’ailleurs lui-même le phénomène le plus extraordinaire qui eût paru depuis bien des siècles dans le monde, il était aussi grand qu’un homme puisse l’être sans la vertu.

La singularité de son génie justifiait et légitimait en quelque sorte aux yeux de ses contemporains leur extrême dépendance ; le héros cachait le despote ; et il était permis de croire qu’en lui obéissant, on se soumettait moins à son pouvoir qu’à lui-même. Mais après que Napoléon eut cessé d’éclairer et de vivifier ce monde nouveau qu’il avait créé, il ne serait resté de lui que son despotisme, le despotisme le plus perfectionné qui eût jamais pesé sur la nation la moins préparée à conserver sa dignité dans la servitude.

L’empereur avait exécuté sans peine une entreprise inouïe ; il avait rebâti tout l’édifice social en même temps et sur un plan unique, pour y loger commodément le pouvoir absolu.

Les législateurs qui ont formé les sociétés naissantes, n’avaient pas été eux-mêmes assez civilisés pour concevoir l’idée d’une pareille œuvre, et ceux qui étaient venus quand déjà les sociétés vieillissaient, n’avaient pu l’exécuter ; ils avaient trouvé dans les débris des institutions anciennes d’insurmontables obstacles. Napoléon possédait les lumières du dix-neuvième siècle, et il avait à agir sur une nation presque aussi dépourvue de lois, de coutumes et de mœurs fixes, que si elle n’eût fait que de naître. Cela lui permit de fabriquer le despotisme d’une façon bien plus rationnelle et plus savante qu’on n’avait osé l’entreprendre avant lui. Après avoir promulgué dans un même esprit toutes les lois destinées à régler les mille rapports des citoyens entre eux et avec l’État, il a pu créer à la fois tous les pouvoirs chargés d’exécuter ces lois, et les subordonner de telle sorte, qu’ils ne composassent tous ensemble qu’une vaste et simple machine de gouvernement, dont lui seul restait le moteur.

Rien de semblable n’avait encore paru chez aucun peuple.

Dans les pays qui n’ont pas d’institutions libres, les particuliers ont toujours fini par dérober au gouvernement une partie de leur indépendance, à l’aide de la diversité des lois et de la discordance des pouvoirs. Mais ici, la redoutable unité du système et la puissante logique qui liait entre elles toutes ses parties ne laissaient à la liberté aucun refuge.

L’esprit humain n’eût pas tardé à respirer péniblement dans une pareille étreinte. La vie se serait bientôt retirée de tout ce qui n’était pas le pouvoir ; et quand on eût vu ce pouvoir immense réduit à son tour à n’employer sa force surabondante que pour réaliser les petites idées et satisfaire les médiocres désirs d’un despote ordinaire, on se serait bien aperçu que la grandeur et la puissance surprenante de l’Empire n’étaient pas venues de lui-même.

Dans les sociétés croyantes ou mal éclairées, le pouvoir absolu comprime souvent les âmes, mais il ne les dégrade point, parce qu’on l’admet comme un fait légitime. On souffre de ses rigueurs sans le voir, on le porte sans le sentir. Il n’en saurait plus être de même de nos jours. Le dix-huitième siècle et la Révolution française ne nous avaient pas préparés à subir avec moralité et avec honneur le despotisme. Les hommes étaient devenus trop indépendants, trop irrespectueux, trop sceptiques pour croire sincèrement aux droits du pouvoir absolu. Ils n’eussent vu en lui qu’un secours déshonnête contre l’anarchie dont ils n’avaient pas le courage de se défendre eux-mêmes, un appui honteux accordé aux vices et aux faiblesses du temps. Ils l’auraient jugé tout à la fois nécessaire et illégitime, et, pliant sous ses lois, ils se seraient méprisés eux-mêmes en le méprisant.

Le gouvernement absolu d’ailleurs aurait été doué d’une efficacité spéciale et malfaisante pour nourrir et développer tous les mauvais instincts qui pouvaient se rencontrer dans la société nouvelle ; il se serait appuyé sur eux et les aurait accrus sans mesure.

La diffusion des lumières et la division des biens avaient rendu chacun de nous indépendant et isolé de tous les autres. Il ne nous restait plus désormais, pour unir momentanément nos esprits et rapprocher de temps en temps nos volontés, que le seul intérêt des affaires publiques. Le pouvoir absolu nous eut ôté cette occasion unique de penser ensemble et d’agir en commun ; et il aurait fini par nous cloîtrer dans cet individualisme étroit où nous ne sommes déjà que trop enclins à nous renfermer nous-mêmes.

Qui peut prévoir d’ailleurs ce qu’il serait advenu de l’esprit humain, si, en même temps qu’on cessait de lui donner à contempler la conquête du monde, on n’avait pas remplacé ce grand spectacle par celui de la liberté, et si, rentré dans le silence et dans la médiocrité de sa condition après tant de bruit et d’éclat, chacun se fût réduit à ne penser qu’aux meilleurs moyens de bien conduire ses affaires privées ?

Je crois fermement qu’il dépend de nos contemporains d’être grands aussi bien que prospères ; mais c’est à la condition de rester libres. Il n’y a que la liberté qui soit en état de nous suggérer ces puissantes émotions communes qui portent et soutiennent les âmes au-dessus d’elles-mêmes ; elle seule peut jeter de la variété au milieu de l’uniformité de nos conditions et de la monotonie de nos mœurs ; seule elle peut distraire nos esprits des petites pensées, et relever le but de nos désirs.

Que si la société nouvelle trouve les labeurs de la liberté trop pénibles ou trop dangereux, qu’elle se résigne, et qu’il lui suffise d’être plus riche que sa devancière, en restant moins haute.

C’est au milieu de la puissante organisation politique créée par l’Empire que M. de Cessac prit naturellement sa place. Il devint successivement directeur de l’École polytechnique, conseiller d’État, et enfin ministre de l’administration de la guerre, dans un temps où la guerre semblait être tout à la fois et le moyen et la fin du gouvernement. Sous ces différents jours, M. de Cessac se montra constamment le même homme ; il fut l’exécuteur intelligent, inflexible et probe des grands desseins de Napoléon. Et quand Napoléon fut abattu, M. de Cessac fit quelque chose de plus rare, peut-être, et de plus difficile que de sortir pauvre du pouvoir, il en sortit avec des richesses dont tout le monde connaissait et honorait la source : toutes étaient dues à l’estime magnifique de l’empereur.

À la restauration, M, de Cessac entra dans la retraite, dont on peut dire qu’il est à peine sorti depuis.

Il porta dans la vie privée le même esprit qu’il avait montré dans la vie publique. Il avait fait des choses considérables avec simplicité. Il en fit de peu importantes avec dignité. L’idée du devoir, présente partout, grandissait tout.

Un esprit naturellement si régulier, si modéré et si contenu, n’avait jamais été bien loin des croyances religieuses. La retraite acheva de le ramener vers la foi.

Quand, retiré des affaires publiques, il put considérer d’un œil calme et pénétrant le tableau de sa vie, qui était aussi celui de son temps, et qu’il chercha ce qu’avaient produit ces événements mémorables et ces rares génies qui lui avaient paru remuer le monde, la grandeur de Dieu et notre petitesse durent éclater en quelque sorte à ses regards.

Il vit une immense révolution entreprise pour la liberté et aboutissant au despotisme ; un empire qui avait semblé toucher à la monarchie universelle, détruit par la main des étrangers dans sa capitale ; un homme qu’il avait cru plus grand que l’humanité, trouvant en lui-même sa propre ruine, et se précipitant du trône, alors que nul n’était plus assez fort pour l’en arracher. Se rappelant tant d’espérances déçues, tant de projets restés vains, tant de vertus et de crimes inutiles, la faiblesse et l’imbécillité des plus grands hommes faisant tantôt plus, tantôt moins, toujours autrement qu’ils ne voulaient, il comprit enfin que la Providence nous tient tous dans sa main, quelle que soit notre taille, et que Napoléon, devant lequel sa volonté s’était pliée et comme anéantie, n’avait été lui-même qu’un grand instrument choisi par Dieu au milieu de tous les petits outils dont il se sert pour renverser ou rebâtir les sociétés humaines.

M. de Cessac avait une intelligence trop ferme et trop conséquente pour qu’une croyance pût s’arrêter en quelque sorte dans son esprit sans passer dans ses actes. Pour lui le difficile était de croire, non de montrer sa foi. Il devint donc un chrétien aussi fervent qu’il était sincère : il servit Dieu comme il avait servi l’empereur.

C’est dans ce repos plein de dignité et d’espérance que la mort l’atteignit enfin. Il était alors parvenu aux dernières limites que puisse atteindre la vie humaine : il touchait à sa quatre-vingt-onzième année.

Quoique la grande révolution qui agita ses contemporains eût commencé avant sa naissance, et qu’il eût vécu lui-même près d’un siècle, il était mort avant d’être en état de connaître ce que deviendraient les générations formées par elle. Il a pu voir que de nouveaux germes de liberté et de servitude venaient d’être semés dans ce monde. Mais lesquels devaient se développer, lesquels seraient étouffés avant que de produire ? Les hommes venaient de concevoir un goût plus vif de leur indépendance ; mais auraient-ils le courage et l’intelligence nécessaires pour la régler et la défendre ? resteraient-ils assez honnêtes pour rester libres ?

M, de Cessac ne l’a pas su, nul ne le sait ; car Dieu n’a pas encore livré aux hommes la solution de ce redoutable problème.

Cependant on se hâte ; on veut dès à présent juger, soit en bien, soit en mal, cette grande époque dont on ne connaît point encore tous les produits. Une pareille œuvre est prématurée. C’est nous, messieurs, nous-mêmes qui ajouterons au dix-huitième siècle et à la révolution ce dernier trait sans lequel leur physionomie reste incertaine. Suivant ce que nous serons, il faudra se montrer plus ou moins favorable ou contraire à ceux dont nous sommes l’ouvrage. Ainsi nous tenons dans nos mains non-seulement notre propre honneur, mais encore celui de nos pères. Notre seule grandeur achèvera de les rendre grands aux yeux de l’histoire. Ils ont répondu de nous devant l’avenir ; et de nos vices ou de nos vertus dépend la place qu’ils doivent enfin garder dans l’esprit des hommes.

Voir à la fin du volume, note A, la réponse de M. le comte Molé ; le discours de M. l’abbé Lacordaire, élu en remplacement de Tocqueville, et la réponse de M. Guizot.

RAPPORT

FAIT A L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES LE 15 JANVIER 1848, SUR L’OUVRAGE DE M. CHERBULIEZ, INTITULÉ

DE LA DÉMOCRATIE EN SUISSE

M. Cherbuliez, professeur de droit public à l’académie de Genève, a publié un ouvrage sur les institutions et les mœurs politiques de son pays, intitulé : De la Démocratie en Suisse, et en a fait hommage d’un exemplaire à l’Académie des sciences morales.

Il m’a paru, messieurs, que l’importance du sujet traité par l’auteur méritait qu’on fît du livre un examen spécial ; et, pensant qu’un tel examen pourrait offrir quelque utilité, je l’ai entrepris.

Mon intention est de me placer complétement en dehors des préoccupations du moment, comme il convient de le faire dans cette enceinte, de passer sous silence les faits actuels qui ne relèvent point de nous, et de voir, en Suisse, moins les actes de la société politique, que cette société elle-même, les lois qui la constituent, leur origine, leurs tendances, leur caractère. J'espère que, circonscrit de cette manière, le tableau sera encore digne d'intérêt. Ce qui se passe en Suisse n'est pas un fait isolé. C'est un mouvement particulier au milieu du mouvement général qui précipite vers sa ruine tout l'ancien édifice des institutions de l'Europe. Si le théâtre est petit, le spectacle a donc de la grandeur ; il a surtout une originalité singulière. Nulle part, la révolution démocratique qui agite le monde ne s'était produite au milieu de circonstances si compliquées et si bizarres. Un même peuple, composé de plusieurs races, parlant plusieurs langues, professant plusieurs croyances, différentes sectes dissidentes, deux églises également constituées et privilégiées ; toutes les questions politiques tournant bientôt en questions de religion, et toutes les questions de religion aboutissant à des questions de politique ; deux sociétés enfin, l'une très-vieille, l'autre très-jeune, mariées ensemble malgré la différence de leurs âges. Tel est le tableau qu'offre la Suisse. Pour le bien peindre, il eût fallu, à mon avis, se placer plus haut que ne l'a fait l'auteur. M. Cherbuliez déclare dans sa préface, et je tiens l'assertion pour très-sincère, qu'il s'est imposé la loi de l'impartialité. Il craint même que le caractère complétement impartial de son œuvre ne jette une sorte de monotonie sur le sujet. Cette crainte est assurément mal fondée. L'auteur veut être impartial, en effet, mais il n'y parvient point. Il y a dans son livre de la science, de la perspicacité, un vrai talent, une bonne foi évidente qui éclate au milieu même d'approbations passionnées ; mais, ce qui ne se voit pas, c'est précisément l'impartialité. On y rencontre tout à la fois beaucoup d'esprit et peu de liberté d'esprit.

Vers quelles formes de société politique tend l'auteur ? Cela semble d'abord assez difficile à dire. Quoiqu'il approuve dans une certaine mesure la conduite politique qu'ont suivie, en Suisse, les catholiques les plus ardents, il est adversaire décidé du catholicisme, à ce point qu'il n'est pas éloigné de vouloir qu'on empêche, législativement, la religion catholique de s'étendre dans les lieux où elle ne règne pas. D'une autre part, il est fort ennemi des sectes dissidentes du protestantisme. Opposé au gouvernement du peuple, il l'est aussi à celui de la noblesse ; en religion, une église protestante régie par l'État ; en politique, un état régi par une aristocratie bourgeoise : tel semble être l'idéal de l'auteur. C'est Genève avant ses dernières révolutions.

Mais si l'on ne discerne pas toujours clairement ce qu'il aime, on aperçoit sans peine ce qu'il hait. Ce qu'il hait, c'est la démocratie. Atteint dans ses opinions, dans ses amitiés, dans ses intérêts peut-être, par la révolution démocratique qu'il décrit, il n'en parle jamais qu'en ennemi. Il n'attaque pas seulement la démocratie dans telles ou telles de ses conséquences, mais dans son principe même ; il ne voit pas les qualités qu'elle possède, il poursuit les défauts qu'elle a. Il ne distingue point, entre les maux qui en peuvent découler, ce qui est fondamental et permanent, et ce qui est accidentel et passager ; ce qu'il faut supporter d'elle comme inévitable et ce qu'on doit chercher à corriger. Peut-être le sujet ne pouvait-il pas être envisagé de cette manière par un homme aussi mêlé que l'a été M. Cherbuliez aux agitations de son pays. Il est permis de le regretter. Nous verrons, en poursuivant cette analyse, que la démocratie suisse a grand besoin qu'on l'éclaire sur l'imperfection de ses lois. Mais, pour le faire avec efficacité, la première condition était de ne point la haïr.

M. Cherbuliez a intitulé son œuvre : De la démocratie en Suisse. Ce qui pourrait faire croire qu'aux yeux de l'auteur la Suisse est un pays dans lequel on puisse faire sur la démocratie un ouvrage de doctrine, et où il soit permis de juger les institutions démocratiques en elles-mêmes. C'est là, à mon sens, la source principale d'où sont sorties presque toutes les erreurs du livre. Son vrai titre eût dû être : De la Révolution démocratique en Suisse. La Suisse, en effet, depuis quinze ans est un pays en révolution. La démocratie y est moins une forme régulière de gouvernement qu'une arme dont on s'est servi habituellement pour détruire et quelquefois défendre l'ancienne société. On peut bien y étudier les phénomènes particuliers qui accompagnent l'état révolutionnaire dans l'ère démocratique où nous sommes, mais non pas y peindre la démocratie dans son assiette permanente et tranquille. Quiconque n'aura pas sans cesse présent à l'esprit ce point de départ, ne comprendra qu'avec peine le tableau que les institutions de la Suisse lui présentent ; et, pour mon compte, j'éprouverais une difficulté insurmontable à expliquer comment je juge ce qui est, sans dire comment je comprends ce qui a été.

On se fait d'ordinaire illusion sur ce qu'était la Suisse lorsque la révolution française éclata. Comme les Suisses vivaient depuis longtemps en république, on se figura aisément qu'ils étaient beaucoup plus rapprochés que les autres habitants du continent de l'Europe, des institutions qui constituent et de l'esprit qui anime la liberté moderne. C'est le contraire qu'il faudrait penser.

Quoique l'indépendance des Suisses fût née au milieu d'une insurrection contre l'aristocratie, la plupart des gouvernements qui se fondèrent alors empruntèrent bientôt à l'aristocratie ses usages, ses lois, et jusqu'à ses opinions et ses penchants. La liberté ne se présenta plus à leurs yeux que sous la forme d'un privilége, et l'idée d'un droit général et préexistant qu'auraient tous les hommes à être libres, cette idée demeura aussi étrangère à leur esprit qu'elle pouvait l'être à celui même des princes de la maison d'Autriche, qu'ils avaient vaincus. Tous les pouvoirs ne tardèrent donc pas à être attirés et retenus dans le sein de petites aristocraties formées ou qui se recrutaient elles-mêmes. Au nord, ces aristocraties prirent un caractère industriel ; au midi, une constitution militaire. Mais, des deux côtés, elles furent aussi resserrées, aussi exclusives. Dans la plupart des cantons, les trois quarts des habitants furent exclus d'une participation quelconque, soit directe, soit même indirecte, à l'administration du pays ; et, de plus, chaque canton eut des populations sujettes.

Ces petites sociétés, qui s'étaient formées au milieu d'une agitation si grande, devinrent bientôt si stables qu'aucun mouvement ne s'y fit plus sentir. L'aristocratie ne s'y trouvant ni poussée par le peuple, ni guidée par un roi, y tint le corps social immobile dans les vieux vêtements du moyen âge.

Les progrès du temps faisaient déjà pénétrer depuis longtemps le nouvel esprit dans les sociétés les plus monarchiques de l'Europe, que la Suisse lui demeurait encore fermée.

Le principe de la division des pouvoirs était admis par tous les publicistes, il ne s'appliquait point en Suisse. La liberté de la presse, qui existait au moins en fait dans plusieurs monarchies absolues du continent, n'existait en Suisse ni en fait ni en droit ; la faculté de s'associer politiquement n'y était ni exercée ni reconnue ; la liberté de la parole y était restreinte dans des limites très-étroites. L'égalité des charges, vers laquelle tendaient tous les gouvernements éclairés, ne s'y rencontrait pas plus que celle des droits. L'industrie y trouvait mille entraves : la liberté individuelle n'y avait aucune garantie légale. La liberté religieuse, qui commençait à pénétrer jusqu'au sein des États les plus orthodoxes, n'avait pu encore se faire jour en Suisse. Les cultes dissidents étaient entièrement prohibés dans plusieurs cantons, gênés dans tous. La différence des croyances y créait presque partout des incapacités politiques.

La Suisse était encore en cet état en 1798, lorsque la révolution française pénétra à main armée sur son territoire. Elle y renversa pour un moment les vieilles institutions, mais elle ne mit rien de solide et de stable à la place. Napoléon qui, quelques années après, tira les Suisses de l'anarchie par l'acte de médiation, leur donna bien l'égalité, mais non la liberté, les lois politiques qu'il imposa étaient combinées de manière à ce que la vie publique était paralysée. Le pouvoir, exercé au nom du peuple, mais placé très-loin de lui, était remis tout entier dans les mains de la puissance exécutive.

Quand, peu d'années après, l'acte de médiation tomba avec son auteur, les Suisses n'y gagnèrent point la liberté ; ils y perdirent seulement l'égalité. Partout les anciennes aristocraties reprirent les rênes du gouvernement, et remirent en vigueur les principes exclusifs et surannés qui avaient régné avant la révolution. Les choses revinrent alors, dit avec raison M. Cherbuliez, à peu près au point où elles étaient en 1798. On a accusé à tort les rois coalisés d'avoir imposé, par la force, cette restauration à la Suisse. Elle fut faite d'accord avec eux, mais non par eux. La vérité est que les Suisses furent entraînés alors, comme les autres peuples du continent, par cette réaction passagère, mais universelle, qui raviva tout à coup dans toute l'Europe la vieille société ; et, comme chez eux la restauration ne fut pas consommée par des princes dont, après tout, l'intérêt était distinct de celui des anciens privilégiés, mais par les anciens privilégiés eux-mêmes..., elle y fut plus complète, plus aveugle et plus obstinée que dans le reste de l'Europe. Elle ne s'y montra pas tyrannique, mais très-exclusive. Un pouvoir législatif entièrement subordonné à la puissance exécutive ; celle-ci exclusivement possédée par l'aristocratie de naissance ; la classe moyenne exclue des affaires ; le peuple entier privé de la vie politique : tel est le spectacle que présente la Suisse dans presque toutes ses parties jusqu'en 1830.

C'est alors que s'ouvrit pour elle l'ère nouvelle de la démocratie !

Ce court exposé a eu pour but de bien faire comprendre deux choses :

La première, que la Suisse est un des pays de l'Europe où la révolution avait été la moins profonde, et la restauration qui la suivit la plus complète. De telle sorte que les institutions étrangères ou hostiles à l'esprit nouveau, y ayant conservé ou repris beaucoup d'empire, l'impulsion révolutionnaire dut s'y conserver plus grande.

La seconde, que dans la plus grande partie de la Suisse, le peuple, jusqu'à nos jours, n'avait jamais pris la moindre part au gouvernement ; que les formes judiciaires qui garantissent la liberté civile, la liberté d'association, la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté religieuse, avaient toujours été aussi, et je pourrais presque dire, plus inconnues à la grande majorité de ces citoyens des républiques, qu'elles pouvaient l'être, à la même époque, aux sujets de la plupart des monarchies.

Voilà ce que M. Cherbuliez perd souvent de vue, mais ce qui doit être sans cesse présent à notre pensée, dans l'examen que nous allons faire avec soin des institutions que la Suisse s'est données.

Tout le monde sait qu'en Suisse la souveraineté est divisée en deux parts : d'un côté se trouve le pouvoir fédéral, de l'autre les gouvernements cantonaux.

M. Cherbuliez commence par parler de ce qui se passe dans les cantons, et il a raison ; car c'est là qu'est le véritable gouvernement de la société. Je le suivrai dans cette voie, et je m'occuperai comme lui des constitutions cantonales.

Toutes les constitutions cantonales sont aujourd'hui démocratiques ; mais la démocratie ne se montre pas dans toutes sous les mêmes traits.

Dans la majorité des cantons, le peuple a remis l'exercice de ses pouvoirs à des assemblées qui le représentent, et dans quelques-uns il l'a conservée pour lui-même. Il se réunit en corps et gouverne. M. Cherbuliez appelle le gouvernement des premiers des démocraties représentatives, et celui des autres démocraties pures.

Je demanderai à l'Académie la permission de ne pas suivre l'auteur dans l'examen très-intéressant qu'il fait des démocraties pures. J'ai plusieurs raisons pour agir ainsi. Quoique les cantons qui vivent sous la démocratie pure aient joué un grand rôle dans l'histoire, et puissent en jouer encore un considérable dans la politique, ils donneraient lieu à une étude curieuse plutôt qu'utile.

