« Attelez ! cria le comte en entrant dans le salon de l’hôtel, avec tous ses invités et les tziganes. Sachka ! Pas le tzigane Sachka, mais le mien, va dire au maître de poste que je le battrai si les chevaux sont mauvais. Et qu’on nous serve du thé ! Zavalchevski, occupe-toi de cela pendant que j’irai voir ce que fait Iline. » Et, sortant dans le couloir, il se dirigea chez le uhlan.
Iline venait de quitter le jeu et, après avoir perdu tout son argent, jusqu’au dernier kopeck, il était étendu sur le divan déchiré, dont on apercevait le crin, et tirant l’une après l’autre des brindilles, les portait à sa bouche, les coupait et les crachait. Sur la table de jeu, jonchée de cartes, deux chandelles, dont l’une déjà brûlée jusqu’à la papillotte, luttaient faiblement contre la lumière du jour qui entrait par la fenêtre. Le uhlan n’avait aucune pensée en tête, le brouillard épais de la passion du jeu enveloppait toutes ses facultés mentales. Il n’éprouvait même pas de repentir. Il avait essayé de réfléchir à ce qu’il devait faire maintenant, au moyen de partir sans un kopeck, de payer les quinze mille roubles du Trésor ; à ce que diraient le commandant du régiment, sa mère, ses camarades – et il fut saisi d’une telle peur et d’un tel dégoût de lui-même que, pour s’étourdir un peu, il se leva et se mit à faire les cent pas dans la chambre, en tâchant de ne marcher que sur les raies du parquet. Et de nouveau, il commença à se rappeler tous les menus détails du jeu. Il s’imaginait déjà rattrapant ses pertes, tirant le neuf, posant le roi de pique sur deux mille roubles, tandis qu’une dame tombait à droite, à gauche un as, à droite le roi de carreau et tout était perdu. Mais si un six était à droite et le roi de carreau à gauche, alors je gagnerais, je poserais tout sur le talon et je gagnerais quinze mille net. Je m’achèterais alors le bon cheval du commandant du régiment, encore une paire de chevaux, un phaéton. Eh bien, quoi encore ? Oui, quel bon coup c’eût été ! Il s’allongea de nouveau sur le divan et recommença à mordiller le crin.
« Pourquoi chante-t-on au n° 7 ? pensa-t-il. On fait sans doute la noce chez Tourbine. Et si j’y allais boire ferme… ? »
À ce moment le comte entra.
« Eh bien ! Mon cher, tu as tout perdu, hein ? » cria-t-il.
« Je vais faire semblant de dormir, pensa Iline, autrement, il faudra causer avec lui et j’ai déjà sommeil. »
Tourbine s’approcha néanmoins de lui et lui caressa la tête.
« Eh bien ! Quoi, mon cher ami, tu as tout perdu ? Hein, perdu ? Parle donc ! »
Iline ne répondit pas.
Le comte le tira par le bras.
« J’ai perdu. Eh bien, que t’importe, murmura Iline d’une voix endormie, indifférente, et sans changer de position.
– Tout ?
– Oui. Eh bien ! Et après ? Tout. Qu’est-ce que cela peut te faire ?
– Écoute, dis la vérité à un camarade, prononça le comte rendu sentimental par le vin, en continuant à caresser la tête d’Iline. Vraiment je t’aime. Dis la vérité, si tu as perdu l’argent du Trésor, je te tirerai d’affaire ; autrement ce sera trop tard… Tu avais l’argent du Trésor ? »
Iline bondit du divan.
« Si tu veux que je parle, alors ne cause pas ainsi avec moi, parce que… je t’en prie, ne me parle pas… Une balle dans le front, voilà ce qui me reste à faire ! s’écria-t-il avec un vrai désespoir, laissant tomber sa tête dans ses mains et fondant en larmes, bien qu’un instant avant il pensât très tranquillement aux chevaux.
– Ah ! voyez-moi ça ! Une vraie jeune fille ! Allons ! À qui cela n’arrive-t-il pas ? Ce malheur peut encore se réparer. Attends-moi ici. »
Le comte sortit de la chambre.
« Quelle chambre occupe le propriétaire Loukhnov ? » demanda-t-il au garçon de l’hôtel.
