SIXIÈME LETTRE DU MÊME AU MÊME

10 août.

Avoue que tu attends de moi un cri de désespoir ou un transport d’enthousiasme. Ni l’un ni l’autre. Cette lettre ressemblera à toutes les précédentes. Il n’y a rien de nouveau, et il ne peut y avoir rien de nouveau. Je veux seulement te raconter une promenade que nous avons faite sur le lac. Nous étions trois : elle, Schimmel et moi. Je ne comprends pas quel plaisir elle peut avoir à inviter si souvent ce vieil Allemand. On dit que les X… sont mécontents de lui, car il néglige ses leçons. Aujourd’hui, pourtant, je ne dois pas me plaindre. Il était assez amusant. Priemkof n’avait pu se joindre à nous. Il souffrait d’un mal de tête.

L’horizon était sans nuage, le ciel superbe ; à la surface du ciel, de légères vapeurs blanches ; dans les bois, de joyeuses vibrations ; au bord du lac, le murmure des flots écumant et clapotant ; sur les eaux, des éclats de lumière ; partout fraîcheur et soleil.

D’abord Schimmel et moi, nous nous étions mis à ramer. Mais bientôt nous hissâmes la voile, la proue de notre barque se balançait légèrement en fendant l’onde, un sillon d’écume nous suivait. Viera était assise à l’arrière de l’embarcation, faisant elle-même l’office de pilote, et riant chaque fois que des gouttes d’eau jaillissaient sur son visage. Un mouchoir était noué sur sa tête. Ses boucles de cheveux s’échappaient des plis de ce mouchoir et flottaient légèrement au souffle de la brise. Moi, je me tenais assoupi au fond du bateau, presque à ses pieds. Schimmel alluma sa pipe, fuma puis se mit à chanter d’une voix agréable. D’abord il entonna la vieille chanson allemande : Freut euch des Lebens (réjouissez-vous de la vie) ; ensuite une ariette de la Flûte enchantée, puis la romance qui a pour titre : l’Abécédaire de l’amour. Cette composition, où figure successivement chaque lettre de l’alphabet, avec accompagnement de sentences humoristiques, se termine par ces mots : Mach’einen knicks (faites une révérence). Schimmel chanta tous les couplets de cette romance avec une expression sentimentale ; mais, quand il vint à la dernière phrase, au mot de révérence, il cligna l’œil gauche d’une façon si drôle, que Viera ne put s’empêcher de rire et lui fit du doigt un geste de menace.

« Autant que je puis en juger, lui dis-je, il me paraît que, dans son temps, notre ami Schimmel a été un joyeux compère.

– Oui, oui, je puis m’en vanter », répliqua-t-il d’un ton grave, en secouant la cendre de sa pipe. Puis il puisa du tabac dans sa blague, mordit d’un air crâne l’ambre de sa pipe, et, se remettant à fumer :

« Quand j’étais étudiant, reprit-il d’un air délibéré… Oh ! oh ! »

Il ne dit rien de plus. Mais quelle éloquence de cet oh ! oh !

Viera lui demanda une chanson d’étudiant, et il entonna celle des fumeurs : Knaster der gelben. Mais il fit un couac à la dernière strophe.

Cependant, le vent, était devenu plus vif, les flots s’élevaient assez haut ; notre barque s’inclinait sur le côté ; les hirondelles abaissaient leur vol et rasaient près de nous la surface du lac.

Nous changeâmes notre amarre et nous commençâmes à louvoyer. Tout à coup le vent tourna brusquement ; nous n’eûmes pas le temps de virer de bord, et une lame impétueuse roula dans notre canot. Schimmel, avec la vivacité d’un jeune homme, arracha de nos mains la drisse et orienta rapidement la voile en me disant :

« Voilà comme on manœuvre à Cuxhafen. »

Viera, je crois, eut une sensation d’effroi, car elle pâlit ; mais elle garda le silence, releva les bords de sa robe, et posa les pieds sur une des traverses de l’embarcation. Je me souvins alors d’un des Lieder de Gœthe. Depuis quelque temps, je suis comme ensorcelé par ses œuvres.

