I La rencontre

Une nuit glacée de Noël, en l’année 1850. Le long de la Tverskaïa, roulait un fiacre tiré par une paire de chevaux efflanqués et fourbus.

Le ciel, haut et d’un bleu sombre, était parsemé d’étoiles qui allaient se perdre dans l’espace infini. La barbe du cocher se couvrait de givre. L’air, raréfié par le froid, coupait le souffle et piquait le visage. Les roues crissaient sur la neige gelée. Tout cela rappelait les fêtes de Noël, que dès l’enfance, nous avons coutume d’associer à de poétiques sentiments d’amour, aux vieilles légendes, aux traditions populaires, et aussi à l’attente de quelque chose de surprenant et de mystérieux.

Mais on ne voyait ni ces amoncellements de neige blanche, devant les portes, les murs et les fenêtres, ni ces étroits chemins qu’on fraie dans la masse mouvante pour accéder aux maisons, ni ces hauts arbres noirs aux branches couvertes de givre, ni ces champs monotones à perte de vue, éclairés par la lune hivernale au scintillement pâle, ni ce grandiose silence d’une nuit champêtre, dont le charme est inexprimable.

Au contraire, de hautes maisons aux toits rouges, désagréablement uniformes, masquaient l’horizon de part et d’autre, et lassaient la vue par leur monotonie. La rumeur syncopée incessante de la ville faisait naître en vous une tristesse persistante. La neige écrasée, couleur de fumier, couvrait les rues, éclairées çà et là par les lueurs tombant des fenêtres et des devantures des magasins, ainsi que des mornes réverbères, entretenus par un allumeur crasseux, qui se promenait de l’un à l’autre muni de son échelle, cette misère contrastait brutalement avec la somptuosité du ciel de Noël, scintillant et infini. Le monde de Dieu et celui des hommes !

Le fiacre s’était arrêté devant la vitrine éclairée d’un magasin. Un jeune homme beau et svelte d’environ dix-huit ans, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un manteau garni d’un col de zibeline, sauta sur la chaussée, ouvrit précipitamment la porte en faisant tinter la sonnette.

– Une paire de gants, je vous prie.

– Vot’ pointure ?

– Six et demi, répondit le jeune homme sortant son portefeuille, tout en arpentant le magasin.

– Est-ce vous, mon fils ? interrogea une voix sonore et ferme, qui venait de la pièce voisine.

Le timbre de la voix et surtout cette appellation de fils annoncèrent au jeune homme son protecteur mondain, le prince Kornakov, l’un des hommes les plus en vue de la société de Moscou.

Le prince Kornakov était de haute taille, âgé d’une trentaine d’années, très svelte, avec des favoris roux, un long nez fin, des yeux brillants, exprimant à la fois l’intelligence et l’indifférence, des lèvres minces, à la courbe sévère et calme lorsqu’elles ne souriaient pas. Il était assis les jambes allongées devant une haute glace à trumeau, qui reflétait la silhouette élégante de l’arrivant en tenue de soirée. Le prince prêtait sa tête à Monsieur Charly, qui donnait libre court à son art de coiffeur habile. Ce dernier faisant tournoyer adroitement, entre ses mains enduites de pommade, une paire de fers à friser, lançait de temps à autre quelques ordres à Ernest qui lui passait les fers chauds. Il donnait, suivant son expression, un coup de peigne à la coiffure de la plus estimable de ses pratiques.

– Vous allez au bal, mon cher fils ? demanda le prince.

– Oui, et vous, prince ?

– Hélas, je dois y aller aussi Je me suis engagé, ajouta-t-il, et désignant du doigt son gilet blanc et sa cravate : Vous voyez bien !

– Vous n’avez pas envie d’y aller ? interrogea le jeune homme avec étonnement, en arpentant la pièce. Qu’auriez-vous donc fait de votre soirée ?

– Je me serais couché, répondit-il sans affectation aucune.

– Oh ! je ne comprends vraiment pas une chose pareille !

– C’est une chose que, moi non plus, je ne pouvais comprendre il y a dix ans. J’aurais bien fait trois cents verstes en charrette pour ne pas manquer un bal. J’étais jeune alors, et amoureux à chaque nouveau bal ; surtout, je me savais beau garçon, et sûr de n’offrir à la vue, de quelque côté qu’on me regardât, ni calvitie, ni faux toupet, ni dents artificielles. Et vous, mon fils, à qui faites-vous la cour en ce moment ?

Il se leva, et ajusta devant la glace le col de sa chemise.

Cette question, lancée sur un ton badin, étonna et choqua le jeune homme.

– Je ne… Je n’ai encore jamais fait la cour à personne, balbutia-t-il en rougissant.

– Ah ! oui, j’oubliais. Votre cousine m’a raconté ce matin que vous étiez amoureux du « charmant débardeur ». Comment se fait-il que vous ne lui ayez pas encore été présenté ?

– L’occasion ne s’en est pas offerte jusqu’à présent.

– C’est vrai ? Dites plutôt que l’audace vous a manqué ! Je sais que l’amour véritable – et surtout le premier amour – est toujours timide.

– Ma cousine m’a promis de me présenter aujourd’hui, dit notre jeune homme en souriant d’un air confus.

– Non, non ! C’est moi-même qui vous présenterai, mon cher fils. Croyez-moi, je ferai cela mieux que votre cousine, et vous verrez que je vous porterai bonheur, ajouta le prince, esquissant un sourire. Pour avoir du succès auprès des femmes, continua-t-il d’un ton docte, il faut être entreprenant et audacieux, et rien ne donne autant d’assurance que le succès lui-même, surtout dans un premier amour, pour réussir dans votre premier amour, il vous faut absolument vaincre cette stupide pudeur qui ne fera que vous nuire. Nous irons ensemble !

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