Migourski était autorisé à vivre en dehors de la caserne. L’empereur Nicolas exigeait que les Polonais dégradés non seulement supportassent tout le poids de la rude vie de soldat, mais encore toutes les humiliations auxquelles, à cette époque, étaient en butte les simples troupiers. Heureusement, la majeure partie de ses sous-ordres comprenaient la malheureuse situation du dégradé et, en dépit des dangers auxquels ils s’exposaient, ne se conformaient pas, lorsqu’ils le pouvaient, à la volonté suprême. Le commandant du bataillon où était incorporé Migourski, soldat demi-lettré, sorti du rang, se rendait parfaitement compte de la situation faite à ce jeune homme instruit, riche, qui avait tout perdu ; aussi en avait-il pitié et était-il très tolérant à son égard. Migourski, de son côté, appréciait la bonhomie du commandant aux favoris blancs coupant son visage de soldat bouffi, et, pour s’acquitter de ses bons procédés à son égard, donnait des leçons de mathématiques et de français à ses fils qui se préparaient à l’École militaire.
La vie de Migourski à Ouralsk, qui durait déjà depuis six mois, n’était pas seulement monotone et triste, mais fort pénible. En dehors du commandant de bataillon, envers lequel il observait une attitude réservée, il n’avait de relations qu’avec un Polonais déporté, peu instruit, désagréable et trop dégourdi, qui faisait le commerce de poissons. Ce qui lui pesait le plus, c’était son manque d’endurance devant les privations. La confiscation de ses biens lui avait enlevé toutes ses ressources et il ne pouvait joindre les deux bouts qu’en vendant les quelques bijoux qui lui restaient.
L’unique, la grande joie de sa vie était sa correspondance avec Albine, dont l’image poétique et charmante, restée vivace dans son cœur depuis sa dernière visite à Rojanka, devenait de plus en plus radieuse dans son exil. Dans une de ses lettres, la jeune fille lui avait demandé, entre autres choses, ce que signifiaient ces paroles d’une de ses anciennes missives : Quels que fussent mes plans et mes rêves. Il lui avait répondu que rien maintenant ne l’empêchait plus d’avouer que son rêve le plus cher était de faire d’elle sa femme. Elle lui répondit qu’elle l’aimait. Il lui écrivit alors qu’elle aurait mieux fait de ne pas le lui dire, tellement il lui était pénible de penser ce qu’aurait pu être sa vie, alors qu’elle était maintenant devenue impossible. Elle répondit que non seulement c’était chose possible, mais chose certaine. Il refusa un sacrifice qu’il ne saurait accepter dans la situation où il se trouvait.
Peu après cette correspondance, il reçut un mandat de deux mille ducats. Par le timbre de la poste et par l’adresse, il comprit que c’était un envoi d’Albine ; il se souvint que dans l’une de ses premières lettres, il lui décrivait d’un ton badin combien il était heureux de pouvoir gagner par ses leçons l’argent qui lui était nécessaire pour s’acheter du thé, du tabac et même des livres. Replaçant le mandat dans une autre enveloppe, il le lui renvoya et, en quelques mots, la pria de ne pas troubler leurs pures relations par un envoi d’argent ; il l’assurait, du reste, qu’il avait tout ce qu’il lui fallait et qu’il était des plus heureux de se savoir une amie comme elle.
Sur ce, leur correspondance cessa.
Un jour de novembre, Migourski était occupé chez le lieutenant-colonel, commandant le bataillon, à donner la leçon à ses deux enfants, quand le tintement d’une clochette de poste se fit entendre et un traîneau s’arrêta devant le perron de la maison. Les enfants se précipitèrent pour voir qui arrivait. Migourski, seul dans la chambre, regardait la porte en attendant les enfants ; ce fut Mme la colonelle elle-même qui entra.
– Il y a une dame qui vous demande, fit-elle. Elle doit être de votre pays, car elle a tout à fait la tournure d’une Polonaise.
Si l’on avait demandé à Migourski : « Considérez-vous comme possible l’arrivée l’Albine ici ? », il eût répondu que c’était une chimère, et pourtant, au fond de son âme, il l’attendait.
Le sang lui afflua au cœur et, haletant, il courut jusqu’à l’entrée. Il y avait là une grosse femme grêlée qui dénouait un fichu de sa tête : derrière venait une autre femme. Entendant des pas derrière elle, elle se retourna vivement ; sous un capuchon, les yeux d’Albine, aux cils engivrés, brillaient pleins de bonheur. Le jeune homme était comme pétrifié, il ne savait que faire et que dire.
– José ! s’écria-t-elle, l’appelant du nom que lui donnait son père et qu’elle lança involontairement, puis elle l’entoura de ses bras, appuya son visage froid et empourpré contre celui de Migourski et se mit à rire et à pleurer.
Ayant appris qui était Albine et pourquoi elle était venue, la bonne colonelle l’accueillit chez elle et exprima l’intention de la garder jusqu’au jour de son mariage.