Sans entrer à Saratov, Albine donna l’ordre de s’arrêter sur la rive gauche de la Volga, dans le bourg de Pokrovskaïa juste en face de la ville. Elle espérait avoir le temps, durant la nuit, de converser avec son mari et même de le faire sortir de la caisse. Malheureusement, pour passer cette courte nuit de printemps, le cosaque s’était installé tout près dans un chariot vide placé sous un abri. Ludovique, qui, sur l’ordre d’Albine, était restée dans leur voiture, certaine que le cosaque ne s’éloignait pas à cause d’elle, clignait des yeux, riait et couvrait de son fichu son visage grêlé. Mais Albine ne riait plus et devenait de plus en plus inquiète de l’étrange attitude du cosaque.
À plusieurs reprises, durant cette nuit claire, Albine sortit de la chambre d’auberge par la porte de derrière. Mais le cosaque ne dormait toujours pas et demeurait assis dans le chariot vide. Ce ne fut que vers l’aube, alors que les coqs commençaient à se répondre, qu’Albine put échanger quelques paroles avec son mari. Étendu dans le chariot, le cosaque ronflait. Elle s’approcha doucement de la voiture, heurta la caisse.
– José ! fit-elle.
Pas de réponse.
– José ! José ! reprit-elle plus haut inquiète.
– Quoi ? qu’y a-t-il ? fit la voix endormie de Migourski.
– Pourquoi ne réponds-tu pas ?
– Je dormais, fit-il.
Au tremblement de sa voix, Albine comprit qu’il riait.
– Eh bien, faut-il sortir ?
– Impossible, le cosaque est là.
En prononçant ces paroles, elle regarda le cosaque.
Chose singulière, le cosaque ronflait mais ses bons yeux bleus étaient grands ouverts : il la regardait et ce ne fut qu’au choc de ce regard qu’il abaissa les paupières. « Est-ce une illusion, ou ne dort-il pas réellement ? » se demanda Albine, et aussitôt : « Non, c’est une idée », se dit-elle, et, se retournant vers la caisse :
– Prends patience encore un peu, fit-elle. As-tu faim ?
– Non, mais je voudrais bien fumer.
Albine jeta de nouveau un regard au cosaque.
Il dormait.
« Certainement, c’était une idée », songea-t-elle.
– Je vais aller immédiatement chez le gouverneur.
– Allons, va ; bonne chance !
Albine prit dans sa valise une de ses robes et rentra à l’auberge pour se changer.
Ayant revêtu sa plus belle robe, elle traversa la Volga. Sur le quai, elle prit une voiture et se fit conduire chez le gouverneur. La jeune et jolie veuve polonaise, toute souriante, parlant admirablement le français, plut beaucoup au vieux beau qu’était le gouverneur.
Il lui accorda toutes les autorisations qu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain pour recevoir l’ordre écrit à l’adresse du chef de la ville de Tsaritsyn.
Heureuse du succès de sa requête et de l’impression qu’elle avait produite sur le gouverneur, Albine, pleine d’espoir, descendit la côte qui conduisait au port. Le soleil surplombait déjà les arbres de la forêt voisine et ses rayons jouaient sur la large nappe d’eau. À droite et à gauche, sur les collines, on voyait les pommiers tout en fleurs, tels de petits nuages blancs. Une forêt de mâts hérissait le fleuve et les voiles battaient au vent.
Arrivée dans le port, la jeune femme fit causer son cocher pour savoir si on pouvait louer un bateau pour aller à Astrakan. À ces mots, une dizaine de bateliers lui offrirent gaiement leurs services. Elle retint un de ceux qui lui inspirèrent le plus de confiance et se fit montrer le bateau. Celui-ci était pourvu d’un petit mât à voile qui permettait d’utiliser le vent. Pour le cas où il n’y aurait pas de brise, deux solides rameurs devaient y suppléer. Le brave pilote donna le conseil de conserver la voiture et de la placer sur le bateau après avoir ôté les roues.
– Elle tiendra juste et vous y serez plus à l’aise. Si grâce à Dieu, le temps est propice, nous serons dans cinq jours à Astrakan.
Albine convint du prix et dit au batelier de venir à l’auberge du bourg de Pokrovskaïa pour voir la voiture et recevoir les arrhes. Tout s’arrangeait mieux qu’elle ne l’avait espéré. Toute à son bonheur, elle traversa la Volga et revint à l’auberge.