VII

La rue était presque déserte. On n’y voyait que peu de passants. Il faisait un temps humide et plutôt froid. Aratov s’efforçait de ne penser à rien et de concentrer son attention sur ce qui l’entourait, cherchant à se convaincre que lui aussi n’était sorti, comme tous ces passants, que pour se promener… Le billet, il l’avait dans la poche droite de son veston, et il en sentait continuellement la présence. Il fit une, puis deux fois le tour du boulevard, en jetant un regard perçant sur chaque femme qui l’approchait, tandis que son cœur battait la chamade. Au bout d’un moment, sentant un peu de fatigue, il s’assit sur un banc. Soudain, une pensée lui traversa l’esprit : « Et si ce n’était pas elle qui lui avait écrit cette lettre ? Si c’était quelqu’un d’autre, quelque autre femme ? » En vérité, cela aurait dû lui être indifférent… et pourtant, force lui était de s’avouer qu’il ne l’aurait point désiré… « Ce serait trop bête, pensa-t-il, encore plus bête que cette histoire-là. » Une inquiétude nerveuse commençait à s’emparer de lui ; il se sentait transi par un froid intérieur. Plus d’une fois il tira sa montre de son gousset, contempla le cadran, la remit à sa place, et chaque fois il oubliait aussitôt les minutes qui le séparaient de cinq heures. Il lui semblait que les passants le dévisageaient, avec une espèce d’étonnement railleur et curieux. Un maigre caniche s’approcha, le flaira et se mit à frétiller de la queue. Fâché, il fit mine de le frapper. Mais il était surtout importuné par la présence d’un gamin, un apprenti vêtu d’une crasseuse blouse d’ouvrier qui, assis sur un banc de l’autre côté du boulevard, tantôt sifflant, tantôt se grattant, ou se dandinant sur ses pieds chaussés de grosses bottes éculées, avait tout le temps l’air de le dévisager. « Voilà, songea Aratov, son patron l’attend et ce fainéant passe son temps à se tourner les pouces… »

Mais au même instant, il sentit quelqu’un s’approcher et se placer derrière lui, tout près : il perçut même un souffle chaud… Il tourna la tête… C’était elle.

Il la reconnut immédiatement, malgré l’épais voile bleu foncé qui dissimulait ses traits. Il se leva brusquement, et resta planté devant elle sans bouger, sans pouvoir prononcer un mot. Assurément, il ressentait un grand embarras… mais elle n’était pas moins gênée que lui : même au travers du voile, Aratov fut frappé par la pâleur mortelle de son visage. Pourtant, ce fut elle qui, la première, rompit le silence.

– Merci, dit-elle d’une voix saccadée, merci d’être venu. Je n’en espérais pas tant… Elle se détourna et se mit à marcher. Aratov la suivit.

– Il se peut que vous me jugiez mal, continua-t-elle sans tourner la tête. En effet, ma démarche est fort étrange… Mais, voyez-vous, j’ai tant entendu parler de vous… ah ! non, ce n’est pas cela… Je… non, ce n’est pas cela… Si vous saviez… Je voulais vous dire tant de choses, oh ! mon Dieu !… Mais comment le faire… Comment le faire ?

Aratov marchait à ses côtés, un peu en arrière. Il ne voyait pas son visage ; il ne voyait que son chapeau et un bout du voile… et encore sa longue mantille noire, un peu usée… Il sentit soudain revenir son dépit contre elle et contre lui-même. Il entrevit tout ce que ce rendez-vous, ces explications entre inconnus, sur un boulevard public, avaient de ridicule et d’absurde.

– Si j’ai répondu à votre invitation, commença-t-il à son tour, oui, si je suis venu, madame (les épaules de la jeune fille tressaillirent légèrement ; elle obliqua sur une ruelle de traverse et il la suivit), c’est uniquement pour tirer au clair, pour apprendre la cause de ce malentendu qui vous a incitée à vous adresser à moi, un étranger… un étranger qui… qui n’a deviné, comme vous avez bien voulu le dire dans votre lettre, que c’était vous qui lui écriviez… oui, qui ne l’a deviné que parce qu’il vous a plu, au cours de cette matinée littéraire, de lui témoigner une trop grande attention… oui, une attention trop marquée, trop flagrante.

Tout ce petit discours, Aratov le débita de cette voix claire, sonore, mais pas trop ferme, propre aux jeunes gens qui récitent une leçon bien apprise… Il était irrité ; il était en colère… C’est cette colère justement qui délia sa langue d’ordinaire assez lourde.

