À quoi bon essayer de décrire le bal dans tous ses détails ? Qui ne se souvient de l’impression étrange et saisissante du premier bal ? Éclat de mille feux, yeux, diamants, couleurs, velours et soieries, épaules nues, mousselines, chevelures, habits noirs et gilets blancs souliers de satin, uniformes bigarrés et livrées, l’odeur des fleurs, des parfums et des femmes, la rumeur de milliers de voix, le bruit des pas à demi couvert par les sons éclatants de quelque danse, valse ou polka, et ce va-et-vient ininterrompu, et le capricieux mélange de tous ces éléments !
Mais les sensations que le bal éveillait chez nos deux amis étaient bien différentes. Serge était si ému, qu’on aurait pu voir, sous son gilet blanc, son cœur battre à coups violents et précipités, il fut contraint de faire une pause sur le palier, avant de pénétrer dans la salle, moins pour rectifier sa coiffure, que pour reprendre sa respiration et donner à ses joues le temps de revenir à une couleur normale. Le prince Kornakov au contraire, ayant adressé quelques paroles aimables à la maîtresse de maison, avec la même désinvolture que s’il entrait dans sa chambre à coucher, pénétra en souriant dans la grande salle, où il rejoignit le cercle aristocratique, qui se tenait à l’écart de la foule. Son pas était tranquille et assure comme celui d’un fonctionnaire retrouvant son bureau et sa table de travail. Rien ne pouvait surprendre le prince, sa distinction naturelle comme celle de la société dans laquelle il vivait, le mettant à l’abri de tout événement fâcheux. Attendrait-il d’un bal un plaisir quelconque ? Depuis trop longtemps il en avait perdu l’habitude. L’observation même, seule distraction de quelque intérêt pour celui qui ne danse pas, n’avait plus rien de neuf à lui apporter.
« Tiens, voici la belle D… qui s’habille avec tant de chic, comme d’habitude, elle écoute en souriant les éternels compliments de ses admirateurs attitrés. Nadinka, aux si jolis yeux, doit sans aucun doute se trouver par là, dans quelque salon et, dans son sillage, le baron au monocle et au mauvais français, qui depuis un an, a l’intention de l’épouser et ne le fera probablement jamais. Voici le petit aide de camp au grand nez – celui-là même qui s’imagine que le summum de l’esprit consiste à débiter des gaudrioles. Pour l’instant, il se tord de rire en racontant des grivoiseries à cette vieille fille émancipée qu’est Mlle G… »
Les tables de jeu sont invariablement aux mêmes places, occupées par les mêmes personnes qui jouent toujours aux mêmes taux, comme la coutume le veut, depuis cinq ans que les P… donnent des bals. La maîtresse de maison, avec le même éternel sourire et la même phrase cent fois répétée, s’affaire d’une pièce à l’autre. Au centre du salon tournoient cinq ou six étudiants, deux officiers de la garde, convoqués tout spécialement pour cette soirée, ainsi que les inévitables Tamarine Gloubkov et Nieguitchev vieillis sur les parquets de Moscou et dont la présence ennuie tout le monde.
Près de la porte, debout le long du mur, des habits noirs inconnus et immobiles. Dieu seul sait ce qui les a attirés ici ! De temps à autre, un mouvement se fait dans leurs rangs, l’un d’entre eux, particulièrement audacieux, se détache et s’aventure à travers la salle pour inviter à danser la seule dame que, sans doute, il connaisse. Il l’entraîne dans quelques tours de valse, au grand ennui de la dame, puis disparaît de nouveau derrière la muraille des cavaliers solitaires.
Quelques pauvres jeunes filles, ne connaissant personne, et qui doivent aux multiples intrigues de leurs parents d’avoir été conviées à ce bal, font tapisserie le long des murs, leurs belles toilettes ne leur servent de rien (bien qu’elles leur aient peut-être coûté un long mois de travail) et la rage de se voir délaissées les enlaidit encore.
Il serait trop long de tout énumérer, mais pour le prince Kornakov, tout cela était terriblement périmé. Malgré la disparition de plus d’une ancienne figure et l’apparition dans l’arène mondaine de plusieurs nouveaux venus, les attitudes, les gestes et les conversations de tous ces gens sont restés les mêmes. L’agencement matériel du bal, avec son buffet, son souper, sa musique, la décoration des salons – tout cela, le prince le connaissait si à fond qu’il en était parfois écœuré.
Le prince Kornakov appartenait au nombre de ces riches célibataires d’un certain âge, pour lesquels la société était devenue une nécessité, à la fois indispensable et ennuyeuse. Dès sa prime jeunesse, il avait en effet occupé la première place, sans aucune difficulté, au sein de cette société mondaine et son amour-propre ne l’autorisait pas à s’essayer dans un autre milieu, il n’admettait même plus la possibilité d’un autre mode d’existence. Le monde l’ennuyait, il était trop intelligent pour ne pas souffrir de la futilité d’un commerce constant entre gens que ne liaient ni l’intérêt, ni aucun sentiment noble, mais le seul maintien artificiel de ces rapports de convention. Son âme était toujours empreinte d’une tristesse latente lui venant du regret des années gâchées et de l’appréhension d’un avenir sans promesses. Cette tristesse se traduisait, non par l’angoisse ou le repentir mais par des propos sarcastiques et snobs, souvent assez mordants, superficiels parfois, mais toujours spirituels et excessivement originaux. Il participait si peu aux affaires de la société et la considérait de si haut, qu’il ne pouvait avoir de heurt avec qui que ce soit, mais, en retour, il n’attirait l’affection de personne, sans toutefois susciter d’animosité, il avait cependant droit à un certain respect, que le monde lui témoignait en raison de son rang.