La démocratie pure est un fait à peu près unique dans le monde moderne et très-exceptionnel, même en Suisse, puisque le treizième seulement de la population est gouverné de cette manière. C'est, de plus, un fait passager. On ne sait point assez que dans les cantons suisses, où le peuple a le plus conservé l'exercice du pouvoir, il existe un corps représentatif sur lequel il se repose en partie des soins du gouvernement. Or, il est facile de voir, en étudiant l'histoire récente de la Suisse, que graduellement les affaires dont s'occupe le peuple en Suisse sont en moins grand nombre, et qu'au contraire celles que traitent ses représentants deviennent chaque jour plus nombreuses et plus variées. Ainsi, le principe de la démocratie pure perd un terrain que gagne le principe contraire. L'un devient insensiblement l'exception, l'autre la règle.

Les démocraties pures de la Suisse appartiennent d'ailleurs à un autre âge ; elles ne peuvent rien enseigner quant au présent ni quant à l'avenir. Quoiqu'on soit obligé de se servir, pour les désigner, d'un nom pris à la science moderne, elles ne vivent que dans le passé. Chaque siècle a son esprit dominateur auquel rien ne résiste. Vient-il à s'introduire sous son règne des principes qui lui soient étrangers ou contraires, il ne tarde pas à les pénétrer, et, quand il ne peut pas les annuler, il se les approprie et se les assimile. Le moyen âge avait fini par façonner aristocratiquement jusqu'à la liberté démocratique. Au milieu des lois les plus républicaines, à côté du suffrage universel lui-même, il avait placé des croyances religieuses, des opinions, des sentiments, des habitudes, des associations, des familles qui se tenaient en dehors du peuple, le vrai pouvoir. Il ne faut considérer les petits cantons suisses que comme des gouvernements démocratiques au moyen âge. Ce sont les derniers et respectables débris d'un monde qui n'est plus.

Les démocraties représentatives de la Suisse sont, au contraire, filles de l'esprit moderne. Toutes se sont fondées sur les ruines d'une ancienne société aristocratique ; toutes procèdent du seul principe de la souveraineté du peuple ; toutes en ont fait une application presque semblable dans leurs lois.

Nous allons voir que ces lois sont très-imparfaites, et elles suffiraient seules pour indiquer, dans le silence de l'histoire, qu'en Suisse la démocratie et même la liberté sont des puissances nouvelles et sans expérience.

Il faut remarquer d'abord que, même dans les démocraties représentatives de la Suisse, le peuple a retenu dans ses mains l'exercice direct d'une partie de son pouvoir. Dans quelques cantons, après que les lois principales ont eu l'assentiment de la législature, elles doivent encore être soumises au veto du peuple. Ce qui fait dégénérer, pour ces cas particuliers, la démocratie représentative en démocratie pure.

Dans presque tous, le peuple doit être consulté de temps en temps, d'ordinaire à des époques rapprochées, sur le point de savoir s'il veut modifier ou maintenir la constitution. Ce qui ébranle à la fois et périodiquement toutes les lois.

Tous les pouvoirs législatifs que le peuple n'a pas retenus dans ses mains, il les a confiés à une seule assemblée, qui agit sous ses yeux et en son nom. Dans aucun canton, la législature n'est divisée en deux branches ; partout elle se compose d'un corps unique ; non-seulement ses mouvements ne sont pas ralentis par le besoin de s'entendre avec une autre assemblée, mais ses volontés ne rencontrent même pas l'obstacle d'une délibération prolongée. Les discussions des lois générales sont soumises à de certaines formalités qui les prolongent, mais les résolutions les plus importantes peuvent être proposées, discutées et admises en un moment, sous le nom de décrets. Les décrets font des lois secondaires quelque chose d'aussi important, d'aussi rapide et d'aussi irrésistible que les passions d'une multitude.

En dehors de la législature, il n'y a rien qui résiste. La séparation et surtout l'indépendance relative du pouvoir législatif, administratif et judiciaire en réalité n'existent pas.

Dans aucun canton, les représentants du pouvoir exécutif ne sont élus directement par le peuple. C'est la législature qui les choisit. Le pouvoir exécutif n'est donc doué d'aucune force qui lui soit propre. Il n'est que la création et ne peut jamais être que l'agent servile d'un autre pouvoir. À cette cause de faiblesse s'en joignent plusieurs autres. Nulle part le pouvoir exécutif n'est exercé par un seul homme. On le confie à une petite assemblée, où sa responsabilité se divise et son action s'exerce. Plusieurs des droits inhérents à la puissance exécutive lui sont d'ailleurs refusés. Il n'exerce point de véto ou n'en exerce qu'un insignifiant sur les lois. Il est privé du droit de faire grâce, il ne nomme ni ne destitue ses agents. On peut même dire qu'il n'a pas d'agents, puisqu'il est d'ordinaire obligé de se servir des seuls magistrats communs.

Mais c'est surtout par la mauvaise constitution et la mauvaise composition du pouvoir judiciaire que les lois de la démocratie suisse sont défectueuses. M. Cherbuliez le remarque, mais pas assez, à mon avis. Il ne semble pas lui-même bien comprendre que c'est le pouvoir judiciaire qui est principalement destiné, dans les démocraties, à être tout à la fois la barrière et la sauvegarde du peuple.

L'idée de l'indépendance du pouvoir judiciaire est une idée moderne. Le moyen âge ne l'avait point aperçue, ou du moins il ne l'avait jamais conçue que très-confusément. On peut dire que chez toutes les nations de l'Europe la puissance exécutive et la puissance judiciaire ont commencé par être mêlées ; en France même où, par une très-heureuse exception, la justice a eu de bonne heure une existence individuelle très-vigoureuse, il est encore permis d'affirmer que la division des deux puissances était restée fort incomplète. Ce n'était pas, il est vrai, l'administration qui retint dans ses mains la justice, ce fut la justice qui attira en partie dans son sein l'administration. La Suisse, au contraire, a été de tous les pays d'Europe celui peut-être où la justice s'est le plus confondue avec le pouvoir politique, et est devenue le plus complétement un de ses attributs. On peut dire que l'idée que nous avons de la justice de cette puissance impartiale et libre qui s'interpose entre tous les intérêts et entre tous les pouvoirs pour les rappeler souvent tous au respect de la loi, cette idée a toujours été absente de l'esprit des Suisses, et qu'elle n'y est encore aujourd'hui que très-incomplétement entrée.

Les nouvelles constitutions ont sans doute donné aux tribunaux une place plus séparée que celle qu'ils occupaient parmi les anciens pouvoirs, mais non une position plus indépendante. Les tribunaux inférieurs sont élus par le peuple et soumis à réélection ; le tribunal suprême de chaque canton est choisi non par le pouvoir exécutif, mais par la puissance législative, et rien ne garantit ses membres contre les caprices journaliers de la majorité.

Non-seulement le peuple ou l'assemblée qui le représente choisit les juges, mais ils ne s'imposent pour les choisir aucune gêne. En général, il n'y a point de condition de capacité exigées. Le juge, d'ailleurs, simple exécuteur de la loi, n'a pas le droit de rechercher si cette loi est conforme à la constitution. À vrai dire, c'est la majorité elle-même qui juge par l'organe des magistrats.

En Suisse, d'ailleurs, le pouvoir judiciaire eût-il reçu de la loi l'indépendance et les droits qui lui sont nécessaires, le pouvoir aurait encore de la peine à jouer son rôle, car la justice est une puissance de tradition et d'opinion qui a besoin de s'appuyer sur des idées et des mœurs judiciaires.

Je pourrais aisément faire ressortir les défauts qui se rencontrent dans les institutions que je viens de décrire, et prouver qu'elles tendent toutes à rendre le gouvernement du peuple irrégulier dans sa marche, précipité dans ses résolutions et tyrannique dans ses actes. Mais cela me mènerait trop loin. Je me bornerai à mettre en regard de ces lois celles que s'est données une société démocratique plus ancienne, plus paisible et plus prospère. M. Cherbuliez pense que les institutions imparfaites que possèdent les cantons suisses, sont les seules que la démocratie puisse suggérer ou veuille souffrir. La comparaison que je vais faire prouvera le contraire, et montrera comment, du principe de la souveraineté du peuple on a pu tirer ailleurs, avec plus d'expérience, plus d'art et plus de sagesse, des conséquences différentes. Je prendrai pour exemple l'état de New-York, qui contient à lui seul autant d'habitants que la Suisse entière.

Dans l'état de New-York, comme dans les cantons suisses, le principe du gouvernement est la souveraineté du peuple, mise en action par le suffrage universel. Mais le peuple n'exerce sa souveraineté qu'un seul jour, par le choix de ses délégués. Il ne retient habituellement pour lui-même, dans aucun cas, aucune partie quelconque de la puissance législative, exécutive ou judiciaire. Il choisit ceux qui doivent gouverner en son nom, et jusqu'à la prochaine élection il abdique.

Quoique les lois soient changeantes, leur fondement est stable. On n'a point imaginé de soumettre d'avance, comme en Suisse, la constitution à des révisions successives et périodiques dont la venue ou seulement l'attente tient le corps social en suspens. Quand un besoin nouveau se fait sentir, la législature constate qu'une modification de la constitution est devenue nécessaire, et la législature qui suit l'opère.

Quoique la puissance législative ne puisse pas plus qu'en Suisse se soustraire à la direction de l'opinion publique, elle est organisée de manière à résister à ses caprices. Aucune proposition ne peut devenir loi qu'après avoir été soumise à l'examen de deux assemblées. Ces deux parties de la législature sont élues de la même manière et composées des mêmes éléments ; toutes deux sortent donc également du peuple, mais elles ne le représentent pas exactement de la même manière : l'une est chargée surtout de reproduire ses impressions journalières, l'autre ses instincts habituels et ses penchants permanents.

À New-York, la division des pouvoirs n'existe pas seulement en apparence, mais en réalité.

La puissance exécutive est exercée, non par un corps, mais par un homme qui seul en porte toute la responsabilité et en exerce avec décision et avec force les droits et les prérogatives. Élu par le peuple, il n'est point, comme en Suisse, la créature et l'agent de la législature ; il marche son égal, il représente comme elle, quoique dans une autre sphère, le souverain au nom duquel l'un et l'autre agissent. Il tire sa force de la même source où elle puise la sienne. Il n'a pas seulement le nom du pouvoir exécutif, il en exerce les prérogatives naturelles et légitimes. Il est le commandant de la force armée, dont il nomme les principaux officiers ; il choisit plusieurs des grands fonctionnaires de l'État ; il exerce le droit de grâce, le véto qu'il peut opposer aux volontés de la législature, sans être absolu et pourtant efficace. Si le gouverneur de l'État de New-York est beaucoup moins puissant sans doute qu'un roi constitutionnel d'Europe, il l'est du moins infiniment plus qu'un petit conseil de la Suisse.

Mais c'est surtout dans l'organisation du pouvoir judiciaire que la différence éclate.

Le juge, quoiqu'il émane du peuple et dépende de lui, est une puissance à laquelle se soumet le peuple lui-même.

Le pouvoir judiciaire y tient cette position exceptionnelle de son origine, de sa permanence, de sa compétence, et surtout des mœurs publiques et de l'opinion.

Les membres des tribunaux supérieurs ne sont pas choisis, comme en Suisse, par la législature, puissance collective qui, souvent, est passionnée, quelquefois aveugle, et toujours irresponsable, mais par le gouverneur de l'État. Le magistrat une fois institué est considéré comme inamovible. Aucun procès ne lui échappe, aucune peine ne saurait être prononcée que par lui. Non-seulement il interprète la loi, on peut dire qu'il la juge ; quand la législature, dans le mouvement rapide des partis, s'écarte de l'esprit ou de la lettre de la constitution, les tribunaux l'y ramènent en refusant d'appliquer ses décisions ; de sorte que si le juge ne peut obliger le peuple à garder sa constitution, il le force du moins à la respecter tant qu'elle existe. Il ne le dirige point, mais il le contraint et le limite. Le pouvoir judiciaire, qui existe à peine en Suisse, est le véritable modérateur de la démocratie américaine.

Maintenant, qu'on examine cette constitution dans les moindres détails, on n'y découvrira pas un atome d'aristocratie. Rien qui ressemble à une classe, pas un privilége, partout les mêmes droits, tous les pouvoirs sortant du peuple et y retournant, un seul esprit animant toutes les institutions, nulles tendances qui se combattent : le principe de la démocratie a tout pénétré et domine tout. Et pourtant ces gouvernements si complétement démocratiques ont une assiette bien autrement stable, une allure bien plus paisible et des mouvements bien plus réguliers que les gouvernements démocratiques de la Suisse.

Il est permis de dire que cela vient en partie de la différence des lois.

Les lois de l'état de New-York, que je viens de décrire, sont disposées de manière à lutter contre les défauts naturels de la démocratie, les institutions suisses dont j'ai tracé le tableau semblent faites au contraire pour les développer. Ici elles retiennent le peuple, là elles le poussent. En Amérique, on a craint que son pouvoir ne fût tyrannique, tandis qu'en Suisse on semble n'avoir voulu que le rendre irrésistible.

Je ne m'exagère pas l'influence que peut exercer le mécanisme des lois sur la destinée des peuples. Je sais que ce sont à des causes plus générales et plus profondes qu'il faut principalement attribuer les grands événements de ce monde ; mais on ne saurait nier que les institutions n'aient une certaine vertu qui leur soit propre, et que par elles-mêmes elles ne contribuent à la prospérité ou aux misères des sociétés.

Si au lieu de repousser d'une manière absolue presque toutes les lois de son pays, M. Cherbuliez avait fait voir ce qu'elles ont de défectueux et comment on eût pu perfectionner leurs dispositions, sans altérer leur principe, il eût écrit un livre plus digne de la postérité et plus utile à ses contemporains.

Après avoir montré ce qu'est la démocratie dans les cantons, l'auteur recherche l'influence qu'elle exerce sur la confédération elle-même.

Avant de suivre M. Cherbuliez dans cette voie, il est nécessaire de faire ce qu'il n'a pas fait lui-même, de bien indiquer ce que c'est que le gouvernement fédéral, comment il est organisé en droit et en fait, et comment il fonctionne.

Il serait permis de se demander d'abord si les législateurs de la confédération suisse ont voulu faire une constitution fédérale ou seulement établir une ligue, en d'autres termes, s'ils ont entendu sacrifier une portion de la souveraineté des cantons ou n'en aliéner aucune partie. Si l'on considère que les cantons se sont interdit plusieurs des droits qui sont inhérents à la souveraineté et qu'ils les ont concédés d'une manière permanente au gouvernement fédéral, si l'on songe surtout qu'ils ont voulu que dans les questions ainsi abandonnées à ce gouvernement la majorité fît loi, on ne saurait douter que les législateurs de la confédération suisse n'aient voulu établir une véritable constitution fédérale et non une simple ligue. Mais il faut convenir qu'ils s'y sont fort mal pris pour y réussir.

Je n'hésiterai pas à dire qu'à mon sens, la constitution fédérale de la Suisse est la plus imparfaite de toutes les constitutions de ce genre qui aient paru jusqu'ici dans le monde. On se croirait revenu, en la lisant, en plein moyen âge, et l'on ne saurait trop s'étonner en songeant que cette œuvre confuse et incomplète est le produit d'un siècle aussi savant et aussi expérimenté que le nôtre.

On répète souvent, et non sans raison, que le pacte a limité outre mesure les droits de la Confédération, qu'il a laissé en dehors de l'action du gouvernement qui la représente certains objets d'une nature essentiellement nationale, et qui naturellement devraient rentrer dans la compétence de la Diète : tels, par exemple, que l'administration des postes, le règlement des poids et mesures, la fabrication de la monnaie... Et l'on attribue la faiblesse du pouvoir fédéral au petit nombre d'attributions qui lui sont confiées.

Il est bien vrai que le pacte a laissé en dehors de la constitution du gouvernement de la Confédération plusieurs des droits qui reviennent naturellement et même nécessairement à ce gouvernement ; mais ce n'est pas là que réside la véritable cause de sa faiblesse, car les droits que le pacte lui a donnés lui suffiraient, s'il pouvait en faire usage, pour acquérir bientôt tous ceux qui lui manquent, ou, en tous cas, pour les conquérir.

La Diète peut rassembler des troupes, lever de l'argent, faire la guerre, accorder la paix, conclure les traités de commerce, nommer les ambassadeurs. Les constitutions cantonales et les grands principes d'égalité devant la loi sont mis sous sa sauvegarde, ce qui lui permettrait, au besoin, de s'immiscer dans toutes les affaires locales.

Les péages et les droits sur les routes, etc., sont réglés par la Diète, ce qui l'autorise à diriger ou à contrôler les grands travaux publics.

Enfin, la Diète, dit l'art. 4 du pacte, prend toutes les mesures nécessaires pour la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse, ce qui lui donne la faculté de tout faire.

Les gouvernements fédéraux les plus forts n'ont pas eu de plus grandes prérogatives, et, loin de croire qu'en Suisse la compétence du pouvoir central soit trop limitée, je suis porté à penser que ses bornes ne sont pas assez soigneusement posées.

D'où vient donc qu'avec de si beaux priviléges le gouvernement de la Confédération a, d'ordinaire, si peu de pouvoir ? La raison en est simple : C'est qu'on ne lui a pas donné les moyens de faire ce qu'on lui a concédé, le droit de vouloir.

Jamais gouvernement ne fut mieux retenu dans l'inertie et plus condamné à l'impuissance par l'imperfection de ses organes.

Il est de l'essence des gouvernements fédéraux d'agir non pas au nom du peuple, mais au nom des états dont la Confédération se compose. S'il en était autrement, la constitution cesserait immédiatement d'être fédérale.

Il résulte de là, entre autres conséquences nécessaires et inévitables, que les gouvernements fédéraux sont habituellement moins hardis dans leurs résolutions et plus lents dans leurs mouvements que les autres.

La plupart des législateurs des confédérations se sont efforcés, à l'aide de procédés plus ou moins ingénieux, dans l'examen desquels je ne veux pas entrer, à corriger en partie ce vice naturel du système fédéral. Les Suisses l'ont rendu infiniment plus sensible que partout ailleurs, par les formes particulières qu'ils ont adoptées. Chez eux, non-seulement les membres de la diète n'agissent qu'au nom des différents cantons qu'ils représentent, mais ils ne prennent en général aucune résolution qui n'ait été prévue ou ne soit approuvée par ceux-ci. Presque rien n'est laissé à leur libre arbitre ; chacun d'eux se croit lié par un mandat impératif, imposé d'avance ; de telle sorte que la diète est une assemblée délibérante où, à vrai dire, on n'a aucun intérêt à délibérer, où l'on parle non pas devant ceux qui doivent prendre la résolution, mais devant ceux qui ont seulement le droit de l'appliquer. La diète est un gouvernement qui ne veut rien par lui-même, mais qui se borne à réaliser ce que vingt-deux autres gouvernements ont séparément voulu ; un gouvernement qui, quelle que soit la nature des événements, ne peut rien décider, rien prévoir, pourvoir à rien. On ne saurait imaginer une combinaison qui soit plus propre à accroître l'inertie naturelle du gouvernement fédéral, et à changer sa noblesse en une sorte de débilité sénile.

Il y a bien d'autres causes encore qui, indépendamment des vices inhérents à toutes constitutions fédérales, expliquent l'impuissance habituelle du gouvernement de la Confédération suisse.

Non-seulement la Confédération a un gouvernement débile, mais on peut dire qu'elle n'a pas de gouvernement qui lui soit propre. Sa constitution, sous ce rapport, est unique dans le monde. La Confédération met à sa tête des chefs qui ne la représentent pas. Le directoire, qui forme le pouvoir exécutif de la Suisse, est choisi non par la diète, encore moins par le peuple helvétique ; c'est un gouvernement de hasard que la Confédération emprunte tous les deux ans à Berne, à Zurich ou à Lucerne. Ce pouvoir élu par les habitants d'un canton pour diriger les affaires d'un canton, devient ainsi accessoirement la tête et le bras de tout le pays. Ceci peut assurément passer pour une des plus grandes curiosités politiques que l'histoire des lois humaines présente. Les effets d'un pareil état de choses sont toujours déplorables et souvent très-extraordinaires. Rien de plus bizarre, par exemple, que ce qui est arrivé en 1839. Cette année-là la diète siégeait à Zurich, et la Confédération avait pour gouvernement le directoire de l'État de Zurich. Survient à Zurich une révolution cantonale. Une insurrection populaire renverse les autorités constituées. La Diète se trouve aussitôt sans président, et la vie fédérale demeure suspendue jusqu'à ce qu'il plaise au canton de se donner d'autres lois et d'autres chefs. Le peuple de Zurich, en changeant son administration locale, avait sans le vouloir décapité la Suisse.

La Confédération eût-elle un pouvoir exécutif en propre, le gouvernement serait encore impuissant à se faire obéir, faute d'action directe et immédiate sur les citoyens. Cette cause de faiblesse est plus féconde à elle seule que toutes les autres ensemble ; mais, pour qu'elle soit bien comprise, il faut faire plus que de l'indiquer.

Un gouvernement fédéral peut avoir une sphère d'action assez limitée et être fort ; si dans cette sphère étroite il peut agir par lui-même, sans intermédiaire, comme le font les gouvernements ordinaires dans la sphère illimitée où ils se meuvent ; s'il a ses fonctionnaires qui s'adressent directement à chaque citoyen, ses tribunaux qui forcent chaque citoyen de se soumettre à ses lois ; il se fait obéir aisément, parce qu'il n'a jamais que des résistances individuelles à craindre, et que toutes les difficultés qu'on lui suscite se terminent par des procès.

Un gouvernement fédéral peut au contraire avoir une sphère d'action très-vaste et ne jouir que d'une autorité très-faible et très-précaire, si, au lieu de s'adresser individuellement aux citoyens, il est obligé de s'adresser aux gouvernements cantonaux ; car si ceux-ci résistent, le pouvoir fédéral trouve aussitôt en face de lui moins un sujet qu'un rival, dont il ne peut avoir raison que par la guerre.

La puissance d'un gouvernement fédéral réside donc bien moins dans l'étendue des droits qu'on lui confère, que dans la faculté plus ou moins grande qu'on lui laisse de les exercer par lui-même : il est toujours fort quand il peut commander aux citoyens ; il est toujours faible quand il est réduit à ne commander qu'aux gouvernements locaux.

L'histoire des confédérations présente des exemples de ces deux systèmes. Mais, dans aucune confédération, que je sache, le pouvoir central n'a été aussi complétement privé de toute action directe sur les citoyens qu'en Suisse. Là, il n'y a, pour ainsi dire, pas un de ses droits que le gouvernement fédéral puisse exercer par lui-même. Point de fonctionnaires qui ne relèvent que de lui, point de tribunaux qui représentent exclusivement sa souveraineté. On dirait un être auquel on aurait donné la vie, mais qu'on aurait privé d'organes.

Telle est la constitution fédérale ainsi que le pacte l'a faite. Voyons maintenant, en peu de mots, avec l'auteur du livre que nous analysons, quelle influence exerce sur elle la démocratie.

