« Eh bien ! Qu’importe, même à la salle commune si vous voulez, dit un jeune officier enveloppé d’une pelisse, coiffé du casque de hussard, et qui arrivait directement en traîneau de voyage dans le meilleur hôtel de la ville de K***.
– Ah, mais il y a tellement de monde, mon petit père Votre Excellence », déclarait le portier qui avait déjà réussi à savoir, par le brosseur, que le hussard s’appelait comte Tourbine, et pour cela lui donnait du « Votre Excellence ». « La dame d’Afremov, avec ses filles, a promis de partir ce soir, alors quand la chambre n° 11 sera libre, vous pourrez l’occuper », ajouta-t-il en précédant le comte dans le couloir tout en se tournant vers lui sans cesse.
Dans la salle commune, devant la petite table, près du portrait en pied, très enfumé, de l’empereur Alexandre Ier, quelques messieurs, probablement des nobles du pays, étaient assis devant du champagne, avec, à côté d’eux, des marchands ou des voyageurs en pelisses bleues.
Le comte, en entrant dans la pièce, appela Blücher, un énorme chien mâtin gris qu’il avait avec lui, ôta son manteau dont le collet était couvert de givre, et commanda de l’eau-de-vie. Resté dans son arkhalouk de soie bleue, il prit place à table et entama la conversation avec les messieurs présents qui, gagnés tout de suite par la physionomie belle et ouverte du voyageur, lui proposèrent une coupe de champagne. Le comte but d’abord un petit verre d’eau-de-vie, puis commanda aussi une bouteille pour régaler ses nouvelles connaissances. Le postillon se présenta pour réclamer un pourboire.
« Sachka ! cria le comte, donne-le-lui ! »
Le postillon sortit en compagnie de Sachka, et revint bientôt avec l’argent dans la main.
« Eh quoi ! mon petit père, Votre Excellence ! Il me semble pourtant avoir peiné pour Ta Grâce ! Tu m’as promis cinquante kopecks et il ne m’en donne que vingt-cinq.
– Sachka ! Donne-lui un rouble. »
Sachka, les yeux baissés, fixait les pieds du postillon.
« C’est assez pour lui, dit-il à voix basse, et du reste je n’ai plus d’argent. »
Le comte tira de son portefeuille les deux seuls billets bleus qui s’y trouvaient, et en remit un au postillon qui lui baisa la main et sortit.
« Ça y est ! Je suis fini, dit le comte, ce sont mes derniers cinq roubles.
– C’est à la hussarde, comte ! fit en souriant un des gentilshommes, évidemment un cavalier en retraite, à en juger par la moustache, la voix et l’allure énergique des jambes. Vous avez l’intention de rester longtemps ici, comte ?
– Il me faut trouver de l’argent, autrement je ne resterai pas. D’ailleurs, il n’y a pas de chambre, que le diable les emporte dans cette maudite auberge…
– Permettez, comte, s’écria le cavalier, pourquoi ne pas vous installer ici ? J’occupe le n° 7. Si vous voulez me faire l’honneur de passer la nuit chez moi, en attendant. Restez chez nous trois jours. Aujourd’hui il y a bal chez le chef de la noblesse. Comme il serait heureux !
– Oui, oui, comte, restez donc, ajouta un autre des interlocuteurs, un joli jeune homme, pourquoi partir si vite ? Les élections n’ont lieu qu’une fois en trois ans. Vous verrez au moins nos belles demoiselles.
– Sachka ! Ramène du linge, je vais aller au bain, dit le comte en se levant. Après nous verrons, peut-être en effet irai-je chez le chef de la noblesse. »
Il appela ensuite le garçon pour lui dire deux mots, auxquels le garçon répondit en souriant : « Que tout se fait par les mains de l’homme », et sortit.
« Alors, mon cher, je fais transporter ma valise dans votre chambre, cria le comte sur le pas de la porte.
