XIV

« Eh bien ! Comment n’as-tu pas honte ? dit Polozov quand les officiers furent rentrés dans leur chambre. Je faisais exprès de perdre, je te poussais du pied sous la table ; comment n’as-tu pas eu honte ? La vieille est tout à fait fâchée. »

Le comte éclata de rire.

« Une drôle de femme ! Voyez-moi cette fureur ! »

Et il se remit à rire si gaiement que même Johan, debout devant lui, ne put s’empêcher de soupirer à la dérobée.

« En voilà, un fils de l’ami de la famille ! Ah ! Ah ! Ah ! continua à s’esclaffer Tourbine.

– Non, vraiment, ce n’est pas bien. Elle me faisait même de la peine, dit le cornette.

– Quelle blague ! Comme tu es jeune ! Tu voulais donc que je perde ! Pourquoi ? Je te le demande ! Je perdais aussi quand je ne savais pas jouer. Dix roubles sont toujours bons à prendre. Il faut être pratique dans la vie, autrement on sera toujours un imbécile. »

Polozov se tut ; du reste, il voulait penser à Lisa qui lui paraissait une créature extraordinairement pure et belle. Il se déshabilla et se coucha dans le lit moelleux, propre, qui lui était préparé.

« Les honneurs, la gloire militaire, quelle bêtise ! pensa-t-il en regardant la fenêtre couverte d’un châle à travers quoi glissaient les rayons pâles de la lune. Vivre dans un coin paisible, avec une femme charmante, intelligente, simple, voilà le bonheur ! Voilà le bonheur vrai, solide ! »

Mais il ne communiqua rien de ses pensées à son ami et ne prononça pas même le nom de la jeune fille de la maison, malgré sa conviction que le comte y pensait lui aussi.

« Pourquoi ne te déshabilles-tu pas ? demanda-t-il au comte qui arpentait la chambre de long en large.

– Je n’ai pas encore envie de dormir. Éteins la chandelle si tu veux. Je me coucherai comme ça. »

Et il continua à faire les cent pas.

« Il ne veut pas encore dormir », répéta Polozov, se sentant, après la soirée d’aujourd’hui, encore plus mécontent de l’influence que le comte avait sur lui, et tout prêt à se révolter : « J’imagine, se disait-il, pensant à Tourbine, j’imagine quelles idées errent maintenant dans ta tête pommadée. J’ai bien vu qu’elle te plaisait. Mais tu n’es pas capable de comprendre cette créature simple et honnête. C’est une Mina qu’il te faut et des épaulettes de colonel. Tiens, je vais lui demander comment il la trouve. »

Et Polozov se tourna vers Tourbine, mais il se ravisa. Il sentait que non seulement il ne pourrait discuter avec lui si son opinion sur Lisa était celle qu’il supposait, mais qu’il lui serait même impossible de ne pas être de son avis, tellement il était habitué à subir son influence qui devenait chaque jour plus dure et plus injuste pour lui.

« Où vas-tu ? demanda-t-il, quand le comte, mettant son chapeau, s’approcha de la porte.

– À l’écurie, m’assurer que tout est en ordre. »

« C’est étrange », pensa le cornette ; mais il éteignit la chandelle et, tâchant de dissiper les idées insensées, jalouses et hostiles qui s’éveillaient en lui contre son ami, il se tourna de l’autre côté.

Cependant, Anna Fédorovna, comme à l’ordinaire, après avoir fait le signe de la croix sur son frère, sa fille et sa pupille, et les avoir embrassés tendrement, s’était aussi retirée dans sa chambre.

Depuis déjà longtemps, la vieille dame n’avait pas éprouvé dans une même journée tant d’impressions si fortes, de sorte qu’elle ne put même pas faire sa prière tranquillement. Le souvenir triste et vivace du défunt comte ne sortait pas de sa tête, ainsi que l’image du jeune élégant qui, si honteusement, avait gagné contre elle. Cependant, après s’être déshabillée et avoir bu comme d’habitude un demi-verre de kvass préparé sur la table de nuit, elle se coucha. Son chat favori se glissa doucement dans la chambre. Anna Fédorovna l’appela et se mit à le caresser en l’écoutant ronronner. Mais elle n’arrivait pas à s’endormir.

« C’est le chat qui me dérange », pensa-t-elle. Elle le chassa. Le chat tomba mollement sur le parquet, tourna lentement sa queue épaisse et puis sauta sur un banc près du poêle. À ce moment, la servante, qui dormait par terre dans la chambre, apporta son petit matelas pour se coucher, éteignit la chandelle et alluma la veilleuse. Puis elle s’endormit et se mit à ronfler tandis qu’Anna Fédorovna ne trouvait toujours pas le sommeil qui aurait pu calmer son imagination excitée. Dès qu’elle fermait les yeux, elle voyait le visage du hussard, et quand elle les rouvrait, elle croyait encore le voir, à la faible lueur de la veilleuse, sous divers aspects étranges, en regardant la commode, la petite table et la robe blanche suspendue. Il lui semblait tantôt que son lit de plume était brûlant, tantôt que la pendule de la petite table faisait un bruit insupportable, tantôt que la servante ronflait d’une façon agaçante. Elle la réveilla et lui intima de ne plus ronfler. De nouveau, des pensées sur sa fille, le vieux et le jeune comte, et la manière de jouer à la préférence se mêlèrent étrangement dans sa tête, lui brouillant l’esprit. Elle se revoyait valsant avec le vieux comte, elle revoyait ses épaules rondes et blanches, y sentait des baisers ; puis c’était sa fille à elle dans les bras du jeune comte. Oustuchka recommença à ronfler…