On ne saurait nier que les révolutions démocratiques qui ont successivement changé presque toutes les constitutions cantonales, depuis quinze ans n'aient eu sur le gouvernement fédéral une grande influence ; mais cette influence s'est énervée en deux sens fort opposés. Il est très-nécessaire de se rendre bien compte de ce double phénomène.

Les révolutions démocratiques qui ont eu lieu dans les cantons ont eu pour effet de donner à l'existence locale plus d'activité et de puissance. Les gouvernements nouveaux, créés par ces révolutions, s'appuyant sur le peuple, et, poussés par lui, se sont trouvé tout à la fois une force plus grande et une idée plus haute de leur force que ne pouvaient en montrer les gouvernements qu'ils avaient renversés. Et comme une rénovation semblable ne s'était point faite en même temps dans le gouvernement fédéral, il devait en résulter, et il en résulta en effet, que celui-ci se trouva comparativement plus débile vis-à-vis ceux-là qu'il ne l'avait été auparavant. L'orgueil cantonal, l'instinct de l'indépendance locale, l'impatience de tout contrôle dans les affaires intérieures de chaque canton, la jalousie contre une autorité centrale et suprême, sont autant de sentiments qui se sont accrus depuis l'établissement de la démocratie ; et, à ce point de vue, l'on peut dire qu'elle a affaibli le gouvernement déjà si faible de la Confédération, et il a rendu sa tâche journalière et habituelle plus laborieuse et plus difficile.

Mais, sous d'autres rapports, elle lui a donné une énergie, et pour ainsi dire une existence qu'il n'avait pas.

L'établissement des institutions démocratiques en Suisse a amené deux choses entièrement nouvelles.

Jusqu'alors, chaque canton avait un intérêt à part, un esprit à part. L'avènement de la démocratie a divisé tous les Suisses, à quelques cantons qu'ils appartinssent, en deux partis : l'un, favorable aux principes démocratiques ; l'autre, contraire. Il a créé des intérêts communs, des idées, des passions communes qui ont senti pour se satisfaire le besoin d'un pouvoir général et commun qui s'étendit en même temps sur tout le pays. Le gouvernement fédéral a ainsi possédé, pour la première fois, une grande force dont il avait toujours manqué ; il a pu s'appuyer sur un parti ; force dangereuse, mais indispensable dans les pays libres, où le gouvernement ne peut presque rien sans elle.

En même temps que la démocratie divisait la Suisse en deux partis, elle rangeait la Suisse dans l'un des grands partis qui se partagent le monde ; elle lui créait une politique extérieure ; si elle lui donnait des amitiés naturelles, elle lui créait des inimitiés nécessaires ; pour cultiver et contenir les unes, surveiller et repousser les autres, elle lui faisait sentir le besoin irrésistible d'un gouvernement. À l'esprit public local elle faisait succéder un esprit public national.

Tels sont les effets directs par lesquels elle fortifiait le gouvernement fédéral. L'influence indirecte qu'elle a exercée et exercera surtout, à la longue, n'est pas moins grande.

Les résistances et les difficultés qu'un gouvernement fédéral rencontre sont d'autant plus multiples et plus fortes, que les populations confédérées sont plus dissemblables par leurs institutions, leurs sentiments, leurs coutumes et leurs idées. C'est moins encore la similitude des intérêts que la parfaite analogie des lois, des opinions et des conditions sociales, qui rendent la tâche du gouvernement de l'Union américaine si facile. On peut dire de même que l'étrange faiblesse de l'ancien gouvernement fédéral en Suisse était due principalement à la prodigieuse différence et à la singulière opposition qui existait entre l'esprit, les vues et les lois des différentes populations qu'il avait à régir. Maintenir sous une même direction et renfermer dans une même politique des hommes si naturellement éloignés, et si dissemblables les uns des autres, était l'œuvre la plus laborieuse. Un gouvernement beaucoup mieux constitué, et pourvu d'une organisation plus savante, n'y aurait pas réussi. L'effet de la révolution démocratique qui s'opère en Suisse est de faire prévaloir successivement dans tous les cantons certaines institutions, certaines maximes de gouvernement, certaines idées semblables ; si la révolution démocratique augmente l'esprit d'indépendance des cantons vis-à-vis du pouvoir central, elle facilite, d'un autre côté, l'action de ce pouvoir ; elle supprime, en grande partie, les causes de résistance, et, sans donner aux gouvernements cantonaux plus d'envie d'obéir au gouvernement fédéral, elle leur rend l'obéissance à ses volontés infiniment plus aisée.

Il est nécessaire d'étudier avec grand soin les deux effets contraires que je viens de décrire, pour comprendre l'état présent et prévoir l'état prochain du pays.

C'est en ne faisant attention qu'à l'une de ces deux tendances qu'on est induit à croire que l'avénement de la démocratie dans les gouvernements cantonaux aura pour effet immédiat et pour résultat facile d'étendre législativement la sphère du gouvernement fédéral, de concentrer dans ses mains la direction habituelle des affaires locales ; en un mot, de modifier, dans le sens de la centralisation, toute l'économie du pacte. Je suis convaincu, pour ma part, qu'une telle révolution rencontrera encore, pendant longtemps, plus d'obstacles qu'on ne le suppose. Les gouvernements cantonaux d'aujourd'hui ne montreront pas beaucoup plus de goût que leurs prédécesseurs pour une révolution de cette espèce, et ils feront tout ce qu'ils pourront pour s'y soustraire.

Je pense toutefois que, malgré ces résistances, le gouvernement fédéral est destiné à prendre de jour en jour plus de pouvoir en cela. Les circonstances le serviront plus que les lois. Il n'accroîtra peut-être pas très-visiblement ses prérogatives, mais il en fera un autre et plus fréquent usage. Il grandira beaucoup en fait, restât-il le même en droit ; il se développera plus par l'interprétation que par le changement du pacte, et il dominera la Suisse avant d'être en état de la gouverner.

On peut prévoir également que ceux mêmes qui jusqu'à présent se sont le plus opposés à son extension régulière, ne tarderont pas à la désirer, soit pour échapper à la pression intermittente d'un pouvoir si mal constitué, soit pour se garantir de la tyrannie plus prochaine et plus pesante des gouvernements locaux.

Ce qu'il y a de certain, c'est que désormais, quelles que soient les modifications apportées à la lettre du pacte, la constitution fédérale de la Suisse est profondément et irrévocablement altérée. La Confédération a changé de nature. Elle est devenue en Europe une chose nouvelle ; une politique d'action a succédé pour elle à une politique d'inertie et de neutralité ; de purement municipale son existence est devenue nationale ; existence plus laborieuse, plus troublée, plus précaire et plus grande.

NOTICE SUR CHERBOURG

(Cette notice parut en 1840, dans le bel ouvrage intitulé Histoire des Villes de France, 6 volumes in-8°, publié sous la direction de M. Aristide Guilbert, par MM. Fournier, Furne et Perrotin. C’est à ce précieux recueil, dépositaire de beaucoup de travaux remarquables par l’érudition et le bon goût, que nous empruntons la Notice de Tocqueville sur Cherbourg, pour la joindre à ses œuvres complètes, après en avoir demandé l’autorisation à MM. Fournier, Furne et Perrotin, qui ont bien voulu nous l’accorder. Nous leur en témoignons ici toute notre reconnaissance.)

On a beaucoup discuté sur l’origine du nom de Cherbourg. Les uns y ont vu les restes de deux mots celtes qui « signifient château à l’embouchure d’une rivière ; les autres, avec plus de probabilité, la corruption du nom romain Cesaris Burgus. Toutes les chartes du moyen âge appellent Cherbourg Cœsaris Burgus. Cette ville a une origine très-ancienne. Des ruines antiques, trouvées dans son enceinte, indiquent qu’elle était habitée par les Romains ; des pièces à l’effigie de Jules César, rencontrées dans des démolitions de son château-fort, prouvent que l’occupation romaine y date des premiers temps de la conquête. Qu’était Cherbourg, pendant les quatre siècles de la domination de Rome ? On l’ignore absolument. La même obscurité enveloppe, du reste, jusqu’aux plus grandes villes du monde d’alors. Rome, en ôtant aux différents peuples leur existence individuelle, les a fait en quelque sorte disparaitre de la vue des contemporains, tandis qu’elle restait seule dans l’univers l’unique objet de la curiosité des hommes. A la chute de l’empire, Cherbourg suit obscurément la destinée du pays, et l’on arrive jusqu’au onzième siècle sans entendre, pour ainsi dire, parler de lui. On apprend alors qu’il est devenu une des villes les plus importantes du duché de Normandie. Voici à quelle occasion : Guillaume-le-Bâtard commençait son règne. Il était dans les intérêts de sa politique d’épouser la fille et l’héritière du comte de Flandre, Mathilde ; mais cette princesse était sa cousine-germaine, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait s’unir à lui sans une dispense du Pape. Guillaume, craignant d’attirer l’attention du roi de France par une démarche auprès du Saiut Père, épousa d’abord sa cousine et demanda ensuite l’absolution de son péché. Le Pape la lui accorda, à condition qu’il fonderait cent places de pauvres dans chacune des quatre villes principales du duché. Wace, dans son histoire rimée des Ducs de Normandie, écrite vers le milieu du douzième siècle, nous apprend que Cherbourg ; était du nombre de ces quatre villes. Ce fragment est aussi curieux pour l’histoire de la langue que pour celle du pays. Quoique l’un des premiers monuments de la langue française, il se rapproche beaucoup plus du français moderne que ne le font des écrits très-postérieurs, notamment la chronique de Ville-Hardouin, qui n’a été composée cependant que dans le siècle suivant.

En 1066, on voit un comte de Cherbourg à la bataille d’Hastings. En 1145, la fille du Conquérant, Mathilde, passait d’Angleterre en France. Assaillie par une violente tempête, elle fit serment de chanter un hymne à la Vierge sitôt qu’elle aborderait en sûreté. Elle mit pied à terre sur le bord d’un ruisseau qui se décharge à l’entrée du port de Cherbourg, et le lieu sur lequel elle rendit grâce à Dieu se nomme encore aujourd’hui Chante-Reine. C’est à côté de cette plage que devait s’ouvrir, six cent soixante-trois ans après, le port militaire. En 1207, cette ville tomba, comme tout le reste du duché, dans le domaine immédiat du roi de France. Elle n’avait rien perdu alors de son importance ; car, en 1207, Philippe-Auguste, pour s’attacher sa bourgeoisie, accorda au port le privilège de faire le commerce avec l’Irlande, privilège qui n’avait été concédé jusque-là qu’à la capitale du duché de Normandie. A partir de ce moment-là, Cherbourg et Calais furent considérés comme les deux portes du royaume. La première de ces villes fut brûlée deux fois dans le treizième siècle par les Anglais, qui échouèrent cependant devant sa citadelle. En 1346, l’armée d’invasion avec laquelle Edouard III devait vaincre dans la plaine de Crécy, débarqua à Barfleur qu’elle ruina. De là, elle marcha sur Cherbourg pour s’assurer, en cas d’échec, un port d’embarquement protégé par une fortification redoutable. Mais cette place s’étant courageusement défendue, Edouard en leva aussitôt le siège et s’enfonça audacieusement au milieu de la France, n’ayant d’autre refuge que la victoire.

Les Anglais n’entrèrent dans Cherbourg qu’en 1378. Ils ne s’en emparèrent pas, mais ils y furent introduits par Charles-le-Mauvais, auquel le roi Jean, dans son habituelle impéritie, l’avait donné en apanage, confiant ainsi une des principales clefs de la France à l’homme du monde le plus disposé à s’en servir pour l’aire entrer l’étranger. Du Guesclin accourut sous les murs de Cherbourg et y resta en vain plus de six mois. Ce dompteur de châteaux échoua devant les hautes murailles entourées d'eau qui enceignaient alors la ville. En 1395. Richard II remit Cherbourg dans les mains du roi de France, à l’occasion de son mariage avec la fille de ce prince. Cette grande faute, vivement ressentie par la nation anglaise, contribua à la chute de ce malheureux prince, et facilita l’heureuse usurpation de Henri IV, de la maison de Lancastre. Henri V, après la bataille d’Azincourt, fit assiéger Cherbourg qui fut livré par son commandant, en 1418, et resta près de trente-deux ans dans les mains des Anglais. Ils n’en furent chassés qu’en 1450, après un long siège, durant lequel l’artillerie fit voir pour la première fois que cette place n’était pas imprenable. Charles VII mit quatre-vingt lances dans sa nouvelle conquête, Cherbourg ne devait revoir les Anglais dans ses murs que trois cent huit ans après cette époque (1758).

La grande lutte du moyen âge entre la France et l’Angleterre une fois terminée, Cherbourg retomba dans l’obscurité. Ce qui occupe le plus les chroniqueurs de cette époque, c’est la description d’une vaste machine qu’inventa, vers 1450, un certain bourgeois de Cherbourg, nommé Jean Aubert, et qui servait à représenter, à l’aide d’un grand nombre de personnages mus par des roues, l’Assomption et le Couronnement de la sainte Vierge dans le ciel. Celle invention parut si merveilleuse, que la machine, placée dans l’église, y fut conservée sous la surveillance de douze notables : tous les ans, le jour anniversaire du départ des Anglais, on l’exposait et on la faisait mouvoir en grande pompe devant le peuple. Cette parade religieuse et patriotique ne fut supprimée qu’en 1702, et la machine elle-même ne fut détruite qu’en 1789. Les agitations qu’amenèrent dans toute l’Europe les réformes du seizième siècle se firent à peine sentir à Cherbourg. En Normandie, comme dans tout le reste de la France, le protestantisme s’était concentré presque exclusivement dans la sphère de l’aristocratie. La plus grande partie de la noblesse normande devint huguenote, mais presque tout le peuple et la plupart des bourgeois restèrent catholiques. Les nouvelles doctrines ne pénétrèrent même point dans Cherbourg, qui resta calme, tandis que toute la province était livrée, pendant une longue suite d’années, à toutes les violences de la guerre civile. Le dix-septième siècle presque tout entier s’écoula sans accident. En 1686, Vauban, qui parcourait toutes les frontières pour y établir des moyens de défense, vint à Cherbourg. Il fit démolir le donjon et les épaisses murailles qui avaient si bien résisté aux Anglais ; de nouvelles fortifications, commencées d’après les plans qu’avait tracés ce grand homme, furent également rasées, on ne sait pourquoi, peu après, Cherbourg-, après avoir été privé de ses anciens murs, dans le but de lui procurer des moyens de défense plus efficaces, resta donc démantelé. Il était encore en cet état lorsque les Anglais s’en emparèrent par un coup de main, en 1758. Ils descendirent dans une anse située à trois lieues de la ville, et nommée Anse d’Urville. S’avançant donc là vers Cherbourg, qu’ils prirent sans coup férir, ils brûlèrent les vaisseaux marchands qui étaient dans le port, détruisirent une jetée et l’écluse d’un beau bassin de flot qui venaient d’être achevés, et se rembarquèrent. Cherbourg demeura au milieu de ces ruines jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, époque où commencent les immenses travaux dont nous allons parler.

Cherbourg avait eu, comme nous l’avons vu, une grande importance dans le moyen âge ; il l’avait dû à deux circonstances, aux invasions des Anglais, à l’ignorance des effets de l’artillerie. Tant que les Anglais furent occupés à conquérir la France, Cherbourg, port de guerre, ville forte, situé à huit heures des côtes d’Angleterre, fut considéré par eux presqu’à l’égal de Calais ; ils le regardèrent, pendant deux cents ans, comme l’une des principales clefs du royaume. Possesseurs de Cherbourg, ils se croyaient les maîtres inexpugnables de la côte, et ils l’étaient en effet ; car tant que l’on ignora ou que l’on connut imparfaitement l’usage de l’artillerie, Cherbourg, entouré par la mer et par des marais, était imprenable. Mais dès qu’on eut appris l’art d’attaquer les villes de loin en se plaçant sur les hauteurs qui les dominent, Cherbourg devint très-difficile à défendre, et bientôt après que les Anglais eurent été définitivement chassés de France, toute l’importance politique de cette ville disparut ; son renom comme ville de guerre s’évanouit. Cherbourg ne fut plus considéré que comme un port de relâche assez précieux, et il n’aurait jamais en qu’une existence fort ignorée et très-secondaire, si un concours de circonstances nouvelles et un ensemble prodigieux de travaux n’étaient venus lui rendre une importance nationale bien plus grande que celle qu’il avait possédée au moyen âge.

Le dix-septième siècle vit renaître entre la France et l’Angleterre les rivalités armées que le quinzième avait vu finir. L’esprit qui animait ces deux nations était le même ; il n’y avait de changé que le théâtre de la lutte et les armes. Ce n’était plus sur la terre, mais sur la mer, que les Anglais et les Français devaient désormais vider leurs querelles, et pour s’y chercher et s’y combattre ils allaient remplacer les nefs de nos aïeux, ces petits vaisseaux, qui avaient jadis transporté l’armée d’Edouard III sur nos rivages, par d’immenses machines de guerre chargées de cent gros canons, auxquelles il fallait, pour flotter, vingt-cinq à trente pieds d’eau de profondeur. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que, sous cette forme nouvelle que prenait la lutte, nous avions un grand désavantage. Dans une guerre maritime avec l’Angleterre, le champ naturel du combat c’est la Manche ; les plus grands ports mililaires des Anglais bordent cette mer ; ceux-ci pouvaient s’y armer à loisir et s’y retirer en tout temps. De notre côté, les rivages de la Manche ne présentaient aucun abri à nos flottes. Ce n’est pas que la nature eût entièrement négligé de nous donner des ports : César et Guillaume 1er Conquérant ne s’étaient jamais plaints que le manque de ports dans la Manche les eût empêchés d’envahir l’Angleterre ; mais ces ports n’étaient plus assez profonds pour recevoir les immenses vaisseaux ou plutôt ces forteresses flottantes qu’on était parvenu à pousser dans la mer et à y faire naviguer. La grandeur du génie de l’homme avait rendu l’œuvre de Dieu insuffisante.

On se rappelle que ce fut au peu de profondeur des ports de la Manche que fut dû le désastre de la Hougue. Tourville ne pouvant ni trouver un abri dans cette mer, ni passer dans l' Océan pour gagner Brest, fut contraint de s’échouer sur la plage de la Hougue, et d’y combattre sans aucun espoir de succès. Ce n’est pas, comme on l’a cru, la défaite de la Hougue, qui suggéra à Louis XIV la pensée de créer à mains d’homme, dans la Manche, le port que la nature lui refusait. Cette pensée s’était présentée à son esprit, près de trente ans auparavant. Un procès —verbal du 13 avril 1665 constate qu’une commission nommée par le roi s’était transportée à Cherbourg, et qu’après avoir reconnu qu’il fallait élever dans la mer une digue de six cents toises (la digue actuelle en a dix-huit cents), elle avait été d’avis de s’abstenir d’une telle entreprise, vu la monstrueuse dépense et l’incertitude du succès. La bataille de la Hougue ne fit donc que rendre plus vif un désir qui existait déjà.

Depuis cette époque, l’idée de la création artificielle d’un port dans la Manche n’a jamais été abandonnée. La paix la faisait oublier, la guerre la ravivait ; le besoin était si universellement senti et si pressant, que le Gouvernement impuissant et stérile de Louis XV eut lui-même, plusieurs fois, la velléilé de se livrer à cette entreprise dont la grandeur surpassait de beaucoup son génie et son courage. Ce fut la guerre d’Amérique qui acheva la démonstration que la bataille de la Hougue avait commencée. Cette guerre, presque entièrement maritime, et où, pour la première fois depuis près d’un siècle, nous entreprîmes de balancer l’ascendant de l’Angleterre sur les mers et y parvînmes, fit sentir d’une manière impérieuse l’absolue nécessité d’avoir un port dans la Manche. En 1778, le Gouvernement ayant conçu le projet d’une descente en Angleterre, on fut contraint de réunir au Havre, pour être à portée des côtes anglaises, les vaisseaux de transport, tandis que les vaisseaux de guerre se rassemblaient à Brest et à Saint-Malo. On sentit combien cette dispersion de forces augmentait les difficultés de l’entreprise, et l’on y renonça ; mais cette tentative avait suffit pour faire apprécier à sa valeur l’avantage d’avoir dans la Manche une rade fermée où l’on put réunir à la fois, près des rivages de l’Angleterre, toutes les forces destinées à agir contre elle. On résolut donc de se mettre à l’œuvre avant même que la guerre fût terminée, et malgré les nouvelles charges qu’elle allait imposer à l’Etat.

