Bien que le soleil se couchât, il faisait encore chaud quand l’escadron entra à Morozovka. En avant, sur la route poudreuse du village, une vache égarée trottait, s’arrêtant de temps à autre pour se retourner avec un mugissement sans deviner qu’elle n’avait tout simplement qu’à obliquer de côté.
De vieux paysans, des femmes, des enfants, des domestiques massés des deux côtés de la route regardaient avec curiosité les hussards. Ceux-ci avançaient dans un nuage épais de poussière sur des chevaux noirs qui, de temps en temps, s’ébrouaient et piaffaient. À droite de l’escadron, dans une pose nonchalante, deux officiers avançaient sur de beaux chevaux noirs. L’un était le commandant, comte Tourbine, l’autre un tout jeune homme, un junker récemment promu officier, nommé Polozov.
Un hussard en bourgeron blanc d’été sortit de la meilleure isba du village. Ôtant sa casquette, il s’approcha des officiers.
« Où est le logement qui nous est réservé ? lui demanda le comte.
– Pour Votre Excellence, répondit le fourrier en tremblant de tout son corps, ici chez le staroste, il a nettoyé son isba. J’ai exigé le logement dans la maison des maîtres, on a répondu qu’il n’y en avait pas ; la propriétaire est une telle mégère !
– C’est bon, dit le comte en descendant près de l’isba du staroste et s’étirant les jambes. Ma voiture est-elle arrivée ?
– Elle est arrivée, Votre Excellence ! » répondit le fourrier en désignant avec sa casquette la capote de cuir de la voiture qu’on apercevait dans la porte cochère, et il se précipita dans le couloir de l’isba plein de la famille du paysan venue voir l’officier. Il renversa même une vieille femme en ouvrant brusquement la porte de l’isba évacuée, et en s’effaçant devant le comte.
L’isba était assez grande et large mais pas très propre. Le valet de pied allemand, vêtu comme un monsieur, se trouvait à l’intérieur. Il avait déplié le lit de fer, fait le lit et tirait le linge de la valise.
« Peuh ! Quel sale logement ! dit le comte avec dépit. Diadenko ! est-ce qu’on ne pouvait trouver mieux quelque part, chez le seigneur ?
– Si Votre Excellence l’ordonne, j’irai voir, répondit Diadenko, mais la maison n’est pas très fameuse et n’a guère meilleure apparence que l’isba.
– Non, maintenant c’est déjà inutile, va. »
Et le comte s’étendit sur le lit en mettant les mains sous sa tête.
« Johan ! cria-t-il à son valet de pied, tu as encore fait une bosse au milieu ; comment, tu ne sais même pas faire un lit ? »
Johan voulut l’arranger.
« Non, maintenant c’est inutile… Où est ma robe de chambre ? » continua-t-il d’une voix mécontente.
Le valet lui tendit la robe de chambre.
Le comte l’examina avant de la prendre.
« C’est ça ! Tu n’as pas enlevé les taches. En un mot peut-il y avoir un serviteur pire que toi ? ajouta-t-il en lui arrachant des mains la robe de chambre et la passant. Dis-moi, le fais-tu exprès ? Le thé est-il prêt ?
– Je n’ai pas encore eu le temps, répondit Johan.
– Imbécile ! »
Après cela, le comte prit un roman français qui lui avait été préparé, et lut assez longtemps en silence. Johan sortit dans le vestibule pour chauffer le samovar. Le comte était évidemment de mauvaise humeur, probablement à cause de la fatigue, de la poussière qui couvrait son visage, de son habit trop étroit et de son estomac affamé.
« Johan ! cria-t-il de nouveau. Donne-moi le compte des dix roubles. Qu’as-tu acheté en ville ? »
Le comte examina la note que lui remit le valet, et ne cessa de faire des observations sur la cherté des achats.
« Donne-moi du rhum pour le thé.
– Je n’ai pas acheté de rhum, répliqua Johan.
– Admirable ! Combien de fois t’ai-je dit qu’il doit y avoir du rhum !
– Je n’avais pas d’argent.
– Pourquoi Polozov n’en a-t-il pas acheté ? Tu pouvais emprunter à son valet.
– Le cornette Polozov ? Je ne sais pas. Il a acheté le thé et le sucre.
– Animal !… Va-t’en !… Toi seul peux me mettre hors de moi. Tu sais qu’en campagne je prends toujours le thé avec du rhum.
– Voici pour vous deux lettres de l’état-major », dit le valet.
Le comte décacheta les lettres et se mit à les lire. Le cornette qui venait de régler les logements de l’escadron entra avec un visage gai.
« Eh bien, Tourbine ! Il me semble qu’on est très bien ici. Ma foi, je suis fatigué. Je l’avoue, on a eu chaud !
– Très bien en effet ! Une isba sale, puante, et grâce à toi il n’y a pas de rhum. Ton imbécile n’en a pas acheté et celui-ci non plus. Tu aurais dû le lui dire, au moins. »
Et il reprit sa lecture. Ayant lu la lettre jusqu’au bout, il la froissa et la jeta à terre.