« Non, maintenant ce n’est plus la même chose, les hommes ne sont pas les mêmes. L’autre se serait jeté au feu pour moi. Et il y avait de quoi. Tandis que celui-ci dort comme un triple imbécile, content d’avoir gagné au jeu, et à cent lieues de faire la cour aux femmes. Il arrivait à l’autre de me dire, à genoux : “Que veux-tu que je fasse, que je me tue tout de suite ?”, et il se serait tué si j’avais voulu. »

Tout à coup, un bruit de pieds nus retentit dans le couloir et Lisa, un simple châle jeté sur ses épaules, toute pâle et tremblante, accourut dans la chambre et s’écroula presque sur le lit de sa mère…

Après avoir souhaité le bonsoir à sa mère, Lisa s’était rendue dans la chambre de son oncle. Elle avait mis une camisole blanche, caché dans un fichu sa longue tresse, éteint sa chandelle et s’était assise sur la fenêtre, les jambes sur un tabouret, en fixant ses regards pensifs sur l’étang maintenant tout brillant d’une lumière argentée.

Et soudain, toutes ses occupations coutumières, tous ses intérêts lui apparurent sous un jour nouveau : sa vieille mère capricieuse, à qui par affection elle donnait une partie de son âme, l’oncle gâteux mais aimable, les domestiques, les paysans qui adoraient leur demoiselle, les vaches, les petits veaux, toute cette nature qui mourait et se renouvelait sans cesse, parmi laquelle, aimante et aimée, elle avait grandi, tout ce qui lui donnait une quiétude d’esprit si agréable, si douce, tout cela lui paraissait d’un coup n’être plus ce qu’il lui fallait, tout cela lui semblait ennuyeux et inutile. Quelqu’un lui soufflait à l’oreille : « Petite sotte, petite sotte ! Depuis vingt ans tu as la sottise de te dévouer à telle ou telle chose et tu ne sais toujours pas ce qu’est la vie et le bonheur ! » Voilà à quoi elle pensait plus fortement que jamais en sondant du regard la profondeur du jardin clair, immobile. D’où lui venaient ces idées ? Ce n’était pas du tout un amour spontané pour le comte, comme on pourrait le supposer ; au contraire, il lui déplaisait. Le cornette l’aurait plutôt intéressée mais il était laid, pâle, taciturne ; elle l’oubliait malgré elle et avec colère et dépit évoquait dans son imagination l’image du comte. « Non, pas celui-là », se disait-elle. Son idéal à elle était si charmant. C’était son idéal qui, dans cette nuit, parmi cette nature, sans en violer la beauté, aurait pu être aimé, l’idéal que n’avait jamais terni une seule fois la réalité grossière.

D’abord l’isolement, l’absence d’hommes pouvant attirer son attention faisaient que toute la force de l’amour mis par Dieu dans l’âme de chacun de nous en même proportion, était encore intacte et pure en son cœur ; mais à présent, elle vivait depuis trop longtemps le bonheur triste de sentir en soi la présence de ce quelque chose d’autre et, en ouvrant de temps en temps la source mystérieuse de son cœur, de se complaire à la contemplation de ces richesses, pour verser à quelqu’un, sans réfléchir, tout ce qui y était contenu. Dieu fasse qu’elle jouisse jusqu’au tombeau de ce bonheur avare…, qui sait s’il n’est pas le meilleur, le plus fort et s’il n’est pas le seul vrai et le seul possible ?

« Mon Dieu, Seigneur, pensait-elle, ai-je gaspillé en vain le bonheur et la jeunesse, et maintenant ne les retrouverai-je jamais ? Est-ce vrai ? » Et elle regardait fixement le ciel haut et clair autour de la lune et les nuages blancs, moutonnés, qui en masquant les étoiles, s’approchaient de l’astre de la nuit. « Si ce petit nuage blanc, le plus haut, atteint la lune, alors c’est vrai », pensa-t-elle. Les nuages transparents, brumeux, masquaient la moitié inférieure du disque clair et peu à peu la lumière commença à faiblir sur la terre, sur le sommet des tilleuls, sur l’étang : les ombres noires des arbres devinrent moins visibles. Comme pour accompagner l’ombre qui voilait la nature, un vent léger passa dans les feuilles et apporta jusqu’à la fenêtre l’odeur de la rosée des feuilles, de la terre humide, des lilas fleuris.

« Non, ce n’est pas vrai, dit-elle pour se consoler, et si le rossignol chante cette nuit, ce sera signe que tout ce que je pense est sottise et qu’il ne faut pas désespérer. » Longtemps encore elle resta assise en silence, dans la vague attente d’une visite, bien que de nouveau tout s’éclairât et s’animât, que de nouveau de petits nuages enveloppassent la lune et que tout redevînt sombre. Elle s’endormait déjà, assise près de la fenêtre, quand le rossignol la réveilla par ses trilles répétés, qui résonnaient en bas sur l’étang. La demoiselle de campagne ouvrit les yeux. Avec un nouveau plaisir son âme tout entière se revivifiait dans cette union mystérieuse avec la nature qui, si majestueuse et si calme, se déployait devant elle. Elle s’accouda, la tête entre les mains. Un sentiment de tristesse opprimait sa poitrine, des larmes d’un amour pur et vaste, de bonnes larmes consolantes emplissaient ses yeux. Elle posa les mains sur la fenêtre et appuya sa tête. Elle répéta en son cœur sa prière favorite, et elle s’endormit ainsi, les yeux humides de pleurs.

Le contact d’une main l’éveilla. Un attouchement léger, agréable. La main serra plus fortement la sienne. Tout d’un coup Lisa se rappela la réalité ; elle poussa un cri, bondit, et se persuadant qu’elle n’avait pas reconnu le comte qui était devant la fenêtre, tout baigné de la lumière de la lune, elle s’enfuit de la chambre…

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