Dès l’origine. on était tombé d’accord que, dans toute l’étendue de la Manche, il n’y avait que deux endroits, placés tout près l’un de l’autre, qui pussent se prêter à un pareil dessein : la Hougue, théâtre du désastre de Tourville, et six lieues plus loin, Cherbourg ; mais on hésitait, depuis un siècle, entre ces deux rades. Il ne paraît pas que Vauban, chargé par Louis XIV d’examiner la question, se fût prononcé. Les— avantages de Cherbourg, dans le cas d’une guerre, et surtout d’une guerre offensive avec l’Angleterre, l’avaient fort frappé. Il avait compris que la situation avancée qu’occupe la rade de Cherbourg ; la difficulté presque insurmontable qu’y trouve l’ennemi pour y bloquer nos vaisseaux, et la facilité que ceux-ci rencontrent pour sortir par tous les vents, seraient d’un grand secours, toutes les fois qu’on voudrait frapper sur les Anglais quelques coups hardis et imprévus. Vauban avait exprimé cette pensée par un de ces mots heureux que son génie trouvait souvent sans les chercher. « Cherbourg, avait-il dit, a une position audacieuse.L’incertitude durait toujours, quand Louis XVI se décida à réaliser en partie la pensée de son aïeul. Plusieurs années se passèrent encore à discuter sur le choix à faire. Dumouriez se vante, dans ses Mémoires, d’avoir déterminé le gouvernement à choisir Cherbourg, et d’avoir indiqué à l’avance les meilleurs moyens de réussir. M. de Lamartine, en écrivant l’histoire des Girondins, l’a cru sur parole. « Là, dit-il (à Cherbourg), le génie actif de Dumouriez s’exerce contre les éléments comme il s’était exercé contre les hommes. Il conçoit le plan de ce port militaire qui devait emprisonner une mer orageuse dans un bassin de granit, et donner à la marine française une halte dans la Manche. » La vérité est que Dumouriez, alors simple colonel, n’eut qu’une très-petite part, s’il en eut même une quelconque, dans le choix que le Gouvernement fit de Cherbourg. La question était essentiellement maritime ; sa solution ne dépendait pas du ministre de la guerre, mais du ministre de la marine, avec lequel Dumouriez ne correspondait pas. Quant aux travaux, ce qu’il en dit lui-même dans ses Mémoires prouve évidemment qu’il était bien loin de se former une idée juste de ce qu’il y avait à faire. L’homme qui exerça réellement une influence très-grande, non-seulement sur le choix du lieu, mais sur toute l’entreprise, ce fut un capitaine de vaisseau, M. de la Bretonnière. M. de la Bretonnière avait été chargé, par le ministre de la marine, d’étudier les côtes de la Manche et de faire un rapport sur le meilleur emplacement à choisir pour y créer un établissement militaire. Dans ce rapport, M. de la Bretonnière met en relief l’immense supériorité de Cherbourg, au point de vue militaire, Cherbourg, dit-il, présente cet heureux phénomène d’un port placé à l’extrémité d’un grand promontoire. De là on découvre toutes les avenues de la Manche. On petit surveiller en tout temps ce qui s’y passe et, à un jour donné, les occuper en maître. Presque tous les vents y font entrer, aucun n’empêche d’en sortir. Une fois hors de son havre, on vogue en pleine mer et l’on peut prendre à volonté toutes les directions. La Hougue, au contraire, enfoncée dans les terres, est d’un abord dangereux et d’une entrée difficile. On ne peut s’en approcher ou s’en éloigner que par certains vents. On y trouve autant une prison qu’un abri. M. de la Bretonnière eut été bien plus explicite encore s’il avait connu les découvertes sous-marines qui ont été faites, depuis lui, par M. Beautemps-Beaupré. Dans un Mémoire adressé au ministre de la marine, en 1852, cet habile ingénieur hydrographe constate que la rade de la Hougue, qu’on jugeait immense, n’était propre à contenir commodément que six vaisseaux de ligne, et que le banc de sable sur lequel il aurait fallu élever une digue était mouvant, de telle sorte que ce qui a été si difficile à Cherbourg eût été impossible à la Hougue. La rade de la Hougue ne présentait que deux avantages incontestables sur celle de Cherbourg. Son rivage, composé de sable, permettait de creuser à peu de frais des bassins, et son fond était d’une tenue excellente, ce qui n’est pas vrai au même degré du fond de la rade de Cherbourg, ainsi que nous le dirons ci-après. Le Mémoire de M. de la Bretonnière, publié en 1777, termina les incertitudes du gouvernement, et Cherbourg fut choisi. Les vieillards qui ont vu Cherbourg en 1780 ont bien de la peine à le reconnaître aujourd’hui. Une baie profonde de deux mille toises (trois mille huit cent quatre-vingt-dix-huit mètres), longue de trois mille six cents toises (sept mille dix-sept mètres), entre l’extrémité de ses deux promontoires, ouverte, depuis la commencement du monde, à tous les vents qui viennent à l’ouest, de l’Océan, à l’est et au septentrion, de la mer du Nord ; au fond de la baie, une petite ville démantelée, peuplée de 8, 000 habitants, et un port de commerce incapable de contenir les vaisseaux de guerre ; à l’est de la ville, une côte plate et sablonneuse où la mer n’a point de profondeur ; à l’ouest, un long banc de rochers, au pied duquel il restait, dans certains endroits, cinq mètres d’eau à marée basse : tel était Cherbourg avant le commencement des travaux. Aujourd’hui, cette large ouverture que formait la baie a été fermée par une île factice qui n’a pas moins de cent cinquante mètres de largeur à sa base, vingt-deux mètres soixante-sept pieds dans sa plus grande hauteur, depuis le fond de la mer jusqu’à son sommet. Cette île contient des maisons, des forteresses, des habitants. Un peut y faire près d’une lieue ( trois mille six cent trente —huit mètres) à pied sec.

Pour la former, plus de quatre millions six cent mille mètres cubes de pierres ont été accumulées ou maçonnées par la main de l’homme, sans point d’appui sur le rivage, et au milieu d’une mer tourmentée par de si furieuses tempêtes qu’on y a vu les vagues rouler avec facilité des pièces de 36, chasser devant elles, comme des galets, des blocs qui ne pesaient pas moins de quatre mille kilogrammes, et quand enfin elles rencontraient un obstacle insurmontable, rejaillir à soixante ou quatre-vingts pieds dans les airs. Derrière cette île, les eaux tumultueuses de la baie sont devenues presque insensibles aux mouvements qui agitent la mer au dehors.

Dans les roches granitiques qui bordent le rivage à l’ouest de la ville, trois bassins ont été creusés à dix-neuf mètres (cinquante-huit pieds) de profondeur ; trois millions six cent vingt et un mille deux cent vingt —deux mètres cubes de rochers en ont été tirés. Ce sont les pyramides d’Egypte exécutées en creux, au lieu de l’être en relief. Autour de ces vastes bassins s’élève une nouvelle ville composée de magasins, d’ateliers, de bureaux, de casernes et de cent autres édifices que réclament les besoins d’un grand arsenal maritime. Des forts fondés au milieu de la mer, des fortifications formidables sur le rivage, des redoutes sur les hauteurs, assurent sa défense. Quatre-vingts ans de travaux et plus de deux cents millions de dépenses, voilà le Cherbourg de nos jours. La plupart de ces travaux n’avaient pas de précédents dans l’histoire de l’industrie humaine. Aussi n’ont-ils été entrepris et suivis qu’avec beaucoup d’hésitations et de craintes. Cent fois abandonnés, ils ont été cent fois repris. Longtemps on a douté de leur succès ; on en doutait encore, il y a bien peu d’années. L’idée d’une création si vaste n’a pas été conçue d’un seul coup ni par un seul homme, et cela est très-heureux, car vraisemblablement on eût reculé devant l’entreprise, si elle s’était tout d’abord manifestée dans son immensité, il en a souvent été ainsi des plus grandes œuvres exécutées par les hommes, et rien ne saurait nous porter plus efficacement à la modestie que de penser que la plupart d’entre elles n’ont point d’abord été imaginées dans leur ensemble par leurs auteurs, et qu’elles n’ont été complétées que peu à peu, plutôt à cause de l’impossibilité de s’arrêter que par un dessein prémédité à l’avance d’aller jusqu’au bout.

Notre but est de faire ici le récit de cette singulière et longue entreprise ; démontrer à travers quelles vicissitudes elle a été conduite ; au milieu de quelles incertitudes elle a été commencée ; par quelles fautes, par quelles erreurs, par quels incidents elle a été traversée ; quel a été enfin son résultat. Ce résultat est grand, sans doute ; mais ce qui paraîtra plus grand encore, c’est cette lutte opiniâtre mêlée de succès et de revers qui se poursuit pendant près d’un siècle entre l’esprit humain et la matière, représentés par ces deux champions formidables : la France et l’Océan. Cherbourg ayant été choisi comme le point de la Manche où devaient s’exécuter les travaux, il convint de savoir ce qu'on voulait y faire . Il paraît bien certain que la seule pensée de Louis XVI fut de créer à Cherbourg une rade tenable qui pût, au besoin, offrir un refuge à une flotte et prévenir ce qui était arrivé à la Hougue un siècle auparavant. Si l'idée de fermer entièrement cette rade par une digue continue et insubmersible, et d’établir au fond de la baie un grand port militaire, se présenta à quelques esprits, elle fut aussitôt repoussée comme exagérée et presque chimérique. On peut s’en convaincre en lisant ce passage dans les Notes historiques : « Il est sans exemple, dit-il, que l'on ait jamais creusé, à mains d’hommes, des ports assez profonds pour y recevoir des vaisseaux de premier rang ; la nature seule prépare et conserve de semblables cavités. Ce n’est point, d’ailleurs, d’un grand port que la France a besoin ; ce qui manque surtout à nos forces navales, c’est un lieu de station dans la Manche, un asile momentané dans lequel nos escadres, battues des vents ou poursuivies par un ennemi supérieur, puissent trouver promptement, et à portée du théâtre ordinaire de leurs expéditions, un abri sûr et d’où elles soient prêtes à ressortir au premier moment favorable. » M. de la Bretonnière lui-même avait tenu un langage analogue en 1777. Couvrir la rade de Cherbourg par une digue sous-marine, la rendre tenable et n’y laisser pénétrer qu’à travers des passes bien défendues : tel est donc le seul but qu’on se proposa en commençant les travaux ; mais ce premier résultat était déjà très-difficile à atteindre.

Jamais plus grande œuvre ne fut entreprise avec plus de légèreté, et si le mot n’était pas indigne du sujet, avec plus d’étourderie. Étudier attentivement la rade afin de savoir en quel endroit, suivant quelle direction et de quelle manière il convenait d’y établir la digue, en dessiner en quelque sorte le fond à l’aide de sondages répétés et contradictoires, se rendre un compte exact de tous les phénomènes qu’y produit la mer : telle était l’opération préliminaire que le plus simple bon sens indiquait. Rien, en effet, ne doit être entrepris après plus de réflexion et d’examen que les travaux de la mer, d’abord à cause des difficultés que présentent toujours de telles entreprises, et aussi par cette raison que presque toutes les fautes commises dans ces sortes d’ouvrages sont irrémédiables. Ce n’est cependant (chose presque incroyable) que cinq ans après s’être mis à l’œuvre qu’on se livra à cet examen si nécessaire avec tout le soin qu’on devait y apporter. Les premiers travaux eurent lieu sur le vu d’une carte manuscrite, dressée, en 1775, par un lieutenant de vaisseau nommé M. Debavre, et qui fourmille d’erreurs : en la comparant aux excellentes cartes qui ont été faites depuis, il est facile de vérifier que la plupart des profondeurs d’eau qui y sont indiquées excèdent du cinquième et quelquefois du quart les profondeurs réelles qu’on a pu constater ; les bancs sous-marins n’y sont pas marqués, et il n’y est pas même fait mention de la roche Chavagnac qui se trouve au milieu de la passe de l’ouest.

Cette première faute fut fort aggravée par une autre que voici : au lieu de confier l’étude et l’exécution des travaux à un seul pouvoir, on en chargea simultanément deux ministères, celui de la guerre et celui de la marine. Chacune de ces deux administrations se mit à l’œuvre de son côté sans s’inquiéter de ce que faisait l’autre. Tandis que M. de la Bretonnière était chargé par le ministre de la marine de traiter la question dans l’intérêt naval, M. Decaux, directeur des fortifications de la Normandie, l’envisageait au point de vue purement militaire. M. Decaux était un très-habile officier du génie, mais on peut dire, sans offenser sa mémoire, qu’il n’apercevait que très confusément le côté nautique de son entreprise. Voici le plan de cet officier : il découvrit d’abord sur la terre ferme, à l’ouest de la ville, un rocher qui s’avançait dans la mer et qu’on appelait le Hommet ; à l’est, il vit une île nommée l’île Pelée, située à peu de distance du rivage. Sur chacun de ces points il mit un fort, et dans l’intervalle qui les sépare, une digue. On ne saurait imaginer un plan plus simple, ni une rade mieux couverte ; malheureusement, derrière cette digue si bien défendue et dans celle rade si bien fermée, on eût eu grand’peine à faire mouiller un seul vaisseau. Ce n’est pas que la surface d’eau n’y parût considérable ; car, d’un fort à l’autre, il n’y avait guère moins de trois mille sept cents mètres ; mais presque tout le vaste espace compris entre la digue et la terre était occupé par des bas-fonds, ce que M. Decaux ne savait pas. Tout ceci n’est encore que ridicule ; mais voici qui eut des conséquences très-malheureuses, qui se feront éternellement sentir.

Aussitôt que ce plan eut été approuvé par l’administration de la guerre, on se mit à l’œuvre pour l’exécuter. On n’entreprit point, à la vérité, de fonder la digue, mais on commença les forts du Hommet et de l’île Pelée, et leur construction fui poussée avec ardeur. Ils étaient déjà fort avancés, lorsqu’on s’aperçut qu’il était absurde de vouloir placer la digue où l’avait mise le plan de M. Decaux. L’administration de la guerre renonça donc à la digue, mais non à ses forts ; et elle obligea la marine à modifier tous ses plans, de manière à ce que ses fortifications ne devinssent pas inutiles. En conséquence, au lieu de faire suivre à la digue une ligne droite, il fallut, contre toute raison, incliner vers le sud son extrémité orientale, de manière à ce que son musoir vînt se placer en face et un peu en arrière du fort de l’île Pelée, afin que celui-ci pût non-seulement battre la passe, mais commander du côté du large l’extérieur du relief de la digue ; pour que l’ennemi eût plus de difficulté à forcer rentrée de la rade, on voulut rendre cette entrée fort étroite. On plaça donc l'extrémité de la digue, d’abord à cinq cent quatre-vingt-quinze toises, puis à cinq cents toises (neuf cent soixante quatorze mètres) seulement du fort. Quand cela fut fait, on s'aperçut que la carte de 1773 avait induit en erreur sur le fond de la passe. Des sondes nouvelles apprirent qu’on n’y trouvait presque nulle part plus de vingt-cinq pieds d’eau à basse mer ; ce n’est qu’en rasant le musoir de la digue qu’on rencontrait trente pieds de profondeur. Le mal était irréparable ; la passe de l’est est restée, à marée basse, d’un accès difficile aux gros vaisseaux, et la rade demeure privée d’un de ses avantages les plus rares et les plus grands, celui d’avoir une double entrée dont on puisse faire usage à toute heure de marée et par tous les temps.

A l’ouest, on fut sur le point de commettre une faute beaucoup plus singulière ; il tint à peu qu’on ne fermât entièrement la passe. Il est facile de se convaincre, en examinant les premières cartes des travaux, que l’intention originaire était de pousser la digue du côté de l’ouest, jusqu’à une petite distance du fort de Querqueville. On ignorait qu’entre ce fort et la digue, il existait un haut-fond qui a été nommé depuis la roche Chavagnac, du nom de l’officier de marine qui l’a découverte ; si on avait suivi les plans primitifs, la roche Chavagnac eût bouché la passe ou l’eût rendue impraticable, et la rade se fût trouvée si bien close qu’on n’eût pu y entrer pour s’y mettre à l’abri des tempêtes. Ce n’est pas tout encore ; beaucoup d’ingénieurs très-dignes de confiance ont pensé que si, au lieu de placer le fort de l’île Pelée sur la pointe sud, on l’eût fondé sur la pointe nord, la digue eût pu être reculée de trois cents toises vers le large, et que l’entreprise n’eût guère été plus difficile. Le résultat eût été assurément beaucoup plus grand.

Nous verrons bientôt que la rade de Cherbourg est loin de pouvoir contenir tous les bâtiments que semble indiquer sa vaste étendue. Avant d’avoir fait des sondages exacts, on croyait qu’elle renfermerait aisément cent vaisseaux de guerre ; aujourd’hui il est certain qu’une grande flotte pourrait s’y trouver à la gêne. En reculant la digue, comme nous l’avons dit, tout l’espace désirable eut été obtenu. Lorsqu’on regarde attentivement la carte nautique faite

en 1789 et celles qui ont été dressées depuis, on voit que la digue a été placée précisément en travers de l’espace qui, par la profondeur de l’eau et la nature du fond, convenait le mieux aux grands vaisseaux. Elle a coupé en deux la rade au lieu de la couvrir tout entière, et il n’y a rien là qui étonne, quand on pense que, par un renversement étrange des règles du bon sens, ce ne sont pas les forts qui ont été faits en vue de la digue, c’est la digue qui a été faite en vue des forts. Olui qui lira attentivement ce récit s’élonnera donc à la fois de deux chosrs : de la puissance extraordinaire des hommes qui ont pu contraindre la nature à livrer ce qu’elle refusait, et de leur imprévoyance puérile qui a fait négliger on détruire les biens qu’elle offrait spontanément. Leurs petites querelles, leurs vanités intraitables et leurs misérables jalousies lui paraîtront les principaux obstacles qu’ils aient rencontrés, et il tombera d’accord avec nous que la rivalité perpétuelle de l’administration de la marine et de celle de la guerre a plus retardé la création d’un port à Cherbourg que les rochers, les vents et la mer ensemble.

La place que devait occuper la digue étant ainsi fixée, on s’occupa de savoir comment on s’y prendrait pour la fonder . C’est au capitaine de la Bretonnière que revient l'honneur d’avoir conçu le premier l’idée d’une digue isolée des terres, et jetée à une lieue au large. Vauban lui-même ne l’avait pas eue. Les plans dressés par lui ou sous ses yeux, qui existent au dépôt de la marine, le constatent ; l’un de ces plans indique que le projet de Vauban était de construire deux digues. La première, longue de deux cents toises, partait du Hommet, et la seconde, longue de six cents toises, de l’île Pelée. L’autre plan montre seulement l’intention de couvrir par une digue de deux cent cinquante toises la fosse du Gallet. Ce fut également le capitaine de la Bretonnière qui mit le premier eu avant l’idée de faire la digue en pierres perdues ;. Rien de plus simple et de plus économique que ce système : il consistait à verser suceessivement dans la mer assez de pierres pour en élever le fond et y amonceler une sorte de montagne sous-marine, laissant aux flots le soin de donner une assiette et une forme à cette nouvelle île qu’on faisait surgir dans leur sein. Ce plan fut soumis à l’examen des gens de l’art. M. Decaux fut consulté, des ingénieurs civils furent appelés à donner leur avis, et comme dans ce temps-là (on était en 1781) les esprits commençaient à s’agiter sans savoir encore à quoi se prendre, toute la nation tourna les yeux vers Cherbourg et se préoccupa de la question de savoir comment se résoudrait le grand problème que présentaient les travaux. Les faiseurs de projets abondèrent, et, comme on peut le croire, ils différèrent beaucoup entre eux. Toutefois, tous parurent s’accorder sur ce point, que l’idée de M. de la Bretonnière était inapplicable. Des pierres, ainsi jetées dans la mer au hasard et sans cohésion entre elles, ne pouvaient manquer, disait-on, d’être chassées de côté et d’autre par les flots on les courants, et de venir encombrer la rade au lieu de la couvrir ; c’est ce que démontra notamment M. Decaux, dans un Mémoire où, après avoir combattu la pensée de M. de la Bretonnière, il faisait connaître la sienne.

Pour empêcher ce grand débordement de pierres perdues dans la rade, M. Decaux proposait de déposer d’abord au fond de la mer un cordon de vastes caisses de charpente remplies de maçonnerie. En dehors de ce premier rempart, on eut versé les pierres perdues qui appuyées ainsi sur un corps solide, ne pouvaient plus être portées au dedans de la rade. Cette idée, après de longs débats, fut écartée ; c’est alors que M. de Cessart se présenta. M. de Cessart était un ingénieur des ponts et chaussées très-distingué, qui s’était déjà signalé par plusieurs grands travaux à la mer. On l’appela à Cherbourg, et il soumit au gouvernement un plan qui fut enfin adopté. Ce plan avait un caractère audacieux et grandiose qui frappa l’imagination des contemporains, et qui mérite l’attention de la postérité. M. de Cessart imagina de former la digne de quatre-vingt-dix rochers artificiels, espèces de montagnes régulièrement taillées à mains d’hommes, dont toutes les bases se touchaient au fond de l’eau et dont les sommets excédaient, sa surface de plusieurs pieds. De cette manière, l’intérieur de la rade eût été abrité sans être fermé, ce qui l’eût rendue tenable tout en évitant le danger que courent toutes les rades fermées, celui de s’ensabler.

Quant à la manière de former ces espèces de montagnes sous-marines, M. de Cessart entreprit de créer chacune d’elles d’un seul coup en coulant des pierres dans une sorte de moule en bois qu’on devait d’abord construire à terre, et qu’on irait ensuite déposer en mer aux endroits qui seraient choisis. M. de Cessart donna à cette caisse la forme d’un cône tronqué. Le lecteur pourrait se faire une idée fort exacte de cette singulière machine en se représentant l’une de ces cages à claires-voies qu’on rencontre dans nos basses-cours, et qui servent tout à la fois de prison à la poule et de refuge à la couvée. Mais qu’il juge de l’immensité de cette cage à poulets de nouvelle espèce, en apprenant que chacun des quatre-vingt-dix montants qui en composaient la carcasse était à peu de chose près aussi haut que la colonne de la place Vendôme, ayant cent vingt-quatre pieds de longueur ; que l’espace qu’elle couvrait à sa base mesurait dix-sept mille deux cent cinq pieds carrés ou un demi-arpent ; que vingt-quatre mille pieds cubes de bois devaient être employés à sa construction ; qu’elle devait contenir deux mille sept cents toises cubes de pierres, et peser, après avoir été remplie, près de cent millions de livres.

Construire cet appareil à terre paraissait encore aisé, mais ce qui semblait excéder les forces humaines était de mettre une pareille masse en mouvement, de la tenir en équilibre lorsqu’elle serait en marche, de la transporter à une lieue en mer, et enfin de l’y couler assez rapidement pour que les flots ne la rompissent point avant d’être remplie. C’est à quoi cependant M. de Cessart arriva avec facilité. La caisse avait été construite sur le rivage, à un endroit que couvrent les hautes marées, sur la plage même où la reine Mathilde était descendue et qui, depuis cette époque, portait le nom de Chante-Reine. La caisse étant prête, on l’entoura, à marée basse, d’une double ceinture de tonnes vides qui la soulevèrent lorsque la mer vint à monter. Une fois la caisse à flot, on la remorqua sans peine jusqu’à l’endroit qu’elle devait occuper ; puis on coupa successivement toutes les cordes qui attachaient à ses flancs les tonnes vides, et à mesure que celles-ci se détachaient et remontaient à la surface, la caisse s’enfonçait dans l’eau jusqu’à ce qu’enfin elle eu eut atteint le fond. Aussitôt que le cône eut été coulé, on commença à verser des pierres dans l’intérieur de sa vaste enveloppe par des ouvertures pratiquées à cet effet à ses flancs, jusqu’à ce qu’on eût atteint son sommet. Cette seconde opération dura quarante jours. Quarante jours suffirent donc pour tirer une île nouvelle du fond de l’Océan et pour la faire apparaître bien au-dessus du niveau des plus hautes mers. Ce succès remplit d’enthousiasme non-seulement les populations du voisinage, mais la nation entière qui attendait avec une sorte d’anxiété le résultat d’une entreprise si nouvelle et si singulière.