« Pourquoi donc n’as-tu pas acheté de rhum ? Tu avais de l’argent ? chuchotait à ce moment le cornette qui avait rencontré son brosseur dans le vestibule.
– Mais pourquoi est-ce nous, toujours nous, qui achetons ? C’est moi seul qui fais toutes les dépenses et son Allemand ne fait que fumer la pipe, et c’est tout. »
La deuxième lettre évidemment n’était pas désagréable, car le comte la lisait en souriant.
« De qui ? demanda Polozov revenu dans la chambre où il se préparait un lit sur les planches près du poêle.
– De Mina, répondit joyeusement le comte en lui tendant la lettre. Veux-tu lire ? Quelle délicieuse femme ! Beaucoup mieux vraiment que nos demoiselles… Regarde combien il y a dans cette lettre de sentiment et d’esprit !… Une seule chose est fâcheuse, elle demande de l’argent.
– Oui, c’est fâcheux, opina le cornette.
– Il est vrai que je lui en ai promis ; mais ici, cette expédition… Cependant si je commande l’escadron encore trois mois, je lui en enverrai… Vraiment on ne peut le regretter. Quel charme, hein ? dit-il en souriant et en suivant des yeux l’expression du visage de Polozov qui lisait la lettre.
– Une multitude de fautes d’orthographe, mais c’est charmant. On dirait qu’elle t’aime vraiment.
– Sans aucun doute ! Il n’y a que ces femmes-là qui sachent aimer vraiment, une fois qu’elles aiment.
– Et l’autre lettre de qui ? demanda le cornette en rendant celle qu’il venait de lire.
– Ah là… c’est un certain monsieur, une canaille, à qui je dois de l’argent perdu aux cartes, et voilà déjà trois fois qu’il me le rappelle ; et je ne puis m’acquitter maintenant… une lettre idiote ! » répondit le comte visiblement irrité à ce souvenir.
Pendant un temps assez long, les deux officiers se turent.
Le cornette, visiblement influencé par le comte, buvait son thé en silence, regardait de temps en temps le beau visage attristé de Tourbine qui regardait fixement par la fenêtre, et il n’osait entamer la conversation.
« Bah ! Oui, tout peut s’arranger à merveille, dit soudain le comte en se tournant vers Polozov et en secouant gaiement la tête ; si cette année il y a des promotions selon le tableau, et si nous sommes encore engagés dans une affaire, je pourrais alors devancer le capitaine de la garde. »
Durant le second verre de thé, la conversation continua sur le même sujet. Entra alors le vieux Danilo qui transmit l’ordre d’Anna Fédorovna.
« Et Madame a aussi ordonné de vous demander si vous n’étiez pas le fils du comte Fédor Ivanovitch Tourbine, ajouta de son propre chef Danilo, ayant appris le nom de l’officier et se souvenant encore du séjour du feu comte à la ville de K***. Notre dame, Anna Fédorovna, le connaissait très bien.
– C’était mon père ; et dis à Madame que je lui suis très reconnaissant, qu’il ne faut rien, seulement qu’on t’a ordonné de demander si l’on ne pourrait trouver quelque part une chambre plus propre, chez elle ou ailleurs.
– Oh ! Pourquoi cela ? dit Polozov quand Danilo fut parti. N’est-ce pas indifférent ? Une nuit ici, qu’importe pour nous, et eux se gêneront.
– Comment donc !… Il me semble que nous avons assez couché sous les toits à poule ! On voit tout de suite que tu n’es pas pratique. Pourquoi ne pas en profiter si pour une nuit au moins on peut loger comme des hommes ? Et, au contraire, ces gens seront enchantés. Une seule chose m’est désagréable, poursuivit le comte en montrant dans un sourire ses dents blanches, brillantes : si cette dame a connu en effet mon père. On a toujours honte pour le feu papa, il y a toujours derrière lui une bataille, un scandale ou une dette quelconque. C’est pourquoi je déteste rencontrer des connaissances de mon père. Cependant il était de son siècle, ajouta-t-il sérieusement.
– Au fait, je ne t’ai pas raconté, dit Polozov, j’ai rencontré par hasard le commandant de la brigade des uhlans, Iline. Il désirait beaucoup te voir, il aimait infiniment ton père.
– Ce doit être un terrible vaurien que cet Iline ; en général, tous ces messieurs qui affirment pour me flatter qu’ils ont connu mon père, racontent de lui, comme des traits charmants, de telles histoires qu’on a honte à les écouter. Il est vrai que je ne m’emballe pas. J’envisage les choses sans parti pris. C’était un homme trop passionné et qui se livrait parfois à des exploits dont il n’y a pas lieu d’être fier. Cependant c’était surtout la faute de son temps. À notre époque, il eût pu devenir un homme très remarquable parce qu’il avait de grandes capacités, il faut lui rendre cette justice.
Un quart d’heure après, le domestique revenait et transmettait l’invitation de la propriétaire de venir coucher chez elle.