XI

Anna Fédorovna, ayant appris que l’officier des hussards était le fils du comte Fédor Tourbine, commença à s’agiter dans la maison.

« Ah ! mes aïeux ! Ah ! mon chéri ! Danilo, cours vite lui dire que Madame l’invite chez elle ! fit-elle tout excitée, et à pas rapides elle se dirigea vers la chambre des bonnes. Lisanka, Oustuchka ! Il faut préparer ta chambre, Lisa. Tu t’installeras chez l’oncle ; et vous, petit frère… vous passerez la nuit dans le salon, pour une nuit ce n’est rien.

– Bien, bien, sœur, je dormirai sur le parquet.

– C’est un beau garçon, j’en suis sûre, s’il ressemble à son père. Au moins je le verrai, ce chéri… Fais donc attention, Lisa ! Comme le père était beau… Où portes-tu la table ? Laisse ici, disait en s’agitant Anna Fédorovna. Apporte deux lits, prends-en un chez l’intendant, et puis va chercher sur l’étagère le bougeoir de cristal dont mon frère m’a fait cadeau pour ma fête, et mets-y une chandelle. »

Enfin tout fut prêt. Lisa, malgré l’intervention de sa mère, arrangea à sa fantaisie la chambrette pour les deux officiers. Elle avait sorti du linge blanc parfumé au réséda qui embaumait les lits, donné l’ordre de mettre une carafe d’eau et des chandelles sur la petite table, de brûler du papier odorant dans la chambre des bonnes, et elle-même installa son petit lit dans la chambre de son oncle.

Anna Fédorovna se calma un peu, se rassit à sa place, prit même les cartes, mais sans les disposer, s’appuya sur son coude potelé et devint pensive : « Le temps, le temps, comme il vole ! murmurait-elle. Cela semble d’hier ! Je le vois comme s’il était là. Ah ! quel polisson c’était ! » Et des larmes parurent dans ses yeux. « Maintenant Lisanka… mais elle n’est pas ce que j’étais à son âge… Une jolie fille, mais non, ce n’est pas la même chose… »

« Lisanka, tu devrais porter ce soir ta robe de mousseline de laine.

– Les inviterez-vous, maman ? Il vaudrait mieux ne pas le faire, répondit Lisa, très émue à la pensée de voir les officiers. Il ne vaudrait mieux pas, maman. »

En effet, elle ne désirait pas tant les voir qu’elle n’avait peur du bonheur qui, lui semblait-il, l’attendait et dont à l’avance elle était émue.

« Eux-mêmes voudront peut-être faire ta connaissance, Lisa », dit Anna Fédorovna en lui caressant les cheveux et songeant en même temps : « Non, ce ne sont pas les cheveux que j’avais à son âge. Ah, Lisotchka, comme je désirerais pour toi… » Et en effet elle désirait vivement quelque chose pour sa fille, mais elle ne pouvait supposer probable un mariage avec le comte, et elle ne pouvait lui souhaiter les relations qu’elle avait eues avec le père, cependant elle formait beaucoup de vœux quelque chose d’agréable pour sa fille. Peut-être voulait-elle revivre dans l’âme de Lisa les heures qu’elle-même avait connues avec le défunt.

Le vieux cavalier, lui aussi, était un peu ému de l’arrivée du comte. Il alla dans sa chambre et s’y enferma. Un quart d’heure après, il en sortit vêtu d’une hongroise et d’un pantalon bleu ; avec l’expression confuse et satisfaite d’une jeune fille qui met pour la première fois une robe de bal, il passa dans la pièce réservée aux invités.

« Je viens voir les hussards d’aujourd’hui, ma sœur ! Feu le comte était, lui, un vrai hussard. Je verrai, je verrai. »

Les officiers, venus par le perron de derrière, étaient déjà dans la chambre qui leur était destinée.

« Eh bien ! Tu vois, dit le comte en se mettant sur le lit préparé, tel qu’il était, dans ses bottes poussiéreuses. N’est-on pas mieux ici que dans l’isba avec les cafards ?

– Pour être mieux… c’est mieux, mais on a maintenant des obligations envers les maîtres…

– Quelle blague ! En tout il faut être pratique. Ils sont certainement enchantés… Garçon ! cria-t-il, demande quelque chose pour voiler cette fenêtre, autrement dans la nuit ça soufflera. »

À ce moment le vieillard entra pour faire connaissance avec les officiers. Tout rougissant, bien entendu, il ne manqua pas de raconter qu’il avait été le camarade du défunt comte, qu’il jouissait de sa sympathie ; il ajouta même qu’à plusieurs reprises il en avait reçu des bienfaits. Considérait-il comme un bienfait l’emprunt de cent roubles que lui avait fait le comte, ou le fait que celui-ci l’ait jeté sur un tas de neige et injurié ? Le vieillard ne l’expliqua point.

