III

Quelques mois se sont écoulés. Le capitaine n’a point reparu chez les Perekatof. Kister, au contraire, y fait de fréquentes visites. Nenila aime à le voir. Mais ce n’est pas elle qui l’attire dans cette maison, c’est Maria. Dans sa candeur et son peu d’usage de la vie, il éprouve un grand plaisir dans un échange affectueux de pensées et de sentiments, et il croit naïvement à la possibilité d’une douce et ferme amitié entre un jeune homme et une jeune fille.

Un jour, les bons chevaux attelés à sa voiture l’emportaient rapidement vers la demeure de Perekatof. C’était en été : la température était lourde et chaude ; point de nuages au ciel ; mais à l’horizon s’élevait une sorte de vapeur épaisse qui annonçait un orage.

Les fenêtres de l’habitation que la famille Perekatof occupait dans la belle saison étaient, selon l’usage adopté dans ce pays, tournées au levant. Dès le matin, Nenila avait fait fermer les volets. Kister s’avança avec précaution dans le salon obscur ; la lumière n’y pénétrait que par les interstices des persiennes, se projetait en longs filets sur le parapet et se reflétait sur les murailles.

Kister fut, comme de coutume, très amicalement accueilli par toute la famille. Après le dîner, Nenila se retira dans sa chambre à coucher pour faire la sieste ; Serge s’assit dans le salon sur le divan ; Maria se plaça devant son métier, et le cornette se mit en face d’elle.

La jeune fille se pencha sur son canevas sans le découvrir et appuya sa tête sur sa main. Kister lui parlait ; elle l’écoutait d’un air distrait, comme si elle attendait quelque chose.

De temps à autre, elle jetait un regard sur son père, puis soudain étendant la main vers Théodore :

« Venez ici, dit-elle, et seulement parlez bas. Mon père est assoupi. »

En effet, Perekatof, la tête penchée sur le dossier du canapé et la bouche entr’ouverte, dormait selon son habitude.

« Que voulez-vous dire ? demanda Kister avec curiosité ?

– Vous allez vous moquer de moi.

– Comment donc ? »

Maria baissa la tête de telle sorte qu’elle ne montrait plus que la partie supérieure de son visage, le reste était caché entre ses mains ; puis, d’une voix timide et un peu embarrassée, elle demanda au jeune officier pourquoi il n’amenait jamais avec lui le capitaine.

Ce n’était pas la première fois que la jeune fille se souvenait de Loutchkof depuis le jour du bal.

Kister ne répondit pas.

Maria le regarda timidement à travers ses doigts.

« Faut-il, lui dit Théodore, vous exprimer franchement ma pensée ?

– Sans aucun doute. Pourquoi ne me la diriez-vous pas ?

– Eh bien, il me semble que Loutchkof a fait sur vous une grande impression.

– Non, répondit-elle en se penchant sur son canevas comme pour en observer de plus près le dessin. (En ce moment, un rayon de lumière dorée rayonnait sur ses cheveux.) Non, répéta-t-elle…, mais…

– Mais quoi ?

– Voyez donc si…, reprit-elle en levant la tête et en recevant le rayon de lumière dans les yeux. Pensez donc que…, s’il…

– Ah ! il vous manque ?

– Oui…, répliqua Maria à voix basse, en rougissant et en tournant la tête de son côté ; oui, il y a en lui je ne sais quoi… Vous vous moquez de moi ! » s’écria-t-elle tout à coup en regardant fixement Théodore.

Sur les lèvres du cornette errait un doux sourire.

« Je vous dis, reprit-elle, tout ce qui me passe par la tête. Je sais que vous êtes… (elle n’osait prononcer le nom d’ami), que vous êtes bon pour moi. »

Kister s’inclina ; Maria lui tendit la main en silence ; il lui baisa respectueusement le bout des doigts.

« Il est vraiment original ! ajouta-t-elle en se penchant de nouveau sur son métier.

– Original !

– Certainement. Il m’intéresse comme un original, pas autrement.

– Loutchkof, reprit gravement le cornette, est un homme remarquable, un homme distingué. On ne le connaît pas dans notre régiment ; on ne sait pas l’apprécier ; on ne le juge qu’à la surface. Sans doute, il est d’un caractère dur, singulier, impatient ; mais il a le cœur bon. »

Maria l’écoutait avec avidité.

