Le cœur d’Albine palpitait d’espoir et d’enthousiasme. Ne pouvant se contenir, elle montrait de la tête, avec un imperceptible sourire à Ludovique tantôt le large dos du cosaque, tantôt le fond de la voiture. Ludovique d’un air entendu, regardait devant elle sans sourciller, en plissant légèrement les lèvres.
La journée était claire ; de tous côtés s’étendait à l’infini le désert reluisant des steppes, argentées sous les rayons obliques du soleil matinal. Des deux côtés de la route, où résonnait comme sur l’asphalte le galop rapide des chevaux bashkirs apparaissaient les tertres des marmottes ; derrière chaque groupe se tenait un petit animal de garde qui après avoir signalé le danger par un sifflement strident, s’élançait dans sa tanière. On ne rencontrait que de rares voyageurs : une colonne de charrettes chargées de blé ou un Bashkir à cheval avec lequel notre cosaque échangeait rapidement quelques mots tartares.
À chaque relais les nouveaux chevaux que l’on prenait étaient frais, bien nourris et le bon pourboire que distribuait Albine aux cochers faisait, suivant leur expression, filer la poste.
Dès la première halte saisissant l’instant où le cocher emmenait les chevaux et où le cosaque entrait dans la cour du relais, Albine se pencha vers son mari, lui demanda comment il se trouvait et s’il avait besoin de quelque chose.
– Je suis très bien et je n’ai besoin de rien, je resterai facilement quarante-huit heures ainsi.
Vers le soir, on arriva dans le grand bourg de Dergatchi. Pour permettre à son mari de prendre un peu d’air et de détendre ses membres, Albine donna l’ordre de s’arrêter, non pas au relais, mais à l’auberge ; puis elle envoya aussitôt le cosaque acheter du lait et des œufs. La voiture fut mise sous l’auvent, et comme il faisait déjà sombre, Ludovique fut détachée pour guetter le retour du cosaque. Albine fit sortir son mari, lui donna à manger, et celui-ci put réintégrer à temps sa cachette.
On envoya chercher les chevaux et on repartit. Albine se sentait de plus en plus joyeuse et ne réussissait pas à contenir son enthousiasme ; elle ne pouvait parler qu’à Ludovique au cosaque ou au petit chien, mais elle ne se privait pas de s’amuser de tous les trois. Ludovique, malgré sa laideur, soupçonnant à chaque homme des visées amoureuses sur elle, elle se croyait aimée du robuste et bon cosaque dont le regard clair et la grande bonhomie plaisaient aux deux femmes. Albine s’amusait du petit Trésor qu’elle menaçait du doigt chaque fois qu’il flairait la caisse de Ludovique et de sa coquetterie comique avec le cosaque, tout innocent d’entreprise amoureuse. Incitée par le danger, par le commencement de la réalisation de son plan, par l’air vif de la steppe, la jeune femme ressentait une allégresse et une gaieté enfantine qu’elle n’avait pas éprouvées depuis longtemps. Migourski entendant le joyeux bavardage de sa femme, oubliait la grande gêne qu’il éprouvait, la chaleur et la soif qui le faisaient souffrir et se réjouissait de sa joie.
Vers la fin de la deuxième journée, on commençait à distinguer dans la brume de vagues formes : c’était la ville de Saratov et la Volga. Le cosaque, dont les yeux étaient faits à la steppe, apercevait nettement le fleuve et les mâts qu’il montrait à Ludovique. Celle-ci naturellement, prétendait les voir. Albine ne distinguait rien, mais cria exprès à haute voix, en parlant à Trésor :
– Saratov, voici Saratov, voici la Volga, avec le dessein de l’annoncer à son mari.