C’était, en effet, le comte. En entendant le cri de la jeune fille et le toussotement du gardien derrière l’enclos, qui y répondit, il s’enfuit en toute hâte, avec le sentiment d’un voleur attrapé, courant jusqu’au fond du jardin, sur l’herbe humide de rosée. « Ah ! imbécile, imbécile que je suis ! se répétait-il inconsciemment. Je l’ai effrayée, il fallait y aller plus doucement, lui parler pour la réveiller. Ah ! imbécile ! que je suis donc maladroit ! » Il s’arrêta et écouta. Par la petite porte, le gardien entrait dans le jardin, traînant un bâton sur l’allée sablée. Il fallait se cacher. Le jeune homme descendit vers l’étang. Des grenouilles, en jaillissant sous ses pieds pour s’élancer dans l’eau, le firent sursauter.
Malgré ses jambes trempées, il s’accroupit par terre et commença à se rappeler ce qu’il avait fait : comment il avait grimpé à travers l’enclos, cherché la fenêtre de Lisa et enfin aperçu l’ombre blanche ; comment, à plusieurs reprises, écoutant le moindre bruit, il s’était tour à tour approché, puis éloigné de la fenêtre, comment par instants il lui semblait indiscutable qu’elle l’attendait, dépitée de sa lenteur, comment à d’autres il lui semblait impossible qu’elle se fût décidée si facilement à ce rendez-vous, comment enfin, supposant qu’en provinciale gênée elle feignait seulement de dormir, il s’était approché résolument et l’avait approchée. Mais ici, tout à coup, il ne sait pourquoi, il avait fui en toute hâte puis, honteux de sa poltronnerie, s’était avancé de nouveau vers elle et lui avait touché la main.
Le gardien toussota encore, la porte cochère grinça et il sortit du jardin. La fenêtre de la chambre de la demoiselle claqua et l’auvent intérieur s’abaissa. Le comte en ressentit un grand dépit. Il aurait donné cher pour qu’il lui fût possible de tout recommencer : cette fois il n’agirait pas si sottement… « Ah ! quelle merveilleuse jeune fille, quelle fraîcheur ! C’est un vrai charme ! Et la laisser échapper ainsi ! Animal stupide que je suis ! » En outre, il n’avait plus envie de dormir : du pas décidé d’un homme très irrité, il marcha au hasard dans les allées de tilleuls.
Là, à lui aussi, cette nuit apporta les dons pacifiants d’une tristesse calme et du besoin d’amour. Le sentier de terre glaise parsemé, par-ci par-là, d’une petite herbe drue ou de branches sèches s’illuminait, à travers le feuillage épais des tilleuls, de cercles formés par les rayons pâles et droits de la lune. Une souche tordue, comme recouverte de mousse blanche, était éclairée de côté. Les feuilles argentées murmuraient de temps à autre. Dans la demeure les feux étaient éteints, tous les bruits s’étaient tus. Seul le rossignol semblait remplir l’espace immense, silencieux et clair. « Dieu ! Quelle nuit ! Quelle merveilleuse nuit ! » se disait le comte en respirant la fraîcheur parfumée du jardin. « On a regret de quelque chose, on se sent mécontent de soi et des autres, de toute sa vie. Et quelle charmante, quelle exquise petite fille… Peut-être est-elle vraiment fâchée… » Là ses rêves s’embrouillèrent, il se vit dans ce jardin en compagnie de la petite provinciale, dans les attitudes les plus étranges ; ensuite son aimable Mina vint prendre la place de la demoiselle. « Quel imbécile je suis ! Il fallait tout simplement la prendre par la taille et l’embrasser. » Et, sur ce regret, le comte regagna sa chambre.
Le cornette ne dormait pas encore.
Il se retourna aussitôt sur son lit, le visage vers Tourbine.
« Tu ne dors pas ? demanda celui-ci.
– Non.
– Veux-tu que je te raconte ce qui s’est passé ?
– Eh bien ?
– Non, il vaut mieux ne rien te dire… ou plutôt si, je vais tout te raconter. Pousse tes jambes. »
Et le comte, renonçant déjà à l’intrigue manquée, s’assit sur le lit de son camarade avec un sourire animé.
« Imagine-toi que cette demoiselle m’avait donné un rendez-vous !
– Que dis-tu ? s’écria Polozov, bondissant du lit.
– Voyons ! Écoute.
– Mais comment ? Quand donc ? Ce n’est pas possible.
– Eh bien, voici. Pendant que vous comptiez la préférence, elle m’a dit qu’elle serait assise la nuit près de la fenêtre, et qu’on pouvait entrer par la fenêtre. Voilà ce que c’est qu’être pratique ! Et donc, pendant que vous comptiez avec la vieille, j’ai arrangé cette affaire. Tu l’as bien entendu, elle a dit devant toi qu’elle serait assise près de la fenêtre pour contempler l’étang.
– Mais c’était dit comme ça…
– C’est justement la question… Je ne sais pas si elle a dit cela par hasard ou non. Peut-être, en effet, n’a-t-elle pas voulu s’avancer tout d’un coup, mais on aurait pu le croire, et il en est résulté une chose affreuse. J’ai agi comme un imbécile, ajouta-t-il en s’adressant à lui-même un sourire de mépris.
– Mais qu’as-tu fait ? Où étais-tu ? » Le comte, taisant ses multiples hésitations, raconta ce qui s’était passé.
« J’ai tout gâté : il fallait être plus hardi. Elle a crié, s’est enfuie de la fenêtre.
– Alors elle a crié et s’est enfuie, dit le cornette, répondant par un sourire gêné au sourire du comte qui avait sur lui, depuis si longtemps, un ascendant si fort.
– Oui. Eh bien ! Maintenant il est temps de dormir. »
Le cornette de nouveau tourna le dos à la porte et resta ainsi pendant dix minutes. Dieu sait ce qui se passa dans son âme ; quand il se retourna, son visage exprimait la souffrance et la résolution.
« Comte Tourbine ! fit-il d’une voix haletante.
– Quoi ? Tu rêves ? répondit tranquillement le comte. Eh bien, quoi, cornette Polozov ?
– Comte Tourbine, vous êtes un lâche ! » cria Polozov ; et d’un bond il sortit du lit.