Louis XVI voulut lui-même venir à Cherbourg ; il y arriva en 1784. Un cône était prêt à partir. L’énorme caisse se souleva d’elle-même avec lenteur, par l’effet de la marée montante. Une multitude de petites embarcations s’attachèrent aussitôt à ses flancs : aidées du vent et de la rame, elles la traînèrent, comme en triomphe, à travers la rade. Les plus gros vaisseaux de guerre semblaient disparaître en passant à côté d’elle ; les canons des forts faisaient retentir la côte, ceux de la flotte, la mer. Une foule innombrable battait des mains sur le rivage et des milliers de voix élevaient une seule une immense acclamation vers le ciel. Le roi, placé sur le sommet du premier cône, semblait dominer l’Océnn et constater sa propre victoire. Le nouveau cône fut amené sous ses yeux et coulé à ses pieds. Tous ceux qui ont assisté à cette grande scène en ont conservé, malgré les années, le plus vivant souvenir ; ils en parlent avec autant de chaleur que si la chose s’était passée hier ; il y avait là, en effet, plus qu’une cérémonie : c’était un des plus beaux spectacles qu’ait jamais pu contempler l’homme. On croyait avoir trouvé la solution du problème. L’expérience fit bientôt voir qu’on se trompait Quelque rapidité qu’on mit à remplir de pierres la caisse conique, cette opération n’exigeait, ainsi que nous l’avons dit, pas moins de quarante jours. L’expérience enseigna qu’il était rare qu’il ne survînt pas, pendant cet espace de temps, un coup de vent. La mer venant alors à frapper avec violence la caisse à moitié vide, la brisait aisément. Ce fut ainsi que périt le second cône et ensuite plusieurs autres. Ceux mêmes qui purent être remis sans accident ne tardèrent point à être réduits ou endommagés, de telle sorte que leur destruction ultérieure ne fut plus douteuse. La mer, pour les attaquer et les ruiner, se servait d’un procédé imprévu qui mérite d’être rapporté. Elle commençait par vider la caisse avant de la briser. Voici comment elle s’y prenait pour en venir là. La lame arrivant du large frappait avec furie contre la paroi du cône, s’élevait jusqu’à soixante ou quatre-vingts pieds de hauteur, puis retombant, comme un torrent venu du ciel, sur le sommet de la machine, elle entraînait les pierres avec elle à travers la claire-voie. Lorsqu’elle avait produit ainsi de vastes cavités dans l’intérieur de la montagne conique, elle s’introduisait par un choc direct avec la même violence dans ces cavernes sans issues, et lançait par le haut, au-dessus des bords du cône, les pierres qui lui faisaient résistance. Quand une fois, à l’aide de ce double mouvement, l'intérieur de la caisse était vidé, les montants, se trouvant sans appui, venaient à céder et toute la machine était détruite.Une seule tempête suffisait souvent pour compléter cette suite d’opérations destructrices. Au bout de très peu de temps, on commença à douter quele système des cônes put remplir l’objet qu’on se proposait. On se souvient qu’à l’origine des travaux, un moyen très-facile et comparativement peu coûteux avait été proposé par M. de la Bretonnière. Il consistait tout uniment à verser des pierres de moyenne et petite grosseur dans la rade, et à en composer la digne. De tous les plans proposés, celui-là était le seul qui eût été unanimement repoussé par tout le monde. Il avait le tort d’être simple. On y arriva cependant, mais peu à peu, et, pour ainsi dire, sans le vouloir. Originairement la digue devait se composer de quatre-vingt-dix cônes. On ne tarda pas à s’apercevoir que la mise à flot de ces immenses caisses ne pouvait avoir lieu que pendant deux ou trois mois, chaque année, et deux ou trois jours de chacun de ces mois. On calcula que dix-huit ans seraient nécessaires pour que les quatre-vingt-dix cônes fussent en place. On se résolut donc à en diminuer le nombre, ce qui força de mettre un certain espace entre chacun d’eux. Pour ne pas laisser dans la digue des ouvertures aussi considérables, on versa dans les intervalles des cônes des pierres perdues. M. de Cessart lui-même, craignant que ses caisses, ainsi isolées les unes des autres, ne fussent aisément ébranlées dans leur base, fit couler tout autour d’elles de grands amas de pierres. On se rappelle que’le principal motif qui avait été donné pour repousser le système des digues à pierres perdues avait été la crainte de voir ces pierres chassées dans l’intérieur de la rade. Or, l’expérience prouva bientôt que ces craintes étaient chimériques. Les mêmes tempêtes qui détruisaient ou endommageaient les cônes étaient impuissantes contre les digues en pierres perdues : celles-ci, sous la pression des flots, avaient change de forme, mais non de place : de telle sorte que le le même accident qui manifestait les vices du premier moyen, mettait en lumière l’excellence du second.

M. de Cessart qui, jusque-là, avait montré un talent voisin du génie, fit alors voir l'entêtement d'un petit esprit el les faiblesses opiniâtres d’une âme commune. Dans son plan originaire, les cônes devaient se toucher par leur base et s’appuyer ainsi mutuellement ; chacun d’eux devait, de plus , être terminé pair une machine hydraulique, depuis la ligne des basses mers jusqu’à son sommet, ce qui l'eùt rendu infiniment plus capable de lutter contre l’effort des tempêtes et peut-être l’eût mis en état d’en triompher. M. de Cessart consentit à abandonner ces deux portions capitales de son système, sans vouloir renoncer au reste. Il s’opiniatra, au contraire, sur les débris de son idée, bien qu’il fût évident qu’on ne pouvait plus rien en tirer d’utile. D’une autre part, tout en souffrant qu’on fit usage des pierres perdues, il continua à prédire qu’il en résulterait de grands malheurs.

Deux partis s’étaient formés dans le conseil supérieur des travaux : l’un, que représentait M. de Cessart, était exclusivement favorable aux cônes ; l’autre, que conduisait M. de la Bretounière, ne voulait que des pierres perdues, la cour, embarrassée et perplexe à la vue de ces divergences, n’avait ni assez de volonté ni assez de lumières pour choisir entre les deux méthodes. Elle ordonna enfin qu’elles seraient suivies toutes deux simultanément. C’est ce que les gouvernements irrésolus et faibles appellent prendre une décision. On continua donc à placer à grands frais des cônes, auxquels les partisans des pierres perdues ne croyaient pas, et à verser des pierres que les partisans des cônes jugeaient fatales. Ces grands travaux furent ainsi conduits, pendant cinq ans, suivant un plan que n’approuvait précisément aucun de ceux qui l'exécuteraient . A mesure, cependant, que le temps s’écoulait, les idées de M. de la Bretonnière gagnaient du terrain. Ce mouvement des opinions se manifestait par un signe matériel : on continuait à construire des caisses coniques; mais, chaque année, on plaçait à des distances plus grandes les unes des autres, d’abord à vingt-cinq toises, puis à soixante, à cent quinze, à cent quarante, et enfin à deux cent cinquante. De manière que la digue en pierres perdues, au lieu d’être l’accessoire du système, en devenait graduellement la base et la partie principale. Ce ne fut, toutefois, qu’en 1788, après qu’une longue série d’accidents eut démoli ou rasé la plus grande partie des caisses, rongées d’ailleurs par les vers marins (tarets), que, renonçant entièrement à leur usage, le conseil général des travaux ordonna que toutes celles d’entre elles qui avaient pu résister jusque là, mais dont la ruine élait imminente, seraient rasées au niveau des basses mers. On ne laissa subsister que le cône qui avait été coulé le premier. Celui-là ayant été maçonné à son sommet s’était maintenu mieux que le reste. M. de Cessart fut ainsi vaincu, mais non persuadé. Il ne se rendit point. Le procès-verbal du conseil (11 juin 1788) fait voir qu’il ne céda qu’à la contrainte. Il manifesta son dépit en laissant à un autre le soin d’exécuter la décision qui achevait de condamner ses idées. A partir de cette époque, le système des pierres perdues régna seul en fait et en théorie. Après avoir dépensé des sommes immenses, et employé des ressources infinies de talent et de savoir pour arriver au but par des voies très-détournées, à l’aide de méthodes très-compliquées et très-savantes, on se décida enfin à y marcher tout uniment par le grand chemin que le simple bon sens avait, dès l’origine, indiqué.

Dès qu’on avait commencé à appliquer le système des pierres perdues, on avait découvert que la pratique en était plus simple encore que la théorie, et que l’art y tenait une plus petite place qu’on ne l’avait supposé. Les ingénieurs s’étaient d’abord livrés à des recherches savantes pour déterminer l’inclinaison qu’il convient de donner à la digue du côté de la pleine mer. Ils avaient calculé que le talus devail avoir, de ce côté-là, une pente uniforme d’un pied de hauteur sur trois de base. On s’efforça donc de lui donner cette pente. Mais l’expérience fit bientôt voir que la position des pierres que formait la paroi de, la digue était réglée par une loi invariable que la nature appliquait elle même sans qu’on eût besoin de l’y aider. La mer ne tarda pas à bouleverser entièrement le talus que les ingénieurs avaient imaginé, et elle en substitua un autre d’une forme différente et moins uniforme. A partir de la surface des basses mers jusqu’à douze pieds au-dessous, elle changea l’inclinaison d’un pied sur trois en une inclinaison d’un pied sur dix. Au-dessous de douze pieds de la surface jusqu’au fond de l’eau, elle laissa, au contraire, le talus suivre la pente plus abrupte que les ingénieurs lui avaient donnée. On crut d’abord que ces effets avaient été produits par l’action capricieuse d’une tempête, et l’on s’attendait à voir une tempête suivante leur en substituer d’autres. Mais on se trompait. La mer continua invariablement à donner aux talus la même forme, et une fois qu’ils eurent atteint cette forme, elle n’y changea plus rien. La digue sous-marine devint fort stable et se couvrit de plantes et de coquillages, comme aurait pu le faire un rocher naturel. Du moment que cela fut bien connu, les ingénieurs n’eurent plus à s occuper de l’inclinaison qu’il convenait de donner à leur ouvrage. Ils se bornèrent à apporter les pierres sur le lieu où la digue devait s’élever, et à les jeter dans l’eau. La mer s’en emparait aussitôt ; elle les remuait d’abord de côté et d’autre, comme pour leur choisir elle-même leur place : et, après les y avoir solidement établies, elle les y laissait pour toujours en repos.

On marcha de cette manière jusqu’à la fin de 1790. A cette époque, la digne, fondée sur une longueur de mille neuf cents toises, s’élevait presque partout un peu au-dessus du niveau de la basse mer. Elle avait déjà coûté vingt-cinq millions cinq cent trente-six mille deux cent vingt-sept francs’. On considérait alors l’œuvre comme à peu près terminée. M. Meunier, auteur des Notes historiques écrivait : « Il ne s’agit plus maintenant que de mettre la dernière main à cette grande entreprise. » Dans le rapport fait à l’Assemblée constituante, en 1701, la même idée se reproduit. Ce résultat, dont on semblait vouloir se contenter, était cependant bien insuffisant. On avait un abri, mais on ne possédait point encore une rade qui fut véritablement défendue soit contre la mer, soit contre les attaques de l’ennemi. La digue sous— marine qui la formait, diminuait la violence des vagues, mais n’arrêtait pas leur choc, puisqu’aux grandes marées elle se trouvait couverte de plus de vingt-deux pieds d’eau. Les tempêtes s’y faisaient sentir moins longtemps qu’au dehors. On n’avait à en souffrir que deux heures avant et deux heures après la marée haute. Mais quoique les navires y fussent rarement en péril, ils y étaient habituellement très-fatigués par la houle et le ressac. D’une autre part, on y était à la merci d’une attaque. La digue n’étant surmontée d’aucun fort, rien ne pouvait empêcher une flotte ennemie, soit de pénétrer en dedans de cet ouvrage, ou même se tenant en dehors, d’écraser les vaisseaux français au mouillage. On avait donc préparé à nos marins un champ de bataille plutôt qu’un lieu de repos.

Aussi ne tarda-t-on pas à désirer plus. En 1792, l’Assemblée législative voulut qu’une commission spéciale, composée d’ingénieurs, d’officiers du génie et de marins, vint à Cherbourg examiner ce qui avait été fait et ce qui restait à faire. Le rapport de la Commission de 1792 fait époque dans l’histoire des travaux de Cherbourg, et nous aurons souvent l’occasion d’y revenir dans la suite.^ Cette commission n’hésita pas ; prenant hardiment son parti, elle décida qu’on ne s’arrêterait pas au point où l’on était arrivé, mais qu’on continuerait à s’élever de manière à ne s’arrêter qu’à trente pieds au-dessus, c’est-à-dire dépasser de neuf pieds le niveau des plus hautes marées. A cette époque de notre histoire, l’on concevait aisément de grandes pensées et de vastes desseins, mais le temps et le pouvoir manquaient souvent pour les réaliser. Le vœu exprimé par la commission de 1792 resta stérile. Les travaux de Cherbourg furent abandonnés. La France avait ailleurs les yeux et la main. Ce ne fut que dix ans après qu’ils furent repris. Napoléon régnait alors sous le nom de premier Consul, et il avait déjà plus de pouvoir que n’en possédèrent jamais les rois que la Révolution avait renversés. La guerre lui fit tourner les yeux vers Cherbourg. Il comprit aussitôt l’importance que pouvait avoir ce nouveau port dans la lutte qui allait recommencer avec l’Angleterre. L’un des premiers actes de son gouvernement fut d’ordonner qu’on se mît de nouveau à l’œuvre. Plus frappé toutefois du besoin de défendre les vaisseaux contre l’ennemi que de les protéger contre la mer, Napoléon ne reprit pas l’idée qu’avait émise la commission de 1792 ; il n’entreprit point, comme elle l’avait proposé, de porter la digue entière au-dessus du niveau des plus hautes marées ; il se borna à vouloir que le centre en fût élevé, sur une étendue de cent toises, qui depuis fut portée à deux cent cinq toises (quatre cents mètres) au-dessus des eaux, de manière à pouvoir recevoir une batterie, et, comme s’il eut pu violenter les éléments aussi bien que commander aux hommes, il décida que ce travail serait achevé en deux ans. M. Cachin, qui avait fait partie de la grande commission de 1792, fut placé par lui à la tête de cette grande entreprise, et il eut pour second M. Lamblardie fils.

Napoléon avait ordonné que le travail fût fait. Mais il n’avait pas indiqué quelle était la méthode qui pouvait permettre de l’accomplir, et nous allons voir que sa volonté, toute-puissante qu’elle était, vint se briser contre cet obstacle : son règne finit avant qu’on eût trouvé le moyen de réaliser sa pensée. Après avoir cru que le système des pierres perdues ne suffisait ta rien, on avait été jusqu’à croire qu’il répondait à tout. Mais on avait bientôt découvert que, s’il pouvait servir à former la digue sous-marine, il était fort insuffisant pour maintenir le sommet de celle-ci au niveau de l’eau, à plus forte raison pour l’élever au-dessus. L’agitation de la mer à la surface était si violente et si destructive, que les pierres non liées entre elles ne pouvaient point y résister ; bien que la digue fût immobile dans ses profondeurs, son sommet était donc perpétuellement labouré par les vagues qui l’exhaussaient quelquefois, et, le plus souvent, l’abaissaient de plusieurs pieds. La commission de 1792, avec une assurance qui n’eût convenu qu’à l’ignorance, mais dont devraient se garder toujours les hommes de mérite et de science, en présence des grands phénomènes de la nature, avait affirmé que l’action destructive de la mer sur la crête de la digue ne tenait qu’à la nature des matériaux qui formaient celle-ci. La digue était composée de pierres qui n’avaient pas généralement plus d’un cinquième de pied cube de grosseur. La commission de 1792 établit, par de longs raisonnements qu’on peut lire dans son rapport, qu’en donnant à ces pierres un volume beaucoup plus considérable, viugt à vingt-cinq pieds cubes, par exemple, on obtiendrait certainement une stabilité constante et absolue. C’était vraissemblablement M. Cachin qui avait l’ait prévaloir cette idée dans le sein de la commission de 1712. Il est naturel qu’il ait voulu l’appliquer, dix ans après, lorsqu’en 1802, Napoléon le chargea de recommencer les travaux. M. Cachin entreprit donc d’élever la digue au-dessus des plus hautes mers, à l’aide de très-gros blocs de pierres non liés entre eux. Une fois que ces blocs auraient dépassé le niveau des hautes mers, ou devait fonder sur leur masse amoncelée le terre-plein et les parapets que Napoléon avait commandés. M. Cachin se pourvut de blocs d’un volume énorme : ils avaient jusqu’à soixante et quatre-vingts pieds cubes, et pesaient chacun de sept à huit mille livres ; il appliqua des appareils très-puissants et très-ingénieux pour transportera la digue et monter jusque sur son sommet ces pierres immenses. L’entreprise fut poussée avec une ardeur sans égale. Les deux ans indiqués par la volonté impatiente et absolue du premier Consul étaient à peine écoulés, que l’île factice s’élevait déjà au-dessus des flots ; les revêtements étaient achevés, les canons braqués. L’inauguration de ce monument extraordinaire fut faite au milieu d’un enthousiasme universel : le génie de Napoléon, après avoir vaincu les nations, triomphait enfin, disait-on, de la nature elle-même. Cette joie était prématurée.

Lors d’une première tempête qui eut lieu à la fin de 1803, on s’était aperçu que les blocs qui servaient de fondement à la batterie avaient été remués par la mer, ce qui avait fait écrouler quelques-uns des ouvrages qui reposaient dessus. Chacune des violentes tempêtes qui se succédèrent jusqu’en 1808, produisit des effets analogues, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Ces avaries étaient aussitôt réparées, et la foi de M. Cachin dans la bonté de son système n’en paraissait point ébranlée. C’est une chose tout à la fois plaisante et triste que de voir cet homme de talent, dans le Mémoire qu’il a publié sur les travaux de la digue, épuiser toutes les ressources de son esprit et recourir aux raisonnements les plus subtils pour indiquer, aux différents accidents dont nous venons de parler, toutes sortes de causes, hormis la véritable. Il imaginait tout, excepté qu’il s’était trompé. Survint enfin l’épouvantable catastrophe de la nuit du 12 février 1808. Cette nuit-là, la mer, aidée du vent et de la marée, s’éleva à une hauteur et parvint à un degré de violence inusités. Cette fois, les blocs que M. Cachin avait placés sur le haut de la digue ne furent pas seulement remués, mais arrachés de la place qu’ils occupaient et lancés, malgré leur poids énorme, contre la batterie et jusque par-dessus le parapet qui défendait celle-ci : les murs s’écroulèrent, les flots s’élancèrent dans les ouvrages et les inondèrent ; des pièces • de 56, saisies comme des brins de paille par la vague, furent jetées dans la rade. On comptait si bien sur la solidité des travaux entrepris, qu’on avait laissé dans la batterie beaucoup de soldats et d’ouvriers ; ces malheureux, au nombre de près de trois cents, virent arriver ce nouveau déluge sans pouvoir s’en défendre. La violence de l’ouragan empêchait qu’on ne put aller les secourir ; on ignorait même à terre la gravité de l’événement. L’obscurité de cette nuit désastreuse la dérobait à tous les regards ; on put bientôt cependant la pressentir par un indice. Les flots apportèrent jusqu’au rivage un morceau de bois qu’on reconnut pour avoir appartenu à un ornement placé sur le sommet de l’édifice le plus élevé de la batterie ; en le voyant, les ingénieurs comprirent aussitôt que tout leur ouvrage était détruit. Quand le jour vint, la digue avait en effet presque disparu de nouveau sous les eaux, et l’on n’apercevoit plus à l’horizon que des débris et des corps flottants. Quelques hommes avaient cependant été sauvés, ainsi que nous le dirons plus loin. M. Cachin, qui le croirait ! ne se rendit point à cette expérience ; il raconte cette terrible catastrophe dans ses Mémoires comme s’il parlait d’un incident assez ordinaire ; il n’est pas même très-éloigné de trouver à l’événement un côté favorable. « Le principal effet de cette tempête, dit-il. fut de consolider l’ouviage, en mettant un dernier terme au déplacement des matériaux dont il avait été formé ; » pas un mot de plus ne peut faire comprendre au lecteur que cet accident presque heureux a coûté la vie à un si grand nombre d’hommes : tant la vanité souffrante rend insensibles les âmes les plus bienveillantes ! Il paraît toutefois que M. Cachin ne se dérobait pas la vérité à lui-même aussi complètement qu’il a cherché depuis à la cacher au public ; dans le rapport que cet ingénieur adressa au gouvernement, peu de jours après révénement du 12 février, on voit percer une sorte de découragement ; il insinue qu’on ferait peut-étre bien de renoncer à élever la digue au-dessus du niveau des hautes mers et à vouloir placer sur son sommet une batterie. La mer, qui avait bouleversé la crête de la digue, avait cependant laissé, au milieu des débris amoncelés par elle, un indice de ce qu’il y avait à faire pour résister à ses fureurs. On avait construit au milieu de la batterie, mais plus bas que son sol, avec des pierres grossièrement ébauchées et de la chaux, un réduit qu’on appela les grottes, et qui était destiné à servir de cachot aux soldats. Ce réduit seul, ainsi qu’une citerne bâtie de la même manière, résista à l’effort des vagues ; elles passèrent et repassèrent sur lui sans l’entraîner. Une trentaine d’hommes, qui étaient renfermés dans les grottes, échappèrent au désastre ; et quand la mer fut un peu calmée, on les tira vivants du sein de ce rocher artificiel. Cela était bien de nature à faire comprendre la puissance supérieure dont une maçonnerie bien faite et solidaire est douée, même en présence de la mer, et indiquait suffisamment que c’était un ouvrage maçonné et non un amas de blocs sans liens entre eux qu’il fallait opposer à celle-ci. M. Cachin n’en persista pas moins dans son erreur avec cet aveuglement que donne l’esprit de système, aveuglement cent fois plus invincible que celui produit par l’ignorance. On rétablit donc la batterie et l’on recommença à établir en avant d’elle de gros blocs ; des canons y furent replacés, Seulement on n’y établit point à demeure de garnison. « La digue de Cherbourg, ainsi exhaussée dans sa partie centrale, dit M. Cachin dans son Mémoire, est restée armée de vingt bouches à feu pendant toute la durée de l’état de guerre. » On pourrait croire naturellement, d’après cette phrase, qu’à partir de 1808, la digue n’eût plus à supporter de nouveaux accidents ; il n’en fut rien pourtant. Des le mois de septembre de la même année, une partie des blocs placés en avant de la nouvelle batterie furent déplacés et entraînés au loin. En 1810, la batterie elle-même fut de nouveau envahie et ravagée. Le sol en fut affouillé à plus d’un mètre de profondeur ; soixante mètres de l’épaulement furent emportés. Huit jours après, une tempête plus violente acheva de bouleverser tout le reste. Les grottes résistèrent encore : cette fois leurs enveloppes furent enlevées, mais la maçonnerie, livrée à elle-même, tint bon. Si la France eût joui en ce moment d’un régime de publicité, assurément le cours de ces désastreuses expériences se serait arrêté là, et le bon sens public eût fait justice des erreurs de la science ; mais on vivait alors au milieu d’un silence universel, interrompu seulement par la voix du maître. M. Cachin fut donc libre de fermer de nouveau les yeux à la lumière et de ne pas voir ce que tout le monde apercevait dès lors autour de lui. Dès que le beau temps fut revenu, treize mille mètres cubes de blocs furent rapportés sur le sommet de l’ouvrage. On était ainsi parvenu jusqu’en 1811. Napoléon qui, au milieu de la grandeur et de la variété de ses projets, attachait une importance particulière aux travaux de Cherbourg, vint, cette année-là, les visiter. Il apprit les désastres successifs qui avaient eu lieu, aperçut les ruines, vit le système, jugea le mal et pressentit le remède. « Vous prétendez, dit-il à M. Cachin, que la maçonnerie ne peut soutenir le premier choc de la mer ; soit. Laissez donc subsister votre digue en blocs, et entretenez-la ; mais, en arrière, je veux que vous m’établissiez une batterie en maçonnerie, et que vous la fondiez au niveau des basses mers. Et immédiatement il formula cette pensée dans un décret. Le décret (7 juillet 1811) portait qu’une tour en maçonnerie, ayant un axe de trente-cinq toises, et faite pour recevoir dix-neuf canons de 56, serait établie, non pas sur l’emplacement de la batterie, mais construite derrière elle, de manière à en être abritée. Cette tour devait s’élever sur un terre-plein fait de pierres perdues, mais être maçonnée à partir de la ligne des eaux à marée basse.

