Vers la fin de l’été, les journaux annoncèrent que la Révolution venait d’éclater à Paris. Aussitôt après, parvint la nouvelle de l’effervescence qui régnait à Varsovie. Yatchevski attendait avec inquiétude et espoir, à l’arrivée de chaque courrier, l’annonce de l’assassinat de Constantin et du commencement de la Révolution polonaise. Enfin, en novembre, on apprit à Rojanka, coup sur coup, l’attaque du palais du vice-roi, la fuite du grand-duc Constantin, la déclaration par la Diète de la déchéance du trône de Pologne de la dynastie des Romanov, la dictature Khlopicki et la nouvelle libération du peuple polonais.
L’insurrection ne s’était pas encore étendue jusqu’à Rojanka, mais tous ses habitants en suivaient attentivement les progrès et s’y préparaient.
Le vieux Yatchevski entretenait une correspondance suivie avec l’un des chefs de la révolte qui était de ses vieux amis, recevait des juifs mystérieux, commissionnaires en révolution, et n’attendait que l’instant propice pour se joindre aux insurgés.
Mme Yatchevska prenait souci plus que jamais d’entourer son mari de tout le confort possible et, comme toujours, ne faisait, par cela même, que l’irriter davantage. Wanda avait expédié ses diamants à une amie de Varsovie pour que leur produit en fût remis au Comité révolutionnaire. Albine ne s’intéressait qu’aux faits et gestes de Migourski. Elle savait par son père que le jeune homme s’était enrôlé dans la colonne de Dwernicki, et concentrait toute son attention sur elle. Migourski avait écrit à deux reprises : la première fois, il avait fait part de son entrée dans l’armée, puis, vers le milieu de février, il décrivit en termes enthousiastes la victoire des Polonais sous Stohek, où ils avaient pris aux Russes six canons et fait de nombreux prisonniers. « Victoire des Polonais, défaite des Moscovites ! Vivat ! » s’écriait-il en terminant.
Albine était enchantée. Elle examinait la carte, calculait où et quand les Moscovites devaient être définitivement vaincus et elle tremblait et pâlissait chaque fois que son père dépouillait lentement son courrier.
Un jour, sa belle-mère, entrant dans sa chambre, la surprit devant une glace en pantalon et en dolman. La fillette se préparait évidemment à s’enfuir de la maison sous cet uniforme pour se joindre à l’armée polonaise. Mme Yatchevski conta la chose au père. Celui-ci fit venir la jeune fille et, dissimulant la joie qu’il avait éprouvée en apprenant le dévouement de sa fille à la grande cause de la Pologne, la gronda sévèrement ; il lui dit qu’elle devait chasser de son cerveau une idée aussi stupide : « La femme a autre chose à faire : aimer et encourager ceux qui se sacrifient pour la patrie », ajouta-t-il. Enfin, il lui fit ressortir combien elle lui était nécessaire : elle était sa joie et sa consolation et bientôt le temps allait venir où elle serait nécessaire à son mari ; et, voulant toucher plus intimement son cœur, sachant que cela porterait, il lui fit comprendre qu’il était seul et malheureux. Elle colla son visage contre le sien et, tout en voulant retenir ses larmes qui, pourtant, mouillèrent la robe de chambre du père, elle lui promit de ne rien faire sans son avis.