CINQUIÈME LETTRE DU MÊME AU MÊME

26 Juillet 1850.

Voilà longtemps que je ne t’ai écrit, mon cher Simon. Voilà plus d’un mois, si je ne me trompe. J’avais pourtant plus d’une chose à te dire, mais je me suis laissé aller à la paresse, et s’il faut te l’avouer, pendant tout ce temps, je n’ai guère songé à toi.

Je vois par ta dernière lettre que tu fais à mon sujet des suppositions sinon complètement fausses, au moins très hasardées. Tu penses que je suis entièrement fasciné par Viera, tu es dans l’erreur. Je lui fais de fréquentes visites, c’est vrai, et elle me plaît extrêmement. C’est encore vrai… À qui ne plairait-elle pas ? Je voudrais te voir à ma place. Quelle étonnante femme ! La pénétration la plus vive et l’inexpérience d’une enfant, le jugement le plus droit, et la conception innée du beau, une tendance perpétuelle vers tout ce qu’il y a de vrai, d’élevé, et la compréhension des choses les plus sérieuses comme des plus ridicules, et par-dessus tout, une grâce féminine sans pareille, une auréole angélique.

Que te dirai-je ? J’ai passé le dernier mois qui vient de s’écouler à lire et à causer avec elle. Les lectures que nous faisons ensemble me donnent une jouissance que je n’avais pas encore éprouvée. Il me semble qu’elles me découvrent de nouvelles régions.

Viera pourtant n’a ni transport d’enthousiasme, ni manifestation bruyante. Mais quand un livre l’émeut, son front, ses yeux s’irradient, et toute sa figure prend une expression si bonne, si généreuse – bonne, c’est le mot.

Toute sa vie elle a ignoré le mensonge. Elle a grandi, elle a vécu dans l’amour de la vérité ; de là vient que, dans la poésie, les seuls sentiments qui la touchent sont les sentiments vrais. Sans effort, elle les distingue, comme on distingue une figure de connaissance. C’est là un noble privilège et un rare bonheur ! et il faut le dire à la louange de sa mère, c’est là un des précieux résultats de l’éducation qu’elle lui a donnée.

Que de fois, en observant cette faculté de Viera, je me suis rappelé ces paroles de Gœthe :

Ein guter Mensch in seinem dunklen Drange

Ist sich des rechten weges wohl bewusst .

Une seule chose me chagrine, c’est de voir Priemkof s’immiscer dans nos causeries et nos lectures. Ne va pas, je t’en prie, faire de sottes plaisanteries sur cette confidence, ne va pas profaner par une méchante pensée notre pure amitié. Mais cet homme n’est pas plus en état de comprendre la poésie que moi je ne le suis de jouer de la flûte, et pourtant il ne peut quitter un instant sa femme, et il a la prétention de s’instruire. Quelquefois il lui arrive de ne plus vouloir entendre prononcer une strophe poétique, de ne plus lire, de ne plus parler, mais de coudre sans relâche, ou de s’occuper exclusivement de Natacha, ou de régler les comptes de sa cuisinière, ou de rester immobile les bras croisés près de la fenêtre, ou de jouer à un jeu d’enfant avec la gouvernante de sa fille.

J’ai remarqué qu’en pareil cas il ne me restait rien à faire qu’à attendre que son caprice fût passé et qu’elle-même en revînt à reprendre un livre ou à continuer un de nos entretiens. Il y a en elle un caractère d’indépendance très marqué, et j’aime cette qualité. Te rappelles-tu que de fois, aux jours de notre jeunesse, tu t’es plu à entendre une jeune personne parler selon tes propres sentiments, et tu étais enthousiasmé de son langage jusqu’au moment où tu t’apercevais qu’il n’était qu’un écho du tien ?