Le garçon offrit d’accompagner le comte. Le comte, malgré l’observation du garçon que « monsieur vient de rentrer et se déshabille », pénétra dans la chambre. Loukhnov, en robe de chambre, était assis à sa table et comptait les liasses de billets de banque étalées devant lui. Sur la table, il y avait une bouteille de vin du Rhin, qu’il aimait beaucoup. Après avoir gagné au jeu il se permettait ce plaisir. Loukhnov, qui avait l’air de ne pas le reconnaître, regarda froidement, sévèrement le comte, par-dessus ses lunettes.
« Il me semble que vous ne me remettez pas, dit le comte en s’approchant de la table d’un pas décidé.
– Que désirez-vous ? demanda Loukhnov le reconnaissant.
– Jouer avec vous, dit Tourbine, en s’asseyant sur le divan.
– Maintenant ?
– Oui.
– Une autre fois avec plaisir, comte, mais maintenant je suis fatigué et me dispose à aller dormir. Ne voulez-vous pas de ce vin ? Du bon vin ?
– Non, je voudrais faire une petite partie.
– Je ne suis plus disposé à jouer, peut-être un de ces messieurs jouera-t-il, mais moi je ne jouerai pas, comte ! Excusez-moi, s’il vous plaît.
– Alors, vous refusez ? » Loukhnov fit des épaules un geste qui devait exprimer son regret de ne pouvoir accéder au désir du comte.
« À aucun prix vous ne voulez jouer ? »
De nouveau le même geste…
« Je vous en prie instamment… Eh bien ! Voyons, jouerez-vous ? »
Le silence.
« Allez-vous jouer ou non ? demanda le comte pour la deuxième fois. Prenez garde ! »
Le même silence de la part de Loukhnov mais accompagné d’un regard rapide, à travers les lunettes, sur le visage du comte qui commençait à pâlir.
« Allez-vous jouer ? cria le comte d’une voix haute, en frappant si fort sur la table, que la bouteille de vin du Rhin tomba et se vida. Vous n’avez pas gagné honnêtement ! Allez-vous jouer ? Je vous le demande pour la troisième fois.
– J’ai déjà dit que non. C’est vraiment étrange, comte, et tout à fait inconvenant de mettre à un homme le couteau sous la gorge », remarqua Loukhnov, sans lever ses yeux.
Un court silence suivit pendant lequel le visage du comte devint de plus en plus pâle. Soudain, un terrible coup à la tête abasourdit Loukhnov. Il tomba sur le divan en tâchant de retenir son argent, se mit à crier d’une voix perçante et désespérée qu’on n’aurait nullement attendu d’un être toujours calme et solennel. Tourbine ramassa le reste des billets qui se trouvaient sur la table, repoussa le domestique accouru au secours de son maître et sortit rapidement de la pièce.
« Si vous désirez une réparation, je suis à vos ordres. Je serai encore une demi-heure dans ma chambre », ajouta le comte, en se retournant vers la porte de Loukhnov.
« Coquin ! voleur ! entendait-on à l’intérieur. Je te ferai un procès ! Je te traînerai au tribunal ! »
Iline, qui n’avait prêté aucune attention à la promesse du comte de le sauver, était toujours couché de la même façon, étouffant de larmes de désespoir.
Le sentiment de la réalité qui, par les caresses et la sympathie s’était réveillé en lui à travers le brouillard des impressions, des pensées, des souvenirs qui emplissaient son âme, ne le quittait plus. Sa jeunesse riche d’espérance, son honneur, l’estime du monde, ses rêves d’amour et d’amitié, tout était perdu à jamais. La source de ses larmes commençait à tarir ; un sentiment trop calme d’avoir tout perdu s’emparait de lui de plus en plus, et l’idée du suicide, qui ne lui inspirait déjà plus ni dégoût ni effroi, s’imposait peu à peu à son esprit. À ce moment, les pas fermes du comte se firent entendre.
Les traces de la colère se voyaient encore sur le visage de Tourbine, ses mains tremblaient un peu, mais dans ses yeux se lisaient la joie et une grande satisfaction.
« Prends ! J’ai regagné tes pertes ! dit-il en jetant sur la table quelques liasses de billets de banque. Compte voir s’il y a tout. Et descends au plus tôt dans le salon. Je pars tout de suite », ajouta-t-il comme s’il ne remarquait pas la profonde émotion de joie et de reconnaissance qu’exprimait le visage du uhlan. Puis, sifflotant une chanson tzigane, il sortit de la chambre.