Loukhnov approcha deux chandelles, sortit un énorme portefeuille brun bien garni et, lentement, comme s’il accomplissait un rite, l’ouvrit sur la table, en tira deux billets de cent roubles et les mit sous les cartes.
« Comme hier, il y a deux cents à la banque, annonça-t-il en rajustant ses lunettes et en ouvrant un paquet de cartes.
– Bon », fit Iline sans le regarder, tout en continuant à causer avec Tourbine.
La partie commença. Loukhnov distribuait les cartes régulièrement, comme une machine, s’arrêtait de temps en temps, inscrivait les chiffres sans se presser, en regardant par-dessus ses lunettes, et disant à voix basse : « Envoyez ! » Le gros propriétaire parlait le plus fort de tous, se faisant à haute voix diverses réflexions, et mouillait ses gros doigts épais pour corner ses cartes. L’officier de la garnison, en silence, inscrivait de sa belle écriture ses mises sous la carte jouée et, sous la table, écornait les autres. Le Grec était assis à côté du banquier et, comme s’il attendait quelque chose, suivait attentivement, de ses yeux noirs enfoncés, la partie. Zavalchevski, debout près de la table, se mettait tout à coup en mouvement, tirait de la poche de son pantalon un billet rouge ou bleu, plaçait au-dessus une carte, et la tapotait de la paume de la main en disant : « Sept, sauve-moi ! » Il mordillait ses moustaches, se balançait d’une jambe sur l’autre, rougissait et s’agitait jusqu’à ce que la carte gagnante fût sortie. Iline mangeait du veau et du concombre, placés près de lui sur le divan de crin, et, essuyant rapidement ses mains à son veston, lançait une carte après l’autre. Tourbine, qui s’était tout d’abord installé sur le divan, comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Loukhnov ne regardait pas le uhlan et ne lui adressait pas la parole, mais de temps en temps ses lunettes se fixaient un instant sur les mains du uhlan : la plupart des cartes de ce dernier perdaient.
« Ah ! ce serait bien si je battais celle-ci, disait Loukhnov en parlant de la carte du gros propriétaire qui jouait à cinquante kopecks la mise.
– Battez plutôt celle d’Iline, la mienne, la belle affaire ! » remarquait le propriétaire.
En effet, les cartes d’Iline étaient battues plus souvent que les autres. Il déchirait nerveusement sous la table la carte qui perdait et, de ses mains tremblantes, en choisissait une autre. Tourbine se leva du divan et demanda au Grec de le laisser s’asseoir près du banquier. Le Grec changea de place, le comte prit sa chaise et ne quitta pas des yeux les mains de Loukhnov.
« Iline ! dit-il tout à coup de sa voix ordinaire, qui, malgré lui, dominait toutes les autres. Pourquoi tiens-tu à ces cartes ? Tu ne sais pas jouer.
– Qu’on joue d’une façon ou de l’autre, c’est la même chose.
– Comme ça, tu perdras certainement. Donne, je jouerai pour toi.
– Non, excuse-moi, mais je joue toujours moi-même. Joue pour ton compte si tu veux.
– Non, je ne jouerai pas pour moi, mais je jouerai pour toi. J’enrage de te voir perdre.
– C’est évidemment mon sort ! »
Le comte n’insista pas. Appuyé sur le coude, il se mit de nouveau à fixer les mains du banquier.
« Mal ! » lança-t-il tout à coup très haut.
Loukhnov se tourna vers lui.
« Très mal ! Mal ! » répéta-t-il encore plus haut en regardant Loukhnov droit dans les yeux.
La partie se poursuivit.
« Ce-n’est-pas-bien ! lança une fois de plus Tourbine dès que Loukhnov eut battu une des fortes cartes d’Iline.
– Qu’est-ce qui vous déplaît, comte ? s’enquit le banquier d’un ton poli et indifférent.
– C’est que vous laissez à Iline les simples et battez les doubles. Voilà ce qui est mal. »
Loukhnov fit des épaules et des sourcils un léger mouvement qui exprimait le conseil de s’abandonner entièrement au sort et de continuer à jouer.
« Blücher ! Psst…, cria le comte, se levant. Prends-le ! » ajouta-t-il rapidement.
Blücher, qui frottait son dos au divan, bondit en manquant de renverser l’officier de la garnison, puis accourut vers son maître, grogna en regardant tour à tour les assistants et, agitant la queue, sembla demander : « Qui dit des injures ici, hein ? »
Loukhnov posa les cartes et écarta sa chaise sur le côté.
« On ne peut jouer ainsi, dit-il. Je déteste les chiens. Comment jouer quand on amène une meute entière ?
– Surtout ces chiens. Je crois qu’on les appelle des sangsues, confirma l’officier de la garnison.
– Eh quoi ! Nous jouons, ou non, Mikhaïl Vassiliévitch ! demanda Loukhnov au maître du logis.
– Ne nous dérange pas. Je t’en prie, comte, dit Iline à Tourbine.
– Viens par ici un instant », répondit Tourbine en prenant Iline par le bras, et en l’entraînant derrière la cloison.
On entendit alors nettement les paroles du comte bien qu’il parlât de sa voix ordinaire. Mais il l’avait si forte qu’on l’entendait toujours à travers trois chambres.
« Enfin ! Es-tu devenu fou ? Ne vois-tu pas que ce monsieur à lunettes est un tricheur de premier ordre ?
– Allons, voyons ! Que dis-tu ?
– Il n’y a pas de voyons ! Cesse de jouer, je te le conseille. Pour moi, ce me serait tout à fait égal. Dans une autre occasion, je t’eusse dévalisé moi-même, mais je ne sais pourquoi, j’ai pitié de toi, je crains que tu ne te perdes. N’as-tu pas de plus l’argent du Trésor ?
– Non, où as-tu pris cela ?
– Vois-tu, frère, j’ai glissé sur cette même pente. Je connais tous les procédés des coquins. Je te dis que l’homme aux lunettes est un tricheur. Cesse, je t’en prie, je te le demande comme à un camarade.
– Oh ! Eh bien, encore une partie, et ce sera fini.
– C’est connu, une partie… Enfin, nous verrons. »
Ils rentrèrent. En une seule donne, Iline misa tant de cartes et tant furent battues, qu’il perdit beaucoup.
Tourbine posa la main au milieu de la table.
« Eh bien ! Assez maintenant, allons-nous-en !
– Non, je ne peux pas. Laisse-moi, s’il te plaît, dit avec dépit Iline en battant les cartes jouées et sans regarder Tourbine.
– Eh bien ! Que le diable t’emporte ! Perds donc si tu en as envie. Moi je m’en vais, il est temps. Zavalchevski, allons chez le chef de la noblesse. »
Ils sortirent.
Tous se turent. Loukhnov ne donna pas de cartes avant que le bruit de leurs pas et des griffes de Blücher n’eût cessé dans le corridor.
« En voilà une tête ! dit le propriétaire rural en riant.
– Eh bien ! Maintenant, il ne nous dérangera plus », chuchota précipitamment l’officier de la garnison.
Et la partie se poursuivit.