Le jeune Tourbine, très poli envers le vieux cavalier, le remercia pour son hospitalité.

« Pardonnez-nous, ce n’est pas très luxueux, comte », s’excusa celui-ci. Il faillit dire Votre Excellence tellement il était déshabitué de parler à des gens importants. « La maison de ma sœur est très petite. Et cela nous le fermerons tout de suite avec quelque chose et ce sera bien », ajouta le vieillard. Et, sous prétexte de chercher un rideau, mais en réalité pour aller au plus vite parler aux officiers, il sortit de la chambre en saluant.

La jolie Oustuchka apporta un châle de sa maîtresse pour fermer la fenêtre. En outre, elle avait l’ordre de demander si ces messieurs ne désiraient pas de thé.

Le bon gîte avait évidemment une excellente influence sur l’humeur du comte. Il souriait joyeusement et même plaisanta si bien avec Oustuchka qu’elle l’appela polisson. Il lui demanda si sa demoiselle était jolie et, à son offre de thé, il répondit qu’il acceptait volontiers, qu’on pouvait l’apporter ; mais comme leur souper n’était pas encore prêt, ne serait-il pas possible d’avoir dès maintenant de l’eau-de-vie, quelques hors-d’œuvre et du xérès, s’il y en avait ?

L’oncle était ravi de la politesse du jeune comte et portait aux nues la jeune génération des officiers, déclarant les hommes d’aujourd’hui beaucoup mieux que ceux d’autrefois. Anna Fédorovna n’y consentait pas, personne pour elle ne valait mieux que le comte Fédor Ivanovitch, il n’y avait pas… enfin elle se fâcha pour tout de bon et objecta sèchement : « Pour vous, petit frère, le dernier qui vous flatte est le meilleur. Aujourd’hui, c’est sûr, les hommes sont plus intelligents, mais, malgré tout, le comte Fédor Ivanovitch dansait si bien l’écossaise et était si aimable qu’on peut dire qu’à cette époque toutes étaient toquées de lui, seulement il ne s’occupait de personne, sauf de moi. Alors, vous voyez, autrefois il y avait aussi de bonnes gens. »

À ce moment on lui communiqua la demande d’eau-de-vie, d’aliments, de xérès.

« Eh bien ! Vous voyez, petit frère ! Vous ne faites jamais ce qu’il faut. Il fallait préparer le souper, s’écria Anna Fédorovna. Lisa, chérie, donne des ordres. »

Lisa courut à la desserte pour chercher des champignons et du beurre frais ; on commanda au cuisinier des côtelettes hachées.

« Mais pour le xérès, comment ferons-nous ? Vous en est-il resté, petit frère ?

– Non, sœur. Je n’en ai même jamais eu.

– Comment, vous n’en avez pas ! Que buvez-vous donc avec le thé ?

– Du rhum, Anna Fédorovna.

– N’est-ce pas la même chose ? Donnez le rhum, c’est pareil. Ne vaudrait-il pas mieux les inviter ici, petit frère ? Vous connaissez toutes les convenances. Je crois qu’ils n’en seront pas offensés. »

Le cavalier déclara qu’il se portait garant que, par bonté, le comte ne refuserait pas et qu’il se faisait fort de les ramener.

Anna Fédorovna, Dieu sait pourquoi, alla prendre sa robe de gros-gros et un bonnet neuf, et Lisa était si occupée qu’elle n’eut pas le temps d’ôter la robe de coton rose à larges manches qu’elle portait. En outre, elle était affreusement émue : il lui semblait qu’un événement sensationnel l’attendait et qu’un nuage bas, sombre, était suspendu au-dessus de son âme. Ce hussard, ce comte, beau garçon, semblait un être tout nouveau, incompréhensible, mais charmant. Son caractère, ses habitudes, ses paroles, tout cela devait être extraordinaire et tel qu’elle n’avait jamais rencontré rien de pareil. Tout ce qu’il disait devait être spirituel et juste, tout ce qu’il faisait, honnête, toute sa personne, belle. Elle n’en doutait pas. S’il avait demandé non seulement à manger et du xérès, mais un bain parfumé, elle n’eût pas été étonnée, ne l’eût pas blâmé et eût été fermement convaincue que c’était nécessaire, qu’il le fallait ainsi.

Dès que le cavalier eut exprimé au comte le désir de sa sœur, ce dernier accepta, lissa ses cheveux, mit son manteau et prit un porte-cigares.

« Allons, dit-il à Polozov.

– Non, il vaut mieux n’y pas aller, répondit le cornette : ils feront des frais pour nous recevoir.

 Sottises ! Ça leur fait plaisir. Je me suis déjà renseigné, il y a une fille très jolie… Allons, dit le comte en français.

– Je vous en prie, messieurs ! » dit le cavalier pour leur faire savoir qu’il comprenait le français et avait saisi leur conversation.

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