Le cornette des uhlans, Iline, venait de s’éveiller. La veille il s’était assis à la table de jeu à huit heures du soir et y était resté quinze heures de suite, jusqu’à onze heures du matin. Il avait perdu beaucoup, mais combien au juste, il ne le savait pas puisqu’il avait entre les mains trois mille roubles à lui et quinze mille de l’État que depuis longtemps il mêlait avec les siens. Et il avait peur de compter, craignant de se convaincre de ce qu’il pressentait, à savoir qu’il manquait déjà beaucoup de l’argent du gouvernement. Il s’endormit jusqu’à midi d’un sommeil lourd, sans rêves, comme en ont seuls les très jeunes gens après de très grosses pertes. Il s’éveilla à six heures du soir, précisément au moment de l’arrivée du comte Tourbine à l’hôtel, et, en apercevant autour de lui sur le parquet les cartes, la craie et les tables maculées au milieu de la chambre, il se rappela avec horreur le jeu de la veille et la dernière carte, le valet, qui lui avait coûté cinq cents roubles. Mais, ne croyant pas encore bien à la réalité, il prit l’argent sous son oreiller et se mit à le compter. Il reconnut quelques billets de banque qui, pendant la partie, avaient passé maintes fois d’une main à l’autre, et se rappela toutes les péripéties du jeu. Des trois mille, il ne restait déjà rien, et deux mille cinq cents de l’argent du Trésor manquaient aussi.
Le uhlan avait joué durant quatre nuits consécutives.
Il arrivait de Moscou où on lui avait confié les fonds de la trésorerie. À K*** le maître de poste l’avait retenu sous prétexte de manque de chevaux, mais en réalité parce qu’il était de connivence avec l’hôtelier pour retenir un jour au moins chaque voyageur. Le uhlan, un garçon très jeune et très gai qui, à Moscou, avait reçu de ses parents trois mille roubles pour son équipement, était heureux de passer quelques jours dans la ville de K*** pendant les élections, espérant s’y bien amuser. Il connaissait un propriétaire rural qui avait de la famille, et se promettait d’aller le voir et de faire la cour à ses filles, quand le cavalier se présenta chez lui pour faire sa connaissance ; et le soir même, sans aucune mauvaise intention, l’entraînait chez ses amis, Loukhnov et d’autres joueurs installés dans la salle commune. Dès lors, le uhlan s’était attelé au jeu et non seulement n’avait pas rendu visite à sa connaissance, le propriétaire, mais cessant de réclamer des chevaux n’était pas sorti de la pièce depuis quatre jours.
Après avoir fait sa toilette et bu du thé, il s’approcha de la fenêtre. Il voulait se promener pour chasser le souvenir obstiné de la partie de cartes. Il mit son manteau et descendit dans la rue. Le soleil était déjà caché derrière les maisons blanches aux toits rouges. Le crépuscule commençait à s’étendre. Il faisait chaud. Dans les rues sales, des flocons de neige fondante tombaient doucement. À l’idée qu’il avait dormi toute cette journée, bientôt achevée, Iline devint tout à coup fort triste.
« Le jour passé ne se retrouve jamais. J’ai perdu ma jeunesse ! » se dit-il spontanément, non parce qu’il pensait avoir le moins du monde perdu sa jeunesse, mais parce que cette phrase lui était venue à l’esprit.
« Que vais-je faire maintenant ? se demanda-t-il. Emprunter à quelqu’un et partir. » Une dame se hâtait sur le trottoir. « En voilà une sotte ! » pensa-t-il sans savoir pourquoi. « Personne à qui emprunter. J’ai perdu ma jeunesse. » Il s’approcha des galeries commerciales. Un marchand en pelisse de renard était debout sur le seuil de sa boutique et appelait les clients. « Si j’avais écarté le huit, j’aurais tout regagné. » Une vieille mendiante geignait en le suivant : « Personne à qui emprunter ! » Un monsieur en pelisse d’ours passa dans une voiture, un sergent de police était là debout : « Que faire d’extraordinaire ? Tirer sur eux ? Non, c’est ennuyeux ! J’ai perdu ma jeunesse. Ah ! que voici de beaux harnais ! Ah, s’asseoir en troïka ! Eh, vous, mes chéris ! Je vais rentrer à l’hôtel. Loukhnov viendra bientôt, nous nous mettrons à jouer. » Il rentra à l’hôtel, compta encore une fois l’argent. Non, la première fois, il ne s’était pas trompé : il manquait toujours deux mille cinq cents roubles de l’argent du Trésor. « Je mettrai vingt-cinq roubles au premier jeu ; au second le double sur sept mises, ensuite sur quinze, sur trente, sur soixante… trois mille. J’achèterai de beaux harnais et je m’en irai. Mais non, le brigand ne me laissera pas ! J’ai perdu ma jeunesse ! » Voilà ce qui se passait dans la tête du uhlan tandis que Loukhnov en personne entrait chez lui.
« Quoi ! Êtes-vous levé depuis longtemps, Mikhaïl Vassiliévitch ? s’enquit Loukhnov en ôtant lentement de son nez sec les lunettes d’or et les essuyant soigneusement avec un mouchoir de soie rouge.
– Non, je viens de me lever. J’ai dormi admirablement.
– Un hussard vient d’arriver. Il s’est arrêté chez Zavalchevski… Vous n’avez pas entendu ?
– Non. Eh bien ! Il n’y a encore personne ?
