Le lendemain, en rentrant de l’exercice, Migourski fut étonné et joyeux en voyant sa femme qui, comme jadis, venait à sa rencontre d’un pas léger, le visage rayonnant. Elle le conduisit dans la chambre à coucher.
– Maintenant, écoute, José.
– J’écoute, qu’y a-t-il ?
– Je n’ai pas dormi de la nuit en songeant au récit de Rosolovski. Je suis décidée. Je ne puis continuer à vivre ainsi, je ne peux plus rester ici. Plutôt mourir que rester.
– Mais que faire ?
– Fuir !
– Fuir ? Comment ?
– J’ai tout pesé, écoute.
Elle lui fit part du plan qu’elle avait imaginé pendant la nuit. Son mari quitterait la maison à la tombée de la nuit et laisserait sur les bords de l’Oural son manteau et, sur le manteau, une lettre annonçant son suicide. Tout le monde penserait qu’il s’était noyé. On le chercherait, il y aurait échange de paperasses dans les bureaux, alors qu’il demeurerait caché. Elle le cacherait si bien que personne ne le découvrirait. Tout un mois pourrait se passer ainsi, et, lorsque tout se serait bien calmé, ils en profiteraient pour s’enfuir.
Le plan parut tout d’abord irréalisable à Migourski. Mais vers la fin de la journée, il était ébranlé par la conviction de sa femme. Du reste, il avait encore pour céder un autre motif : en cas d’échec, un châtiment du genre de celui dont avait parlé Rosolovski ne menaçait que lui seul, alors que le succès pouvait libérer sa femme. Il voyait combien la vie lui était pénible ici depuis la mort de leurs enfants.
Rosolovski et Ludovique furent initiés à leur projet, après de longs conciliabules, de nombreux changements, le plan de l’évasion fut établi. Tout d’abord, il fut décidé que Migourski, après son simulacre de suicide, fuirait seul et à pied. Albine devait partir en voiture et le rejoindre à un endroit convenu. Tel fut le premier plan. Mais lorsque Rosolovski eut conté toutes les malheureuses tentatives d’évasion qui avaient échoué en Sibérie pendant les cinq dernières années (un seul réussit à s’enfuir), Albine proposa un autre plan.
José, caché dans la voiture, voyagerait avec elle et Ludovique jusqu’à Saratov. Là, changeant de vêtement, il suivrait à pied les bords de la Volga et, à un point désigné, s’embarquerait dans une yole qu’elle louerait à Saratov, tous trois ensemble descendraient la Volga jusqu’à Astrakan, et se rendraient en Perse par la Caspienne. Ce plan fut approuvé par tout le monde, Rosolovski en tête. Une difficulté toutefois se présentait, c’était de ménager dans la voiture une cachette qui n’attirerait pas l’attention des autorités et pourrait dissimuler un homme.
Entre temps, Albine, qui était allée sur la tombe de ses enfants, exprimait à Rosolovski sa douleur d’être obligée d’abandonner en pays étranger les restes de ses petits. Celui-ci, après un instant de réflexion, dit :
– Demandez l’autorisation d’emporter avec vous les cercueils des enfants ; on vous l’accordera.
– Non, je ne le veux ni le peux ! fit Albine.
– Demandez-le, tout est là. Nous ne prendrons pas les cercueils et la grande caisse que nous construirons à cette intention servira à Joseph.
Tout d’abord, Albine écarta cette proposition, car il lui était pénible de mêler ses enfants à une supercherie. Mais lorsque Migourski eût approuvé gaiement ce projet, elle consentit à son tour.
Le plan fut donc définitivement arrêté ainsi : Migourski devait faire ce qu’il fallait pour convaincre les autorités qu’il s’était noyé. Lorsque sa mort serait reconnue, Albine adresserait une requête demandant l’autorisation de retourner dans son pays en emportant avec elle les cendres de ses enfants. Munie de cette autorisation, elle simulerait l’enlèvement des cercueils, et Migourski s’installerait dans la caisse ménagée à cet effet.
Le voyage se poursuivrait ainsi jusqu’à Saratov où devait se faire l’embarquement. Dans le bateau José sortirait de la caisse et on irait vers la mer Caspienne et, de là, soit en Perse, soit en Turquie : ce serait la liberté.