Ce fut dans ces pénibles moments qu’arriva à Ouralsk un Polonais du nom de Rosolovski, qui avait participé à l’élaboration du projet hardi poussant à la révolte et à l’évasion des déportés sibériens, organisées à cette époque par un prêtre exilé du nom de Sirotsinski. Comme l’avait été Migourski et les milliers d’autres déportés, dont le seul crime était de vouloir rester ce qu’ils étaient, c’est-à-dire Polonais. Rosolovski fut fustigé et incorporé dans le bataillon où était Migourski.
Le nouvel arrivé, ancien professeur de mathématiques, était un homme long, légèrement voûté, maigre. Il avait les joues caves et le front rembruni. Dès le premier soir de son arrivée, assis devant une tasse de thé, chez les Migourski, il se mit naturellement à conter de sa voix basse, lente, l’affaire pour laquelle il avait si cruellement souffert. L’abbé Sirotsinski avait formé une société secrète dont les ramifications tenaient toute la Sibérie et dont le but était de soulever les soldats, les forçats et les déportés à l’aide des Polonais incorporés dans les régiments de cosaques et de fantassins, de s’emparer, à Omsk, de l’artillerie et de libérer tout le monde.
– Était-ce donc possible ? demanda Migourski.
– Très possible. Tout était prêt, fit Rosolovski, fronçant les sourcils.
Il développa tranquillement tout le plan et toutes les mesures qui avaient été prises pour le saut des conspirateurs au cas où la tentative échouerait. Le succès eût été certain si deux scélérats ne les avaient trahis. À en croire Rosolovski, l’abbé était un homme de génie et d’une grande force d’âme ; aussi était-il mort en héros et en martyr.
Rosolovski continua le récit, de sa voix impassible, en donnant tous les détails du supplice auquel il dut assister, sur l’ordre des autorités, avec tous ceux qui participèrent au complot.
– Deux bataillons placés sur deux rangs formaient un long couloir. Chaque soldat était muni d’un bâton flexible, de la grosseur d’un tiers de canon de fusil, dont le modèle avait été approuvé par le tsar. Le premier amené fut le docteur Chakalski. Deux soldats le tenaient, tandis que les autres frappaient de leurs bâtons son dos nu au moment où il passait à leur niveau. Je n’eus conscience de ce châtiment qu’au moment où l’infortuné s’approcha de l’endroit où je me tenais ; jusqu’alors je n’entendais qu’un roulement de tambour et ne compris la torture qu’au moment où j’entendis le sifflement des bâtons et le bruit qu’ils faisaient en frappant la chair. Je vis les soldats le traîner à l’aide de leur fusil, tandis qu’il marchait en tressaillant et en tournant la tête tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Lorsqu’il arriva devant nous, j’entendis un médecin russe dire au soldat : » Ne le frappez pas trop fort, ayez pitié. » Mais il frappait toujours ; lorsqu’il revint devant moi il ne marchait plus, on le traînait. Son dos était horrible à voir, je fermais les yeux ; il tomba, on l’emporta. Puis ce fut le tour du deuxième, du troisième, du quatrième. Tous tombaient et étaient emportés, les uns morts, d’autres à peine vivants, nous étions obligés de rester là et de regarder. L’exécution dura pendant six heures, de huit heures du matin jusqu’à deux heures. Le dernier était Sirotsinski lui-même. Il y avait longtemps que je ne l’avais vu ; je ne l’aurais pas reconnu tellement il avait vieilli. Sa face glabre était toute ridée et d’une couleur verdâtre, son corps mis à nu était maigre, jaune, ses côtes faisaient saillie. Comme les autres, il tressaillait à chaque coup et relevait la tête ; il ne poussait aucun gémissement, mais priait à haute voix : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam.
– Je l’ai entendu de mes propres oreilles, fit vivement Rosolovski.
Et, les lèvres closes, il se mit à souffler du nez.
Ludovique, assise près de la fenêtre, sanglotait.
– Quelle nécessité de conter tous ces détails !
– Des bêtes fauves ! s’écria Migourski en jetant sa pipe.
Il se leva brusquement et, d’un pas rapide, passa dans la chambre à coucher noyée dans l’obscurité. Albine restait les yeux fixés, comme pétrifiée.