Je pensais à cette chanson qui a pour titre : Auf dem see (sur la mer). Je récitai cette strophe :

Auf der weile blinken

Tausend schwebende Sterne.

Sur les vagues, entre les voiles

Scintillent des milliers d’étoiles.

Et lorsque j’en vins à ce vers : Mes yeux, pourquoi restez-vous baissés ? Viera leva doucement ses yeux. J’étais assis à ses pieds. Son regard tombait sur moi, puis elle le tourna vers l’espace lointain, en fermant à demi, sous le souffle du vent, ses blanches paupières.

Une légère pluie tombait et scintillait sur le lac. Je lui offris mon paletot ; elle le prit et le plaça sur ses épaules. Nous regagnâmes le rivage, et je lui donnai le bras pour rentrer à la maison. J’éprouvais le besoin de lui exprimer plus d’une pensée, mais je ne pouvais parler. Cependant je me rappelle que je lui demandai pourquoi, lorsqu’elle était dans son salon, elle se tenait toujours sous le portrait de Mme Eltzof, comme un oiseau qui s’abrite sous l’aile de sa mère !

« Votre comparaison est très juste, me répondit-elle, je n’aspire qu’à rester constamment sous cette aile protectrice.

– Eh quoi ? vous ne désireriez pas jouir de votre liberté ? »

Elle garda le silence.

Je ne sais pourquoi je t’ai fait le récit de cette promenade aquatique, si ce n’est parce qu’elle restera dans mon souvenir comme un des plus doux événements de ma vie, quoique, en réalité, ce ne soit qu’un petit incident. Mais j’avais été si doucement, si tranquillement gai, que des larmes, des larmes heureuses et légères m’en viennent encore aux yeux…

Encore un mot. Imagine-toi que le lendemain, en me dirigeant vers le bosquet, j’entends tout à coup une voix régulière, une mélodieuse voix de femme qui chantait : Freut euch des Lebens. Je m’approche. C’était Viera !

« Bravo ! lui dis-je, je ne vous connaissais pas un tel talent. »

Elle a rougi et s’est tue. Réellement, elle possède une admirable voix de soprano, et elle ne se doutait pas elle-même qu’elle eût une telle faculté. Que de trésors en sa nature qu’elle ignore peut-être elle-même ! Qu’en penses-tu ? Au temps où nous vivons, une femme qui s’ignore n’est-elle pas un vrai prodige ?

12 août.

Nous avons eu hier un singulier entretien. Nous en étions venus à parler des apparitions. Viera y croit et prétend qu’elle a de bonnes raisons pour y croire. En même temps qu’elle exprimait cette idée, Priemkof, assis près de nous, la confirmait par un signe de tête. J’adressai à ce sujet quelques questions à Viera, mais je crus remarquer que mes demandes l’importunaient, et nous nous mîmes à disserter sur l’imagination, sur sa puissance et ses prestiges.

Je racontai alors que dans ma jeunesse j’avais beaucoup rêvé au bonheur, le rêve habituel de tous ceux qui n’y sont pas destinés dans la vie. Entre autres songes, il en était un qui me charmait, c’était de passer quelques semaines à Venise avec une femme aimée. Ce songe m’occupait si souvent, surtout la nuit, qu’à la fin j’en vins à me tracer un tableau que je pouvais faire apparaître à ma volonté, qui se déroulait nettement dans mon esprit, dès que je fermais les yeux. Le voici : Une nuit pure éclairée par les blanches lumières de la nuit, un air embaumé, non point par l’odeur des orangers, mais par les parfums des vanilliers et des cactus ; une eau calme et limpide, une grande île parsemée d’oliviers, et, au bord de cette île, un palais de marbre. Dans l’espace résonne une musique qui vient je ne sais de quel côté. Les fenêtres du palais sont ouvertes ; à l’intérieur, des lampes projettent une douce clarté sous des rameaux d’arbres verts. Au bord d’une de ces fenêtres se déroule un épais manteau d’or et de soie dont les replis tombent à la surface de l’eau. Un homme et une femme, les coudes appuyés sur cette riche étoffe, regardent Venise, qui apparaît dans le lointain.