– S’il vous plaît, j’en serai heureux, répondit le cavalier en accourant vers lui. N’oubliez pas, n° 7. »
Le comte s’éloigna et le cavalier retourna à sa place. Il s’assit très près d’un fonctionnaire et, le regardant en face, l’œil souriant, il dit :
« Mais c’est lui en personne !
– Hein ?
– Je te dis que c’est ce même hussard, ce bretteur, en un mot Tourbine : il est très célèbre. Je te parie qu’il m’a reconnu. Et comment donc ! À Lébédiane, quand j’étais dans la remonte, nous avons fait la noce ensemble trois semaines sans interruption. Là-bas, nous en avons fait tous les deux, ah ! ah ! Un sacré gaillard, hein ?
– Un vrai ! Et comme il est d’abord agréable ! On n’a jamais rien vu de pareil, répondit le joli jeune homme. Comme on a eu vite fait de lier connaissance… Quoi ! il a vingt-cinq ans, pas davantage ?
– Non, il paraît cet âge, mais il a plus. Ah ! il faut savoir qui c’est ! Qui a enlevé Mme Migounova ? Lui. C’est lui qui a tué Sabline. C’est lui qui, prenant Matnev par les jambes, l’a lancé par une fenêtre. C’est lui qui a gagné trois cent mille roubles au prince Nestérov. Il faut connaître cette tête brûlée : joueur, bretteur, séducteur, mais hussard dans l’âme ; un vrai hussard. Il n’y a que des racontars sur nous, ah, si l’on comprenait vraiment ce qu’est un vrai hussard ! Ah ! c’était le bon temps ! »
Et le cavalier se mit à narrer à son interlocuteur une fabuleuse orgie à Lébédiane avec le comte, qui non seulement n’avait jamais eu lieu, mais qui ne pouvait avoir eu lieu. Premièrement, parce qu’il n’avait jamais encore vu Tourbine, ayant pris sa retraite deux ans avant que le comte n’entrât au service, et deuxièmement, parce qu’il n’avait pas servi dans la cavalerie, mais avait été, pendant quatre ans, un modeste junker du régiment de Bielevsk et avait pris sa retraite aussitôt que promu lieutenant. Mais, dix années auparavant, ayant reçu un héritage, il était allé effectivement à Lébédiane, avait dépensé là, avec les remonteurs, sept cents roubles et s’était fait faire un uniforme à parements orange, afin d’entrer aux uhlans. Le désir d’entrer dans la cavalerie, et les trois semaines passées avec les remonteurs à Lébédiane, restaient la période la plus brillante et la plus heureuse de sa vie, si bien que ce désir, pris d’abord pour la réalité, était devenu ensuite très vite un souvenir véritable. Il commençait lui-même déjà à croire fermement en son passé de cavalier, ce qui du reste ne l’empêchait pas d’être, par sa douceur et son honnêteté, l’homme le plus estimable.
« Oui, qui n’a pas servi dans la cavalerie ne comprendra jamais notre camarade ! » Il s’assit à califourchon sur la chaise et avançant la mâchoire inférieure, reprit à voix basse : « Il lui arrivait de se promener en tête de l’escadron, et non sur un cheval, mais sur un diable, tout en ruades ; et chevauchant ainsi comme un diable, lui aussi. Le commandant d’escadron s’avançait pour la revue.
« Lieutenant ! disait-il, s’il vous plaît, sans vous ça n’ira pas, faites donc défiler l’escadron au pas de parade. C’est bon », répliquait l’autre, et en se retournant, il criait à ses vieux moustachus…
« Ah ! que le diable m’emporte, ça, c’était le bon temps ! »
Le comte revenant du bain, tout rouge, les cheveux mouillés, entra tout droit au n° 7 où se trouvait déjà le cavalier en robe de chambre qui fumait sa pipe en songeant, avec un plaisir mêlé d’une certaine crainte, à ce bonheur qui lui arrivait de loger dans la même chambre que le célèbre Tourbine. « Eh bien ! se dit-il soudain, et si tout à coup il lui prenait fantaisie de me mettre tout nu, de m’emmener hors de la ville et de me fourrer dans la neige, ou… de m’enduire de goudron, ou tout simplement… non, il ne fera pas cela à un camarade », se rassurait-il.
