II Deux enfants

Le jeune homme s’appelait Serge Ivine. C’était un beau garçon, à l’âme fraîche non encore entamée par le remords des fautes commises, et toute pleine de rêves lumineux et de sentiments nobles. À peine sorti de l’enfance et des bancs de l’école, il se trouva, presque inconsciemment, et sans qu’il eut besoin de faire pour cela quoi que ce fut, installé de plain-pied au sein de cette société moscovite, qui accueille avec confiance et – si l’on peut s’exprimer ainsi – en famille les gens ayant un nom et une certaine éducation, sans égard à leurs qualités personnelles. Ces derniers sont reçus plus chaleureusement encore si tous leurs antécédents sont connus de cette société, ce qui était justement le cas d’Ivine. On ne saurait dire si ce fut pour lui un bonheur ou un malheur. D’une part, le commerce de la société lui offrait de nombreux plaisirs, dont pouvait jouir sa jeunesse sans arrière-pensée et sans remords, d’autre part, le monde lui communiquait imperceptiblement la basse passion de la vanité, par la nature des plaisirs qu’il offre, comme par les lois des convenances qui le régissent, il minait l’élan et la constance de ses bonnes dispositions. Des rêves d’amour, d’amitié et, hélas, de vanité aussi, s’ajoutant à l’attrait de l’inconnu et à l’enthousiasme propre à la jeunesse, emplissaient son imagination d’une étrange confusion.

C’est aux bals de cet hiver – ses premiers bals – qu’il rencontra la comtesse Schœffing à laquelle le prince Kornakov, qui avait la manie de donner des sobriquets à tout le monde, donnait le surnom de « charmant débardeur ». Serge éprouvait à la vue de cette personne des délices incompréhensibles, lorsqu’il ne pouvait la voir, sa pensée ne la quittait pas. Ses yeux avaient un jour croisé le regard curieux et ingénu de la comtesse, il en avait éprouvé une joie intense, et, Dieu sait pourquoi, une peur telle, qu’il évitait toute occasion de lui être présenté.

La comtesse Schœffing était bien faite pour attirer un garçon comme Serge. Elle était belle, d’une beauté qui était à la fois celle d’une femme et d’une enfant ; son visage intelligent respirait la douceur et la gaieté. De plus, elle appartenait à la plus haute société. Et rien n’ajoute plus de charme à une femme que la réputation d’être une femme séduisante, d’abord, parce qu’elle en est heureuse, ensuite parce qu’elle attire à elle toutes les attentions. La comtesse possédait encore le charme rare de la simplicité, non pas cette simplicité qui s’oppose à l’affectation, mais une simplicité naïve et charmante qui se rencontre si rarement et qui pare la femme de la plus attrayante originalité. Elle interrogeait avec simplicité et répondait de même. On ne percevait jamais dans ses propos l’ombre d’une arrière-pensée, elle disait tout ce qui passait par sa petite tête intelligente. C’était l’une de ces rares femmes qui captent l’affection de tous, même de ceux qui auraient pu l’envier. Enfin à ses attraits s’ajoutait celui d’une jeune femme malheureuse en ménage Le comte Schœffing était un chevalier d’industrie de grande envergure. À plusieurs reprises, il avait amassé une véritable fortune, qu’il avait reperdue aussitôt et, pour clore sa carrière par un coup d’éclat, il avait épousé une riche héritière. On ne sut jamais comment ce mariage avait pu se faire, mais il était évident que l’amour n’y avait joué aucun rôle, ni d’une part, ni de l’autre. Le comte Schœffing aimait sa femme, comme on aime la plus douce et la plus docile des épouses. Il l’aimait aussi parce qu’elle était jolie (il n’y avait guère qu’un an à peine qu’ils étaient mariés). Quoique les âmes sensibles prétendissent qu’il ne la valait pas et qu’il était incapable de la comprendre, nous resterons muets sur ce point, puisque la charmante Schœffing n’exigeait pas de son mari un autre amour. Elle n’avait pas le désir d’un meilleur époux que son Jean, elle l’aimait d’un amour semblable à celui qu’il lui offrait. Elle n’avait jamais aimé avant son mariage. Mariée, il lui était arrivé de rencontrer des hommes qui auraient pu lui plaire, mais elle ne s’était jamais donné la peine de les aimer. Tous, autant qu’elle avait pu les connaître, lui rappelaient son mari. Les seules choses qui lui déplaisaient en celui-ci étaient son goût de la dépense son amour du jeu et l’élasticité de sa conscience, car il perdait au jeu et venait même de perdre plus de la moitié de la fortune personnelle de sa femme. Mais est-ce qu’une jeune fille russe de bonne famille doit avoir une notion de ce qu’est la fortune, de l’impossibilité de vivre sans elle et du labeur et du mal qu’elle avait dû coûter à ses ancêtres. Ce que la jolie comtesse savait, c’est que son mari avait perdu quarante ou soixante mille roubles, et que ce jour-là, il était encore parti pour jouer. Elle sentait confusément que son Jean se conduisait mal mais laissant là ces ennuyeuses pensées, elle se prépara tranquillement pour le bal des Z… vers lequel, au même moment, se dirigeait Serge en compagnie du prince Kornakov.

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