VI

L’ispravnik nouvellement élu, et tous ses compagnons, le cavalier et les autres gentilshommes, écoutaient depuis longtemps les tziganes et buvaient au nouveau cabaret, quand le comte vêtu d’une pelisse d’ours couverte de drap bleu, qui avait appartenu au défunt mari d’Anna Fédorovna, rejoignit leur compagnie.

« Petit père, Votre Excellence ! nous vous attendions depuis longtemps, dit en montrant des dents resplendissantes un tzigane noir, aux yeux louches, en l’accueillant dans le vestibule et en se précipitant pour lui ôter sa pelisse. Nous ne vous avons pas vu depuis la foire à Lébédiane… Stiocha se languissait de vous… »

Stiocha, une très jeune et jolie tzigane, son visage brun fardé de brique, des yeux profonds, brillants et noirs, ombragés de longs cils, accourut aussi à sa rencontre.

« Ah, petit comte ! Chéri ! En voilà une joie ! » s’exclama-t-elle avec un sourire joyeux.

Iluchka lui-même vint aussi au-devant de lui en feignant d’être très heureux. Les femmes vieilles et jeunes, les jeunes filles quittèrent leur place et entourèrent l’hôte. Les uns le traitaient de compère, d’autres de parrain.

Tourbine embrassa sur la bouche toutes les jeunes tziganes ; les vieilles et les hommes lui baisaient l’épaule et la main. Les gentilshommes se réjouissaient aussi de l’arrivée de l’hôte, d’autant plus que l’orgie, ayant atteint son apogée, se refroidissait déjà. On commençait à en éprouver la satiété. Le vin, perdant l’effet excitant sur les nerfs, ne faisait plus que charger l’estomac. Chacun avait déjà brillé de tous ses feux et l’on se regardait mutuellement. Toutes les chansons étaient déjà chantées et se mêlaient dans les têtes en y laissant une impression bruyante et confuse. Quoi qu’on fît d’étrange et d’extravagant, tous pensaient qu’il n’y avait là rien de drôle ni d’amusant. L’ispravnik étendu sur le parquet dans une pose dégoûtante, aux pieds d’une vieille femme, gigotait en criant :

« Du champagne !… Le comte est arrivé !… Du champagne !… Il est arrivé !… Allons ! Du champagne !… Je ferai un bain de champagne et m’y plongerai !… Messieurs les gentilshommes, j’aime la société des nobles. Stiochka ! chante “La petite route” ! »

Le cavalier aussi était ivre, mais d’une autre façon. Il était assis sur le divan du coin, très près d’une grande et belle tzigane, Lubacha, et, la fumée du vin lui brouillant la vue, il clignait les paupières, agitait la tête et répétait les mêmes paroles. Tout bas, il lui suggérait de fuir quelque part avec lui. Lubacha l’écoutait en souriant comme si ce qu’il lui disait était très gai et en même temps un peu triste. Elle jetait de temps en temps un regard sur son mari, le louche Sachka qui se tenait derrière une chaise en face d’elle, et en réponse à l’aveu d’amour du cavalier, elle s’inclinait vers son oreille et lui demandait de lui acheter en cachette, à l’insu des autres, des parfums et des rubans.

« Hourra ! » s’écria le cavalier à l’entrée du comte.

Le joli jeune homme, l’air soucieux, allait et venait à pas comptés dans la pièce en chantant des motifs de « La révolte au sérail ».

Un vieux père de famille entraîné chez les tziganes par les demandes pressantes des gentilshommes qui avaient déclaré que sans lui tout serait manqué et qu’alors il deviendrait inutile d’y aller, était allongé sur le divan où il s’était écroulé aussitôt arrivé, et personne ne lui prêtait la moindre attention. Un fonctionnaire quelconque, qui se trouvait là également, avait ôté son frac puis, les cheveux ébouriffés, s’était assis en mettant les pieds sur la table pour se convaincre ainsi qu’il faisait la grande noce. Dès que le comte entra, il déboutonna le col de sa chemise et posa ses jambes encore plus haut sur la table. De manière générale, à l’arrivée du comte, l’orgie s’anima.