Elle ralentit le pas… Aratov marchait toujours derrière elle, ne voyant que cette mantille usée et ce chapeau également défraîchi. Il souffrait maintenant dans son amour-propre pendant qu’elle devait sans doute se dire : « Je n’ai eu qu’à faire signe – et il est accouru… » Aratov gardait le silence… il s’attendait à une réponse : mais elle ne disait pas un mot.

– Je suis prêt à vous écouter, reprit-il, et je serais même fort aise si je pouvais vous être utile en quoi que ce soit… bien que, je l’avoue, cela m’étonne un peu… étant donné mon genre de vie si retirée…

En entendant ces derniers mots, Claire se retourna soudain – et il aperçut un visage tellement effaré, reflétant un chagrin si profond, les yeux pleins de grandes larmes brillantes, les lèvres entr’ouvertes dans une expression si amère, et ce visage était si beau, qu’Aratov s’arrêta, hésitant, avec un sentiment en lui qui tenait à la fois de la peur, du regret et du ravissement.

– Ah ! pourquoi… pourquoi parlez-vous ainsi ? dit-elle dans un élan de sincérité et de franchise… Et que cette voix était touchante… « Est-il possible que ma lettre ait pu vous froisser… Vous n’y avez donc rien compris ? Ah mais ! Vous n’y avez rien compris, en effet, vous n’avez pas saisi ce que je voulais de vous. Dieu sait ce que vous avez imaginé ! Vous n’avez même pas songé à ce qu’il m’en a coûté, de vous écrire… Vous ne vous souciez que de vous-même, de votre dignité, de votre repos !… Ai-je donc par hasard… (elle serra si fort ses mains levées vers son visage que ses doigts en craquèrent)… Comme si je vous demandais quelque chose… Comme si elles étaient nécessaires, toutes ces explications : « Madame… » Je suis même étonné… si je pouvais vous être « utile… » Ah ! insensée que j’étais ! Je me suis trompée sur vous, votre visage m’a induit en erreur ! Lorsque je vous ai vu pour la première fois… et vous êtes là… là… devant moi, sans même trouver un mot à me dire… Pas un seul mot ? »

Elle suppliait… Puis, tout à coup, son visage s’empourpra et prit une expression méchante, presque insolente. « Dieu, comme tout cela est bête ! s’exclama-t-elle, en éclatant d’un rire aigu. Comme c’est bête, notre rendez-vous ! Que je suis sotte !… Mais vous aussi… Fi donc ! »

Elle eut un geste méprisant de la main, comme si elle voulait l’écarter de son chemin, s’enfuit vers le boulevard et disparut.

Ce geste de la main, ce rire offensant, cette dernière exclamation réveillèrent chez Aratov l’irritation du début, étouffant dans son âme le sentiment qui s’y était levé au moment où elle s’était adressée à lui, les larmes aux yeux.

Il se fâcha. Il eut envie de crier à la suite de la jeune fille qui s’éloignait : « Vous ferez, certes, une bonne actrice ; mais pourquoi, bon Dieu, jouer cette comédie devant moi ? »

Il retourna chez lui. Il marchait vite, maugréant et continuant à s’indigner durant tout le trajet. Mais à travers les sentiments mauvais et hostiles qui l’agitaient, le souvenir de ce merveilleux visage qu’il n’avait entrevu qu’un instant perçait quand même et l’émouvait malgré lui. Il alla jusqu’à se demander : « Pourquoi ne lui ai-je pas répondu lorsqu’elle ne réclamait de moi qu’un mot ? Je n’en ai pas eu le temps…, pensa-t-il… Elle ne m’a pas laissé prononcer une syllabe… Et puis, qu’aurais-je pu lui dire ?… » Mais tout aussitôt il secoua la tête et se dit avec un dépit renouvelé : « C’est une comédienne… » Néanmoins, son amour-propre de jouvenceau inexpert et nerveux, d’abord offensé, fut flatté finalement à l’idée de la passion qu’il avait inspirée. – « Soit ! songea-t-il encore. Maintenant, en tout cas, tout cela est bien entendu fini… J’ai dû lui paraître ridicule… »

Cette dernière réflexion lui fut désagréable. De nouveau, il s’emporta, et contre elle, et contre lui-même. Rentré chez lui, il s’enferma dans son cabinet : il n’avait aucune envie de voir Platocha. La bonne vieille, plus d’une fois, s’approcha de sa porte, colla son oreille à la serrure, soupirant et marmottant ses prières… « Voilà qu’il commence déjà, songea-t-elle. Et il n’a pas encore vingt-cinq ans… Ah ! c’est trop tôt, trop tôt ! »

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