Toute cette scène se dessinait aussi distinctement dans ma pensée que si elle avait été réellement peinte sous mes yeux.

Viera écouta mon récit, puis me dit qu’elle aussi rêvait, mais que ses rêves prenaient une autre direction. Tantôt, ajouta-t-elle, je me figure que j’erre dans le désert d’Afrique sur les pas d’un explorateur intrépide ; tantôt je m’aventure à la recherche de Franklin à travers l’océan Glacial, et je me représente vivement toutes les privations que je dois subir et les fatigues auxquelles je dois me résigner.

« Tu as trop lu de livres de voyage, dit son mari.

– Peut-être, répliqua-t-elle ; mais si l’on veut rêver, pourquoi rêver l’impossible ?

– Et pourquoi pas ? m’écriai-je. Quelle raison avez-vous de condamner l’impossible ?

– Je me suis mal exprimée, reprit-elle. Je voulais dire que je ne vois pas l’agrément de rêver à notre bonheur personnel. Notre rêve n’y fait rien. S’il n’existe pas, à quoi sert de le poursuivre ? Il en est de la félicité humaine comme de la santé ; si nous n’y songeons pas, c’est que nous la possédons. »

Ces paroles m’ont surpris. Il y a vraiment en cette femme une grande âme.

Le nom de Venise nous a amenés à parler de l’Italie et des Italiens. Priemkof étant sorti, je suis resté seul avec Viera.

« Vous avez, lui ai-je dit, du sang italien dans les veines.

– Oui, m’a-t-elle répondu, voulez-vous que je vous montre le portrait de ma grand’mère ?

– Vous me ferez plaisir. »

Elle est entrée dans son cabinet et en a rapporté un grand médaillon en or qui renferme deux portraits, celui qu’elle venait de mentionner et celui de son aïeul. En examinant ce dernier, j’ai été frappé de sa ressemblance avec Mme Eltzof.

Seulement les traits de M. Ladanof, rehaussés par un léger nuage de poudre, m’ont paru plus rigides, plus marqués que ceux de sa fille, et il y a une sorte d’opiniâtreté morose dans ses petits yeux jaunâtres.

Quant à l’image de la jeune Italienne qu’il épousa, elle est ravissante : un visage semblable à une rose épanouie, de grands yeux humides à fleur de tête, le sourire du bonheur sur des lèvres vermeilles, des narines déliées qui semblent frémir encore sous l’impression d’un récent baiser, des joues d’un ton chaud où éclatent tous les signes de la jeunesse, de la santé et d’une énergique ardeur… Sur le front, pas un indice de pensée, grâces à Dieu ! L’artiste (un grand maître) a représenté cette belle Italienne avec son costume de paysanne d’Albano. Il a mis des grappes de raisins dans ses cheveux noirs comme du jais avec des reflets bleuâtres, et cet ornement bachique s’harmonise à merveille avec le caractère de sa physionomie. Mais devine ce que cette figure m’a rappelé : notre Manon Lescaut dans son cadre noir, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’en observant ce portrait, il m’a semblé parfois que, malgré une complète différence de physionomie, Viera avait aussi quelque chose dans le regard et dans le sourire.

Mais, je le répète, ni elle, ni personne au monde ne sait tout ce qu’il y a en elle.

À propos, sa mère, quelques jours avant de la marier, lui a conté toute son histoire et celle de la jeune et malheureuse Italienne. En lui faisant ce récit, elle avait une intention, et Viera a été très frappée de la sombre destinée des dernières années de la vie de son aïeul. Est-ce pour cette raison qu’elle croit aux apparitions ? Étrange chose ! que cette âme si pure et si lucide croie à tout ce monde sombre et souterrain, à ces manifestations fantastiques et les redoute !

Je m’arrête. À quoi bon te dire tout cela ? Mais ma lettre écrite, vaille que vaille, je te l’envoie.

Ton P. B.

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