Viera, au contraire, n’admet pas ainsi les opinions d’autrui. Elle ne se laisse point éblouir par celles qu’on lui cite comme des autorités. Elle ne discute pas, mais elle ne cède pas. Nous avons disserté plusieurs fois ensemble sur le caractère de Faust. Mais, chose singulière, elle ne veut point entrer dans la même discussion à l’égard de Marguerite. Elle se contente d’écouter ce que l’on dit. Quant à Méphistophélès, il ne l’effraye point par ses attributs diaboliques, mais par un certain côté qui peut se rencontrer dans la nature de chaque homme. Ce sont ses propres paroles.

Mes relations avec elle sont d’un caractère singulier. À un certain point de vue, je puis dire que j’exerce sur elle une influence marquée comme si j’achevais son éducation, et, de son côté, elle agit sur moi, à son insu, d’une façon qui m’est très avantageuse. Grâce à elle, par exemple, j’ai découvert dernièrement tout ce qu’il y avait de vaine emphase dans un grand nombre de très belles compositions poétiques. Maintenant l’œuvre littéraire qui ne l’émeut pas me paraît suspecte. Par elle certainement, mon jugement s’est épuré. Mais comment vivre près d’elle, dans son intimité, et ne pas se modifier ? c’est impossible.

Qu’arrivera-t-il de tout cela ? vas-tu me dire. En vérité, je ne sais. En tout cas, je passerai agréablement le mois de septembre, puis je partirai… Je partirai, et pendant quelques mois j’éprouverai un grand vide et un grand ennui, puis je me résignerai.

Je connais le danger de ces rapports journaliers entre un homme jeune encore et une jeune femme. Je sais par quelles gradations insensibles un premier sentiment se transforme en un sentiment d’une autre nature, et je me serais déjà arraché de cette demeure si je ne reconnaissais que Viera et moi nous avons encore l’âme paisible.

Un jour seulement, voici ce qui m’est arrivé. J’étais seul avec elle, je venais de lui lire l’Onéguine de notre poète Pouchkine. Je lui ai pris la main et l’ai baisée. Elle a fait un rapide mouvement de côté, puis elle m’a regardé. Non, jamais je n’ai rencontré un tel regard si réfléchi, si attentif et si sévère. En même temps, le rouge lui montait au visage ; elle s’est levée et elle est sortie. Ce jour-là, il ne m’a plus été possible de me retrouver un instant seul avec elle. Pendant quatre mortelles heures, elle a joué aux cartes avec son mari et la gouvernante de Natacha. Le lendemain matin, elle m’a proposé de descendre avec elle au jardin, elle m’a conduit jusqu’à l’étang, et là elle m’a dit à voix basse :

« Je vous en prie, que cela ne vous arrive plus ! »

Puis elle s’est mise à parler d’autre chose. J’étais très confus.

Je dois avouer que son image ne me sort pas de l’esprit, et, en t’écrivant, je crois en vérité que je n’avais d’autre intention que de penser à elle et de te parler d’elle.

Mais j’entends les piétinements de mes chevaux. On les attelle. Je vais la voir. Déjà, lorsque je monte en voiture, mon cocher ne me demande plus où nous allons. Il prend de lui-même la route qui conduit chez Priemkof. À deux verstes de distance, à un détour de la route, on distingue tout à coup cette maison au milieu d’une enceinte de bouleaux. Dès que je l’aperçois, dès que je reconnais la fenêtre de Viera, mon âme est réjouie.

De temps à autre, je retrouve là Schimmel, l’innocent vieillard. Dans son langage ordinairement un peu solennel, il dit que le lieu où réside Viera est le séjour de la paix. Là, en effet, est l’ange de la paix.

Cet ange, je le vois qui près de moi se penche

Dans le rayonnement de sa pure beauté.

Quand je souffre, il étend sur moi son aile blanche

Et ramène le calme en mon cœur agité .

Mais en voilà assez. Dieu sait ce que tu penses. À un autre jour. Adieu. À propos, elle ne me dit pas adieu tout court, mais : allons, adieu. Ce petit mot familier me charme.

Ton P. B.

P. -S. – Je ne me rappelle pas si je te l’ai dit. Elle sait qu’autrefois j’ai voulu l’épouser.

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