« Je vous l’amènerai, poursuivit Théodore ; je lui dirai qu’il a tort de vous éviter, et que c’est une chose ridicule de sa part de se montrer si farouche…, je lui dirai !… Oh ! je sais bien ce que je dois lui dire… Mais vous ne supposez pas que je… »

Kister s’arrêta embarrassé, et la jeune fille était également confuse.

« Enfin, reprit-il, je pense qu’il vous plaira.

– Comme d’autres me plaisent.

– Bien ! bien ! je vous l’amènerai.

– Mais n’allez pas…

– Soyez sans inquiétude. Je vous en réponds, tout ira bien.

– Ah ! vous êtes… »

Maria ne put finir sa phrase, mais elle menaça du doigt le jeune officier.

M. Perekatof bâilla et ouvrit les yeux.

« Il me semble, murmura-t-il, que j’ai dormi. »

Maria et Kister se mirent à parler de Schiller.

Cependant Théodore n’avait pas la conscience en repos. Il sentait s’éveiller en lui un sentiment de jalousie et s’en faisait généreusement des reproches.

Nenila rentra au salon et l’on servit le thé. Serge fit plusieurs fois sauter son chien par-dessus un bâton, et raconta comment il lui enseignait lui-même toutes sortes de jolies choses. Le fidèle animal, comme s’il l’avait compris, agita modestement sa queue, se lécha les babines et cligna les yeux.

Vers le soir, un vent frais invitant à la promenade, on se dirigea vers un bois de bouleaux. Théodore regardait constamment la jeune fille, désirant lui faire signe qu’il remplirait sa mission. Maria était tour à tour gaie et pensive. Kister dissertait d’un ton assez emphatique, tantôt sur l’amour, tantôt sur l’amitié. Mais un regard scrutateur de Nenila l’interrompit tout à coup dans son discours.

Les rayons du soleil couchant resplendissaient à l’horizon. Devant la forêt de bouleaux s’étendait une large prairie. Maria eut envie de jouer au gérelki . On fit venir les domestiques de la maison… Perekatof se plaça avec sa femme, Kister avec Maria. On se mit à courir en poussant de légers cris. Le valet de chambre en chef eut la hardiesse de séparer Serge et Nenila ; une femme de chambre se laissa respectueusement attraper par le maître. Kister ne se laissa pas séparer de sa compagne. – En venant le replacer dans les rangs, le cornette murmurait quelques mots à Maria, qui, le visage enflammé par ce rapide exercice, l’écoutait en souriant et passait la main sur ses cheveux.

Kister partit après souper.

La nuit était calme et étoilée. Il ôta sa casquette. Il se sentait le cœur agité et un peu triste… « Oui, se dit-il, elle l’aime. Eh bien ! je justifierai sa confiance, je les rapprocherai l’un de l’autre. »

Quoique rien ne démontrât clairement les véritables sentiments de Maria à l’égard de Loutchkof ; quoique, en réalité, elle n’eût exprimé qu’un certain désir de curiosité, Kister composait déjà tout un roman et s’imposait à lui-même un devoir de conscience. À ce devoir il immolait ses propres inclinations. « J’y suis obligé, se disait-il, d’autant plus que jusqu’à présent je n’ai éprouvé qu’un loyal attachement. »

Il avait beaucoup lu, et par là se croyait expérimenté et sagace. Il ne se rendait pas compte à lui-même de la réalité de ses suppositions et ne comprenait pas le véritable caractère de la vie humaine, qui sans cesse se diversifie et ne se renouvelle jamais. Peu à peu il s’exalta dans ses projets et rêva avec émotion à la tâche qu’il devait accomplir. Être l’intermédiaire entre une timide jeune fille et un homme qui ne se montrait peut-être si endurci que parce qu’il n’avait encore pu ni aimer ni se faire aimer, les mettre en rapport l’un avec l’autre, leur expliquer à tous deux leurs propres sentiments, puis s’éloigner, sans laisser même soupçonner le sacrifice auquel il s’était condamné : quelle noble résolution !