– Il me semble qu’ils sont chez Priakhine. Ils ne vont pas tarder. »
En effet, bientôt entraient dans la chambre : un officier de la garnison qui accompagnait toujours Loukhnov, un marchand, d’origine grecque, brun, avec un énorme nez aquilin et des yeux noirs, enfoncés, un gros et gras propriétaire rural, un distillateur qui jouait des nuits entières, toujours par cinquante kopecks. Tous avaient hâte de commencer la partie, mais les principaux joueurs n’exprimaient pas ce désir, et Loukhnov surtout parlait très tranquillement des escrocs de Moscou.
« Peut-on s’imaginer, disait-il… Moscou, la principale ville, la capitale ! Et ils se promènent la nuit avec des bâtons à crochets, déguisés en diables, et effrayent la population stupide, et dévalisent les passants. Et que fait la police ? Voilà bien l’étonnant ! »
Le uhlan écouta attentivement cette histoire de brigands, mais à la fin il se leva et ordonna à voix basse d’apporter les cartes.
Le gros propriétaire parla le premier.
« Eh bien ! messieurs, pourquoi perdre un temps précieux ! Les affaires sont les affaires.
– Oui, hier vous en avez gagné assez par cinquante kopecks, alors ça vous plaît, dit le Grec.
– Oui, c’est vrai, il est temps », renchérit l’officier de la garnison.
Iline regarda Loukhnov. Celui-ci, tout en le fixant, continuait tranquillement son histoire de voleurs déguisés en diables armés de griffes.
« Vous tiendrez la banque ? demanda le uhlan.
– N’est-il pas trop tôt ?
– Bielov ! cria le uhlan, rougissant on ne sait pourquoi, apporte-moi à dîner… Je n’ai encore rien pris, messieurs… Apporte du champagne et donne des cartes. »
À ce moment, le comte et Zavalchevski entrèrent dans la chambre. Il se trouvait que Tourbine et Iline étaient dans la même division. Ils célébrèrent aussitôt en trinquant au champagne, et cinq minutes après ils se tutoyaient. Iline semblait plaire beaucoup au comte. Celui-ci ne faisait que lui sourire et raillait sa jeunesse.
« Quel brave uhlan ! s’écria-t-il. Quelle moustache ! Quelle moustache ! »
Chez Iline le duvet de la lèvre était d’un blond presque blanc.
« Quoi ! On dirait que vous vous disposez à jouer, dit le comte. Eh bien ! Je te souhaite de gagner, Iline ! Je pense que tu es un artiste, ajouta-t-il en souriant.
– Oui, voilà, on se prépare, répondit Loukhnov en ouvrant le paquet de cartes. Et vous, comte, ne daignerez-vous pas ?
– Non, aujourd’hui je ne jouerai pas, autrement je vous battrais tous. Moi, quand je m’y mets, toutes les banques sautent ! Je n’ai pas d’argent pour jouer. J’ai perdu tout à un relais près de Volotchok. Là-bas, il y avait une espèce de fantassin, chargé de bagues, un Grec probablement, il m’a mis à sec.
– Es-tu resté longtemps à ce relais ? demanda Iline.
– Vingt-deux heures. Ce relais sera mémorable pour moi, le maudit ! Et le maître de poste ne m’oubliera pas non plus.
– Et pourquoi donc ?
– J’arrive…, le maître bondit, une physionomie de coquin, un roublard. « Il n’y a pas de chevaux », dit-il. Et pour moi, vois-tu, j’ai une habitude : aussitôt qu’on me dit qu’il n’y a pas de chevaux, sans ôter ma pelisse je vais dans la chambre du maître de poste, pas dans la chambre officielle, tu sais, mais dans son appartement particulier, et j’ordonne d’ouvrir largement toutes les fenêtres et les portes, comme s’il y avait de la fumée. Eh bien ! là-bas je fis la même chose, et tu te rappelles quel froid il a fait le mois dernier, jusqu’à moins vingt degrés. Le maître voulait discuter, je lui donne un coup sur la mâchoire. Alors, une vieille quelconque, la petite fille, des femmes commencent à pousser des cris, empoignent les pots et les marmites et veulent s’enfuir au village. Je me mets devant la porte. « Donne des chevaux, dis-je, alors je m’en irai, autrement, je ne laisserai partir personne. Je vous ferai tous geler ! »
– C’est une excellente méthode ! fit le gros propriétaire en éclatant de rire. On procède ainsi pour faire geler les cafards.
– Seulement voilà, je n’ai pas bien monté la garde. Je suis sorti, et le maître et toutes les femmes se sont enfuis. Seule la vieille m’est restée en gage sur le poêle. Elle éternuait sans cesse et priait Dieu. Après quoi nous avons engagé les pourparlers : le maître de poste vint et de loin me pria de délivrer la vieille ; je lâchai sur lui Blücher. Il prend à merveille les maîtres de poste, Blücher. Et ainsi, la canaille ne me donna pas de chevaux jusqu’au matin suivant. Mais alors arriva cette espèce de fantassin. Je passai dans l’autre chambre et nous nous mîmes à jouer. Vous avez vu Blücher ?… Blücher ?… Psst ! »
Blücher accourut. Les joueurs s’occupèrent de lui avec indulgence, bien qu’évidemment ils désirassent s’occuper d’une tout autre affaire.
« Mais, pourquoi ne jouez-vous pas, messieurs ? Je vous en prie, je ne veux pas vous déranger. Je suis un bavard », dit Tourbine.