On voit que ce décret du 7 juillet 1811 ne condamnait pas le système suivi jusque-là ; il portait, au contraire, textuellement que la batterie existante devait être conservée, et les talus qui la bordaient soigneusement entretenus. Il n’indiquait point qu’on pût opposer au choc direct de la mer, au lieu d’un amas incliné de blocs, une muraille verticale en maçonnerie. Il ne faisait emploi de la maçonnerie que pour construire dans le sein d’une mer déjà plus tranquille et dans un lieu déjà abrité par des ouvrages non maçonnés, placés en avant d’elle et qu’on devait entretenir avec soin. Toutefois, cet usage en grand de la maçonnerie à la digue et d’une maçonnerie fondée à la ligne des basses mers, était déjà un grand progrès : c’était le premier pas dans la bonne voie ; il fut dû à la volonté spontanée de Napoléon lui-même, dont le génie touchait déjà, pour ainsi dire, la vérité sans pouvoir encore la saisir. La tour fut fondée, ainsi que l’ordonnait l’Empereur ; elle s’élevait déjà au-dessus de la ligne des bautes mers, lorsque les malheurs de 1815 vinrent interrompre les travaux. Elle est restée immobile sur ses fondements jusqu’aujourd’hui.

Onze ans s’écoulèrent ; la Restauration semblait avoir entièrement oublié la digue. Un nouveau désastre la lui rappela. Pendant ces onze ans, la batterie, bien qu’abandonnée à elle-même, n’avait pas été détruite ; elle s’était dégradée de plus en plus, mais, dans son ensemble, elle avait résisté. En 1824, la mer se fit enfin jour dans l’intérieur de cet ouvrage et le bouleversa de nouveau entièrement. Il fut décidé qu’on ferait un dernier effort pour le rétablir. M. Cachin était encore à la tête des travaux du port. Il se résolut aussitôt à reprendre l’ancienne voie. Suivant le plan qu’il donna, la batterie devait être soutenue du côté de la rade par une maçonnerie ; mais, du côté du large, on devait encore recourir au système des blocs. Cet entêtement paraîtra presque incroyable, si l’on songe qu’on avait alors, depuis plus de vingt ans, sous les yeux l’exemple de la muraille construite sous la direction de M. Eustache pour fermer vers la rade le grand bassin de flot. Cette muraille, élevée comme la batterie, sur une digue de pierres perdues et exposée presque autant qu’elle à la violence de la mer, n’avait jamais été ébranlée durant ce long espace de temps. M. Cachin, s’opiniâtrant contre l’évidence, voulut néanmoins persévérer dans son ancien plan ; mais, vaincu enfin par les instances des ingénieurs placés sous ses ordres, et parvenu à cet âge où la lutte est plus pénible et plus difficile, il consentit à ce que, à titre d’essai seulement, on maçonnât le revêtement extérieur de la batterie. On se hâta de profiter de cette permission ; ce mur, en simple maçonnerie de moellons et mortier hydrauliqne, fut élevé et existe encore. On avait cependant commis dans sa construction une grande faute ; on ne l’avait point fondé assez bas, ce qui occasionna au-dessus de sa base des affouillements qui auraient fini par le faire tomber, si on n’avait su, à grands frais, le reprendre en sous œuvre.

On était arrivé ainsi jusqu’en 1828. Un homme passionné pour la grandeur de la France, M. Hyde de Neuville, dirigeait alors le département de la marine. Au honteux oubli dans lequel on avait laissé jusque-là la grande entreprise de Louis XVI et de Napoléon, avait succédé le désir de la pousser glorieusement à fin. La reprise de tous les travaux fut décidée, et l’on ordonna de rechercher les moyens qu’on pouvait prendre, non plus seulement pour fonder une batterie sur la digue, comme l’avait voulu l’Empereur, mais pour élever la digue tout entière au-dessus du niveau des plus hautes mers, ainsi que la commission de 1792 n’avait pas craint de le proposer. M. Cachin était mort en 1825. La direction des travaux du port de Cherbourg était alors confiée à M. Fouques-Duparc. M. Fouques-Duparc était attaché comme ingénieur au port de Cherbourg depuis 1806. Employé pendant longtemps en Italie, où les Romains ont souvent pris plaisir à lutter contre la mer, et nous ont laissé, en fait de travaux hydrauliques, de très-grands et très-utiles exemples, M. Fouques-Duparc avait étudié avec un soin particulier cette partie de son art ; c’était d’ailleurs un ingénieur très-habile, mais qui, à une intelligence vigoureuse, joignait, ce qui n’est pas rare, un caractère un peu faible. On ne saurait douter que M. Fouques-Duparc n’ait aperçu du premier coup d’œil le vice des idées de M. Cachin. Il eut le tort de ne le point signaler à l’Empereur, et d’être l’agent ou, pour mieux dire, le complice d’un système qui devait entraver l’État dans de si grandes dépenses et retarder de trente ans l’achèvement des travaux.

Lorsque, devenu chef de service, M. Fouques-Duparc fut consulté, en 1828, par le gouvernement sur le meilleur procédé à suivre afin d’élever et de construire la digue au-dessus des plus hautes mers, il indiqua sur-le-champ, dans un excellent Mémoire, tout ce qu’il fallait faire pour réussir. Il y apprit ou plutôt il y résuma avec clarté ce que l’expérience avait déjà découvert à ceux qui avaient suivi le cours des travaux. Il fournit enfin le mot de l’énigme qu’on cherchait depuis quarante ans. M. Fouques-Duparc a d’abord soin d’établir qu’en continuant à se servir de blocs, on n’obtiendra qu’un sol mouvant et qu’un résultat sans durée ; s’appuyant sur des expériences certaines, il calcule que la force de la lame poussée sur la digue par la marée et le vent, y équivaut à la pression de trois mille kilogrammes par mètre carré, ce qui suffit pour remuer les plus grosses pierres qu’on eût encore employée dans ces travaux. On pourrait peut-être, à force de dépenses, et en perfectionnant les moyens d’extraction et de transport, apporter sur la digue des blocs tellement pesants que la mer n’eût point d’action sur eux ; mais il est bien plus facile, plus sur et moins coûteux de former, à l’aide de la maçonnerie, un seul bloc immense et immobile. Il faut donc renoncer aux pierres non taillées et non liées entre elles, et bâtir un mur ; voilà la première vérité. Voici la seconde : il faut, pour fonder ce mur, descendre jusqu’au niveau des plus basses marées. L’expérience a, en effet, appris que c’est dans l’espace qui s’étend entre la ligne des marées basses et celles des marées hautes que la mer agit avec le plus d’énergie, de telle sorte que, si le mur qu’on veut lui opposer ne descend pas jusqu’au niveau des plus basses marées, il est toujours à craindre que le sol sur lequel il repose venant tôt ou tard à être affouillé, ce mur ne tombe. Mais comment faire ce mur ? comment surtout le fonder si bas, c’est-à-dire sur un sol que la mer découvre à peine deux fois dans les vingt-quatre heures, qui n’est à sec que pendant quelques jours dans chaque mois, et durant chacun de ces jours-là pendant quelques heures seulement ? Bâtir, comme à terre, à l’aide de pierres de taille et de moellons, combinés et liés ensemble par la main du maçon, il était difficile d’y songer. Un si grand ouvrage, auquel on ne pouvait se livrer que si peu de temps chaque mois eût été interminable ; la mer, d’ailleurs, aurait détruit une oeuvre si longtemps imparfaite, avant qu’elle fût sortie des mains de l’ouvrier.

Une découverte assez récente permit de surmonter aisément cet obstacle. Pour qu’on puisse bâtir dans la mer, il est nécessaire que le mortier avec lequel se fait la maçonnerie ne se délaye point dans l’eau comme le mortier ordinaire, mais au contraire y durcisse rapidement afin de pouvoir lier entre elles les pierres au fond de la mer et en former une masse compacte et solide avant que les flots, venant à s’agiter, ne les divisent et ne les dispersent. Les Romains avaient trouvé un sable volcanique appelé pouzzolane qui remplissait parfaitement ce but, et c’est en s’en servant qu’ils ont bâti les môles que nous voyons encore. Les modernes ont continué à se servir de la pouzzolane naturelle l'obtenaient qu’à grands frais. On finit par découvrir sur quelques points de la France des chaux qui avaient, comme la pouzzolane, le double caractère de rendre les mortiers susceptibles de faire prise sous l’eau, et d’y durcir très-vite. On les nomma pour cette raison chaux hydrauliques. Mais comme on n’avait encore rencontré la chaux hydraulique que sur quelques points du royaume, il était d’ordinaire aussi difficile de se la procurer que la pouzzolane. Ce furent les savantes recherches de M, Vicat qui, vers le commencement de ce siècle, firent connaître que la chaux hydraulique pouvait s’obtenir presque partout, et apprirent la meilleure manière dont il fallait la traiter. On obtint ainsi aisément des maçonneries dont le mortier prenait en deux ou trois jours et qui bientôt acquéraient au fond de l’eau la solidité d’un vieux mur. On parvint de plus à fabriquer des matières dites vulgairement plâtres-ciment, dont la prise est si rapide et si énergique, que, pour les utiliser, il faut n’en employer qu’une très-petite quantité à la fois, parce qu’elles durcissent, pour ainsi dire, dans la main de l’ouvrier pendant qu’il s’en sert.

C’est aux découvertes de M. Vicat et de ceux qui l’ont suivi dans celle voie, qu’on doit le facile achèvement de la digue. Voici comment M. Fonques-Duparc comptait employer ces nouveaux moyens, et l’ensemble du plan qu’il proposa. On devait d’abord réparer les avaries que la digue sous-marine, abandonnée à elle-même, depuis 1789, pouvait avoir souffertes. Il fallait rehausser les parties qui s’étaient abaissées et égaliser le tout, demanière à ne présenter au niveau des basses mers qu'une surface plane et de même largeur. Sur le sommet et le long de cette île factice on établirait d’abord deux cordons de pierres d’un mètre de hauteur. Le premier, tourné du côté de la rade et à l’abri de la mer, pouvait n’être formé que par un amas de pierres sèches. Le second, qui devait garnir le bord de l’île, du côté du large, serait composé de grands blocs de pierre factice. Ces blocs, tous de même forme et de même grandeur (trois mètres de longueur, deux mètres de largeur, un mètre de hauteur), seraient posés bout à bout, de manière à former un obstacle continu. Ces blocs seraient faits avec du béton, c’est-à-dire avec un mélange de sable, de cailloux et de chaux hydraulique, qu’on coulerait à demi liquide dans des caisses ou moules en bois ayant toutes la forme et la grandeur indiquées ci-dessus. Le béton, défendu contre l’action de la mer par le bois, devait avoir le temps de durcir complètement avant que la caisse fût détruite. Entre le cordon de pierres naturelles allongées du côté de la rade et le cordon de pierres factices posé du côté du large, se trouverait un espace vide. C’est là qu’on fonderait le mur de la digue, non pas par une maçonnerie faite à mains d’hommes, mais à l’aide d’une seule couche de béton épaisse d’un mètre. On profiterait du moment où la mer achèverait de se retirer pour faire corder à la hâte cette espèce de rivière de mortier liquide dans le lit qui aurait été préparé pour elle ; elle se figerait bientôt et finirait par se transformer en une muraille compacte d’une seule pièce. Sur cette première assise on placerait de nouveau deux cordons de pierres, mais comme cette fois l’ouvrage s’exécutait à un mètre au-dessus du niveau des basses mers, on n’emploierait plus pour faire les cordons des pierres factices, mais des blocs naturels taillés et posés à mains d’homme, ce qui est toujours plus solide. Entre ces deux nouveaux cordons, on coulerait un nouveau lit de béton d’un mètre de hauteur. Sur celui-là on établirait de nouveaux cordons et on coulerait un troisième lit de béton. Parvenu de cette manière à trois mètres de hauteur, on abandonnerait l’usage du béton, et l’on placerait enfin une maçonnerie à mains d’homme qui reposerait sur trois assises gigantesques composées chacune d’un seul bloc épais d’un mètre, et longues de trois mille six cents.

Toutes ces opérations ne devaient pas avoir lieu dans une même campagne, mais se partager en quatre, afin de fournir aux premiers ouvrages le temps de faire leur effet avant de leur donner à supporter les seconds. M. Fouques-Duparc estimait que, dans l’espace de onze ou douze ans, en suivant ce système, la digue pourrait être terminée sur toute la ligne, et que la dépense s’élèverait à vingt-cinq millions. Le rapport que nous venons d’analyser fut transmis le 13 juillet 1820. Il ne paraît pas qu’aucune résolution ait été prise pendant la dernière année de la Restauration ; les agitations qui suivirent la révolution de 1830, ne firent pas oublier Cherbourg. En 1832, une Commission composée d’ingénieurs très-habiles et très-exercés dans les travaux hydrauliques fut chargée de discuter les idées de M. Fouques-Duparc et d’arrêter enfin la marche à suivre. Divers systèmes furent opposés à celui de M. Duparc. On assure que M. Bérigny, exagérant la pensée de celui-ci, vanta l’emploi de la chaux hydraulique, voulait ne former la digue entière que d’un seul bloc de béton. M. Lamblardie fils proposait, au contraire, dit-on, de n’y employer que des blocs taillés et superposés les uns sur les autres sans ciment. Le système de M. Duparc l’emporta. C’est celui qui a été constamment suivi, depuis, avec un plein succès. On en a perfectionné les détails et facilité l’exécution ; on ne l’a point changé au fond, et les choses se passent encore aujourd’hui comme le rapport du 13 juillet 1829 annonçait qu’elles devaient se passer. Qu’a-t-il manque à M. Fouques-Duparc pour que son nom méritât de durer autant que la digue elle-même ? Le courage de montrer dès l'origine qu’on se trompait, et de soutenir hardiment devant Napoléon les idées qu’il soumettait, vingt ans après, à l’examen des ministres de Charles X.

A partir du moment où le système de M. Fouques-Duparc eut été admis, les travaux se poursuivirent avec rapidité. On entreprit, d’abord, la branche de l’est : c’était la moins longue et celle dont la base, la plus anciennement établie et la mieux conservée, facilitait le plus les travaux ; c’est, d’ailleurs, cette branche de la digue qui contribue le plus à donner de la tranquillité à l’avant port du nouvel arsenal, ce qui eut suffi pour expliquer qu’on eut commencé par elle. Cette partie de la digue est aujourd’hui achevée, sauf le musoir extrême vers la passe de l’est, qui servira de soubassement à un fort casemate à deux étages ; la branche de l’ouest, fondée sur toute son étendue et élevée sur toute sa longueur jusqu’au-dessus des hautes mers d’équinoxe, sera achevée complètement en 1850. La digue amenée à ce point ne sera pas encore parfaite ; elle garantira la rade contre la mer, elle ne la garantira pas suffisamment contre l’ennemi. Pour atteindre ce résultat, il y a encore trois grands ouvrages à entreprendre : le premier consiste à élever sur la base, fondée par Napoléon en 1811, au centre de la digue, le fort casematé et la batterie d’enveloppe définitive qui doivent remplacer les ouvrages provisoires qui existent aujourd’hui ; les deux autres auront pour objet déplacera l’extrémité de chacune des branches de la digue les forts casemates indiqués ci-dessus ; on dépensera pour ces trois ouvrages de fortification, environ sept millions. La digue ainsi terminée et armée n’aura pas coûté à la France moins de soixante-dix-sept millions. C’est assurément la plus grosse somme qu’une nation ait jamais mise à un seul ouvrage.

Quoique la digue ne soit pas encore complètement armée, on peut dire déjà qu’elle est terminée. Toutes les difficultés sont vaincues ; on a triomphé de la mer et du vent. Non seulement on a atteint le résultat que se proposait Louis XVI, mais on l’a de beaucoup dépassé. La rade est parfaitement sûre ; ce n’est plus la mer, c’est un grand lac qui, pareil à la rade de Brest, ne participe plus guère aux mouvements de l’Océan et qui ne s’agite plus que sur lui-même ; tandis qu’en dehors les plus violentes tempêtes soulèvent les vagues et les précipitent contre la digue, les vaisseaux abrités derrière elle y jouissent d’une si grande tranquillité, qu’ils pourraient venir mouiller près de ses talus sans craindre d’avaries.

Si l’on étudie attentivement l’histoire de tous les grands travaux hydrauliques entrepris par les hommes, on se convaincra aisément et l’on pourra affirmer sans exagération que cette digue est dans son genre l’œuvre la plus extraordinaire qui ait jamais été conçue et achevée. Rien dans l’antiquité ni dans le monde moderne ne saurait lui être comparé. Les Romains, comme je l’ai déjà dit, ont exécuté à la mer d’admirables travaux ; mais les difficultés qu’il sont eu à vaincre étaient infiment moindres que celles que nous avons rencontrées à Cherbourg. Toutes leurs digues partaient du rivage pour s’avancer au large : aucune n’a eu l’étendue de celle de Cherbourg ni n’a été fondée dans de telles profondeurs. Les Romains, d’ailleurs, luttaient contre une mer sans marée, ce qui simplifiait prodigieusement leur travail. Quant aux modernes, le seul de leurs ouvrages dont on puisse parler est la digue élevée par les Anglais en avant du port de Plymouth. Cette digue est fort postérieure à celle de Cherbourg qui lui a servi de modèle. Elle est fondée dans une mer moins profonde. La longueur de la digue de Plymouth n’atteint pas d’ailleurs la moitié de l’étendue de celle de Cherbourg : l’une a trois mille sept cent soixante-huit mètres, et l’autre mille trois cent soixante-quatre seulement. Enfin la digue de Plymouth est sujette encore à de fréquentes avaries. Tout ce qui se rapporte à la construction de la digue forme un ensemble complet dont nous avons cru qu’il était bon d’offrir le tableau entier au lecteur avant d’attirer sa vue sur d’autres objets. Il est nécessaire maintenant de rappeler son attention vers l’arsenal et les bassins. Louis XIV, qui aimait les plans vastes et qui se plaisait dans ses travaux à violenter la nature, avait conçu la pensée de créer dans la Manche non-seulement une rade, mais un port. Toutes les études de Vauban paraissent avoir été dirigées dans ce double but. Louis XVI, proportionnant l'œuvre à ses forces et à son génie, n’avait repris qu’une partie de l’idée de son aïeul. Il avait entrepris la digue, laissant à d’autres temps et à d’autres hommes le soin de compléter son ouvrage. Ce fut la Commission nommée par la loi du 1° août 1792, dix jours avant la chute de la monarchie, qui, avec cette audace que les grandes révolutions à leur début suggèrent même aux esprits ordinaires et impriment à tous les desseins ; ce fut cette Commission, disons-nous, qui, pour la première fois, embrassa là pensée de l’exécution simultanée d’une digue insubmersible et d’un port. Son plan diffère très-peu de celui qui a été adopté depuis. Entre les rochers qui garnissaient toute la côte, à l’ouest de Cherbourg, se trouvait alors une petite anse, désignée dans les anciennes cartes sous le nom de Fosse-du-Gallet dans laquelle la mer conservait, à marée basse, cinq mètres ou environ quinze pieds de profondeur. Partout ailleurs, le fond s’élève en approchant du bord ; mais, en cet endroit, la mer reste profonde jusqu’à son rivage. C’est cette circonstance qui a permis d’établir les bassins qu’on voit aujourd’hui. La Commission de 1792 proposa de placer l’entrée du port qu’il s’agissait de créer dans l’anse du Gallet. En arrière, elle conseillait de creuser en plein rocher, à cinquante pieds au-dessous du niveau des plus hautes marées, trois bassins qui communiqueraient ensemble. L’un servirait d’avant-port et les deux autres de bassins proprement dits ; le tout devait présenter soixante mille toises carrées de surface. Elle donnait à ces trois immenses excavations la position relative qu’elles occupent aujourd’hui. Le premier bassin était placé sur la même ligne que l’avant-port, et le second était situé un peu en arrière à l’ouest, et le long des deux premiers.

La Commission, tout en indiquant ce plan, déclarait, du reste, qu’elle doutait qu’il pût être exécuté. Elle prévoyait qu’on rencontrerait de très-grandes difficultés à le suivre, et dans le cas où ces difficultés seraient reconnues invincibles, elle proposait un autre système. Au lieu de creuser le port dans les terres, on irait le conquérir sur la mer elle-même, à l’instar de ce qui avait été fait au port de Toulon ; on n’ouvrirait pas à celle-ci de nouveaux espaces, on l’emprisonnerait à l’aide de digues circulaires dans l’intérieur desquelles les vaisseaux trouveraient un abri. Telles furent les idées de la Commission de 1792 ; elles restèrent stériles pendant toute la première période révolutionnaire : Napoléon les féconda. Quoique plus de dix ans se fussent écoulés depuis l’interruption des travaux, aucun de ceux qui y avaient pris part n’avait encore disparu. Le Premier Consul les réunit autour de lui, suivant en ceci, comme en tout le reste, cette politique vraiment grande qui le portait à faire concourir à ses desseins tous les Français, quels qu’eussent été leurs actes et leur parti. M. de la Bretonnière, qui revenait de l’émigration, se retrouva avec M. de Cessart, qui avait toujours servi le gouvernement de la République. Le jour même où la nouvelle Commission ainsi constituée fit son rapport (25 germinal an XI — 15 avril 1805), un décret du Premier Consul ordonna de construire, dans la rade de Cherbourg, un avant-port et un port capable de contenir dix-sept vaisseaux de guerre. Le même décret déclarait que ce port serait complété plus tard par un bassin construit en arrière des deux autres et pouvant contenir vingt-cinq vaisseaux. C’était la reproduction exacte du premier plan qu’avait proposé la Commission de 1792. Quant au second, qui consistait à prendre le port sur la mer au moyen de digues, il était entièrement écarté. Plusieurs ingénieurs d’un grand mérite ont depuis paru regretter cette décision. L’avant-port, tel qu’il existe aujourd’hui, étant beaucoup plus bas que l’entrée qui y conduit, et formant ainsi une fosse profonde d’où l’eau de la mer une fois entrée ne peut plus sortir, doit nécessairement s’ensabler. Le même danger n’aurait pas été à craindre, si ce premier bassin avait été pris sur la mer. Ces raisons ne convainquirent ni la Commission de l’an XI, ni le Premier Consul, et ce fut, comme je l’ai dit, le système des bassins creusés qui l’emporta.

Le gouvernement de Napoléon avait quelquefois de la précipitation et de l'imprudence, mais jamais d’hésitation ni de lenteur. Une fois le système arrêté, on se mit hardiment à l’œuvre. Un mois après que le décret eut paru,’les travaux étaient commencés. Le décret du 25 germinal et le plan qui y était annexé n’indiquaient que d’une manière sommaire et générale ce qu’on voulait faire. M. Cachin fut chargé de l’exécution des bassins, comme de celle de la digue. M. Cachin, qui avait dans la pensée une certaine grandeur qui fut sans doute l’origine de sa faveur auprès de Napoléon, dressa un plan beaucoup plus vaste encore que celui qui avait été adopté. Aux trois bassins indiqués par le décret il proposa d’en ajouter un quatrième. Il le destinait à contenir et à conserver trente vaisseaux tout armés et prêts à mettre à la mer. Ce bassin de forme demi-circulaire eût été entouré sur tous ses bords par des formes sèches de visite et de radoub. On ignore si cette conception qui était grande, mais non point neuve, car il ne s’agissait que d’imiter un ouvrage analogue qu’on voit à Carlskrona en Suède, a jamais été agréée par l’Empereur. Cette partie des plans de M. Cachin fut approuvée par une Commission réunie à Paris, le 15 ventôse an XII ; mais elle n a point eu de commencement d’exécution.

