VI

Voici ce qui était arrivé : Un commissionnaire lui avait apporté une missive d’une écriture féminine, irrégulière, en gros caractères, et qui contenait les lignes suivantes : « Si vous devinez qui vous écrit et si cela ne vous ennuie pas trop, trouvez-vous demain à cinq heures de l’après-midi au boulevard Tverskoï – et attendez là. On ne vous retiendra pas longtemps. C’est d’une grande importance. Venez. » La signature manquait.

Aratov devina sur-le-champ qui était sa correspondante – et c’est justement ce qui le révolta. « Quelle sottise ! dit-il presque à voix haute, il ne manquerait plus que cela ! Ah çà, je n’irai point. » Il fit cependant rappeler le commissionnaire qui ne lui apprit rien sinon que la lettre lui avait été remise, dans la rue, par une domestique. Après l’avoir congédié, Aratov relut la lettre et… la jeta à terre. Mais au bout d’un instant, il la ramassa et, l’ayant relue, s’écria encore : « Sottises que tout cela ! » Pourtant il ne jeta plus la lettre mais l’enferma dans un tiroir. Puis, il se plongea dans ses occupations coutumières, passant d’un objet à l’autre. Mais rien ne lui réussissait. Soudain, il se rendit compte qu’il attendait Kupfer. Voulait-il le questionner, ou peut-être lui faire quelque confidence ? – Dieu sait ! Mais Kupfer ne paraissait toujours pas. Aratov dénicha ensuite sur un rayon de sa bibliothèque un volume de Pouchkine, relut la lettre de Tatiana et se convainquit de nouveau que la « tzigane » n’en avait pas saisi l’esprit. Libre à ce bouffon de Kupfer de clamer : « C’est une Rachel ! Une Viardot ! » Il s’approcha alors de son piano, en souleva machinalement le couvercle et essaya de retrouver de mémoire la romance de Tchaïkovsky. Mais, presque aussitôt, il referma le piano avec dépit et se rendit chez sa tante. La chambre de la vieille fille dégageait une ambiance très particulière : toujours surchauffée, imprégnée d’un éternel parfum de menthe, de sauge ou d’autres plantes médicinales, elle était, en outre, encombrée de tant de tapis, d’étagères, d’escabeaux, de coussins, de petits meubles douillets, que quiconque n’y étant pas habitué avait toutes les peines du monde à y évoluer et même à y respirer.

Platonida Ivanovna était assise près de la fenêtre, tenant une aiguille à tricoter. Elle faisait pour Jacques un cache-nez : le trente-huitième exactement depuis la naissance du neveu. Elle fut surprise de cette visite. Aratov ne venait que rarement chez elle : quand il avait besoin de quelque chose, il l’appelait d’habitude, de sa voix mince, sans bouger de son cabinet : « Tante Platocha ! » Elle le fit asseoir et, attendant ce qu’il allait dire, le scruta avec prudence. Elle le dévisageait à travers ses lunettes rondes, fixant sur lui ses deux petits yeux, dont l’un le regardait à travers le verre, tandis que l’autre l’examinait par-dessus la monture. Elle ne s’informa pas de sa santé, ne lui proposa pas de thé : elle sentait bien que ce n’était pas pour cela qu’il était venu. Aratov demeura un moment indécis… puis il parla… d’abord de sa mère, de sa vie conjugale, de la façon dont son père l’avait connue… Tout cela, il le savait fort bien… mais il désirait se le faire répéter. Malheureusement pour lui Platocha n’avait pas le don de la causerie ; elle répondait par monosyllabes, brièvement, se doutant bien que ces questions n’étaient pas le but réel de la visite de Jacques.

– Eh bien, quoi ? répétait-elle précipitamment, tout en maniant son aiguille avec une sorte de dépit. Tout le monde sait que ta mère fut une colombe… oui, une colombe, c’est le mot… Et ton père l’aima, comme il convient à un bon mari d’aimer sa femme, fidèlement, honnêtement, jusqu’à la fin de ses jours. Il n’y eut jamais d’autres femmes dans sa vie, ajouta-t-elle en élevant la vois et en ôtant ses lunettes.

– Était-elle timide ? demanda Aratov, après un bref silence.

– Pour sûr qu’elle l’était ! Comme il convient à notre sexe. Mais depuis quelque temps on voit de ces femmes hardies…

– De votre temps, il n’y en avait donc point ?

– Mais si, même alors ! Il en a existé de tout temps ! Mais il fallait voir qui c’était ! Des filles sans vergogne !… Oui, de celles qui se pavanent en retroussant leurs jupes. Que lui importe à une pareille créature ! Tant mieux pour elle si quelque bourrique tombe dans ses pièges. Quant aux gens sensés, pondérés, ils méprisaient les femmes de cette sorte. Rappelle-toi bien : en as-tu jamais vu chez nous ?

Sans répondre, Aratov retourna dans son cabinet. Platonida Ivanovna l’accompagna du regard, hocha la tête, chaussa ses lunettes et se remit à tricoter… cependant, il lui arriva, plus d’une fois, de s’arrêter, pensive, en laissant son ouvrage tomber sur ses genoux.

Aratov ne cessa, jusqu’à une heure avancée de la nuit, de songer à ce billet avec le même dépit, avec la même colère contre cette « tzigane ». Quant au rendez-vous fixé, il était certain qu’il n’irait pas ! Pendant la nuit également, son image le troubla. Il revoyait continuellement ses yeux tantôt clignotants, tantôt grands ouverts, avec ce regard insistant, fixé droit sur lui. Et le visage impassible de Claire avec son expression dominatrice l’obsédait.

Le lendemain matin, il s’attendit, sans savoir pourquoi, à une visite de Kupfer : il fut même sur le point de lui écrire. Il demeura inactif d’ailleurs, passant son temps à arpenter sa chambre. Pas un instant, il n’admit la pensée qu’il pourrait se rendre à ce stupide rendez-vous… Mais à trois heures et demie précises, ayant avalé à la hâte son repas, il mit soudain son manteau, prit son chapeau, et, à la dérobée, à l’insu de sa tante, il se précipita dans la rue et se dirigea vers le boulevard Tverskoï.

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