V

Alors que le comte était dans le cabinet de travail de son hôte, Anna Fédorovna s’approcha de son frère et pensant, on ne sait pourquoi, qu’il était nécessaire de feindre de s’intéresser très peu au comte, elle se mit à l’interroger : « Qui est ce hussard qui a dansé avec moi, dites-moi, mon frère ? » Le cavalier expliqua à sa sœur, tant bien que mal, quel homme remarquable était ce hussard et, incidemment, lui raconta que le comte était resté ici uniquement parce qu’en route on lui avait volé son argent, que lui-même lui avait prêté cent roubles, mais que c’était insuffisant, et il lui demanda si elle ne pourrait pas lui avancer encore deux cents roubles. Puis Zavalchevski la conjura de ne souffler un mot de cela à personne, surtout au comte. Anna Fédorovna promit d’envoyer l’argent immédiatement même et de garder le secret ; mais pendant l’écossaise il lui prit une terrible envie de proposer elle-même au comte autant d’argent qu’il voudrait. Elle hésita longtemps, rougit beaucoup, et enfin, faisant un effort, engagea ainsi le propos :

« Mon frère m’a dit, comte, qu’il vous était arrivé un malheur au cours de votre voyage et que vous n’aviez pas d’argent. Mais si vous en avez besoin, ne voudriez-vous pas accepter le mien ? Cela me ferait grand plaisir. »

Mais, après avoir prononcé ces paroles, Anna Fédorovna s’effraya soudain et rougit. Toute la gaieté disparut momentanément du visage du comte.

« Votre frère est un sot ! dit-il d’un ton tranchant. Vous savez que, quand un homme en offense un autre, ils se battent, mais si une femme offense un homme savez-vous ce que l’on fait ? »

La malheureuse Anna Fédorovna sentit son cou et ses oreilles s’empourprer de confusion ; elle ne répondit rien.

« On l’embrasse devant tous, dit doucement le comte en s’inclinant vers son oreille. Alors, permettez-moi au moins de baiser votre main, ajouta-t-il gentiment après un long silence, ayant pitié de la confusion de sa cavalière.

– Ah !… seulement, pas tout de suite, répliqua Anna Fédorovna en soupirant profondément.

– Eh bien ! Quand donc ? Demain je pars de bonne heure… et vous me devez cela.

– Alors c’est impossible, répliqua Anna Fédorovna souriante.

– Accordez-moi seulement l’occasion de vous voir aujourd’hui pour vous baiser la main ; je la trouverai.

– Mais comment la trouverez-vous ?

– Ce n’est pas votre affaire. Pour vous voir, tout m’est possible. Alors c’est convenu ?

– Oui. »

L’écossaise finissait ; on dansa encore une mazurka, le comte y fit merveille : il attrapait le mouchoir en s’inclinant sur un genou et en faisant tinter ses éperons d’une façon particulière, à la varsovienne, de telle sorte que tous les vieux quittaient leur jeu de boston pour regarder dans la salle, et le cavalier, le meilleur danseur, s’avoua surpassé. Après le souper on dansa encore « le grand-père » et l’on commença à se séparer. Le comte ne quittait pas des yeux la jeune veuve. Il ne mentait pas en disant que pour elle il était prêt à se jeter dans un trou au milieu de la glace. Était-ce caprice, amour ou entêtement, mais durant cette soirée toutes les forces de son âme étaient concentrées en un seul désir : l’avoir et l’aimer.

Dès qu’il remarqua qu’Anna Fédorovna faisait ses adieux à la maîtresse de la maison, il courut dans l’antichambre, et de là, sans pelisse, dans la cour, où stationnaient les équipages.

« La voiture d’Anna Fédorovna Zaïtzova ! » cria-t-il. Une haute voiture à quatre places, aux lampions vacillants s’approcha du perron. « Arrête ! cria-t-il au cocher en courant vers la voiture, de la neige jusqu’aux genoux.

– Que vous faut-il ? demanda le cocher.

– Monter dans la voiture, répondit le comte en ouvrant la portière et s’efforçant de grimper dans la voiture en marche. Attends donc, diable, imbécile !

– Vaska ! Arrête ! cria le cocher au postillon ! Arrête les chevaux ! Pourquoi montez-vous dans la voiture d’un autre ? C’est la voiture de Mme Anna Fédorovna et non pas celle de Votre Grâce.

– Tais-toi donc, imbécile ! Tiens, voilà un rouble pour toi, mais descends et ferme la portière », dit le comte. Et comme le cocher ne bougeait pas, il ramena lui-même le marchepied et, ouvrant la vitre, ferma la portière.

Dans la voiture, comme dans toutes les anciennes voitures, surtout celles tapissées de passementerie jaune, on sentait une odeur de moisissure et de crin brûlé. Le comte s’était mouillé les jambes jusqu’aux genoux dans la neige, il les sentait glacées dans ses chaussures et son pantalon léger, et un froid glacial pénétrait tout son corps. Le cocher grommelait sur son siège et paraissait vouloir descendre. Mais le comte n’entendait et ne sentait rien. Il avait le visage brûlant et le cœur battant. Il saisit avec force la courroie jaune, passa la tête à travers la portière et toute sa vie se concentra dans l’attente qui ne fut pas longue. On cria du perron : « La voiture de Mme Zaïtzova ! » Le cocher agita les guides, la caisse de la voiture se balança sur ses hauts ressorts, les fenêtres éclairées de la maison défilèrent l’une après l’autre devant la vitre de la voiture.

« Prends garde, si tu es assez canaille pour dire au valet que je suis ici, je te rosserai, le menaça le comte en passant la tête par le châssis de devant, mais si tu ne dis rien, tu auras encore dix roubles. »

À peine avait-il refermé la vitre que la voiture se balançait de nouveau violemment. Puis s’arrêta. Le comte se tapit dans un coin, retint sa respiration, ferma même les yeux, tant il avait peur pour une raison quelconque que son attente passionnée fût trompée. La portière s’ouvrit ; le marche-pied s’abaissa avec bruit ; une robe de femme fit entendre son frou-frou ; une odeur de jasmin envahit l’intérieur, des petits pieds gravirent prestement le marchepied, et Anna Fédorovna frôlant du pan de son manteau entrouvert la jambe du comte, se laissa tomber sans rien dire, mais avec un soupir profond, sur le siège près de lui.

L’avait-elle vu ou non, nul ne saurait le dire, pas même Anna Fédorovna. Mais quand il prit sa main et dit : « Eh bien ! Maintenant, malgré tout, je baiserai vos doigts », elle se montra peu effrayée, ne répondit rien et tendit sa main qu’il couvrit de baisers beaucoup au-dessus du gant. La voiture s’ébranlait…

« Dis donc quelque chose, la supplia-t-il, tu n’es pas fâchée ? »

Elle se renfonça dans son coin en silence, mais tout à coup elle se mit à pleurer et laissa tomber sa tête sur la poitrine du jeune homme.

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