Le plan originaire était déjà d’une exécution assez difficile pour employer le talent et suffire à l’ambition d’un grand ingénieur. Le principal ennemi contre lequel on allait avoir à lutter, ce n’était pas le rocher, c’était l’eau. Il fallait empêcher la mer d’entrer dans la cavité qui allait être formée, avant que celle-ci fût prête à la recevoir. Il fallait écouler ou épuiser les infiltrations qui, sous une charge maximum de 16 mètres de pression d’eau, ne manqueraient pas de se découvrir en creusant sur un si vaste espace et à de telles profondeurs, et qui menaceraient de noyer les ouvrages. Ces deux difficultés furent surmontées. La passe par laquelle la mer pouvait pénétrer dans les ouvrages n’avait pas moins de soixante-quatre mètres (environ deux cents pieds) de largeur, et la mer ne s’y élevait pas à moins de treize mètres (quarante pieds) ; elle y battait dans les tempêtes presque aussi violemment que si on eût été au large. Cette énorme échancrure fut bouchée d’un seul coup et en un seul jour par un bâtardeau gigantesque qui ne pesait pas moins de un million cinq cent mille kilogrammes et contenait mille trois cents stères de bois. C’était une immense caisse qu’on avait bâtie sur le rivage et qu’on remplit de terre glaise pour la rendre imperméable. On la mit à flot à l’aide des procédés dont M. de Cessart avait donné l’exemple quand il s’était agi des cônes, et on la conduisit sur le lien qu’elle devait occuper ; après quoi on l’y coula. L’opération réussit, et l’on fut à l’abri de l’eau de la mer. Quant aux infiltrations, elles furent moins grandes qu’on ne l’avait supposé. On en vint à bout, à l’aide de plusieurs machines à vapeur d’une force médiocre ; car la machine à, vapeur n’avait point acquis alors en France la puissance qu’on est parvenu à lui donner depuis.

C’est en marchant de cette manière qu’on pénétra jusqu’à neuf mètres trente-sept centimètres (vingt-huit pieds dix pouces) au-dessous du niveau des plus basses marées. Le sol qu’on creusait était un rocher très-dur qu’on ne pouvait ouvrir et diviser qu’au moyen de la mine et dont on transportait ensutie les fragments, sans art, avec la seule aide des hommes et des chevaux, par des rampes qu’on s’était ménagées. On enleva de cette manière un million soixante-onze mille quatre cent vingt-deux mètres cubes de déblais. Quinze cents hommes et quatre cents chevaux furent occupés pendant plusieurs années à cet ouvrage. Cette immense cuvette de rocher fut dressée en talus de 45 degrés depuis le fond jusqu’au niveau des basses mers d’équinoxes, et au dessus elle fut entourée d’un mur composé en entier d’assises de granit. La dépense du tout s’éleva à dix-sept millions quatre cent soixante-un mille cent soixante-quatorze francs. Cet avant-port ne peut contenir que six vaisseaux de ligne en laissant l’espace nécessaire aux mouvements journaliers d’entrée et de sortie. M. Cachin, dans son devis originaire, avait évalué que le creusement des deux bassins et la construction de trois formes sèches ne coûteraient pas, en tout, plus de sept millions.

L’avant-port fut ainsi terminé en 1815 ; ou y introduisit la mer, cette année-là, en présence de l’impératrice Marie-Louise. On avait eu soin auparavant de sceller au fond de ce bassin une plaque de métal sur laquelle ces mots étaient écrits : « Napoléon-le-Grand a décrété le 15 avril 1803 qu’un port serait creusé pour les grands vaisseaux dans le roc de Cherbourg, à cinquante pieds de profondenr. Ce monument a été terminé et son enceinte ouverte à l’Océan le 27 août 1813. »

L’amiral Decrès, ministre de la marine, avait suivi Marie-Louise en Normandie. La lettre dans laquelle il rendit compte à Napoléon de ce qui s’était passé à Cherbourg mérite d’autant plus d’être citée qu’elle est restée jusqu’à présent inédite. L’amiral Decrès, après avoir raconté assez simplement à l’Empereur comment la mer avait été introduite dans l’avant-port, lui fait connaître que le 28 août l’Impératrice a fait une promenade en rade. « Au retour, dit-il, le canot qui portait Sa Majesté ne pouvait aborder, parce que le rivage est plat en cet endroit.Le cas était prévu : deux cent matelots d’élite, leurs officiers en tête, entrent dans l’eau jusqu’au-dessus de la ceinture. Ils saisissent le canot de l’impératrice. L’enthousiasme des matelots est au délire, Vive l’Empereur ! Vive l’Impératrice ! vive le roi de Rome ! Ces cris retentissent jusqu’aux cieux, et s’apaisent comme par magie au moindre signe qui demande le silence. Nos matelots auraient porté le canot jusque sur le Roule (haute montagne du voisinage) si on ne les eut arrêtés. » Un peu plus loin il s’agit de faire traverser à l’Impératrice une plage humide sans qu’elle s’y mouille les pieds. « Un fauteuil est préparé, reprend le narrateur : les officiers prétendent que l’honneur de porter ce précieux et noble poids leur revient. Je me défie de leur adresse : je leur dis qu’ils environneront l’Impératrice sur le rivage comme ils l’ont accompagnée dans l’eau. Je nomme quatre gabiers pour porter le fauteuil dans leurs bras vigoureux. Le fauteuil est porté en triomphe. Certes, jamais spectacle, ajoute en terminant le galant amiral, ne ressembla autant à celui de Thétis sortant de l’onde, environnée des Tritons et portée par eux en triomphe sur le rivage qu’elle aimait à parcourir. » Il faut que le pouvoir absolu ait une influence bien pernicieuse sur ceux qui l’exercent et sur ceux qui le subissent, pour qu’un vieux marin comme l’amiral Decrès et un homme tel que Napoléon ait pu l’un écrire et l’autre lire de pareilles platitudes. Cependant les circonstances n’avaient jamais été plus graves. Peu de jours après avoir célébré lui-même devant les races à venir son triomphe sur la nature à Cherbourg, l'Empereur succombait sous l’effort des hommes dans les champs de Leipzig.

La Restauration trouva donc, en 1814, l’avant-port de Cherbourg entièrement terminé. Le premier bassin n’était que commencé. L’Empire y avait déjà dépensé deux millions cinq cent mille francs. Quatre grandes cales couvertes placées sur la rive sud de l'avant-port et une forme sèche de radoub étaient envoie d’exécution. La Restauration termina les cales, la forme et le bassin commencé. Ce furent toutes ses œuvres. Le bassin coûta infiniment moins cher que l’avant-port. On n’évalue pas la dépense, en y comprenant ce qu’avait dépensé l’Empire, à plus de sept millions sept cent quatre-vingt-seize mille trois cent dix-sept francs. Ce bassin était cependant plus grand que l’autre. Sa longueur est de deux cent quatre-vingt dix mètres, et sa largeur de deux cent dix-sept ; il avait également fallu le creuser dans le roc. Mais de ce côté, le rocher offrit moins de résistance, et il s’élevait beaucoup moins haut. On n’eut à en extraire que huit cent quatre-vingt mille trois cents mètres cubes de pierre. En 1829, la mer y fut introduite avec la même solennité qu’en 1813. Rien ne fut changé au cérémonial que le nom du prince. Une plaque de métal fut de même scellée dans le roc ; seulement, au lieu d’y tracer le nom de Napoléon, on v grava ces mots : « Charles X, roi de France et de Navarre, ayant permis que son nom fût donné au port militaire, l’ouverture de ce port a eu lieu le 25 août 1829, en présence de S. A. R. monseigneur le Dauphin, fils de France. » Onze mois après, la Restauration n’existait plus.Charles X et son fils traversaient silencieusement les murs de Cherbourg et s’embarquaient sur ce même rivage où l’on venait de célébrer leur grandeur. Si quelque violente convulsion du globe renverse jamais les grands ouvrages qui forment le port de Cherbourg et met à découvert leur fondement, on y trouvera, parmi les débris, les vestiges de cinq gouvernements, qui, en moins d’un demi-siècle, sont venus déposer dans ces profondeurs le pompeux témoignage de la puissance et de l’instabilité humaines.

L’avant-port et le premier bassin de flot sont assurément de beaux ouvrages. L’histoire cependant doit remarquer que des fautes énormes furent commises en les construisant. Quand les quatre grandes cales monumentales qui s’élèvent au sud de l’avant-port furent construites, on s’aperçut que le sol en était beaucoup trop haut. Le vaisseau qui les quittait pour entrer dans la mer, ne plongeant pas assez profondément dans l’eau au moment où il atteignait l’extrémité du plan incliné, courait risque de se renverser sur le côté ou de se rompre. On dut employer beaucoup de temps, de peine et d’argent pour baisser le sol de granit dont ces cales avaient été formées, et pour aller, sous l’eau, donner au plan incliné la pente convenable. La forme sèche de visite qui accède vers l’avant-port, la seule qui existe jusqu’à présente Cherbourg, a également été placée trop haut, il faut que la mer s’élève d’une manière exceptionnelle pour que les grands bâtiments, en vue desquels cependant elle est faite, puissent y entrer. Un vaisseau de haut bord tout armé ne saurait guère y pénétrer qu’un seul jour dans le cours de l’année. Cette forme, magnifiquement construite en granit, n’a pas coûté moins de neuf cent mille francs. La faute la plus grave a été commise à l’entrée du passage qui mène de l’avant-port dans le premier bassin. Ce passage devait être fermé facultativement à marée baissante par une porte éclusée. Afin de ne pas donner à cette porte une hauteur trop grande, on n’avait creusé le passage qu’à deux mètres soixante centimètres (environ huit pieds) au-dessous du niveau de la plus basse mer. Il en résultait que les frégates seules pouvaient, pendant toute l’année, aller à toute haute mer, de l’avant-port dans le bassin. Un vaisseau armé décent vingt canons ne l’aurait pu que pendant cent quarante-deux marées. Il fallut également, de 1829 à 1852, à l’aide de procédés très-ingénieux et très-coûteux, baisser le radier d’un mètre soixante centimètres (près de cinq pieds), ce qui ne put se faire que sous l’eau, à l’aide de cloches à plongeur. Cette écluse a seule coûté près d’un million (neuf cent trente-deux mille quarante francs). Restait à creuser l’arrière-bassin que la Commission de 1792 avait indiqué seulement comme une des éventualités de l’avenir, et dont l’Empire lui-même n’avait pas osé ordonner l’ — exécution. Restait surtout à créer tous les appendices d’un grand port militaire, cales, formes, magasins, chantiers, ateliers, forges, casernes. Jusqu’à ce qu’on se fût procuré ces accessoires indispensables, on pouvait bien abriter une flotte à Cherbourg ; on ne pouvait ni l’y créer, ni même l’y réparer. On avait des bassins, mais, à vrai dire, on n’avait pas encore de port. Un grand nombre d’années se passèrent, soit sous la Restauration, soit depuis, sans que ces travaux, dont l’urgence était reconnue, pussent être entrepris. L’obstacle n’était pas dans les choses, on les aurait vaincues, mais dans les hommes, qui, sous les gouvernements faibles, sont plus résistants que les choses.

Lorsque Napoléon avait vu que Cherbourg prenait une véritable importance maritime, il avait commencé à appréhender que les Anglais ne cherchassent, à l’aide d’un hardi coup de main, à s’en emparer par terre, comme ils l’avaient fait en 1758. Il avait donc ordonné que des fortifications fussent élevées à la hâte autour du port. Il en traça lui-même l’esquisse. Le temps pressait ; l’Empereur, s’arrêtant à l’idée d’une fortification provisoire, renferma dans une enceinte très-étroite l’avant-port et le premier bassin de flot déjà commencés. On voit encore les lignes que son crayon a tracées, en 1811, tout au travers du plan grandiose de M. Cachin. Ces fortifications, commencées aussitôt, étaient terminées à la fin de l’Empire. Elles garantissaient le port, mais elles l’étouffaient. Il fallait les repousser beaucoup plus loin pour pouvoir établir le dernier bassin et créer les établissements accessoires dont on a parlé plus haut. Pour cela il était nécessaire que le ministre de la guerre et celui de la marine s’entendissent ; c’est ce que, suivant l’usage, ils se gardèrent bien de faire, et comme il n’y avait plus personne qui, d’un coup de crayon, put mettre ces deux grandes administrations d’accord, la querelle alla s’échauffant et se prolongeant d’année en année sans qu’aucune solution put intervenir : elle dura vingt et un ans. Commencée en 1817, elle ne s’appaisa qu’en 1838. Pendant vingt et un an, une grande nation fut ainsi tenue en échec par les petites passions de quelqu’uns de ses serviteurs.

Vers la fin de celle longue lutte, les opinions favorables aux demandes de la marine s’étaient fait jour dans le sein même du comité du génie, mais elles n’avaient pu y triompher Deux hommes d’un grand mérite s’y divisaient alors l’influence, le général Rogniat et le général Haxo. Quoique faits pour s’entendre, ils n’étaient presque jamais du même avis. Il suffisait même, dit-on (cette faiblesse s’est vue jusque chez les grands hommes), que l’un d’eux exprimât une idée pour que l’autre la combattit aussitôt. Le général Rogniat adopta le premier bilan qui faisait reculer la fortification, le général Haxo n’y devint que plus contraire : l’événement qui devait faire prédominer cette dernière opinion la ruina. M. Rogniat mourut. Le général Haxo, qu’il n’avait puu convertir, se convertit bientôt de lui-même. Les plans de la marine furent adoptés et la paix fut faite. En 1858, donc, la marine et la guerre étant enfin d’accord, l’on convint des nouvelles limites qu’il fallait donner à l’enceinte. Les remparts élevés par Napoléon furent abattus. C’était la troisième fois, depuis un siècle et demi, que l’on voyait détruire les fortifications de Cherbourg. Il faut espérer que les beaux ouvrages qui s’achèvent eu ce moment auront une plus longue durée. Les fortifications nouvelles s’opposent à ce que le fort tombe dans les mains de l’ennemi, elles le garantissent même par leur élévation des feux droits qui pourraient être dirigés contre lui ; mais elles ne le mettent point à l'abri des bombes qu’on pourrait lancer des hauteurs voisines dans la place.Toutes les matières inflammables renfermées dans l’arsenal sont donc encore à la merci de l’ennemi qui occuperait ces hauteurs : aussi, a-t-on conçu le projet de couronner celle-ci de forts.Ce projet, adopté par le dernier gouvernement, n'a point encore reçu la sanction législative. En reculant les fortifications, on avait assuré au port militaire une superficie de huit cent cinquante mille mètres carrés. Aussitôt que la place de l’arsenal eut été ainsi conquise, on s’occupa à la remplir par de vastes établissements. La loi de 1841, qui consacra à Cherbourg’ cinquante-deux millions, donna une dernière et puissante impulsion à tous les travaux. Ceux qui étaient en projet furent commencés, ceux qui étaient entrepris lurent poussés avec plus d’ardeur ; et sans avoir encore atteint le but vers lequel on marchecdepuis soixante ans, on s’en approche. La fin de cette grande entreprise est facilitée par deux circonstances très-heureuses qui avaient manqué à son commencement. A la tête des immenses travaux qui restaient à faire a été placé un ingénieur habile, actif, énergique et intègre, M. Reibell, dont la main puissante les fait tous marcher à la fois sans qu’ils se gênent ni se ralentissent et qui jouit, de ce rare bonheur de terminer une grande oeuvre dans un temps où tant d’hommes s’épuisent à en ébaucher de petites. La seconde circonstance qui assure un grand résultat à tant de dépenses et à tant d’efforts, est l’union qui s’est enfin établie entre la marine et la guerre. A vrai dire, l’histoire des travaux de Cherbourg, depuis l’origine jusqu’en 1858, n’avait guère été que le long récit des batailles livrées par ces deux administrations. A partir de 1858, les hostilités ont cessé ; aujourd’hui on voit régner entre elles non-seulement la paix, mais la bienveillance et l’harmonie ; l’amour du bien public a dominé chez ceux qui les dirigent l’amour-propre de corps : spectacle presque aussi rare peut-être dans son genre que celui que peuvent présenter les travaux de la digue et de l’arsenal.

Quoique les travaux de Cherbourg exigent encore, pour être complets, beaucoup d’argent et quelques années, on peut considérer l’œuvre comme accomplie, car le principal objet qu’on se proposait est déjà atteint et ce qui reste à faire n’offre point de difficultés. La valeur que représenteront les ouvrages exécutés par la marine, la guerre et les ponts et chanssées à Cherbourg, quand tous les projets seront réalisés, s’élèvera de deux cents à deux cent quinze millions de francs, sans compter l’armement de l’enceinte et des forts. Telle sera la dépense ; quel sera le résultat obtenu ? Nous n’entrerons pas dans le détail immense des différents établissements dont l’ensemble du port militaire est formé. Nous nous bornerons à dire que l’arsenal de Cherbourg terminé fournira pour la création et le ravitaillement d’une flotte, les mêmes ressources que Brest. Il est difficile de prévoir avec exactitude les services que doit rendre la rade ; les appréciations les plus contradictoires ont été faites de la capacité de la rade de Cherbourg. On voit par les instructions que Louis XVI donna au duc d’Harcourt, le ’20 septembre 1784, que les travaux étaient entrepris dans la prévision de pouvoir placer quatre-vingts vaisseaux de ligne dans la rade qu’on allait créer. On ne tarda pas à s’apercevoir que cette appréciation était erronée. Mais, quoique la question ait été discutée bien des fois depuis, on n’est point encore arrivé à s’entendre sur le chiffre réel qu’il convenait d’admettre. L’incertitude sur un point si capital et qui semble si facile à éclaircir, parait, au premier abord, assez extraordinaire. Elle vient de ce que les marins ne sont pas tous d’accord entre eux, quant à l’espace qu’il convient de laisser entre chaque vaisseau ; de plus, la manière dont on apprécie l’état de la mer dans une rade influe beaucoup sur le jugement qu’on porte de la capacité de celle-ci. La même profondeur qui suffit, quand la mer est calme, devient insuffisante quand l'eau est agitée. De même, plus la mer est calme, moins on peut mettre d’espace entre les vaisseaux sans craindre qu’ils ne se heurtent. Enfin de la nature du fond dépend l’étendue du mouillage. La question, qui paraît très-simple, est donc fort complexe. Nous n’entreprendrons pas de la résoudre, mais nous ferons connaître les diverses solutions qui ont été données.


remarquons d’abord que pour les bâtiments de moyenne ou de petite grandeur, tel que les navires de transport, bricks, corvettes ou même frégatesdu second rang, l’étendue du mouillage est presque sans bornes ; la question ne se pose que quand il s’agit des vaisseaux proprement dits’. La surface d’eau que présente la rade de Cherbourg à la vue est immense, mais l’espace qui par sa profondeur peut convenir aux grands vaisseaux est limité. La commission de 1792 estime que sur quatre millions de toises carrées que renferme la rade, huit cent vingt mille seulement peuvent servir au mouillage des grands vaisseaux. M. de la Bretonnière pensait que la rade de Cherbourg pouvait renfermer au besoin soixante vaisseaux, indépendamment d’un nombreux convoi. M. de la Bretonnière, ayant une sorte d’intérêt à exagérer les avantages de Cherbourg, puisqu’il l’avait préconisé à l’avance, peut paraître suspect. La Commission de 1792, qui a fait une étude approfondie de ce côté de la question, et à laquelle aucunes lumières ne manquaient, ne devait pas l’être. Elle estime que, dans l’espace qu’elle juge propre au mouillage des grands vaisseaux, on peut aisément en placer en temps ordinaire quarante-trois, et en cas de foule soixante-cinq. Ceci suppose, il est vrai, que la flotte entre par un beau temps, et que chaque vaisseau peut choisir sa place à loisir. Si le mouillage avait lieu au milieu d’une tempête, le même espace ne donnerait pas sûrement asile à plus de trente vaisseaux. Tels sont les calculs de la Commission de 1792. Comme, de son temps, il était impossible de prévoir que le calme extraordinaire produit par l’achèvement de la digue permettrait devenir mouiller jusqu’au pied des talus de ce grand ouvrage, il semble que ces calculs déviaient rester au-dessous plutôt que d’aller au delà de la vérité ; cependant les marins refusent généralement de les admettre, et ils ne pensent pas, qu’à moins d’utiliser l’avant-port et les bassins, on pût tenir en sûreté à Cherbourg ce nombre de soixante-cinq vaisseaux de premier rang.

On s’était fait, à l’origine des travaux, deux illusions sur le fond de la rade de Cherbourg : Vauban avait cru que ce fond était de sable, ce qui eût offert toute espèce de facilités et de sûreté pour l’ancrage. La même erreur avait toujours été commise depuis. Il y a seulement quelques années que M. Beautemps-Beaupré, ayant substitué la lance à la soude ordinaire, découvrit que sous cette couche de sable assez mince se trouvait le rocher. On s’assura alors que les trois quarts de la partie orientale de la rade étaient remplis, non par un banc de sable, mais par un plateau de roches. Le sable n’existe réellement que le long et à l’ouest de la digue, et l’espace qu’il couvre ne peut contenir qu’un très-petit nombre de vaisseaux. Le fond de roche présente, comme on sait, cet inconvénient et ce danger, que les câbles s’y usent et s’y coupent en très-peu de temps. Mais grâce aux chaînes de fer dont se servent aujourd’hui tous les vaisseaux de guerre, le danger qu’on vient de signaler est presque nul. Ici donc l’erreur commise a peu de conséquence, et l’on doit même se féliciter qu’on y soit tombé ; car, si, il y a soixante ans, on avait su que la plus grande partie de la rade Cherbourg avait un fond de roche, il est très-douteux qu’on eût entrepris les travaux. On ne connaissait pas encore à cette époque les chaînes, et avec les seuls câbles la flotte n’eût pas été en sûreté. La seconde illusion qu’on s’était faite était relative à l’ensablement. On avait avancé, dans l’origine, que les mêmes causes qui allaient produire le calme dans la rade en amèneraient très-rapidement l’ensablement. La mer, tant qu’elle est agitée, tient suspendu dans ses eaux du sable qui se dépose au fond de l’eau dès qu’elle est tranquille. On ne saurait se, dissimuler qu’il y a là un péril réel, mais il n’est pas prochain comme on le croyait. Depuis 1789, que les sondes ont été faites et continuées avec le plus grand soin, aucun changement considérable n’a été découvert au fond de la mer. Le grand banc de sable qui occupe l’est de la rade s’est quelque peu avancé vers l’ouest, il est vrai ; mais en gagnant un peu d’étendue, il a perdu de sa hauteur : l’ensablement, d’ailleurs, est un danger auquel toutes les bonnes rades sont posées, les naturelles aussi bien que les factices. La rade de Toulon est aujourd’hui presque comblée, et il faut avoir recours à la drague pour la vicier.