Malgré la fraîcheur de la nuit, la figure du jeune rêveur était enflammée par l’ardeur de sa pensée.

Le lendemain, de bonne heure, il entra dans la chambre du capitaine.

Selon sa coutume, Loutchkof fumait sa pipe, assis sur son canapé.

Après lui avoir souhaité le bonjour, Kister lui dit d’un ton solennel :

« J’ai été hier chez les Perekatof.

– Ah ! répondit le capitaine avec son indifférence habituelle.

– Ce sont d’aimables gens.

– Vraiment !

– J’ai parlé de toi.

– Beaucoup d’honneur. Et avec qui ?

– Avec les parents et… avec la fille.

– Ah ! cette petite joufflue.

– Une charmante fille, Loutchkof.

– Toutes les filles sont charmantes.

– Non. Mais celle-là, tu ne la connais pas. Je n’ai pas encore rencontré une nature si spirituelle, si bonne, si intéressante.

– As-tu lu dans la Gazette de Hambourg, se mit à chantonner Loutchkof d’une voix nasillarde,

Comme quoi le célèbre Munnich

A battu ses ennemis .

– Mais je te parle de…

– Tu es amoureux d’elle, Thédo !

– Non, pas du tout. Je n’y ai pas même songé.

– Thédo, tu es amoureux d’elle !

– Quelle folie ! Comme s’il était possible…

– Je te dis, mon cher ami… i… i… i…, chanta le capitaine de nouveau, que tu es amoureux d’e… e… e… elle.

– Fi donc, Avdieï ! » s’écria Kister avec impatience. Avec tout autre, Loutchkof aurait persisté dans son idée ; mais il ne voulait pas contrarier le cornette.

« Allons, allons, dit-il, mon cher Ivan, ne nous fâchons pas, parle-moi allemand.

– Écoute, Avdieï, dit vivement Kister en s’asseyant près de lui : tu sais que je t’aime (Loutchkof fit une légère grimace) ; mais, je dois te l’avouer, il y a une chose en toi qui ne me plaît point, c’est que tu ne veuilles connaître personne, que tu te tiennes constamment à l’écart, et que tu fuies même les gens avec qui tu pourrais avoir des rapports agréables. Il y a pourtant des gens qu’il est bon de fréquenter. Eh bien ! j’admets que tu aies été trompé dans le cours de ton existence, que tu te sois endurci, que tu ne veuilles pas te jeter au cou du premier venu ; mais pourquoi éviter tout le monde ? »

Loutchkof continuait flegmatiquement à fumer.

« Il résulte de tes habitudes d’isolement que personne ne te connaît, si ce n’est moi ; les autres ont, de toi, Dieu sait quelles opinions… Avdieï, reprit Kister après un instant de silence…, tu crois à la vertu ?

– Croyez cela et buvez de l’eau, » répondit Loutchkof. Le jeune cornette lui serra la main.

« Je voudrais, poursuivit-il d’un ton de voix affectueux, te réconcilier avec la vie. Tu deviendras gai, riant ; tu te régénéreras. Quelle joie ce sera pour moi ! Seulement, permets-moi de faire mes combinaisons avec toi en un moment opportun. Voyons : c’est aujourd’hui lundi… demain mardi…, mercredi… Viens mercredi avec moi voir les Perekatof. Ils seront très contents de te recevoir, et nous passerons là quelques heureux instants… À présent, donne-moi une pipe. »

Avdieï restait immobile sur son canapé, les yeux fixés au plafond.

Kister alluma sa pipe, s’approcha de la fenêtre, et se mit à frapper avec ses doigts sur les vitres.

« Ainsi, dit tout à coup Loutchkof, on a parlé de moi dans cette maison ?

– Oui.

– Et qu’a-t-on dit ?

– On désire te connaître.

– Qui le désire ?

– Ah ! tu deviens curieux. »

Avdieï sonna et ordonna à son domestique de seller son cheval.

« Où vas-tu ?

– Au manège.

– Avdieï, c’est convenu. Nous irons chez les Perekatof ?

– Oui, répliqua d’un air nonchalant Loutchkof, en détendant sur son canapé ; nous irons.

– Quel homme ! » murmura Kister ; et il sortit tout pensif et soupira profondément.

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