I

Au printemps de l’année 1830, Yan Yatchevski reçut dans sa propriété de Rojanka la visite de Joseph Migourski, le fils de son ami défunt.

Yatchevski était un vieillard de soixante-cinq ans, large de front, large d’épaules, large de poitrine, portant une longue moustache blanche sur un visage couleur de brique.

C’était un patriote du temps du second partage de la Pologne. Tout jeune, il avait servi avec Migourski père, sous le drapeau de Kosciuszko, et il haïssait de toute son âme de patriote « l’apocalyptique » – suivant son expression – et dévergondée Catherine II, ainsi que son amant Poniatowski, « le misérable traître ». Il était aussi certain de la restauration de la République polonaise, qu’il était certain, la nuit, de voir le soleil luire le lendemain.

En 1812, il commandait un régiment dans l’armée de ce Napoléon qu’il adorait. Il pleura la chute du grand empereur, mais il ne désespérait pas de voir sa Pologne reconstituée, ne fût-ce qu’en partie.

L’ouverture de la diète de Varsovie par Alexandre 1er raviva son espoir ; mais la Sainte-Alliance, la réaction qui s’étendit sur toute l’Europe, retardèrent la réalisation de ses désirs les plus sacrés.

Vers 1825, Yatchevski s’installa définitivement dans sa propriété de Rojanka et y vécut, occupé à gérer ses biens, à chasser, à lire journaux et lettres qui lui permettaient de suivre avec une attention soutenue les événements politiques de son pays.

Il avait épousé, en secondes noces, une belle et pauvre jeune fille ; ce mariage ne fut pas heureux. Il n’aimait ni n’estimait sa seconde femme, la traitait cavalièrement, comme s’il avait voulu se venger sur elle de la faute qu’il avait commise. Il n’avait pas d’enfant d’elle, alors qu’il avait deux filles de sa première femme. L’aînée Wanda, majestueuse beauté qui ne s’ignorait pas, s’ennuyait fort à la campagne ; la cadette, Albine, favorite du père, était une fillette vive, maigriotte, à la blonde chevelure bouclée et aux grands yeux gris et brillants, très écartés l’un de l’autre, comme ceux de son père.

Albine avait quinze ans lors de l’arrivée de Joseph Migoursky. Ce dernier, au temps où il étudiait à Vilna, avait déjà été en relation avec Yatchevski qui, à cette époque, y séjournait pendant l’hiver. Il faisait alors la cour à Wanda ; mais c’était pour la première fois qu’il venait en homme fait et libre de sa destinée.

L’arrivée de Joseph Migoursky fit plaisir à tous les habitants de Rojanka : au père, parce que José lui rappelait son ami quand ils étaient jeunes tous deux et que le jeune homme contait avec chaleur et enthousiasme l’effervescence révolutionnaire qui agitait non seulement la Pologne, mais encore l’étranger d’où il arrivait ; à Mme Yatchevski, parce que son mari était plus réservé devant les étrangers et ne la brusquait pas à tout propos ainsi qu’il en avait l’habitude ; à Mlle Wanda, parce qu’elle était certaine que Migourski venait pour elle, dans l’intention de demander sa main ; elle était, d’ailleurs, prête à la lui accorder, mais avec l’intention, ainsi qu’elle le disait, de lui tenir la dragée haute ; enfin, Albine était heureuse parce que tout le monde était content.

Il n’y avait pas que Wanda qui était convaincue que Migourski venait pour demander sa main ; dans la maison tout le monde le pensait, depuis le père jusqu’à la vieille bonne Ludovique, bien que personne n’en soufflât mot.

C’était exact en effet. Migourski était venu dans cette intention. Mais après une semaine de séjour, il partit, troublé et confus, sans s’être ouvert.

Chacun fut surpris de ce départ précipité et personne n’en put démêler le motif. Seule, Albine l’avait deviné.

Durant tout le séjour du jeune homme à Rojanka, elle avait remarqué qu’il n’était gai et animé qu’en sa présence. Il la traitait en enfant, plaisantait avec elle, la taquinait ; mais avec son intuition de femme, elle sentit que ce n’était pas la conduite d’un adulte envers une fillette : c’était celle de l’homme envers la femme. Elle s’en était aperçue au regard tendre qu’il posait sur elle au moment où elle entrait ou sortait. Elle ne se rendait pas bien compte du sens de cette attitude, mais cela l’amusait et, malgré elle, elle cherchait à lui plaire. Or tout ce qu’elle faisait lui plaisait et il était toujours animé en sa présence. Il aimait à la voir courir avec son beau lévrier qui sautait sur elle et léchait son visage rayonnant ; il aimait à entendre son rire sonore qui éclatait au plus futile prétexte ; il aimait à la regarder lorsqu’elle se contenait pour ne pas rire, en écoutant l’ennuyeux sermon du curé ; il aimait à suivre l’expression de son visage quand elle mimait avec une frappante ressemblance soit sa vieille bonne, soit le voisin aviné, soit Migourski lui-même en passant instantanément d’une imitation à une autre. Mais ce qu’il admirait par-dessus tout en elle, c’était sa joie de vivre. On eût dit qu’elle venait seulement d’apprendre tout le charme de la vie et qu’elle se hâtait d’en jouir ; et, s’apercevant que cette exubérance l’enthousiasmait, elle s’animait elle-même davantage et son bonheur de vivre devenait plus éclatant.

Voici pourquoi seule Albine savait le motif pour lequel Migourski, bien que venu dans cette intention, n’avait pas fait sa déclaration à Wanda. Quoiqu’elle n’eût osé le dire à personne, ni même se l’avouer, elle sentait au fond de son cœur qu’il s’était efforcé d’aimer sa sœur, mais s’était épris d’elle. Elle s’en étonnait fort, se trouvant bien inférieure à la belle, instruite et intelligente Wanda ; mais elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’il en était ainsi et ne pas en être heureuse, car elle-même s’était éprise de Migourski avec toutes les fibres de son jeune cœur. Elle aimait comme on aime la première et unique fois dans la vie.

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