Quand les travaux de défense seront terminés, la rade de Cherbourg ne sera pas seulement bien garantie contre la mer, mais aussi contre l’ennemi ; nous pourrions même la considérer comme devant être alors à l’abri de toute attaque, si nous ne vivions dans un temps où tous les arts se perfectionnent, ceux qui ont pour but de désoler l’humanité comme ceux qui tendent à l’enrichir, et où les hommes emploient les loisirs de la paix à inventer de nouveaux moyens de mieux se détruire dans la guerre. Les marins et les officiers du génie paraissent assez d’accord que, quelque effort qu’on fasse, on n’empêchera pas des vaisseaux ennemis poussés par le vent ou la vapeur et marchant avec la marée, de forcer la passe et d’entrer dans la rade. Mais, arrivés là, il leur sera impossible de s’y tenir ; ils s’y trouveront comme enveloppés dans un cercle de fer et de feu : derrière eux, les trois forts placés sur la digue ; devant eux, sur le rivage, le fort de Querqueville qui occupe l’extrémité de la rade à l’ouest ; après lui, les batteries de la fortification qui couvre le port au nord et celles du fort du Hommet ; plus loin, le fort des Flamands qui s’avance au loin dans la mer en face de la plage de Tourlaville, et enfin le fort de l’île Pelée qui occupe l’extrémité de la baie, pourraient couvrir la rade de leurs feux conveigents et cribler de projectiles tous les vaisseaux qui voudraient stationner dans ses eaux. « Il n’en serait pas à Cherbourg, disait M. Daru, dans le remarquable rapport qui a précédé le vote de la loi de 1841 à la Chambre des Pairs, comme à Saint-Jean-d’Acre ou à Saint-Jean-d’Ulloa, où l’on n’avait à répondre qu’à des feux directs. Une escadre, de quelque manière qu’elle s’embossât, serait en butte à des coups convergeant de tous les côtés, et cette position n’est pas tenable pour des bâtiments. » M. Daru, qui est officier d’artillerie, ajoute : « Le problème de rendre dans ces attaques à la défense de la terre sa supériorité, consiste à tirer peu et posément de beaucoup de points à la fois, à fleur d’eau, avec des canons Paixhans, sur les lianes et sur les derrières des bâtiments. Il n’y a pas de flotte qui puisse résister à une lutte ainsi engagée et ainsi soutenue. Un obus dans le flanc d’un aisseau fera plus de mal que ne feraient mille boulets sur le mur de granit de Cherbourg ; le danger est trop évidemment inégal pour qu’on s’y expose : car les uns courent le risque d’une ruine totale, les autres de quelques brèches et de quelques pièces démontées. »

Si l’on récapitule toutes les sommes qui ont déjà été ou qui seront dépensées à Cherbourg, on se convaincra sans peine que ce grand établissement maritime a coûté infiniment plus cher à la France que ne l’avaient prévu Louis XIV et Louis XVI ; mais son utilité est aussi devenue beaucoup plus grande pour nous qu’elle n’eût été du temps de ces princes. Lorsqu’on lit l’histoire de Cherbourg depuis cent cinquante ans, on remarque que c’est toujours au milieu d’une guerre maritime avec les Anglais qu’on conçoit ou qu’on reprend l’idée d’y faire un port. On n’a pas besoin de le chercher dans les archives particulières de la marine la date des différents projets. L’histoire générale du royaume l’a fixée : plus l’Angleterre s’élève, plus on voit le désir d’avoir un port à Cherbourg devenir pressant. Cherbourg, en effet, c’est la lutte navale avec l’Angleterre ; Cherbourg est le seul arsenal est situé à quelques lieues de ses côtes, où une grande flotte puisse se créer ou se rassembler dans un abri suffisant et sûr ; c’est le seul lieu dont elle puisse s’élancer en tout temps pour parcourir courir celle partie de la mer appelée par les Anglais the british channel, le canal anglais. Tout ce qui a accru, depuis un siècle, la puissance maritime des Anglais, a accru pour nous l’importance de Cherbourg, et ce port ne nous a jamais été aussi nécessaire que depuis que toutes les marines de l’Europe étant tombées à un rang secondaire, l’Angleterre est devenue la dominatrice des mers, et pour ainsi dire l’unique adversaire que nous ayons désormais à y rencontrer.

L’avantage qu’a le port de Cherbourg de ne pouvoir être bloqué que très-difficilement et très-passagèrement, mérite surtout qu’on le remarque. Il ne faut pas oublier que nous combattons, d’ordinaire, contre un peuple qui est maître de la mer. Or, les guerres navales ont cela de particulier que la nation la plus forte peut non-seulement battre la plus faible, mais lui ôter en quelque sorte l’usage de ses armes. Placée à l’ouverture de ses ports, elle ferme à ses vaisseaux, le chemin de la mer. Elle n’a pas besoin de les vaincre, elle les empêche de combattre. C’est ainsi que les Anglais ont procédé pendant toutes les guerres de l’Empire. Le grand mérite de Cherbourg est de n’avoir presque rien à craindre de cette tactique. La flotte ennemie peut stationner à l’entrée du goulet de Brest ; elle peut se placer encore plus facilement en vue de Toulon ; elle ne saurait se tenir longtemps en face de Cherbourg. Les courants, les vents et l’absence absolue de tout abri l’en empêchent. Tous nos autres grands ports militaires peuvent devenir pour nos vaisseaux une prison, Cherbourg seul n’est jamais pour eux qu’un refuge. Napoléon avait bien aperçu celle vérité : aussi on se rappelle que, dès 1801, à peine assis sur le trône sous le nom de Consul, il tourna ses regards vers Cherbourg. Toutefois, on peut dire que Napoléon lui-même, quoique bien voisins de nous, ne pouvait imaginer l'imortance que devait avoir le port qu’il achevait de créer à si grands frais ; car il ignorait le parti que nous allions bientôt pouvoir tirer de la vapeur dans les guerres maritimes. On ne saurait douter que, pour nous, le champ naturel et nécessaire de la marine à vapeur ne soit la Méditerranée ou la Manche. C’est surtout dans la Manche qu’à l’aide de la vapeur nous pouvons encore faire à la Grande-Bretagne une guerre redoutable ; l’atteindre sans cesse par des entreprises soudaines et imprévues dans ses parties les plus sensibles, et, saisissant les occasions qui se présentent, quels que soient le vent et l’état de la mer, surprendre ses richesses, insulter ses côtes, désoler son commerce et enlever ses vaisseaux. Cherbourg doit être surtout préparé en vue de la guerre maritime faite par la vapeur. A une époque prochaine un chemin de fer unira son port à Paris. Cherbourg sera alors comme le bras de la France toujours prêt à frapper aussitôt que la pensée du coup sera conçue. C’est donc par une sorte d’inspiration patriotique que Burke, en 1786, s’écriait dans le Parlement d’Angleterre : « Ne voyez-vous pas la France à Cherbourg placer sa marine en face de nos ports, s’y établir malgré la nature, y lutter contre l’Océan et disputer avec la Providence qui avait assigné des bornes à son empire. Les pyramides d’Égypte s’anéantissent en les comparant à des travaux si prodigieux. Los constructions de Cherbourg sont telles qu’elles finiront par permettre à la France d’étendre ses bras jusqu’à Portsmouth et à Plymouth, et nous, pauvres Troyens, nous admirons cet autre cheval de bois qui prépare notre ruine. Nous ne pensons pas à ce qu’il renferme dans son sein, et nous oublions ces jours de gloire pendant lesquels la Grande-Bretagne établissait à Dunkerque des inspecteurs pour nous rendre compte de la conduite des Français. » La ville de Cherbourg s’est développée à mesure que le port militaire prenait de l’importance. Elle avait, comme nous l’avons dit, au commencement des travaux, 7 à 8, 000 habitants ; elle en a près de’25, 000 aujourd’hui, les soins qu’on a donnés aux établissements militaires n’ont point fait perdre de vue les établissements nécessaires au commerce. De belles jetées, un spacieux bassin de flot appellent les vaisseaux marchands. Cependant le commerce de Cherbourg est resté languissant. Le tableau général du commerce de la France avec les colonies et les puissances étrangères, publié par le gouvernement, nous apprend que, le 31 décembre 1815, dernière année connue, le nombre des bâtiments appartenant au port de Cherbourg ne s’élevait pas au-dessus de cent quarante-six, jaugeant six mille six cent quatre-vingt-neuf tonneaux. Trois cent cinquante-cinq navires de toutes nations, représentant un tonnage de vingt-neuf mille sept cent quatre-vingt-trois tonneaux, étaient entrés en 1845 à Cherbourg. Cette langueur du commerce de Cherbourg semble tenir principalement à deux causes : à la position de la ville, qui, placée à l’extrémité de la presqu’île du Cotentin, n’est point appelée à pourvoir aux besoins d’un grand territoire ; et au voisinage d’un port militaire. Le commerce est naturellement ennemi de la guerre, et il est presque sans exemple que les navires marchands viennent se placer en grand nombre à côté des vaisseaux de l’État. C’est ainsi que le rapport, dont nous parlions plus haut, constate que, durant cette même année 1845, le nombre des vaisseaux de commerce appartenant au port de Brest ne dépassait pas soixante-onze, et que les navires marchands de toutes nations entrés cette année à Brest ne s’élevaient qu’à quatre-vingt-dix-huit et ne jaugeaient pas plus de seize mille sept cent quarante-six tonneaux. Cherbourg n’a pas produit d’hommes illustres, mais il a donné naissance à quelques hommes de mérite dont les noms doivent être rappelés : Jacques de Callières ; son frère François de Caillères, de l’Académie française, l’un des plénipotentiaires de la France au congrès de Ryswick ; le ce-lèbre médecin Hamon, et enfin l’abbé de Beauvais, plus connu sous le nom d’évêque de Senez, ce prêtre austère qui vint frapper Louis XV de terreur au milieu de ses vices. On voit encore à Cherbourg la maison où l’abbé de Beauvais est né.

Presque toutes les découvertes qui ont été faites dans l’art nautique depuis cinquante ans, presque tous les grands événements qui ont agité et changé le monde durant cette période, ont eu pour effet de donner au port de Cherbourg une importance toujours croissante sur les destinées maritimes de la France. On le fera voir dans le courant de ce petit écrit. Le port de Cherbourg a ainsi acquis, de nos jours, une valeur nationale bien plus grande qu’il n’avait été possible à Louis XIV, à Louis XVI et à Napoléon lui-même de le prévoir.
L’auteur de la notice qu’on va lire s’est souvent étonné de ce qu’une vérité si évidente ne fût pas plus généralement reconnue. Cette sorte de tiédeur de l’opinion publique lui a paru venir principalement de ce que Cherbourg, encore inachevé, al placé à l’une des extrémités les moins fréquentées de la France. Ce grand monument n’est pas estimé à son véritable prix, parce qu’on le connaît mal, et que l’expérience n’a point encore fait sentir à tous sa valeur.
Le but qu’on s’est proposé dans cette courte notice est de le mieux faire connaître. L’auteur a entrepris de montrer, sans rien exagérer, et en ne s’aidant que de la seule force de la vérité exacte et nue, ce qu’on avait voulu faire à Cherbourg, ce qu’on avait fait, ce qui restait à faire ; de peindre les revers, les succès, les vicissitudes diverses à travers lesquels cette. singulière entreprise avait été conduite ; et de faire voir enfin ce que la France est en droit d’attendre de tant d’efforts.
Quoique cet écrit ne soit pas long, il est cependant le fruit d’un grand labeur. L’auteur a dû non-seulemeul lire les documents fort intéressants qui ont déjà été publiés sur la même matière ; mais, comme le principal mérite qu’on doit se proposer ici est la parfaite exactitude des détails, il a dû étudier toutes les pièces manuscrites qui, soit à Paris, soit à Cherbourg, pouvaient jeter des lumières sur son sujet.

Li Dus por satisfaction
Et que Dex leur fasse pardon,
Et que l’Apostole consente
Que tenir puisse sa parente,
Fist cent prouades establir,
A cent poures paistre et vestir
A Chierboug et a Rouen,
A Bayez et à Caen.
Encore y sont, encore y durent,
Si comme establis y furent.

Il est, du reste, fort à craindre que les détails du Mémoire rédigé à propos de ces questions par ce grand homme ne soient aujourd’hui perdus. Le Mémoire ne se retrouve ni dans les archives du port de Cherbourg, ni dans celles de la marine, ni dans celles de la guerre, ni dans les papiers de la famille. Nous n’en possédons que les fragments cités par les premiers auteurs qui ont écrit sur les travaux de Cherbourg, M.M. Dumouriez, de la Bretonnière, Meunier et Cachin. Il est évident que ceux-ci ont eu le Mémoire sous les yeux ; peut-être se trouve-t-il en la possession de leurs héritiers qui, dans ce cas, devraient se faire un devoir de le restituer à l’État, car il s’agit ici d’une véritable richesse nationale. L’île factice qui sert de base à tout l’ouvrage représente un cube total de trois millions sept cent trente-trois mille quatre cents mètres ; 2° les blocs naturels ou artificiels qu’on a placés sur les talus, un cube de deux cent soixante-dix-huit mille quatre cents mètres ; 5° la maçonnerie, cinq cent soixante trois mille trois cents. Total : quatre millions six cent quinze mille cent. A quoi il conviendrait d’ajouter, pour avoir une idée exacte de l’ouvrage : 1° les pierres qui, après avoir été jetées sur la digue, ont été entraînées par la mer ; 2) la fortification qu’un doit élever au centre de la digue et sur les deux musoirs. — Les rochers tirés des bassins de Cherbourg forment ainsi une masse qui excède de près d’un tiers la plus grande pyramide. Celle-ci ne renferme que deux millions six cent soixante-deux mille six cent vingt —huit mètres cubes de pierres, suivant le colonel Coutelle, et seulement deux millions cinq cent soixante-deux mille cinq cent soixante-seize mètres, suivant M. Jomard. Les Notes historiques sont un récit manuscrit très-curieux des premiers travaux de Cherbourg, faits par un officier très distingués qui a été employé à Cherbourg, et qu'on nommait M. Meunier. Le plan originaire de M. de la Bretonnière était moins simple.Il voulait, avant de jeter les pierres perdues, former tout le long de la digue un noyau solide à l'aide e vaisseaux maçonnés et ensuite coulés;mais il se réduisit bientôt à l'idée qui vient d'être exposée. Ce chiffre est extrait d'un relevé général fait avec soin sur la fin de l’an XII, et dont la minute existe à Cherbourg. On y voit qu'on a mis à la charge un de la digue un assez grand nombre de dépenses qui ne s’y rapportent qu’indirectement ou même qui ne s’y rapportent point du tout. C’est ainsi que la digue porte la responsabilité de deux cent mille francs employés a faire de l’ancienne abbaye lui hôtel pour l’habitation du duc de Beuvron. Le relevé dont il est question fait voir qu’à la reprise de travaux en 1802, on avait déjà dépensé à Cherbourg ; trente et un million.cent quatre-vingt-huit mille six cent soixante-dix-neuf francs. C’est de ce chiffre, dont on ignorait le détail et l’origine, qu’on est toujours parti depuis. Cette commission a joué un si grand rôle dans la destinée de celle vaste entreprise, qu’il est juste de faire connaître les noms de ceux qui la composaient ; c’étaient : MM. Crublier d'Opterre, Dezerseuil, officiers du génie ; Eyriez, Letourneur, officiers de marine ; Lamblardie, Cachin, ingénieurs des ponts et chaussées ; Lepesqueux, pilote. Elle resta assemblée près d’un an. Son rapport est un ouvrage très-considérable où toutes les parties du sujet sont touchées, et qui mérite, même aujourd’hui, d’être étudié avec coin. Il est fâcheux qu’il soit resté manuscrit. Il est arrivé souvent, cependant, que la mer a détruit des parties considérables de la maçonnerie avant que le temps ait pu les rendre solides : de 1852 à 1847, la valeur du travail ainsi détruit par la mer, à mesure qu’on l'exécutait, peut être évaluée a quatre cent cinquante mille francs. Ce furent là des contre-temps, mais non des obstacles. Il est difficile aux hommes qui ne sont pas marins de se faire une idée exacte de l’espace nécessaire au mouillage d’un grand vaisseau. M. de la Bretonnière, et. après lui les commissaires de 1792, estiment qu’en temps ordinaire il faut donner au vaisseau un espace de 19,200 toises carrées, et qu’en cas de foule ne peut réduire cet espace au- dessous de 12,500 toises carrées. Histoire des ducs de Normandie, par Roberl Wace. — Histoire générale de la Normandie, par Gabriel Dumoulin. — Histoire civile et religieuse de Cherbourg, par l'abbé Démons ; manuscrit à la bibliothèque de Cherbourg. — Histoire de Cherbourg, par M. Avoine de Chantereine, manuscrit de la bibliothèque de Cherbourg. — Histoire de la ville de Cherbourg, par Voisin-Lahougue, continuée par M. Vérusmor. — Description de l' ouverture de l' avant-port, par M. Lair. — Détails historiques sur l'ancien port de Cherbourg, par M. Asselin. — Recherches sur l'état des ports de Cherbourg et de Barfleur dans le moyen-âge, par M. de Gerville. — Mémoire de M. de la Bretonnière. — Ouvrage de M. de Cessart. — Mémoire sur la digue de Cherbourg par M. Cachin. — Programme d’un cours de construction, par Sgansin, réédité par M. Reibell. — De plus, un grand nombre de pièces manuscrites, plans, rapports, devis, correspondances, Mémoires, que l'administration de la marine à Paris et à Cherbourg a bien voulu communiquer à l’auteur.

DES COLONIES PÉNALES

AVANT-PROPOS

Nous croyons devoir traiter avec quelques développements sur la question îles colonies pénales, parce que nous avons remarqué qu’en France l’opinion la plus répandue était favorable au système de la déportation. Un grand nombre de conseils-généraux se sont prononcés en faveur de cette peine, et des écrivains habiles en ont vanté les effets ; si l’opinion publique entrait plus avant encore dans cette voie et parvenait enfin à entraîner le gouvernement à sa suite, la France se trouverait engagée dans une entreprise dont les frais seraient immenses et le succès très-incertain.

Telle est du moins notre conviction, et c’est parce que nous sommes pénétrés nous-mêmes de ces dangers qu’on nous pardonnera de les signaler avec quelques détails. Le système de la déportation présente des avantages que nous devons reconnaître en commençant.

De toutes les peines, celle de la déportation est la seule qui, sans être cruelle, délivre cependant la société de la présence du coupable.

Le criminel emprisonné peut briser ses fers. Remis en liberté, à l’expiration de sa sentence, il devient un juste sujet d’effroi pour tout ce qui l’environne. Le déporté ne reparaît que rarement sur le sol natal ; avec lui s’éloigne un germe fécond de désordre et de nouveaux crimes. Cet avantage est grand, sans doute, et il ne peut manquer de frapper les esprits chez une nation où le nombre des criminels augmente, et au milieu de laquelle s’élève déjà tout un peuple de malfaiteurs.

Le système de la déportation repose donc sur une idée vraie, très-propre par sa simplicité à descendre jusqu’aux masses, qui n’ont jamais le temps d’approfondir. On ne sait que faire des criminels au sein de la patrie ; on les exporte sous lui autre ciel.

Notre but est d’indiquer que cette mesure, si simple en apparence, est environnée, dans son exécution, de difficultés toujours très-grandes, souvent insurmontables, et qu’elle n’atteint pas même, en résultat, le but principal que se proposent ceux qui l’adoptent.

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CHAPITRE PREMIER

DIFFICULTÉS QUE PRÉSENTE LE SYSTÈME DE LA DÉPORTRATION COMME THÉORIE LÉGALE

Les premières difficultés se rencontrent dans la législation elle-même.

À quels criminels appliquer la peine de la déportation ? Sera-ce aux condamnés à vie seuls ? mais alors l’utilité de la mesure est fort restreinte. Les condamnés à vie sont toujours en petit nombre ; ils sont déjà hors d’état de nuire. À leur égard, la question politique devient une question de philanthropie, et rien de plus.

Les criminels que la société a véritablement intérêt à exiler loin d’elle, ce sont les condamnés à temps, qui, après l’expiration de leur sentence, recouvrent l’usage de la liberté. Mais à ceux-là le système de la déportation ne peut être appliqué qu’avec réserve.

Supposons qu’il soit interdit à tout individu qui aura été déporté dans une colonie pénale, quelle que soit du reste la gravité de son crime, de se représenter jamais sur le territoire de la mère-patrie : de cette manière, on aura atteint sans doute le but principal que le législateur se propose : mais la peine de la déportation ainsi entendue présentera dans son application un grand nombre d’obstacles.

Son plus grand défaut sera d’être entièrement disproportionnée avec la nature de certains crimes, et de frapper d’une manière semblable des coupables essentiellement différents. On ne peut assurément placer sur la même ligne l’individu condamné aune prison perpétuelle et celui que la loi ne destine qu’à une détention de cinq ans. Tous deux cependant devront aller finir leurs jours loin de leur famille et de leur patrie. Pour l’un la déportation sera un adoucissement à sa peine, pour l’autre une aggravation énorme. Et, dans cette nouvelle échelle pénale, le moins coupable sera le plus sévèrement puni.

Après avoir gardé les criminels dans le lieu de déportation jusqu’à l’expiration de leur peine, leur fournira-t-on, au contraire, les moyens de revenir dans leur patrie ? Mais alors on manquera le but le plus important des colonies pénales, qui est d’épuiser peu à peu dans la mère-patrie la source des crimes, en faisant chaque jour disparaître leurs auteurs. On ne peut croire assurément que le condamné revienne dans son pays honnête homme, par cela seul qu’il aura été aux antipodes, qu’on lui aura fait faire le tour du monde. Les colonies pénales ne corrigent point comme les pénitenciers, en moralisant l’individu qui y est envoyé. Elles le changent en lui donnant d’autres intérêts que ceux du crime, en lui créant un avenir ; il ne se corrige pas s’il nourrit l’idée du retour.

Les Anglais donnent aux condamnés libérés la faculté, souvent illusoire, de revenir sur le sol natal ; mais ils ne leur en fournissent pas les moyens.

Ce système a encore des inconvénients : d’abord il n’empêche pas un grand nombre de criminels, les plus adroits et les plus dangereux de tous, de reparaître au sein de la société qui les a bannis ; et de plus, il crée dans la colonie une classe d’hommes qui, ayant conservé, pendant qu’ils subissaient leur peine, la volonté de revenir en Europe, ne se sont pas corrigés : après l’expiration de leur sentence, ces hommes ne tiennent en rien à leur nouvelle patrie ; ils brûlent du désir de la quitter ; ils n’ont pas d’avenir, par conséquent, point d’industrie ; leur présence menace cent fois plus le repos de la colonie que ceux des détenus eux-mêmes dont ils partagent les passions sans être retenus par les mêmes liens.

Le système de la déportation présente donc, connue théorie légale, un problème difficile à résoudre.

Mais son application fait naître des difficultés bien plus insurmontables encore.

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