Les tziganes qui s’étaient dispersées dans les chambres, se reformèrent en cercle. Le comte prit la soliste Stiochka sur ses genoux et ordonna d’apporter encore du champagne. Iluchka prenant sa guitare se plaça devant la soliste et commença la danse, c’est-à-dire les chansons tziganes. « Quand j’erre dans la rue », « Eh ! vous, les hussards !… », « Entends-tu, comprends-tu ?… », etc., en un certain ordre. Stiochka chantait admirablement. Sa voix de contralto souple, sonore, qui coulait de sa poitrine, ses sourires pendant qu’elle chantait, ses yeux rieurs et passionnés, son petit pied qui battait la mesure involontairement, ses cris déchirants au commencement des morceaux, tout cela faisait vibrer une corde sonore rarement effleurée. On voyait qu’elle vivait tout entière dans les chansons qu’elle chantait. Iluchka, montrant par son sourire, son dos, ses jambes, par tout son être, la part qu’il prenait à ce numéro, l’accompagnait sur la guitare, dévorant la jeune femme des yeux comme s’il entendait cette chanson pour la première fois, et inclinait et soulevait la tête avec attention au rythme de la musique. Puis, tout à coup, à la dernière note, il se dressait et, comme s’il se sentait supérieur à tout au monde, fièrement et résolument lançait la guitare avec son pied, la retournait, tapait du talon, secouait les chanteuses, et, fronçant les sourcils, regardait le chœur bien en face. Tout son corps, du cou aux talons, entrait en transe… et vingt voix énergiques, puissantes, chacune de toutes leurs forces, se répondaient de la façon la plus étrange et la plus extraordinaire, et résonnaient dans l’air.

Les vieilles tressaillaient sur leurs chaises, agitaient leurs mouchoirs et, montrant leurs dents, commençaient à crier en mesure, l’une plus haut que l’autre. Les autres, les basses, la tête penchée et le cou tendu, mugissaient debout derrière les chaises.

Quand Stiochka prenait les notes élevées, Iluchka approchait d’elle la guitare, comme s’il voulait l’aider, et le joli jeune homme s’écriait, enthousiasmé, que maintenant c’étaient les bémols qui étaient en jeu.

Quand commencèrent les chants accompagnés de danse, et que Dounachka, avec des mouvements des épaules et de la poitrine, passa en déployant ses grâces devant le comte puis alla plonger plus loin, Tourbine bondit de sa place, quitta son uniforme et, resté en simple chemise rouge, se mit à danser avec elle en mesure, en exécutant de tels pas que les tziganes se regardaient mutuellement avec un sourire approbateur.

L’ispravnik s’assit à la turque, du poing se frappa la poitrine, cria « vivat ! » et ensuite, attrapant le comte par les jambes, se mit à lui raconter que sur deux milles roubles il ne lui en restait que cinq cents et qu’il pouvait faire pour lui tout ce qu’il voulait pourvu seulement que le comte le lui permît. Le vieux père de famille s’éveilla et voulut partir, mais on ne l’y autorisa pas. Le joli jeune homme suppliait la tzigane de danser une valse avec lui. Le cavalier, pour se flatter de son amitié avec le comte, se leva de son coin et enlaça Tourbine.

« Ah ! toi, mon cher, lui dit-il, pourquoi donc nous as-tu quittés ? Hein ! » Le comte ne répondait pas songeant visiblement à autre chose. « Où es-tu allé ? Ah ! coquin, je sais où tu es allé ! »

Cette familiarité ne plut pas à Tourbine. Sans sourire, il regarda en silence le visage du cavalier et tout à coup lui lança une injure si violente, si grossière que le cavalier attristé, ne sut, un bon moment, s’il devait prendre la chose en plaisanterie ou non. Enfin, il décida que c’était une plaisanterie, sourit, retourna près de la tzigane et lui jura de l’épouser absolument après Pâques.

On chanta une autre chanson, une troisième. On recommença à danser et tout continua à paraître très gai. Le champagne ne tarissait pas. Le comte buvait beaucoup. Il avait l’œil larmoyant, mais il ne titubait pas, dansait mieux que jamais, parlait d’une voix ferme et même dans le chœur accompagna très bien Stiochka quand elle chanta : « Le tendre émoi de l’amour ». En plein milieu de la chanson le marchand, propriétaire du cabaret, vint demander aux hôtes de se retirer, car il était plus de deux heures du matin.

Le comte saisit le cabaretier au collet et lui ordonna de danser en prissiadka . Le marchand refusa. Le comte saisit une bouteille de champagne, obligeant le marchand à se mettre jambes en l’air, et ordonna de le maintenir ainsi. Puis au milieu du rire général, il vida lentement sur lui toute la bouteille.

Le jour se montrait ; tous, sauf le comte, étaient pâles et fatigués.

« Allons, il est temps pour moi de partir pour Moscou, dit-il tout à coup en se levant. Allons tous chez moi, mes enfants ; accompagnez-moi et nous boirons du thé. »

Tous consentirent, sauf le propriétaire endormi, qui resta sur place. Ils emplirent trois traîneaux qui stationnaient à l’entrée et se rendirent à l’hôtel.

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