V

D’étranges, d’incompréhensibles sensations le troublaient, dont il ne se rendait pas très bien compte lui-même. Au fond, la façon de réciter de Claire ne lui plaisait pas, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi. Cette déclamation l’agaçait. Elle lui semblait trop âpre, dénuée d’harmonie. Cette voix portait atteinte à quelque chose de profond en lui-même : elle exerçait sur lui une sorte de violence. Et ces regards fixes, insistants, presque importuns – comment les interpréter ? Que signifiaient-ils ?

La modestie d’Aratov ne lui permettait pas de croire, ne fût-ce qu’un seul instant, qu’il avait pu plaire à cette jeune fille bizarre, qu’il avait peut-être pu lui inspirer quelque chose comme un sentiment d’amour, voire de passion ! La femme encore inconnue, la jeune fille à laquelle il pourrait se livrer tout entier, qui serait un jour sa fiancée, sa femme, n’apparaissait pas dans son imagination pareille à cette étrangère, pas du tout pareille… Il rêvait rarement d’amour : il était demeuré vierge d’âme et de corps et ne connaissait pas les femmes. La pure image qui, à de rares moments, se présentait à son esprit, rappelait celle de sa mère défunte, dont il se souvenait à peine, mais dont il conservait le portrait comme une chose sacrée… Ce portrait avait été peint à l’aquarelle, de façon assez maladroite, par une de ses amies. Mais la ressemblance, aux dires de tout le monde, était frappante. La femme, la jeune fille, dont il n’osait même pas encore rêver, devrait avoir le même profil doux et tendre, les mêmes yeux clairs, les mêmes cheveux soyeux, le même sourire, la même franche expression du visage…

Or, cette jeune fille noire, basanée, avec ses cheveux durs, cette ombre de moustache effleurant sa lèvre, devait être sûrement méchante ou tout au moins capricieuse… – Une tzigane ! (Aratov n’aurait pu inventer de pire nom pour elle) – qu’était-elle donc pour lui ?

Et pourtant, Aratov se sentait incapable de chasser de son esprit l’image de cette noire tzigane, dont le chant, la déclamation – comme toute la physionomie – lui avaient déplu. Il n’y comprenait rien et s’irritait contre lui-même. Peu auparavant, il avait lu un roman de Walter Scott « Les eaux de Saint-Ronan ». (Son père estimait l’écrivain anglais : il le prenait au sérieux, trouvait à ses romans un caractère « scientifique » et possédait la collection de ses œuvres complètes.) L’héroïne de ce roman portait le nom de Claire Mobray. Vers 1840, un poète russe, Krassov, avait composé sur elle un poème qui se terminait ainsi :

Ô Claire infortunée, ô Claire folle !

Ô infortunée Claire Mobray !

Aratov connaissait ces vers… et, depuis qu’il avait lu le roman, ils revenaient sans cesse dans sa mémoire… « Infortunée Claire ! Claire folle ! » (C’est pour cette raison qu’il s’étonna si fort lorsqu’il entendit Kupfer prononcer le nom de Claire Militch.) Platocha elle-même s’aperçut, non pas tant d’un changement d’humeur de son cher Jacques – au fond, rien n’était changé en lui – mais d’une sorte de trouble dans ses regards et ses propos. Avec précaution, elle le questionna au sujet de la matinée littéraire. Puis elle marmonna des paroles indistinctes, poussa quelques soupirs en dévisageant son neveu sur toutes les faces : elle l’examina de profil, l’étudia de trois quarts, et tout d’un coup, en se tapant les mains contre les hanches, elle s’exclama : « Eh bien ! Yacha, je vois ça, je devine de quoi il retourne ! »

– Quoi donc ? demanda Aratov.

– Tu as assurément rencontré, dans cette matinée, une de ces modernes « traîne-queue ». (C’est ainsi que Platonida Ivanovna avait coutume d’appeler toutes les dames qui portaient des robes à la mode.) Assurément, elles ont de jolis minois et savent se tortiller gentiment, les yeux comme ceci, la bouche comme cela (Platocha mima leurs jeux de physionomie) et puis elles vous coulent, avec cela, de ces regards ! (Elle essaya de les mimer de nouveau en traçant dans l’air de grands cercles avec son index.) Alors, avec ton inexpérience, tu t’y es laissé prendre… mais ce n’est rien, mon petit Jacques… rien du tout ! Bois une tasse de tisane avant de te coucher… et tout ça passera ! Ô Seigneur, aidez-nous !

Platocha se tut et s’en alla. C’était la première fois de sa vie qu’elle se hasardait à une si longue tirade… Quant à Aratov : « Il se peut que ma tante ait raison, pensa-t-il. Tout cela vient de mon manque d’habitude… (Il ne lui était jamais arrivé jusque-là de susciter cette attention, cette curiosité chez un être du sexe féminin… jamais en tout cas il ne s’était aperçu de rien de pareil.) Ah ! il ne faut pas que je me laisse aller à des folies. »

Il s’absorba dans ses livres. Avant de se coucher, il prit une tasse de tilleul et passa même une assez bonne nuit, sans rêve. Le lendemain, il fut tout à sa photographie, comme si de rien n’était… Mais vers le soir, son âme fut de nouveau troublée.

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