« Sachka ! donne à manger à Blücher », cria le comte.
Apparut Sachka qui pour se remettre du voyage avait bu un verre d’eau-de-vie et était déjà un peu gris.
« Tu n’as pas pu te retenir. Tu es déjà ivre, canaille ! Donne à manger à Blücher.
– Il ne crèvera pas pour cela. Voyez comme il est gras, rétorqua Sachka en caressant le chien.
– Eh bien, pas de réplique ! Va-t’en lui donner à manger.
– Pour vous, il suffit que le chien soit nourri, mais l’homme, s’il boit un petit verre, alors, vous lui faites des reproches.
– Prends garde ! je vais te flanquer une raclée, cria le comte d’une telle voix que les vitres tremblèrent et que le cavalier éprouva même quelque frayeur.
– Pensez-vous à demander si Sachka a mangé quelque chose aujourd’hui ? Quoi, battez-moi, si un chien vous est plus cher qu’un homme ! » répondit Sachka. Mais aussitôt il reçut un tel coup de poing dans la figure, qu’il tomba, se cogna la tête contre la cloison et, protégeant son nez de la main, fonça dans la porte et tomba sur la banquette du corridor.
« Il m’a cassé les dents, gémissait Sachka en essuyant d’une main son nez ensanglanté, et de l’autre grattant le dos de Blücher qui la léchait. Il m’a cassé les dents, Blüchka, mais quand même il est mon comte et je suis prêt à me jeter au feu pour lui. Voilà, puisqu’il est mon comte, tu comprends, Blüchka ? Tu veux manger, hein ? »
Après être resté allongé un instant, il se leva, donna à manger au chien et, presque dégrisé, alla proposer de manger à son maître.
« Vous m’offenseriez tout simplement, disait timidement le cavalier debout devant le comte, qui, les jambes sur le rebord du paravent, était couché sur son lit. Je suis aussi un vieux militaire, un camarade, puis-je dire. Au lieu d’emprunter à quelqu’autre, je suis prêt avec joie à vous donner deux cents roubles. Je ne les ai pas maintenant, je n’en ai que cent, mais aujourd’hui même je trouverai le reste. Vous m’offenseriez tout simplement, comte.
– Merci, mon vieux, fit le comte, devinant d’un coup quelle sorte de relations devaient s’établir entre eux, et frappant le cavalier sur l’épaule. Merci. Eh bien ! Si c’est ainsi, nous irons aussi au bal. Et pour l’heure, qu’allons-nous faire ? Raconte ce qu’il y a chez vous, dans la ville. Quelles sont les belles ? Qui fait la noce ? Qui joue aux cartes ? »
Le cavalier expliqua qu’une foule de jolies femmes seraient au bal, que l’ispravnik Kolkov, élu récemment, était le plus fieffé des noceurs, mais sans la vraie audace des hussards, qu’il était seulement comme ça, un bon garçon ; que le chœur des tziganes d’Iluchka chantait ici depuis le commencement des élections, que Stiochka y était leur soliste, et qu’aujourd’hui tous iraient chez les tziganes après le bal chez le chef de la noblesse.
« Et on joue beaucoup, ajouta-t-il. Il y a un voyageur, Loukhnov, qui joue argent comptant et Iline qui occupe le n° 8, un cornette des uhlans, qui perd aussi beaucoup. La partie est déjà commencée chez lui ; chaque soir ils jouent. Et quel admirable garçon, comte, que cet Iline. Ah ! il n’est pas avare, il donnerait sa dernière chemise.
– Eh bien, alors, allons chez lui, nous verrons quels sont ces gens-là, dit le comte.
– Allons, allons ! Ils seront très contents. »